Passion : un film, deux sémiotiques

Vincent Metzger

Université Paris 12, Créteil

https://doi.org/10.25965/as.1443

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : cinéma, modernité, postmodernité, valeur

Auteurs cités : Jean-Claude COQUET, Jacques FONTANILLE, Jacques GENINASCA, Algirdas J. GREIMAS, Fredric Jameson, Jean-Louis Leutrat, Heinrich WÖLFFLIN, Claude ZILBERBERG

Plan
Texte intégral

La comparaison de deux études sur le même corpus va être l’occasion de mettre en relation, voire de confronter, deux présentations de la valeur ou de la circulation des valeurs dans un film. Si Passion a produit un important discours critique (notons pour mémoire le témoignage de Serge Daney et l’étude de J.L. Leutrat), je vais m’intéresser ici à deux analyses qui diffèrent par les dimensions choisies mais ont ceci en commun qu’elles mettent l’accent – l’une moins explicitement que l’autre – sur des questions de valeur. Pour F. Jameson, il s’agit de voir comment les valeurs liées au modernisme et celles du post-modernisme peuvent être les unes et les autres présentes dans le même film ; pour Jacques Fontanille , dans le cadre d’une étude portant sur la lumière et la profondeur, le programme est bien d’établir « une structure d’accueil et de manifestation pour la structure narrative du film et, notamment, pour les diverses formes de la conquête des valeurs » . Mais pour autoriser la comparaison et en guise de tertium comparationis, un détour est nécessaire. La comparaison ici veut en effet fonder sa légitimité sur une réflexion, légèrement gauchie, de Jacques Geninasca :

Note de bas de page 1 :

 Jacques Geninasca, La Parole littéraire, Paris, PUF, 1997, p. 101.

« Selon qu’on les situe dans un espace de la vérité ou de la véridiction, les valeurs changent de nature ; « transcendantes » (virtuelles et hors-situation) vraies en tout temps et en tout lieu…elles définissent le devoir-faire des Sujets chargés de les actualiser et de les réaliser dans l’hic et nunc d’un espace temps immanent ; dépourvues, inversement, d’un statut ontique, « existentielles », les valeurs (telles les valeurs esthétiques ou littéraires) n’ont pas de réalité en dehors de l’expérience et des états modaux en quoi elles consistent. »1

Note de bas de page 2 :

 Fredric Jameson, Signatures of the visible, New York, London, Routledge, 1992, p.181

Réflexion gauchie en ceci d’abord que la transcendance des premières valeurs évoquées ne sera pas aussi absolue que celle dont parle ici l’auteur. Il ne sera pas question de valeurs « vraies en tout temps et en tout lieu » mais de celles dont la véridiction n’est pas interne au texte considéré mais établie en deçà de lui. Les valeurs ainsi présentées ne sont pas exactement « hors-situation » mais plus simplement hors texte. L’analyse de Fredric Jameson, par exemple, prend appui sur des valeurs antérieures et extérieures au film dont il parle, mais qui ne sont ni vraies en tout temps et en tout lieu, ni hors situation, mais liées à une situation dont le texte, voire le discours considéré ne rend pas compte seul (ce que Jameson nomme « the historical moment »2). Avouons aussi un gauchissement des propos dans le cas de la « véridiction » ; la question de savoir si les valeurs esthétiques ou littéraires sont ab origine inscrites seulement dans l’expérience et étrangères à la « transcendance » ne sera pas examinée.

Note de bas de page 3 :

 La Parole littéraire, op.cit., p.34.

Cela étant dit, le partage proposé par Geninasca est, si l’on en accepte ces légers aménagements, singulièrement heuristique dès lors qu’on s’attache – comme nos auteurs – à la manière dont les valeurs sont établies et circulent dans les textes, les discours, voire les objets. Il m’est apparu que les « valeurs de vérité » étaient prises en charge par un « sujet d’assomption », celui qui, dit encore Geninasca, « instaure les valeurs »3, c’est-à-dire ici celui qui les installe dans le texte et leur donne leur statut. Quant aux « valeurs de véridiction », elles suivent un parcours qui conduit à les accepter sous une forme peut-être assez proche d’une reconnaissance aristotélicienne, au terme d’une expérience. Elles se trouvent progressivement prises en charge par un « sujet d’adhésion ».  Les deux actants, sujet d’assomption et sujet d’adhésion, se distinguent par l’aspect : le sujet d’assomption se manifeste sous l’aspect accompli dans la mesure où les valeurs sont pour lui établies avant tout procès, alors que le sujet d’adhésion, dans la progressivité de sa quête, est guidé par l’inaccompli (on pourrait ajouter que, dans l’ordre des durées, l’assomption est définitive et l’adhésion provisoire). La distinction est aussi modale : le sujet d’assomption est placé sous l’autorité du devoir (A.J. Greimas parlait ainsi du héros cornélien qui « se doit ») et le sujet d’adhésion sous la modalité du savoir puisqu’il évalue ce qu’il reçoit et perçoit. Enfin, l’opposition des procédures syntaxiques associe la procédure sélective du tri à l’assomption et celle, plus négociatrice, du mélange à l’adhésion. Ainsi voit-on peut-être que l’assomption et l’adhésion déterminent des régimes de circulation des valeurs et des degrés de valorisation. Mais parler de tri demande d’examiner ce qui est choisi et aussi ce qui est exclu, et parler de mélange d’examiner ce que ce mélange mêle, autrement dit il sera tenu compte, in fine, de l’existence des contre-programmes dans les discours ainsi constitués.

Moderne et post-moderne : le procès des valeurs

Jameson se fonde sur un double dispositif de valences.

(i) Le « modernisme » met en tension le chaos et le désir : l’intensité se mesure à la force affichée du désir (qui est désir de l’œuvre close, de la monade) et l’étendue au degré de généralisation du chaos.

Note de bas de page 4 :

 FG 121

« En somme l’œuvre moderniste n’est pas celle qui constituerait une entité monadique absolument close sur elle-même… mais au contraire celle qui aspire à la clôture monadique »4 (FGP p.121)

Note de bas de page 5 :

 FG 123

(ii) L’œuvre post-moderne est définie dans des termes presque barthésiens par la jouissance, mais une jouissance qui a pour attribut d’être sans effet : « une sorte de jouissance postmoderne, la jubilation de l’inconséquence »5.

En sorte que dans le premier cas l’intensité et l’étendue ne croissent que de manière inverse (plus le chaos domine, moins le désir d’unité trouve sa place) et dans le second les deux valences progressent de façon converse : plus « l’inconséquence » est manifeste, plus est grande la jouissance.

Note de bas de page 6 :

 FG 120

L’œuvre de Godard se place sur les  marges de l’un et de l’autre dispositif selon un nouveau partage ; Jameson refuse la qualification proposée par Ch. Jenks qui voit chez Godard la marque d’un « modernisme tardif » et lui préfère celle de « modernisme de survivance »6. Si les développements autour de cette distinction sont très elliptiques dans l’article, on peut néanmoins formuler les choses ainsi : dans une présentation catégorielle qui oppose les contraires, modernisme et postmodernisme, le modernisme tardif est une lexicalisation du terme neutre, c’est-à-dire que l’adjectif annule la valeur de modernisme et le maintien du nom annule celle du préfixe : en sorte que le modernisme tardif n’est ici ni moderne, ni postmoderne. Le « modernisme de survivance » lexicalise pour sa part le terme complexe, celui qui fait coexister les contraires. Et ces considérations vont avoir des conséquences pour l’analyse, car si le « tardif » renvoie – pour dire un peu vite – au « ni…ni », c’est-à-dire à l’évanes­cence, la survivance appartient au « et…et », ce qui indique la coexistence problématique des termes contraires.

Note de bas de page 7 :

 Faut-il rappeler que le livre de Jameson est paru en 1992 ?

Note de bas de page 8 :

 FG 120

La mise en procès de ces deux systèmes de valeur est actualisée dans la distinction de l’authentique et de l’inauthentique : l’authenticité « moderne » (ailleurs Jameson parle du « haut modernisme » pour le séparer encore du tardif) est réalisée d’abord  sur l’écran par la peinture, les « tableaux vivants » que le réalisateur Jerzy cherche à intégrer dans son film en train de se faire, et « en off » par la musique de Dvorak. A cet égard, les références à des œuvres d’art reconnaissables, sinon explicitement nommées, constituent ce que l’auteur désigne comme un canon : « les nouvelles productions de Godard7… semblent constitutivement tourmentées par des questions ayant trait au canon »8. Or le canon, ainsi présenté, est la forme socialement reconnue des valeurs « transcendantes » et le sujet d’assomption est alors fortement modalisé par le devoir.

Note de bas de page 9 :

 FG 131

Note de bas de page 10 :

 FG 132

Note de bas de page 11 :

 FG 133

Mais l’intensité est marquée aussi par la vie de l’usine, dont le patron (interprété par l’acteur Michel Piccoli) affronte manifestement de durables difficultés. Dans ce dédoublement pourrait s’installer une sémiotique narrative qui marquerait la quête du succès, dans l’un et l’autre cas (figuration dit Jameson de « la superstructure et de la base »), et la victoire des difficultés qui orientent le procès vers le renoncement concomitant des deux actants, patron de l’usine et réalisateur du film. Or, Jameson y insiste, ce renoncement n’est pas d’ordre narratif : « Nous n’avons pas le sentiment, même rétroactivement, que l’action du film motive véritablement ces décisions et … qu’elles acquièrent le poids d’une évidence et d’une destinée comme dans un récit psychologique ordinaire »9. Il y voit plutôt une manière « de donner corps à la grande opposition spatiale que construit Passion entre le studio et l’usine, entre la superstructure et la base, entre l’image des  choses et les choses mêmes… »10. Opposition spatiale, organisation cognitive aussi puisque chaque « espace » offre un « processus d’interprétation quasi infini : tel sens provisoire attribué à l’un des espaces nous renvoie toujours à l’autre, le dotant ainsi d’une signification ou d’une thématique nouvelle »11.

Note de bas de page 12 :

 l’entrée des Croisés à Constantinople FG 128.

Note de bas de page 13 :

 FG 131

Mais cette « opposition » n’est pas constitutive d’un programme narratif parce que les deux « espaces » sont parallèles plutôt qu’effectivement opposés. Et le sujet d’assomption  qui se manifeste sous la forme du survivant permet d’identifier les valeurs et leur disparition, mais sans procès puisque l’accompli est à la clef pourrait-on dire. Et les deux espaces ne sont que des possibilités d’écho sans procès. Jameson relève le parallèle entre la poursuite d’une femme nue dans un tableau vivant12 et celle de l’ouvrière (Isabelle Huppert) dans l’usine : « Le collectif mis en mouvement dans les scènes de poursuite clownesques forme ainsi une sorte de chaos dont la dynamique ira ensuite déclinant … chacun reprenant sa route et abandonnant au vide le champ de l’Evénement »13.

Les formules sont éclairantes : dynamique du chaos vs événement livré au vide.

Mais si le « survivant » en tant que sujet d’assomption fige le parcours narratif, il opère un tri dans les valeurs (entre le canon et le vide pour prendre chez Jameson les termes polaires) qui laisse hors du champ de sa saisie ce qui n’appartient ni au canon ni au vide.

Note de bas de page 14 :

 FG 133

Note de bas de page 15 :

 FG 134

Car ce que Jameson désigne comme « l’autre côté » – en référence explicite à Proust – est marqué par deux formes de valeur représentatives du « postmodernisme ». Dans un cas il s’agit d’une perturbation, dans l’autre d’une « innovation » ; qualifions le premier cas de version atone et le second de version tonique. La perturbation est produite dans le film par l’hôtel, lieu marginal en ce qu’il n’est ni l’usine, ni le studio et ne prend aucune place dans le schéma d’abord exposé : « Et cependant les deux grands espaces antithétiques … sont eux-mêmes étrangement décentrés par un troisième… c’est l’espace de l’hôtel qui est celui de la femme, l’épouse du patron »14. Dans l’article de Jameson, cet espace est associé à la « validation » du « contingent » : « … ce qui n’est ni beau ni laid, mais simplement de mauvaise qualité ou kitsch… une réalité nouvelle qu’il est simplement impossible de qualifier d’authentique »15.

Note de bas de page 16 :

 FG 133

Mais ce même stock d’objets proches du rebut reçoit en plus de sa valeur cognitive atténuée (ni  authentique, ni inauthentique) une valeur affective : « Rien n’est plus touchant chez Godard que la capacité qu’ont les individus à s’accommoder de ces espaces anonymes et de ces déserts plastifiés où l’affect parvient malgré tout à se perpétuer »16. Par intuition rapide, on admettra que le « touchant » est une forme très atténuée de l’émotion, mais surtout d’une émotion qui n’ouvre sur aucun parcours passionnel. Celle qui correspond à cette « jouissance de l’inconséquence » dont j’ai déjà parlé.

L’innovation serait marquée comme la forme tonique du postmodernisme dès lors qu’elle est reconnue immédiatement et qu’elle apparaît comme capable de se substituer au modernisme. Jameson note ainsi une forme de synchronisation qui élimine les différences et par là la possibilité d’établissement des valeurs. Ainsi, dans une séquence où, en temps réel, les personnages sur l’écran peuvent aussi se voir sur un écran vidéo,

Note de bas de page 17 :

 FG 139

« comme dans un bordel high-tech du futur les deux personnages peuvent se regarder l’un l’autre non pas dans un miroir mais sur le play-back de l’écran vidéo… Le problème de la répétition qui relevait d’abord de la dynamique purement visuelle du film dans le film, est ainsi projeté sur la technologie du temps réel en vidéo… »17

Les deux régimes de valorisations sont assez clairement désignés ici : le « film dans le film »  qui se réfère à l’une des procédures fréquentes du modernisme selon Jameson, se voit supplanté par la pure répétition « technologique ». Si l’on prend en compte ces exemples, il apparaît que, dans le film, les segments reconnus comme post-modernes ne sont pas l’objet d’une assomption, fondée sur la confirmation de valeurs déjà constituées, mais ils sont reconnus et identifiés dans l’expérience du spectacle.

Note de bas de page 18 :

 Lieu de pure perception, ce sujet d’adhésion est assez proche du non-sujet cher à Jean-Claude Coquet, non-sujet qui mériterait une comparaison avec le « sujet voulu » de Jacques Geninasca.

Ce que cette lecture laisse apparaître, c’est donc la coexistence dans le même film de deux sujets susceptibles d’accueillir et de légitimer les valeurs : un sujet d’assomption qui prend à sa charge des valeurs déjà reconnues, le « canon », et un sujet d’adhésion en mesure d’évaluer des segments identifiés comme « inauthentiques ». Le premier est un survivant ; il assume des valeurs clairement identifiées mais qui ont déjà cessé d’être objet de quête, donc de narrativité, comme si son rôle actantiel était la sanction d’une disparition. Il semble que pour lui le récit soit toujours déjà achevé et qu’aucune épreuve de quête ne soit envisageable  Le second n’assume rien, il est seulement sensible aux affects et aux effets de sorte qu’il ressent une émotion, mais sans se laisser entraîner dans un parcours passionnel, c’est la valeur de ce qui est « touchant » ; de manière comparable, il est aussi en mesure de repérer un effet technologique dès lors qu’il est seulement l’indice d’une innovation18.

Les espaces de Jacques Fontanille

Note de bas de page 19 :

 SV 158

L’article de Fontanille a aussi pour horizon la question de la valeur : « Cette évaluation… consiste globalement à apprécier la manière dont l’univers de discours est susceptible d’accueillir et de faire circuler les valeurs » 19.

La formulation montre assez qu’il ne s’agit pas ici de valider ou de justifier une assomption de valeurs constituées mais de repérer comment les valeurs s’installent et se déplacent dans ce qu’il est convenu d’appeler le « discours » (discours filmique en l’occurrence). Insistance est assez clairement mise sur le procès davantage que sur le système : les deux verbes employés vont dans ce sens (« accueillir… et… faire circuler »).

C’est ainsi que, tirant délibérément le fil que constitue les variations de la lumière dans le film, lumière dont il fait le représentant actoriel de l’actant informateur, c’est le procès de la lumière que Fontanille présente à travers d’abord une typologie des « espaces » puis très vite un parcours narratif. Ainsi sont présentés l’espace en couloir, l’espace en strates, le labyrinthe et l’espace comblé. Le spectateur retrouve ces espaces aussi bien dans les séquences concernées par l’usine ou l’hôtel que dans les tableaux vivants. Sur le plan de l’expression, la référence à Wölfflin permet d’établir des pola­rités – espace orientant le spectateur vers le fond du tableau, espace multipliant les obstacles. A cet égard, l’analyse montre à la fois un usage de cette polarité (couloir opposé à strates) et son atténuation quand le labyrinthe permet toutes les orientations.  Ainsi se distingueraient des valeurs d’absolu – les couloirs, les strates – en relation avec des rapports de domination et des valeurs d’univers – le laby­rinthe ou les labyrinthes – où « l’effervescence » bouleverse, ne serait-ce que de façon très provisoire, les rapports établis.

Note de bas de page 20 :

 SV 152

Note de bas de page 21 :

 SV 149

La mise en procès prend la forme d’un schéma narratif doublé d’un parcours esthétique, chaque séquence impliquant la suivante, de sorte que le parcours fait passer de la figuration hiérarchique, le couloir, territoire des rapports de domination, à la défiguration que manifeste le labyrinthe. C’est ici que se bouleversent les rapports sociaux et personnels et que la domination se fait plus incertaine : l’auteur indique les deux poursuites évoquées plus haut, dans l’usine et dans le tableau vivant. Mais cette séquence « effervescente » implique elle-même la « refiguration », celle du « tableau accompli ». C’est dans ce dernier « espace » peut-être que le mode de circulation des valeurs se montre avec le plus de netteté. Au niveau du schéma narratif, on assiste à « une sorte de sérénité et de détente qui montre bien que nous avons affaire ici au dénouement de la crise »20 ; au niveau du parcours esthétique, la valorisation est encore accentuée : l’exploration du tableau est à la fois un « libre parcours de découverte » et un parcours « guidé une fois que l’observateur a pénétré à l’intérieur du tableau »21. Cette « fusion » esthétique permet une reconstitution de tout le parcours : domination, conflits, apaisement vont de pair avec la suite figuration, défiguration, refiguration.

Mais on voit aussi que, dans un tel parcours, les valeurs ne se manifestent pas dans l’assomption d’un sujet les prenant à sa charge comme déjà constituées. Elles apparaissent au sein même du parcours dans la manière dont se suivent les séquences sans explicitation extérieure dessinant – notamment dans le tableau accompli – un parcours de l’énonciation distinct de l’énoncé.

Note de bas de page 22 :

 SV 148

« On peut donc considérer que si l’énoncé est régi par une sorte de nécessité… l’énonciation ferait preuve d’un pouvoir faire et d’un savoir faire qui ne comporteraient qu’une seule restriction : son libre parcours a un point de départ (l’entrée dans le tableau) et un point final (la sortie) identique ».22

Note de bas de page 23 :

 La Parole littéraire, op.cit., p 101.

Ajoutons que jusqu’à la présentation du dernier espace, le tableau accompli, c’est précisément l’aspect inaccompli d’un tableau parcouru assez librement qui domine ; et les modalités sont celles du faire (dans les rapports conflictuels) et de l’avoir dans le libre parcours, excluant les formes déontiques qu’on pouvait attribuer aux valeurs assumées. C’est que les valeurs qui apparaissent dans le cadre du parcours des espaces – qui « n’ont pas de réalité en dehors de l’expérience et des états modaux en quoi elles consistent »23 – ne demandent pas  à être assumées comme valeurs transcendantes mais offrent la possibilité d’une adhésion à des valeurs « existentielles ».

Et pourtant, le procès de valorisation orienté trouve, à ce qui pourrait être son terme (l’épreuve glorifiante d’un parcours narratif), une autre transformation.

Fontanille présente les choses ainsi :

Note de bas de page 24 :

 SV 150

« L’envers de l’espace comblé, c’est un espace vidé de tout et de tous, celui des départs, des séparations, un espace qui fuit de toute part, déjà en partie vacant au moment où la caméra le saisit. Cet espace vidé est d’une certaine manière à la fois impliqué par l’accomplissement du tableau – l’un se virtualise pour que l’autre s’accomplisse – et mis en place à la fin du film pour figurer l’ensemble vide de tout le système, l’absence de tous les autres types, où ils se retrouvent tous pour leur anéantissement. »24

Note de bas de page 25 :

 SV 157

Note de bas de page 26 :

 Expression maintes fois citée et employée d’abord par Paul Ricoeur et visant le parcours génératif tel qu’il était formulé par Algirdas Julien Greimas.

Dans ce passage, on remarque assez nettement l’installation sur l’axe syntagmatique de l’axe paradigmatique – espace comblé vs espace vacant. Et cela « virtualise » le parcours au moment où il  répond à la forme canonique narrative et/ou passionnelle. Virtualisation que l’on qualifierait peut-être aujourd’hui de potentialisation puisque l’espace comblé apparaît comme une forme disponible mais inutilisée : interprétation suggérée par le fait que le dernier moment du parcours, la refiguration, est – l’auteur de l’article y insiste – un « hapax », une représentation unique qui, à la différence des autres séquences narratives, ne se « constitue pas en type »25. Mais dans ce même passage « l’anéantissement » apparaît comme le terminus ad quem de tout le film. La « téléologie en sous-main »26 organise les implications narratives en fonction de ce dernier terme. Quelles valeurs se trouvent-elles manifestées ici, quel type de sujet est-il à même de les prendre en charge ? Il me semble que l’on change de régime de valorisation ; il me semble qu’à côté du sujet d’adhésion qui épouse le parcours esthétique/passionnel, se manifeste alors un sujet d’assomption (modalisé par les nécessités du parcours narratif global) qui prendrait à sa charge un anéantissement programmé.

La distinction entre adhésion et assomption se trouve confirmée si l’on examine la manière dont les valeurs sont sélectionnées. Dans le parcours esthétique/passionnel, les valeurs circulent dans un régime graduable où les oppositions sont quantifiées ; le « couloir » est une forme d’espace offrant plus d’accès à la profondeur que les strates, le labyrinthe n’est pas l’effacement de la profondeur mais son effervescence et le comblement gèrent les relations entre profondeur et obstacles sur le mode du parcours ouvert. Mais la relation entre espace comblé et espace vacant n’est pas de l’ordre du quantifiable ; il s’agit d’une opposition polarisée et ainsi exclusive. On en vient à penser que le sujet d’adhésion se reconnaît alors dans les négociations qui distinguent le plus et le moins, et le sujet d’assomption dans le tri qui oppose le tout et le rien (même s’il choisit in fine le rien, comme dans Passion).

Valorisation et modes de présence

Note de bas de page 27 :

 La Parole littéraire op.cit. p. 120

Si l’on s’en rapporte une fois encore à Jacques Geninasca et à « la manière de penser et de vivre le rapport à l’ordre des valeurs »27, il faut noter que les deux exemples étudiés ici font apparaître chacun à leur façon les deux sujets de discours susceptibles de prendre à leur charge les valeurs.

Chez Fredric Jameson, le « survivant », comme sujet d’assomption, répartit les grandeurs selon qu’elles appartiennent aux « canons »  ou au vide. Mais il laisse hors de sa visée ce qu’un autre sujet, observateur et sujet susceptible d’adhésion, repère et mesure. Chez Jacques Fontanille, au contraire, le parcours esthétique établit progressivement un régime d’adhésion aux valeurs fusionnelles du « tableau accompli », mais la sanction finale est une assomption de valeurs négatives.

Note de bas de page 28 :

 Jacques Fontanille et Claude Zilberberg, Tension et Signification, Liège, Mardaga, 1998 p.99.

Ce partage, s’il fonde une ébauche de typologie, ne permet pas de rendre compte de ce que le lecteur – et le spectateur – perçoit immédiatement, les effets de coexistence. Il semble, sans doute, que l’assomption ou l’adhésion soient en mesure de définir deux régimes d’installation et de circulation des valeurs, mais cela ne dit rien de la coexistence de ces deux sujets de discours qui serait de nature à mettre en cause la simple cohérence discursive.  C’est alors qu’une analyse des modes de présence prend son importance, dans la mesure où il ne s’agit pas d’une nouvelle typologie (virtualisation, actualisation, réalisation, potentialisation) mais de ce que les auteurs de Tension et Signification ont appelé une « syntaxe canonique »28. C’est donc à un examen des distorsions que les analyses de corpus imposent à ce canon que l’on va s’intéresser maintenant.

Note de bas de page 29 :

 Rappelons : « ... les membres individuels du collectif se détachant petit à petit les uns des autres… abandonnant au vide le champ de l’Evénement ».  FG 131

Note de bas de page 30 :

 FG 133

Ainsi – et je présente les choses de manière très rapide, voire caricaturale – chez Jameson, le sujet d’assomption (le survivant) semble bien installer une syntaxe singulière. D’une part l’œuvre d’art canonique est dès le début du film évoquée par la musique off et, très vite, par les tableaux vivants, sans être initialement virtualisée, c’est-à-dire ici, absente. D’autre part, le manque, que manifestent ces mêmes références canoniques (musique, peinture) qui, précisément parce qu’elles sont des références, maintiennent le film en deçà de ce que produisent les autres arts évoqués, n’est pas orienté vers la réalisation mais, selon un ordre inversé, vers la vacuité29. Le sujet d’adhésion pour sa part semble bien n’accorder aucune réalité initiale aux thèmes et figures qu’il perçoit et le lexique de Jameson pourrait à lui seul définir le mode d’existence singulier que constitue le potentiel : « Zone sinistre et bariolée… espaces anonymes et déserts plastifiés... radicalement inauthentiques »30. Et pourtant, par une sorte d’embrayage sensible, ce même espace prend une réalité en se chargeant d’affect (avec l’expression du « touchant » déjà évoqué). Tout se passe comme si l’intervention du post-modernisme consistait à donner un mode d’existence réalisé à ce qui est d’abord potentialisé.

Chez Fontanille, à suivre les valorisations qu’opère le sujet d’adhésion, on distingue plutôt une suite virtualisation-actualisation pour le parcours esthétique. Dès lors que ce parcours suit un schéma grosso modo narratif, dans la quête de l’objet de valeur désigné comme « lien phatique » (entre observateur et informateur) ce lien est d’abord virtualisé ; c’est l’absence de fusion qui se manifeste d’abord avec les espaces hiérarchisés comme le couloir ou désordonnés comme le labyrinthe. Quant au tableau comblé, il ne se constitue pas en réalisation effective dans la mesure où il attend la sanction glorifiante (la répétition par exemple qui confirmerait l’expérience) qui ferait de lui un « type » (le mot est de Fontanille). En ce sens, il relève plus du manque, c’est-à-dire de l’actualisation.

Note de bas de page 31 :

 SV 152

Quant à l’actant dans lequel j’ai cru voir un sujet d’assomption (assomption du non-être en l’occurrence), il renvoie au magasin des accessoires inutilisables le tableau comblé (c’est le statut d’hapax déjà évoqué lui aussi) et accorde la réalité au vide ; la formulation de Fontanille est sans appel : « c’est le non-être qui l’emporte pour finir »31.

On voit ici une syntaxe presque identique qui fait se suivre deux programmes : une suite virtualisation-actualisation d’abord. Puis un renversement se produit avec un changement d’actant et la réalisation n’est plus située au terme de la modalité d’actualisation, comme satisfaction d’un manque, mais présentée comme l’aboutissement d’un procès inversé : ce qui se réalise est ce qui a vocation à disparaître.

Note de bas de page 32 :

 Dans un autre livre, Signatures of the visible (New York, Routledge, 1992, non-traduit, p 161), notre auteur présente sous la forme d’un carré – presque – sémiotique les relations entre modernisme et postmodernisme ; elles sont presque inexistantes, voire invalides. Le modernisme est une deixis qui associe antireprésentation et autonomie de l’art, le post -moderne est un schéma des subcontraires antireprésentation et antiart.  Il n’y a entre eux ni négation, ni implication.

Note de bas de page 33 :

 S’il fallait absolument employer une terminologie hjelmslevienne, il faudrait parler ici de constellation qui est une combinaison dans le procès du film et une autonomie dans le système de l’analyse.

Ce qui sépare les deux études n’est donc pas à trouver dans la syntaxe des modes d’existence mais dans la répartition des actants qui m’ont semblé se croiser. Chez Jameson le sujet d’assomption semble suspendre lui-même la réalisation des valeurs qu’il porte et la forme aspectuelle sous laquelle il se présente, l’accompli, incite à ce que l’auteur nomme « abandon ». Le sujet d’adhésion qui n’a pas de lien le précédent32,  occupe le terrain abandonné33. Chez Fontanille, les relations entre les deux actants sont plus nettement polémiques : c’est l’assomption du non-être qui organise la fin du film et « potentialise » l’accomplissement libre du tableau.