L’analyse du cours d’action : des pratiques et des corps

Jacques Fontanille

https://doi.org/10.25965/as.1413

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : action, empreinte, figures du corps, langage, pratique, texte

Auteurs cités : Pierre BOURDIEU, Algirdas J. GREIMAS, Gustave GUILLAUME, Charles Sanders PEIRCE

Plan

Texte intégral

La question est posée : la sémiotique peut-elle utilement s’intéresser aux pratiques en tant que telles, c’est-à-dire considérées comme des cours d’action ouverts et fluctuants ?

La question est redoutable, dans la mesure où toute la méthodologie sémiotique d’inspiration greimassienne repose sur le principe de la textualité, c’est-à-dire un type de sémiotiques-objets fermées, achevées et stabilisées, à la différence de la sémiotique piercienne, qui repose sur le principe de l’interprétation infinie ; les seules ouvertures qu’on prête à ces sémiotiques-objets fermées sont d’un côté la pluri-isotopie, qui autorise des lectures diverses et hiérarchisées, et de l’autre l’intertextualité, qui ouvre chaque sémiotique-objet sur la diversité des connexions avec d’autres sémiotiques-objets, des co-textes et des contextes.

Pourtant cette question mérite d’être posée et mise en débat au sein même des sémiotiques à vocation textuelle. Si les expressions « énonciation en acte », « praxis énonciative », « sémiose vivante » ont un sens, ce ne peut être que celui d’un cours fluctuant qui, justement, dans le déroulement syntagmatique lui-même, cherche sa signification, qui s’efforce de la stabiliser, qui la construit en interaction permanente avec d’autres cours d’action, et avec d’autres pratiques.

La proposition qui consiste à distinguer plusieurs niveaux de pertinence du plan de d’expression (ou « plans d’immanence ») a déjà pour objet d’ouvrir la recherche sémiotique au-delà des limites du texte, en définissant plus précisément la place du texte dans un ensemble plus vaste. Mais cette proposition n’est elle-même pertinente que si on parvient à assumer la différence de constitution sémiotique de chacun de ces plans, si l’on parvient à se convaincre que les significations respectives d’un signe, d’un texte, d’un objet, d’une pratique, d’une stratégie ou d’une forme de vie, se donnent à saisir sous des espèces différentes, et par des méthodes et des opérations au moins en partie différentes. La démonstration de ces différences de pertinence a été faite naguère pour le signe et le texte, et il reste à la tenter pour les pratiques, ainsi que pour les autres types de sémiotiques-objets, dont la liste n’est pas nécessairement close.

Les pratiques comme langages

Le sémioticien ne s’intéresse pas aux pratiques en général, mais en ce qu’elles produisent du sens, et en tant que type particulier de sémiotique-objet ; la spécificité de l’approche sémiotique, parmi toutes celles des autres sciences humaines et sociales, implique que toute tentative de compréhension et d’interprétation de quelque objet d’étude que ce soit réponde à deux questions préliminaires :

(i) en quoi la compréhension de l’objet d’étude implique-t-elle une forme spécifique qui en produit la signification et les valeurs, et qui en fait un « objet sémiotique » ?

(ii) quel est le modus operandi de la production et/ou de la génération de cette signification ?

En réponse à ces deux questions, l’analyste s’intéressera donc à la fois aux propriétés caractéristiques de la relation sémiotique, et au processus de constitution de cette signification.

La signification d’un cours d’action

C’est très précisément, pour ce qui concerne les pratiques, ce qui fait la différence avec l’approche du sociologue ou de l’ethnologue : (i) d’un côté, les pratiques ne peuvent être dites « sémiotiques » que dans la mesure où, a minima, elles sont constituées d’un plan de l’expression et d’un plan du contenu, et (ii), de l’autre, elles produisent de la signification dans l’exacte mesure où une pratique est un agencement d’actions qui construit, dans son mouvement même, la signification d’une situation et de sa transformation.

A la différence d’une action textualisée et finie, dont la signification est toute entière contenue dans le sens de l’objet visé par l’action (l’objet de valeur), une action considérée  dans son cours pratique doit sa signification à l’agencement même du cours de cette pratique ; en d’autres termes, le processus de la production de cette signification est l’agencement syntagmatique lui-même. Inversement, rechercher le sens visé et clos d’une action en cours, focalisé sur l’objet de valeur revient à la traiter comme un texte narratif.

Le même objet d’analyse peut recevoir les deux types d'approches, alternativement ou successivement, mais cela revient à accepter la spécificité et la complémentarité de deux points de vue méthodologiques différents. Le point de vue textuel part du principe que la clôture en elle-même est signifiante, et notamment que la "fin" d’un récit est porteuse du "dernier mot" de l’histoire, et qu’elle en boucle la signification ; le point de vue pratique part du principe que les éventuelles bornes et cadres de l’objet ne sont pas en elles-mêmes signifiantes, et qu’il faut rechercher le sens dans les agencements du "cours d'action" en tant que cours.

Par conséquent il est possible de traiter un texte ou une peinture sous le point de vue pratique, en focalisant le modus operandi de leur production et/ou de leur interprétation, et sans tenir pour pertinent le fait que ce texte ou cette peinture sont « achevés ». De la même manière, il est tout aussi possible de « textualiser » une conversation, une pratique de jeu ou tout autre séquence de cours d’action, en décidant que les bornes en sont pertinentes, et qu’elles vont donc contribuer à la constitution d'un sens global de l'objet. Le fait que le cours d'action des pratiques quotidiennes soit très souvent lui-même borné, souvent pour des raisons de compatibilité avec d’autres pratiques concurrentes, parfois pour des simples raisons culturelles, n'est donc pas un argument contre leur traitement en tant que pratiques. Un repas a nécessairement un début et une fin (bien que le développement des habitudes de "grignotage" remette en cause cette norme culturelle), mais cela ne signifie pas pour autant que l’analyse doive nécessairement considérer ces deux bornes comme pertinentes pour sa signification : elles peuvent l’être, dans la perspective d'une « textualisation » ou d'une « narrativisation » du repas ; elles peuvent ne pas l’être, dans la perspective d'une « praticisation » du repas.

On fera donc l’hypothèse que les pratiques se caractérisent et se distinguent principalement par le rôle du cours d’action dans la production de formes signifiantes, et spécifiquement des valeurs pratiques, suscitées et exprimées par la forme des cours d’action, dans le « grain » le plus fin de leur déploiement spatial, temporel, aspectuel, modal et passionnel.

La valeur des pratiques ne se lit donc pas dans le contenu des objets de valeur visés, à la différence du faire narratif textualisé et considéré comme une transformation élémentaire. Ce dernier, en effet, s’interprète en partant de la confrontation entre une situation finale et une situation initiale, et, dès lors, la signification et les valeurs impliquées dans chacune des étapes du parcours doit être exclusivement déduite rétrospectivement à partir des valeurs mises en jeu dans cette transformation constatée ; le détail des « péripéties » et les modulations des agencements stratégiques et tactiques du cours d’action n’affectent en rien cette signification.

En revanche, les valeurs d’une pratique ne peuvent être déduites rétrospectivement à partir d’une transformation constatée in fine, car une pratique est un déroulement ouvert en amont et en aval, qui n’offre donc aucune prise pour une confrontation entre une situation initiale et une situation finale. Si les pratiques n’ont pas à proprement parler d’ « objet de valeur », elles ont néanmoins des « objectifs » et des « horizons de référence » axiologique ; un « objectif » est certes visé, mais il se différencie d’un « objet de valeur » au moins pour deux raisons :

(i) un objectif est de nature projective : l’action le construit dans son cours même, alors qu’un « objet de valeur » ne peut être fermement déterminé que rétrospectivement, par confrontation de la situation finale avec la situation initiale ;

(ii) un objectif est toujours révisable et adaptable : par définition, étant de nature projective, il participe aux régulations de l’accommodation syntagmatique, qu’il détermine, mais dont il reçoit en retour des inflexions ; un objectif ne réfère qu’à des systèmes de valeurs ouverts et provisoire, qui dépendent des fluctuations des valeurs en cours d'action.

Les valeurs praxiques peuvent donc être saisies à travers les formes modales, sensibles et passionnelles, temporelles et spatiales, aspectuelles et rythmiques de l’agencement syntagmatique du procès, principalement, et secondairement à travers les valeurs sémantiques impliquées provisoirement dans le contenu de son ou de ses objectifs.

L’évocation des états sensibles et passionnels du cours d’action incite à revenir sur un malentendu qui a été entretenu par les premières formulations de la sémiotique des passions : dans ces premières formulations, en effet, on a pu laisser entendre que la syntagmatique des passions pouvait être traitée de la même manière que celle de l’action, avec le même type de modèles et de schémas canoniques, et que les passions étaient entièrement « textualisables ». Mais on sait aujourd’hui qu’une passion ou une expérience sensible sont des processus ouverts, certes rythmés et scandés, avec des moments forts et des moments faibles, des impulsions et des latences, mais jamais clos et totalement textualisables.

Les règles du déploiement syntagmatique

Par ailleurs, si les pratiques peuvent être qualifiées de « sémiotiques », elles doivent pouvoir être assimilées à un « langage », et un langage ne se réduit pas au fait qu’il doit être doté d’un plan de l’expression et d’un plan du contenu ; certes, le repérage de ces deux plans et de leur corrélation est un minimum nécessaire, et l’une des premières tâches à accomplir est justement l’identification et la description du « plan d’expression » propre aux pratiques, et de ses rapports avec les autres plans d’expression. Mais pour qu’il y ait langage, et sans qu’il soit nécessaire d’identifier quelque chose comme une « langue » dotée d’une « grammaire », il faut néanmoins aussi qu’il y ait des codes et des normes, qui guident en quelque sorte l’attribution de valeur aux formes syntagmatiques.

Et les pratiques ne manquent ni des uns ni des autres, qui déterminent les choix axiologiques entre les « manières de faire » et entre les agencements pratiques : par exemple, dans le cas des pratiques professionnelles, ce sont les déontologies qui définissent le cadre éthique à l’intérieur duquel peuvent se déployer les savoir-faire et leurs apprentissages. Les pratiques scientifiques sont elles aussi réglées par des codes de scientificité, des procédures établies et une déontologie. D’autres pratiques seront aussi réglées par l’esthétique. Peu importe, car elles se construisent d'abord sur le fond de valeurs de contenu associées à des expressions de nature syntagmatique, c’est-à-dire de nature éthique.

Si la valeur des pratiques pouvait se lire à l’intérieur d’une clôture textuelle, il ne serait pas nécessaire de les accompagner d’une déontologie, car il suffirait de s’assurer que le contenu des valeurs acquises et/ou transformées est conforme au système de valeurs de référence. Or cela ne suffit pas, et le débat éthique multiséculaire entre les téléologies et les déontologies en témoigne : en effet, au nom des valeurs téléologiques (voire eschatologiques) – celles qui ne peuvent être atteintes qu’à la fin d’un parcours achevé –, on  peut en effet commettre les pires exactions, et cultiver les pratiques les moins acceptables, –cette fois au nom des valeurs déontologiques –.

L’ethos reproduit donc sur sa propre dimension la distinction entre les deux points de vue : il peut en effet se constituer à partir des résultats et des aboutissements auxquels on parvient en fin de parcours (pour une « téléologie », c'est le « mot de la fin » qui emporte le sens du parcours), mais aussi, comme l’ont montré tous les rhétoriciens depuis longtemps déjà, à partir du détail des comportements intermédiaires, des arguments utilisés, et plus généralement des manières de conduire le cours d’action (pour une « déontologie », c'est le détail des procédures qui emporte le sens du parcours).

Ce qui caractérise donc les pratiques en tant que langages (c’est-à-dire, en tant que sémiotiques-objets), ce sont les agencements syntagmatiques qu’elles acceptent et qu’elles refusent, qui sont requis ou exclus, souhaités ou dédaignés. Leur plan de l’expression serait  constitué par les agencements syntagmatiques directement ou indirectement observables, et leur plan du contenu consisterait dans les modalisations selon le pouvoir-être, le devoir-être, le vouloir-être et le savoir-être, qui caractérisent elles-mêmes des appréciations euphoriques ou dysphoriques, et des effets passionnels associés aux fluctuations du cours d’action. Dans cette perspective, les « usages pratiques », en tant qu’agencements syntagmatiques du plan de l’expression, sont donc corrélés au plan du contenu à des polarités modales, axiologiques et passionnelles qui fondent les choix syntagmatiques, et chacun des agencements choisis (expression) renvoie à des valeurs spécifiques (contenu). Telle est la relation sémiotique spécifique (et immanente au cours d'action) que nous visons ici-même.

Les valeurs praxiques

Les pratiques sont des langages spécifiques, dont les choix syntagmatiques reposent sur un système de valeurs propres, disons pour faire bref, un système de valeurs praxiques.

En outre, les choix syntagmatiques propres aux pratiques, effectués dans des cours d’action ouverts, manipulent règles, normes et codes en tout point de la chaîne syntagmatique, dans les deux directions de cette chaîne : régressive et progressive, et sous une double détermination : externe et interne.

Eu égard aux deux directions (régressive et progressive), le raisonnement qu’il conviendrait ici de tenir s’apparenterait à celui de Gustave Guillaume décrivant l’évolution coordonnée des deux quantums tensifs qui composent un procès en cours de développement : un quantum de tension et un quantum de détente ; Guillaume explique qu’en chaque moment du processus, l’équilibre entre les deux quanta évolue de manière solidaire et inverse à la fois, depuis le début du procès où la tension est maximale et la détente, nulle, jusqu’à la fin du procès, où la détente est maximale, et la tension, nulle. Les valeurs nulles (soit de la détente, soit de la tension) procurent même la définition des bornes initiale et finale.

Dans une pratique, le cours d’action étant traité par principe comme ouvert, les valeurs initiales et finales ne peuvent pas être nulles, mais, en revanche, le principe d’antagonisme et de solidarité fonctionne pleinement ; en outre, il ne peut pas s’agir ici de tensions et de détente au sens de Guillaume, car il ne s’intéresse qu’au déploiement d’un procès quelconque. Il sera question pour nous de la capacité d’un cours d'action à construire et découvrir sa propre signification, et, plus généralement, de l’extension ou de la réduction des possibles, des connaissables, ou encore des désirables de l'action. Autrement dit, ce qui est en jeu dans le déploiement syntagmatique, c’est le tri modal, c'est l'invention et la sélection des articulations sémantiques dominantes de l’action.

 Nous pouvons, pour la simplicité de l’exposé, nous en tenir au « pouvoir être ». En tout point de la chaîne, l’opérateur doit traiter régressivement et progressivement la contingence et la possibilité des options qui se présentent à lui, de la nécessité et du hasard, etc. Il construit en tout point la signification de toutes les modalisations qui affectent et déterminent les agencements syntagmatiques, ou, plus platement, des péripéties de l’action. Il doit donc modaliser et évaluer les agencements antérieurs et les agencements ultérieurs, reconstruire la cohérence éventuelle et les régularités des premiers, en déduire les possibilités qui restent ouvertes pour les seconds, et même, si possible, les prévoir.

Les deux quanta solidaires seraient dans le cas du « pouvoir être » la contingence/possibilité d’un côté, et la signification/cohérence de l’autre : plus les possibles sont ouverts et moins la signification de la pratique est accessible ; plus la contingence fait son œuvre dispersive, et moins la cohérence du cours d’action semble acquise. Le même raisonnement pourrait être tenu aussi bien à propos du "savoir être" et du "vouloir être".

Cette proposition découle en partie d’une hypothèse plus générale formulée dans Sémiotique des passions, à propos de la génération de la signification à partir de la « masse thymique » : au niveau le plus profond, la masse des flux et tensions disponibles est maximale, et les articulations minimales ; au fur et à mesure qu’on l’on progresse dans les niveaux du parcours génératif, le nombre et la consistance des articulations signifiantes augmentent, en même temps que le potentiel des tensions disponibles diminue. Cette description est « générative », et pas « syntagmatique », mais la transposition à la syntagmatique des pratiques est pourtant légitime, puisqu’il s’agit toujours d’un processus de constitution de la signification.

Globalement, le sens du cours d’action se construit par la négation d’une partie du champ de modalisation et la sélection d’une autre partie. Cette « réduction » est toute provisoire puisque, dans un cours d’action ouvert aux deux bouts, les possibles sélectionnés et exploités restent en nombre toujours indéterminé : ce serait, en somme, une « négativité » sans espoir de clôture.

Points critiques et marquages : vers une sémiotique de l’empreinte

La différence avec l’évolution d’un procès selon Gustave Guillaume, c’est que la progression n’est pas, dans la perspective des pratiques, linéaire : en tout point de la chaîne, les équilibres solidaires et antagonistes entre les deux tensions peuvent s’inverser, l’évolution peut suivre une nouvelle tendance, et c’est justement cette propriété qui transforme le cours ouvert des actions pratiques en une suite virtuellement continue de zones critiques, à partir desquels se forment des agencements syntagmatiques reconnaissables, prospectivement ou rétrospectivement. C’est donc l’identification des zones critiques, des « singularités » du cours d’action, qui est la première tâche à accomplir, puisque ces points critiques donnent accès aux segments et aux formes syntagmatiques pertinentes.

Dans une perspective textuelle, les bornes initiale et finale de la clôture narrative définissent le périmètre de l’analyse, à l’intérieur duquel les modèles sont pertinents ; dans la perspective des pratiques, ce sont ces zones critiques qui jouent le même rôle. Et pour fonctionner en tant que critère de pertinence pour l’accommodation syntagmatique, elles doivent elles-mêmes être sélectionnées et marquées ; en d'autres termes, il nous faut donc comprendre comment on passe d’un cours d’action virtuellement continu, mais insignifiant, à une série actualisée, marquée, discontinue et signifiante.

La sémiotique des pratiques doit donc élaborer une théorie des « marquages » syntagmatiques, ces marquages étant supposés déterminer des « points critiques pertinents », à partir desquels se réorganise le cours de la pratique, entre la réduction des champs de modalisation d’un côté, et les accommodations signifiantes et cohérentes de l’autre. Pour les distinguer de l’ensemble de tous les points virtuels, ils doivent être marqués, c’est-à-dire porter un accent, une surdétermination de nature passionnelle, spatio-temporelle, modale et/ou passionnelle.

Comme les participants qui interagissent au cours d’une pratique sont des corps-actants (et non de simple positions et rôles formels narratifs), le marquage d’un point critique dans le cours d’action ne peut pas être traité comme une simple marque formelle et abstraite : il correspondra à une empreinte, un marquage corporel.

Pour ce faire, l’empreinte doit obéir à deux contraintes complémentaires : (i) elle doit, d'une certaine manière, pouvoir être appréhendée comme une transposition, au plan figuratif et corporel, des propriétés des « points critiques pertinents » de l’accommodation syntagmatique, et (ii) par conséquent, elle doit être au moins en partie isomorphe des segments d'accommodation pratique. La première condition est remplie par la relation entre immanence et manifestation. La seconde condition est remplie par la structure régressive et progressive qui est commune aux deux niveaux d'analyse.

Pour la condition d'isomorphisme, elle est remplie dans la mesure où une empreinte résulte d’interactions corporelles antérieures, dont elle témoigne qu’elles ont été actualisées au détriment de toutes les autres qui n’ont pas laissé de traces ; et elle prépare les interactions ultérieures, en leur procurant un ensemble de déterminations sémiotiques (spatio-temporelles, aspectuelles, modales, passionnelles, etc.) auxquelles elles devront se confronter et s’adapter.

Pour la condition de transposition figurative, on posera que les deux formes du contenu (les formes modales, passionnelles et axiologiques d'un côté / les formes d'interactions corporelles de l’autre) sont respectivement l’immanence et la manifestation les unes des autres. Parallèlement, les deux formes d’expression (les figures d’agencements syntagmatiques d'un côté // les figures d’empreintes corporelles de l’autre) sont respectivement aussi l’immanence et la manifestation les unes des autres.

Les deux conditions réunies permettent de préciser qu’en raison de sa nature figurative et corporelle, l’empreinte ajoute au marquage, dont elle assure la manifestation figurative, des propriétés temporelles, transformant ainsi la direction régressive en mémoire, et la direction progressive en anticipation.

Pour résumer ce point, l’articulation entre la dimension syntagmatique des pratiques et la dimension figurative des empreintes suppose d’abord l’établissement de deux relations sémiotiques d’expression, et ensuite de deux relations de manifestation :

E1 : les figures d'agencements syntagmatiques // C1 : les valeurs praxiques (modales, passionnelles, etc.)

E2 : les figures d'empreintes corporelles // C2 : les formes d'interactions corporelles

Plan de l’expression : E2 est la manifestation de E1 // Plan du contenu : C2 est la manifestation de C1.

L’ensemble peut prendre la forme, dans certaines réalisations textualisées, d’un système semi-symbolique (E2 est à E1 ce que C2 est à C1), mais cette réalisation implique une clôture qui n’est pas appropriée à l’analyse des pratiques proprement dites, car ces corrélations ne valent que pour une zone critique donnée, et pas pour l’ensemble du cours d’action.

Le cours du sens et son accommodation

La question posée est celle du sens pratique, élaboré et saisi en même temps, en son cours. Les séquences canoniques et les modèles d’analyse ne peuvent pas être « appliqués » de la même manière au sens pratique et au sens textuel ; dans le second cas, ils appartiennent à la compétence d’un observateur externe, un interprète qui ne serait pas directement impliqué ; dans le premier cas, en revanche, ils sont disponibles dans la compétence d’un actant impliqué dans le cours d’action, disponibles pour participer au cours du sens, mais parmi bien d’autres pressions circonstancielles et faiblement modélisables.

Traiter les pratiques comme des langages, cela signifie donc aussi leur reconnaître une dimension « épi-sémiotique », qui n’est pas un véritable « métalangage », mais qui permet au moins à l’opérateur d’exercer à la fois un contrôle (cognitif) et une régulation (pratique) sur le cours d’action ; en outre, cette dimension épi-sémiotique propose un ancrage interne à l’observateur extérieur et à l’analyste) ; cette dimension épi-sémiotique gère l’ensemble des processus que nous désignons globalement par l’expression « accommodation syntagmatique ».

En effet, la textualité d’une sémiotique-objet dont la signification est close repose à la fois sur une objectivation et sur la mise à distance d’un analyste qui se pose alors comme non impliqué dans le processus textuel, et comme ne devant rien, pour ce qui concerne son analyse, à une éventuelle dimension épi-sémiotique et de modélisation interne, propre à la sémiotique-objet.

A l’inverse, la « praticité » d’une sémiotique-objet repose par principe sur le postulat d’une dimension épi-sémiotique et de modélisation interne, et sur l’hypothèse de systèmes et de processus de réglage inhérents au cours de la pratique elle-même. Il nous faut donc d’abord partir de l’hypothèse que toute pratique comprend une part d’interprétation, une dimension cognitive et passionnelle interne, qui comprendrait toutes les opérations de réglage des interactions, y compris au regard des valeurs praxiques, que ces interactions soient automatiques ou préparées, programmées ou improvisées, volontaires ou involontaires.

Comme cette dimension cognitive-interprétative, considérée séparément, constitue par elle-même une pratique (un cours d’action ouvert et fluctuant), il en résulte que toute pratique comporte par principe une dimension stratégique intégrée, en ce sens qu’elle accommode au moins deux pratiques : le cours principal, et le cours secondaire de la pratique interprétative. Nous n’irons pas jusqu’à dire, avec Bourdieu, que les modèles, les séquences canoniques et les régimes types n’ont aucune pertinence pour la compréhension du sens pratique; mais nous lui accorderons volontiers que la pratique ne consiste pas à les « exécuter » ; ils fonctionnent plutôt comme des horizons de référence et d’assurance à l’égard des aléas et des péripéties, comme des schèmes qui exercent une pression persuasive et un guidage déontologique ou téléologique, pour résoudre des problèmes posés dans la pratique elle-même.

C’est au cours de ces réglages, et sous le contrôle de la dimension épi-sémiotique, notamment de ses aspects passionnels et axiologiques, que se produisent les « marquages » de points critiques pertinents, correspondant aux « empreintes » laissées par les interactions sur les corps-actants.

L’organisation syntagmatique du cours du sens pratique est donc de fait constituée de confrontations et d’accommodations, éventuellement (et seulement éventuellement) guidées par l’horizon de séquences canoniques, et elle implique toujours, au moins implicitement, une activité interprétative, qu’elle soit réflexive (on a alors affaire à une auto-accommodation ou « ajustement ») ou transitive, si elle se réfère à un horizon de référence typologique ou canonique (et on a alors affaire à une hétéro-accommodation, ou « programmation »).

Ce principe est constitutif pour tous les types de pratiques sans exception, et donc y compris ceux qui semblent ne relever que de l’hétéro-accommodation. Par exemple, un « protocole » semble intuitivement ne pouvoir être que programmé de manière rigide et entièrement pré-définie ; mais même dans le cours d’une cérémonie, la mise en scène préalable la plus détaillée ne peut tout prévoir, et encore moins exclure à l’avance les inévitables incidents de parcours et un besoin d’improvisation ; et c’est justement en cas d’incident que le protocole fait valoir ses droits, pour fournir des réponses immédiates et adaptables à des situations imprévues, pour guider en somme l’improvisation.

Le cas du « rituel » est plus délicat, puisque son efficience est supposée découler de la stricte application d’un schéma et d’un parcours figuratif figé. Pourtant, c’est sans doute le cas qui réalise le mieux le principe d’accommodation stratégique, à condition d’élargir le champ de pertinence. Pour commencer, le parcours rituel ne fixe qu’une partie des nœuds syntagmatiques de la pratique, ceux qui sont pertinents pour une efficience symbolique optimale, et tous les autres sont soumis à des variations culturelles ou contingentes. Mais surtout, dans son principe même, un rituel a pour objectif de fournir une solution à un problème rencontré par une communauté ; ce problème peut être originaire et récurrent, et la solution, périodique (comme dans le cas de l’eucharistie) ; le problème à traiter peut aussi être accidentel (maladie, catastrophe, incident ou intempérie), et la solution sera alors ponctuelle (comme dans le cas des rituels thérapeutiques africains) ; le problème  à traiter peut être enfin erratique, à la fois récurrent et irrégulier, comme les repas qui ponctuent les besoins de convivialité au sein des groupes de travail ou de loisir. Protocoles et rituels obéissent donc eux aussi au principe de l’accommodation stratégique.

La séquence de l’accommodation

Les processus d’accommodation ont un double objectif : d’un côté l’objectif propre à la pratique et au cours d’action, et de l’autre l’objectif « herméneutique », puisqu’ils délivrent la signification du cours d’action tout en permettant d’atteindre l’objectif immédiat. Toute pratique comprend donc des zones d’accommodation qui prennent la forme d’une séquence de résolution et de mise en forme signifiante entre deux points critiques, marqués, pour le premier, par un défaut de sens et un manque d’articulations signifiantes, susceptible d’interrompre le cours d’action, et pour le second, par une « proposition » de signification qui en autorise la poursuite ou la relance.

Le « défaut de sens » tient seulement au fait qu’on ne connaît encore ni la forme ni le sens du cours d’action, et il a précisément la forme d’une ouverture du champ des modalisations et en particulier des possibles de l’action ; ce « défaut de sens » est donc plus précisément un « défaut modal » qui inhibe la proposition d’une signification cohérente. L’ouverture des champs de modalisation résulte directement de la confrontation de chaque pratique d’autres pratiques, car aucun cours d’action ne peut se dérouler hors situation, « sous vide » sémiotique, in abstracto, et sans confrontation avec d’autres.

La séquence de résolution part de l’expérience de ces « possibles du sens », et aboutit à une forme d’accommodation, au second point critique, celui de la « donation de sens » ; elle aura la forme suivante :

<marquage1-ouverture modale – engagement & schématisation – régulation – accommodation-marquage2>

a- L’ouverture modale et les « possibles du sens »

C’est la phase d’actualisation de la situation-occurrence, et de la confrontation entre la pratique et son altérité, où l’on fait l’expérience de l’étrangeté (ou de la familiarité), de la congruence (ou de l’incongruence), etc. Se retrouver avec d’autres personnes dans un ascenseur est un exemple bien connu de cette expérience : la seule contrainte spatio-temporelle, qui réunit provisoirement plusieurs acteurs engagés séparément dans la même pratique, créé une situation-occurrence qui demande du sens, et l’indétermination modale suscite un malaise passager, jusqu’à la première parole, au premier échange de regards, où jusqu’à l’arrivée à l’étage demandé. Le « malaise » est la première empreinte de la séquence.

b- L’engagement et la schématisation

Une situation-occurrence étant perçue comme porteuse d’altérité et de saillances, elle est soumise à la recherche de schèmes et d’organisations reconnaissables dans lesquels les acteurs sont susceptibles de s’engager : recherche d’une isotopie, d’un jeu de rôles actantiels, des modalités dominantes, des latitudes spatiales et temporelles, qui seraient identifiables à l’intersection entre la pratique en cours et d’autres pratiques potentielles. Cette identification peut être soit facilitée par l’appel à une situation-type dont on connaît déjà la solution, dans une perspective hétéro-adaptative, et on a affaire à une véritable schématisation, soit conduite prospectivement, portée par l’engagement des acteurs, et elle conduit alors à la projection d’un schème innovant et spécifique, dans une perspective auto-adaptative. C’est dans l’équilibre entre ces deux tendances que se jouent l’alternative ou la combinaison entre les deux formes de l’accommodation, l’ajustement et la programmation.

c- La régulation

C’est le moment où la solution (la forme efficiente) est projetée sur l’occurrence. La principale propriété de la régulation est d’être interactive, et indéfiniment récursive ; c’est une phase où le poids axiologique et la légitimité culturelle des schèmes retenus agit sur des rapports de force : s’ils ne sont pas reconnus, ou pas admis par les autres acteurs, la régulation échoue, et fait place à alors à d’autres tentatives. Plus précisément, le « poids » des schèmes proposés est un poids modal, en ce sens qu’il modifie l’équilibre des vouloir-faire, des savoir-faire et des pouvoir-faire entre les acteurs.

Au cours de la montée dans l’ascenseur, par exemple, une combinaison de regards, de sourires et de propos convenus peut être reçue aussi bien comme une aimable diversion que comme une intrusion insupportable ; dans un cas, les vouloir et savoir-faire s’accordent, et dans l’autre, la proposition est reçue comme la manifestation d’un vouloir-faire inopportun.

La régulation explore des possibilités d’interaction, les teste et les négocie.

d- L’accommodation

« Accommodation » signifie ici très précisément que l’ensemble de la situation-occurrence forme maintenant un même ensemble de pratiques cohérentes, et que cette cohérence a été obtenue par l’articulation stratégique de l’une des pratiques aux autres, et réciproquement ; « accommodation » désigne alors à la fois le résultat, la forme syntagmatique appliquée à la pratique en cours, et le processus qui y conduit. Pour en revenir à la situation de l’ascenseur, si une des personnes propose à une vieille dame de la soulager de ses paquets encombrants, et si cette dernière accepte, l’accommodation donne à la pratique en cours de cette personne la forme d’une entre-aide passagère. Rapportée au « malaise » qui précède, l’empreinte résultant de l’accommodation réussie est ici un « soulagement » et une détente corporelle. L’accommodation achève la séquence, mais très précisément comme une relance du cours d’action, et non comme une clôture du sens.

Le modèle de l’accommodation efficiente

Le cours d’action optimal ayant un double objectif (pragmatique et cognitif), on peut considérer que l’atteinte de l’objectif herméneutique (comprendre le sens de l’action en cours tout en l’accomplissant) caractérise la situation a minima, celle justement dont on se contente quand l’objectif pratique n’est pas encore accessible. L’accommodation du cours d’action est alors réduite à la recherche de l’efficience, et de poursuite de l’action. En d’autres termes, l’efficience élémentaire – le degré minimal de l’accommodation – est celle qui garantit à la fois la cursivité et la significationdes pratiques.

La signification des cours d’action s’inscrira dans des systèmes de valeurs pratiques, dont il faut identifier maintenant les « valences » constitutives, et notamment la qualité intensive et extensive des perceptions et impressions de l’opérateur, qui lui donnent accès aux valeurs en construction, et qui participent directement au marquage des empreintes. Les valences qui nous intéressent ici ont déjà été invoquées, à travers les deux modes principaux du processus d’accommodation : le mode hétéro-adaptatif, et le mode auto-adaptatif ; comme chaque pratique se compose d’une part d’accommodation hétéro-adaptative, et d’une part d’accommodation auto-adaptative, chaque processus d’accommodation opère en tension entre ces deux tendances, et les solutions retenues peuvent donc être définies à l’intérieur d’une structure tensive.

Le cours des pratiques se déploie entre une pression régulatrice externe (la programmation) et une pression régulatrice interne (l’ajustement), entre le réglage a priori et le réglage en temps réel, voire a posteriori. La programmation des pratiques, et notamment leur programmation discursive, préalable ou parallèle au cours d’action, qu’elle soit orale, écrite ou iconique, est une de leurs dimensions les mieux instituées, et notamment dans le cas des pratiques de travail et de transformation des objets matériels : modes d’emploi, procédures, consignes de sécurité et cahiers des charges, en sont quelques unes des manifestations possibles.

Mais la programmation pratique doit aussi s’accommoder avec les aléas et les interactions en temps réel, qui font l’objet d’ajustements permanents dans l’interaction, en tout point du cours d’action : ajustement à l’environnement, aux circonstances et aux interférences avec d’autres pratiques. Aucune conduite, aucun rite, ne peuvent se déployer sans réglage en temps réel, dans le temps même du cours d’action ; aucune procédure, même parfaitement programmée, n’échappe à ce type d’ajustements, qui peuvent aussi bien emprunter aux routines acquises que promouvoir des innovations.

La perception de la valence de programmation est extensive, car elle s’apprécie en fonction de la taille du segment programmé, de sa complexité et de sa durée, du nombre de bifurcations et d’alternatives envisagées, et de la capacité d’anticipation globale qu’elle comporte. La perception de la valence d’ajustement est intensive, car elle saisit la force d’un engagement de l’opérateur dans sa pratique, d’une pression interne d’intérêt, d’attachement participatif, et d’adhésion à l’accommodation en cours. L’éclat, l’accent d’intensité sont du côté de la valence d’ajustement et d’ouverture, alors que la contrainte, la stabilité dans le temps et dans l’espace sont du côté de la valence de programmation et de fermeture. C’est donc en raison de la tension entre ces deux valences que certaines pratiques semblent plus « ouvertes » et d’autres, plus « fermées ».

La réunion des deux valences perceptives graduables peut se faire au sein d’une même structure tensive, où sont alors définissables nombre de positions axiologiques, dont en particulier les positions et les valeurs extrêmes :

image

L'empreinte des interactions pratiques

Si on considère maintenant les corps-actants impliqués dans ces pratiques, on peut examiner l’accommodation syntagmatique des interactions sous un éclairage complémentaire. En tant que corps, les corps-actants contribuent à l’accommodation des tensions rétrospectives et prospectives du cours d’action. Et pour ce faire, en tant que corps-actants, ils entrent en interaction, et ces interactions induisent des marquages corporels, les empreintes. Dans la direction rétrospective, il s’agit de la constitution d’une mémoire figurative des interactions, et, dans la direction prospective, d’une capacité d’anticipation des interactions ; les deux orientations nous semblent ici indissociables et leur association est au principe même de la définition des empreintes et des « points critiques » auxquels elles correspondent. La participation des corps-actants à l’accommodation syntagmatique sera donc examinée à travers le processus de l’empreinte corporelle.

L'empreinte comme signifiant des interactions révolues et à venir

L’empreinte repose sur un mode de fonctionnement sémiotique bien particulier, et nous pouvons commencer pour cela par l'empreinte sur les corps-enveloppes, dont l'approche semble intuitivement plus accessible.

Dans ce cas en effet, l’empreinte résulte d'un contact entre deux corps, et plus précisément entre leurs deux enveloppes, sous l’effet d'une force qui les applique l'un à l'autre ; à ce titre, elle n'est que la trace d’un ajustement au cours d’une interaction. Il serait inexact d'en conclure que l’empreinte est, de ce fait même, une expression ou un signifiant de l’autre corps ; en effet, si l’empreinte exprime quelque chose, ce ne peut être que l'effort et le processus d'ajustement entre deux cours d’action pratiques, via les enveloppes des corps-actants.

Du fait même de cette définition en termes d’ajustements, on voit bien que cette conception de l’empreinte peut être immédiatement étendue aux autres types d’empreintes, qui  concernent d’autres figures que le corps-enveloppe. Le mode de signifier de l’empreinte pourrait donc être analysé en général dans les termes suivants :

  • L’empreinte ne fonctionne que par contiguïté spatiale ou temporelle ; contiguïté ne signifie pas exhaustivité, et donc l'empreinte peut être partielle et même discontinue, mais là où il y a empreinte, il y a eu ou il y aura contiguïté, même imparfaite.

  • On ne peut identifier une empreinte que si l’on sépare les deux corps en interaction ; l’empreinte implique donc le retrait et l’absence du corps qui a interagi ou qui interagira avec le corps marqué, et c’est bien en ce sens qu’elle implique un fonctionnement sémiotique élémentaire : c’est une chose qui vaut (d’une certaine manière que nous nous efforçons d’établir) pour une autre chose absente.

  • Cette absence advenant nécessairement à la suite ou en prévision d'une présence (dont l’empreinte garde ou préfigure la trace), la figure de l’empreinte synthétise une micro-séquence d’interaction, en faisant coexister deux moments de cette interaction, l’un potentialisé (la présence antérieure ou postérieure), et l’autre actualisé (l’absence actuelle).

  • Le lien entre la présence potentielle et l’absence actuelle, à travers la forme de l’empreinte, suppose un marquage intensif spécifique, correspondant à un « point critique » de l’interaction. Le marquage n’est qu’une détermination locale, rétensive et protensive ; l’empreinte lui ajoute, par le jeu des modes d’existence, une dimension temporelle.

Dans l’empreinte, rien ne disjoint les deux corps en interaction, sinon un changement de statut existentiel (potentialisé/actualisé), et un débrayage spatio-temporel. L’empreinte réalise de ce fait deux conditions qui sont exploitables sous formes de configurations thématiques et narratives : (1) une contiguïté spatiale et/ou temporelle parfaite ou imparfaite, avec ou sans solution de continuité, (2) et un nécessaire basculement des modes d’existence.

La première condition est si bien réalisée que l’empreinte est considérée comme témoignage, preuve, et signature individuelle : à cet égard, elle assure la continuité entre les deux statuts successifs et/ou concomitants du corps-actant ; la seconde l’est tout autant, car aussi longtemps que la main reste posée sur la surface où elle appose ses traces, il n’y a pas, à strictement parler, d’empreinte. Il faut que les deux facettes de l'empreinte soient l’une actuelle et l’autre potentielle, à la fois séparées par leur mode d’existence respectifs, et reliés par la force d’un marquage, pour qu’elle puisse fonctionner comme signe, et impliquer ainsi des processus interprétatifs et persuasifs, des stratégies de réminiscence et de témoignage, etc.

Nous avons appelé « marquage » ce principe syntagmatique général de modification des entités sémiotiques par les interactions antérieures ou postérieures : ce phénomène syntagmatique suppose au moins que ces entités, outre leur rôle purement formel, obéissent à un principe d’identité et de permanence. La chaîne des marquages constitue la mémoire et l’anticipation des interactions. Enfin, dans le cas particulier des entités figuratives, et tout particulièrement des figures traitées comme des corps-actants, alors les marquages sont des empreintes, et la capacité de mémoire et d’anticipation corporelles des sémiotiques-objets est constituée dans ce cas du réseau de ces empreintes.

Dans le cas particulier les corps-enveloppes ce réseau d'empreintes forme ce que nous avons appelé la surface d’inscription. La surface d’inscription est constituée de la totalité des souvenirs et anticipations de stimulations, d'interactions, et de tensions reçues par le corps-enveloppe. Les autres types de corps-actants (le creux, le point, la chair) accueillent également des réseaux d'empreintes, que nous explorerons plus loin.

Cet ensemble conceptuel, marquage, empreinte, et mémoire/anticipation figuratives est à mettre au compte d’une syntaxe figurative des sémiotiques-objets, elle-même intégrée à la sémiotique des pratiques.

L’empreinte comme signifiant en quête de son signifié

La sémiotique de l’empreinte est généralisable en ce sens qu’elle concerne la fonction sémiotique dans son acception la plus large. Le problème à traiter maintenant est celui du processus d’interprétation des empreintes, sachant que cette interprétation participe directement de la régulation des cours d’action, et de la dimension épi-sémiotique des pratiques.

Le problème sera abordé à partir d’un cas emblématique de ce processus : le dispositif d’interprétation mis en scène par Kafka dans La colonie pénitentiaire : un condamné ayant transgressé une règle ou une loi est immobilisé dans une machine, qui va exécuter la sentence ; cette machine inscrit sur sa peau et dans sa chair, grâce à une multitude d’aiguilles, le texte de la loi qu’il a bafouée et qui justifie sa condamnation, et ce pendant douze heures ; le bourreau doit juste « dactylographier » au préalable le contenu de l’inscription dans la machine, mettre cette dernière en marche, et veiller à ce que le condamné supporte le supplice suffisamment longtemps ; l’objectif est d’atteindre au moins le moment où le condamné pourra lire, de l’intérieur et dans la souffrance de sa chair, le contenu de ce qui s’inscrit sur sa peau et dans sa chair. Le cadre de ce supplice est une interaction sociale : en général, le condamné est un soldat qui, par exemple, a manqué de respect à un des cadres militaires de la colonie, et la punition infligée est une réponse à ce manquement, et s’applique jusqu’à ce que le fautif ait reconnu de l’intérieur la raison de sa faute.

Ce rituel pénitentiaire est exemplaire : la sentence, inscrite sur la surface extérieure de la peau du condamné par la machine, est aussi reconnue et lue de l’intérieur par le corps supplicié, mais avec un changement de statut ; d’un côté, l’inscription extérieure fournit la description de la règle qui a été bafouée, alors que de l’autre côté, la lecture intérieure est indissolublement associée à l’application de la sentence (la souffrance et la mort) ; la souffrance est elle-même modulée selon une séquence qui manifeste la conversion en question : simple douleur superficielle au début, elle devient compréhension intime et charnelle à la fin.

Parallèlement, les effets de cette souffrance et de sa lecture intérieure doivent être lisibles de l’extérieur, et tout le public de cette séance de torture sémiotique attend avec impatience le moment où les effets de la lecture charnelle et intérieure se manifesteront sur le visage du supplicié. La nouvelle de Kafka est très précise sur ce point : le condamné ne connaît pas la sentence, le supplice de l’inscription dure douze heures, jusqu’à la mort, mais à la sixième heure, le visage du condamné s’épanouit, car il parvient enfin à lire l’énoncé dans les sensations de sa chair.

Le segment pertinent est donc délimité par deux « points critiques » qui correspondent à deux versions différentes de l’empreinte : dès la première heure, il s’agit de l’empreinte sur la surface d’inscription ; à partir de la sixième heure, il s’agit de l’empreinte charnelle. L’inscription récapitule les effets et conséquences des interactions antérieures qui ont conduit au supplice, et anticipe et motive le supplice lui-même ; l’empreinte charnelle récapitule les effets et conséquences du supplice, et anticipe et motive l’agonie à venir, devenue signifiante.

Les deux dimensions, d’un côté celle de l’inscription de la règle (la règle bafouée), et de l’autre, celle de l’application de la sentence (la punition), sont donc reliées de deux manières complémentaires : (i) en « production », elles sont en relation de contiguïté, grâce à la surface d’inscription (la peau du condamné) qui leur est commune, mais comme interface entre un intérieur et un extérieur ; (ii) en « réception », elles sont en relation à la fois sur le plan passionnel et sur le plan cognitif : d’un côté la souffrance éprouvée à l’intérieur est provoquée par le dispositif extérieur, et de l’autre, au moment de la conversion de la souffrance en « compréhension », se met en place la phase interprétative suscitée par l’empreinte.

Cette interface joue donc, dans le cas examiné, un véritable rôle performatif : la trace extérieure est une description (sous la forme d’une écriture et de graphismes décoratifs complémentaires), mais son inscription est aussi une action qui modifie l’état du corps, par l’intermédiaire de la trace intérieure. On peut alors considérer que les deux traces, sur les deux faces de l’enveloppe corporelle, forment un seul et même réseau d’empreintes, au sein duquel se produit, entre les deux points critiques identifiés plus haut, une conversion entre les empreintes du corps-enveloppe et celles du corps-chair. Le réseau d’empreintes, y compris la conversion, a alors la structure d’un acte d’énonciation (assertion, assomption et transformation). La conversion en question, qui procure à l’acteur le sens du cours d’action, permet également à ce cours de se poursuivre au-delà du moment de « compréhension », et ce jusqu’à la mort.

De même, sur l’écran de cinéma, sont projetées des formes et des figures, mais elles sont reçues, par le corps « tout percevant » du spectateur, comme une énonciation qui transforme son environnement immédiat et son champ de présence sensorielle en un univers de fiction ambiant et enveloppant, au sein duquel les inscriptions de surface sont converties en animations d’une chair imaginaire. De même, sur la page du poème, sont inscrites des formes écrites, mais elles sont transformées au moment de la lecture, par le corps du lecteur, en un univers poétique qui est à la fois « derrière » la page et « enveloppé » dans les limites de son propre corps : le débrayage par projection et inversion est ici clairement à l’œuvre, et instaure le champ d’énonciation où l’interprétation peut se déployer.

Au cours de la torture sémiotique relatée dans La colonie pénitentiaire, l’enveloppe de surface n’est donc pas seulement une interface entre un extérieur et un intérieur ; elle est aussi, sous l’effet du débrayage (projection-inversion), le lieu d’une conversion entre deux régimes différents de l’empreinte (corps-enveloppe / corps-chair), qui rend compte plus concrètement de la conversion des expressions en contenus : les expressions sont inscrites en surface et doivent être ressenties et interprétées par la chair sensible, et, loin d’être une simple corrélation formelle, cette conversion emprunte la voie des plaisirs et des souffrances du corps : ce serait, en d’autres termes, la mise en scène d’une conversion de manifestations extéroceptives en vécus intéroceptifs, grâce à la médiation du corps propre et aux opérations (projection-inversion) du débrayage dont il est l’objet.

Les figures du corps et la typologie des empreintes

Des formes de l’empreinte aux processus interprétatifs

Nous avons défini les empreintes comme une catégorie particulière de marquage des points critiques du cours d’action : des marquages propres aux corps et à la dimension figurative des interactions entre corps-actants. La question se pose par conséquent de l’éventuelle spécificité des empreintes correspondant à chacun des types de figures du corps et à chacun des types de mouvements concordants avec ces figures du corps.

La typologie des empreintes que nous proposons ici est par conséquent une typologie des modifications par marquage que peut supporter chacun des types de figures du corps affecté par le type de mouvement qui lui correspond. La concordance entre les types de figures du corps, les types de mouvement et les types d’empreintes est une condition pour que l’empreinte soit interprétable. La question des marquages qui sont produits par des combinaisons discordantes sera examinée ultérieurement. L’interprétation, en l’occurrence, est tout particulièrement celle des participants des interactions, sur la dimension épi-sémiotique des pratiques, en vue de l’accommodation du cours d’action.

A chaque type de « concordance » correspondra par conséquent à la fois un type d’empreinte, et un type d’interprétation de l’empreinte en question. En fin de compte, la typologie vers laquelle nous tendons sera une typologie des « modes de signifier » des empreintes, qui se fondera principalement sur une identification du support sémiotique et des contraintes qu’il impose à l’interprétation.

Les empreintes produites par des déformations sont inscrites sur des corps-enveloppes ; elles sont destinées à être « lues » et déchiffrées, car elles se donnent à saisir comme des figures de surface. « Inscriptions », « surface d’inscription », « déchiffrement » sont ici des dénominations approximatives pour un seul et même phénomène, à savoir la transformation de l’enveloppe d’un corps en un support sémiotique qui accueille un réseau de manifestations plastiques tridimensionnelles (deux dimensions pour la disposition des inscriptions –traces et déformations – et une troisième pour la profondeur des inscriptions).

Ce réseau inscrit sur une surface est alors interprétable comme un agencement syntagmatique de traits et de caractères, qui doivent être considérés comme la manifestation actuelle soit d’interactions antérieures avec d’autres corps, soit d’interactions à venir. Les traces d’usure sur un objet d’usage quelconque illustrent a minima ce type d’empreintes : elles résultent d’une multitude de manipulations accumulées au cours de pratiques d’usage répétées ; elles modifient l’enveloppe de l’objet, d’une manière qui se distingue d’autres types de manipulations ou de pratiques (rupture, accident, démontage ou découpage, gravage, etc.), et c’est en ce sens, et parce qu’elles permettent de reconstituer une gamme de pratiques bien identifiées, et distinctes d’autres gammes de pratiques, que ces empreintes peuvent être interprétées comme des traces d’usure. Le « réseau » des empreintes de surface correspond donc à une classe d’empreintes homogène, voire isotope, dès lors qu’il peut faire l’objet d’une lecture cohérente.

Les empreintes enfouies dans la chair mouvante résultent de marquages sensori-moteurs : le marquage procède soit d’un accent d’intensité, émotion, douleur ou effort, soit de l’itération d’une routine installée par l’usage, mais dans les deux cas il singularise un schème sensori-moteur qui sera susceptible d’être réactualisé ultérieurement ; le marquage sensori-moteur a ceci de particulier qu’il associe à une sensation motrice bien identifiée un ensemble de figures et de sensations caractéristiques de la situation figurative au sein de laquelle l’expérience sensori-motrice a eu lieu ; la richesse et l’étendue de ces configurations associées expriment l’efficacité du marquage. Cet ensemble des configurations associées et liées par la sensation motrice constitue un « faisceau » sensori-moteur ; un des exemples les plus connus de ce type de configuration est celui qui resurgit dans la mémoire sensorielle du narrateur de La recherche, dans le Temps retrouvé, quand, trébuchant sur les pavés inégaux de la cour de l’hôtel de Guermantes, il renoue avec la même sensation éprouvée sur les pavés de la place Saint-Marc à Venise, et cette empreinte sensori-motrice entraîne avec elle l’ensemble des sensations qu’elle avait « nouées » en faisceau configuratif : un instant et un lieu de Venise est ainsi ressuscité.

Les empreintes sensori-motrices ne sont pas lisibles et directement observables. Leur support est la structure matérielle du corps, le corps-chair, dont la plasticité permet des apprentissages, ainsi que la formation de schèmes moteurs à partir des contractions et dilatations qui l’animent : des schèmes sensori-moteurs se constituent dans l’expérience sensible, et certains de ces schèmes sont marqués pour être restitués. Ces empreintes sont donc « enfouies » dans la chair mouvante en apprentissage, et elles seront désenfouies et mises à jour ; et lors de l’opération de désenfouissement, elles convoquent avec elles toutes les configurations sensibles associées, l’entièreté du faisceau des perceptions et actions qui a fait l’objet d’un marquage associatif par la force du lien imposé par l’empreinte sensori-motrice.

Dans le corps creux, les agitations dessinent des scénarios, des dispositions spatio-temporelles et des distributions de rôles actoriels ; ces agitations schématisées, soit par l’intensité de l’émotion qui en émane, soit par la répétition de leur apparition, laissent par conséquent des empreintes configurées sous la forme de scènes et d’événements. Nous les qualifierons d’empreintes diégétiques, dont le mode de signifier sera nécessairement thématique et narratif (ie : diégétique) : la formation de l’empreinte est une présentation de scène (la mise en place d’une situation et des événements qui la transforment), et son interprétation sera une représentation, quivisera à la reconstitution, sous forme d’une énonciation de type narratif, de la scène en question.

Du côté du corps-point, le mouvement de déplacement induit des relations entre des positions corporelles. Ce système de positions potentialisées, mémorisées, et rapportées à la position actuelle du corps-point est typiquement de nature déictique. Un tel système est en remaniement constant, dans la mesure où, par définition, la référence déictique est toujours relative à l’actualité éphémère du corps de référence ; mais il advient dans ce cas aussi que certains des états du système en transformation puissent faire l’objet de marquages, soit par l’effet d’un accent d’intensité émotionnelle, soit par l’effet d’une décision délibérée, ou encore en raison d’une quelconque itération. Ces marquages produisent eux aussi des empreintes, que nous appellerons les empreintes déictiques du corps-point. Dès lors, la mémoire des empreintes déictiques constitue, comme les cailloux du Petit Poucet, une chaîne de repères pouvant former des itinéraires ; l’interprétation de ces empreintes et son énonciation procèdera alors par repérages des points marqués, et reconstitution de séries de repérages : la forme spécifique des ensembles d’empreintes déictiques est donc un itinéraire.

Il nous est désormais possible de proposer une typologie des empreintes et de leurs modes de signifier, que nous pourrons projeter pour finir sur la typologie concordante des figures du corps et des figures de mouvement.

image

Concordance, discordance et règles d’interprétation

L’élaboration de ce modèle à quatre strates typologiques repose sur une homologation entre les quatre dimensions, dont la déclinaison concrète est, pour chacune des quatre positions du carré sémiotique, ce que nous avons appelé la « concordance » entre les figures. La concordance et la discordance sont des propriétés de l’association de figures corporelles empruntées à chacune des quatre dimensions, de sorte que chacune des quatre positions du carré sémiotique en question devient une « position de concordance ou de discordance » entre dimensions figuratives.

image

C’est ce principe de concordance / discordance qui nous permet par exemple d’affirmer que les « agitations » sont des mouvements propres au « corps-creux » (et pas au corps-chair) que la schématisation et le marquage de ces « agitations » produisent spécifiquement des « empreintes diégétiques » (et pas des inscriptions de surface) et font appel à des stratégies d’énonciation de type « présentation et représentation de scène » (et pas au repérage déictique). Le principe de concordance recouvre de fait à la fois un processus d’engendrement déductif (du point de vue de la production de la configuration) et une condition d’isotopie (du point de vue de l’interprétation de la configuration) : il y a en effet à la fois un « parcours génératif » et une « isotopie » entre les quatre dimensions sur chacune des positions ; par exemple : corps-creux > agitationsempreintes diégétiquesprésentation de scène, sont en ce sens dans un rapport d’isotopie et dans une chaîne d’engendrement.

La discordance implique des fonctionnements allotopes et/ou atypiques qui exigent des conditions supplémentaires et spécifiques pour qu’ils soient signifiants et interprétables.

Si on considère par exemple qu’un visage est un corps-enveloppe dédié à des inscriptions, elles-mêmes chiffrables et déchiffrables, alors on a affaire à une construction isotope ; le nom de cette isotopie pourrait être en ce cas la « physionomie » du visage, et aussi longtemps que les variations de formes et de traits du visage restent dans les limites des inscriptions propres au corps-enveloppe, la physionomie peut rester reconnaissable ou devenir méconnaissable, mais elle reste une « physionomie » : en d’autres termes, la concordance entre le type de figure du corps, le type de mouvement et le type d’empreinte garantit l’isotopie de la configuration.

En revanche, s’il n’est pas interdit d’appliquer à un visage des mouvements empruntés aux motions intimes du corps-chair (dilatations et contractions), ainsi que les empreintes sensori-motrices qui schématisent ces dernières, il faut s’attendre à ce que ces mouvements produisent des effets d’une toute autre nature, car la configuration obtenue n’est plus isotope, et les mouvements et empreintes, sortant des limites de la concordance avec le corps-enveloppe, détruisent la « physionomie » du visage. Il est alors possible de considérer que le résultat n’est pas interprétable, et de conclure au non-sens. Il est également possible de poursuivre l’interprétation de cette nouvelle configuration, mais il faut alors exploiter des registres de variation spécifiques qui seront propres à motiver la rupture d’isotopie, et notamment la conversion du régime propre au corps-enveloppe en celui du corps-chair : dans le cas invoqué, ce sera un genre (le fantastique ou la science fiction), un style (le morphisme, typique des afféteries visuelles de la télévision), un thème d’intrigue atypique (les déformations pathologiques du visage d’Elephant Man), etc.

De la même manière, on peut projeter sur un système de repères déictiques des empreintes diégétiques, et toute l’agitation et/ou la distribution d’un microcosme d’acteurs, de lieux et d’événements. Mais il faut alors, pour rendre compte de la rupture d’isotopie, et de la conversion du corps-point en corps-creux, convoquer soit des conventions de genre (merveilleux ou fantastique) ou même des conventions de genre soutenues par un dispositif technique de visualisation qui autorise de telles variations d’échelles (microscopie, zoom dans un système d’information géographique, etc.), comme c’est le cas dans les pratiques médicales ou scientifiques.

La question de la concordance et de la discordance entre les quatre dimensions du modèle a donc une réelle vertu heuristique, et constitue une contrainte et une alternative porteuses de conséquences particulièrement significatives en termes de stratégies énonciatives. Dans La colonie pénitentiaire, la conversion des empreintes sur une surface d’inscription en empreintes sensori-motrices, et des souffrances de la chair en texte déchiffrable, et réciproquement, est même le ressort principal de l’intrigue.

Il ne s’agit pas ici de distinguer entre un fonctionnement « normal » ou canonique et un fonctionnement « anormal » ou idiosyncrasique du modèle ; en revanche, il est bien clair qu’une configuration bâtie sur des associations concordantes trouve sa motivation en elle-même, car les quatre dimensions figuratives qui la composent sont liées par une continuité déductive et isotopique, alors qu’une configuration discordante, en raison de la rupture d’isotopie, doit chercher sa motivation sur d’autres registres que ceux des seules quatre dimensions figuratives des corps et des empreintes, et notamment des registres de genre et de style.