L’avarice comme forme de vie

Claude Zilberberg

CeReS, Université de Limoges

https://doi.org/10.25965/as.1479

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : concession, événement, implication, mode sémiotique

Auteurs cités : Bernard Berenson, Ernst CASSIRER, Jacques FONTANILLE, Michel FOUCAULT, Algirdas J. GREIMAS, Louis HJELMSLEV, Maurice MERLEAU-PONTY, Henri Michaux, Ernst PierreFontanier, Claude ZILBERBERG

Plan
Texte intégral

Pour Jacques Fontanille

1. Le projet

Note de bas de page 1 :

 Louis Hjelmslev, Le langage, Paris, Les Editions de minuit, 1966, p. 27.

Note de bas de page 2 :

 Michel Foucault, L’ordre  du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 31.

Soucieuse du devenir, la sémiotique est tenue d’envisager son propre devenir. Cette exigence en l’occurrence est double. La sémiotique doit préciser ce qu’elle considère comme sa mémoire, à savoir les acquis et les résultats qu’elle juge valides. Pour Hjelmslev, la distinction entre le résultat et le point de vue permet de cerner ce qui constitue un héritage. Selon la saisie : «Dans le domaine scientifique, on peut très bien parler de résultats définitifs, mais guère de points de vue définitifs. La linguistique classique du XIXème siècle a obtenu des résultats définitifs concernant la parenté génétique des langues. Ils constituent un des aspects essentiels de la linguistique. Mais nous les exposons ici en les adaptant aux nouveaux points de vue et en les plaçant dans une perspective un peu différente de celle dans laquelle ils furent découverts1.» Selon la visée, la théorie doit proposer, surprendre, étonner : «Pour qu’il y ait discipline, il faut donc qu’il y ait possibilité de formuler, et de formuler indéfiniment des propositions nouvelles2

Note de bas de page 3 :

 Louis Hjelmslev, Prolégomènes à une théorie du langage, Paris, Les Editions de Minuit, 1971, p. 24.

Note de bas de page 4 :

 Un essai de lecture de Rimbaud, Bonne pensée du matin, in Algirdas Julien Greimas (éd.), Essais de sémiotique poétique, Paris, Larousse, 1971, pp. 140-154, puis Claude Zilberberg, Relecture de Bonne pensée du matin, in Cheminements du poème, Limoges, Lambert-Lucas, 2010,  pp. 147-190.

Note de bas de page 5 :

  Algirdas Julien Greimas & Jacques Fontanille, Sémiotique des passions, Paris, Les Editions du Seuil, 1991, pp. 111-187.

Note de bas de page 6 :

 Ibid., p. 117.

Note de bas de page 7 :

 Ibid., p. 127.

Dans la pratique, "sur le terrain", il est admis de distinguer entre le droit de formuler des hypothèses, l’"arbitraire" selon Hjelmslev3, et le devoir de les appliquer, l’"adéquation". Il est aisé de constater que l’exigence de nouveauté concerne l’"arbitraire" et ignore l’"adéquation". En effet, les analyses concrètes ne sont ni interrogées, ni révisées. Aussi, à titre personnel, avons-nous à trente-neuf ans de distance produit deux analyses du poème de Rimbaud : Bonne pensée du matin4.» C’est dans cet esprit que nous avons entrepris de relire les pages consacrées à l’avarice dans Sémiotique des passions5 en nous attachant à montrer d’une part qu’elles constituent un héritage, d’autre part qu’il est possible pour certains "détails" de formuler des "propositions nouvelles". L’analyse de l’avarice dans Sémiotique des passions repose, nous semble-t-il, sur trois traits : (i) l’imperfectivité, qui explique que le désir d’accumuler de l’avare ne connaisse pas de limite ; selon la formule ramassée, son désir est de l’ordre du "toujours plus". (ii) en vertu d’une nécessité de structure, son désir porte sur des biens non consommables. (iii) la valence directrice est la rétention : «L’avarice n’est donc pas la passion de celui qui possède ou cherche à posséder, mais la passion de celui qui fait entrave à la circulation et à la redistribution des biens dansune communauté donnée6Ces développements aboutissent à un premier carré sémiotique7 :

image

Note de bas de page 8 :

 Louis Hjelmslev, La catégorie des cas, Munich, G. W. Fink, 1972, pp. 112-113.

Comme les auteurs en conviennent, l’analyse des grandeurs porte sur «leurs propriétés syntaxiques». La composante morphologique n’est pas abordée. L’arithmétique, ou la comptabilité, n’est pas seule en cause. Les valeurs possèdent une forme que nous dirons figurale. Selon Hjelmslev, la structure la plus simple confronte un terme intensif qui concentre la signification à un terme extensif qui la diffuse8. Notre avare n’est-il pas un héros de la concentration ? Pour prendre la mesure de cette orientation, nous ferons appel au roman de Balzac, Eugénie Grandet, qui comporte des références historiques particulières et des localisations géographiques singulières, la ville de Saumur, mais ces références et ces localisations nous pouvons mentalement les suspendre. Ceci dit, le monde de l’avare est relativement simple : la seule complication qu’il connaisse est l’impératif du secret ; ainsi Grandet joue-t-il en permanence pour ses proches la comédie du dénuement. L’avarice se présente du point de vue figural comme un processus de concentration et du point de vue figuratif comme une rétention.

2. Les modes sémiotiques

Note de bas de page 9 :

 Cf. Claude Zilberberg, Des formes de vie aux valeurs, Paris, PUF, 2011, pp. 10-16 ; voir également Pour saluer l’événement, Nouveaux Actes Sémiotiques [ en ligne ]. Recherches sémiotiques. Disponible sur : <https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/1601>

Si elles sont validées, les catégories se changent en interrogations quand il s’agit d’aborder le texte. Dans les limites de cette étude, nos questions procèdent de deux systèmes de catégories : les modes sémiotiques et les styles syntaxiques. Nous distinguons pour l’instant trois modes sémiotiques9 : le mode d’efficience réglant la tension entre le parvenir et le survenir ; le mode d’existence réglant la tension entre la visée et la saisie ; enfin le mode de jonction réglant la tension entre l’implication et la concession. À ce questionnement implicite, l’analyse de l’avarice apporte les réponses suivantes :

mode d’efficience

le parvenir

mode d’existence

la visée

mode de jonction

l’implication

Eu égard au mode d’efficience, l’avarice opte pour le parvenir, c’est-à-dire pour la progressivité de la lenteur. Du point de vue figuratif, l’avarice est dans la dépendance du tempo retenu. Le taux d’intérêt, s’il est bas, a en effet pour corrélat la lenteur de l’accumulation. On sait que les crises financières, l’affaire Law au début du dix-huitième siècle par exemple, s’expliquent par l’ampleur de l’écart entre le tempo imaginaire de l’accumulation et son tempo effectif. Méconnaissant la différence structurelle entre l’événement et l’exercice, les agioteurs de la rue Quincampoix attribuaient à tort les valences intensives de l’événement à l’exercice. Le contexte recense les conditions qui, prévalant à une date donnée, font du taux d’intérêt en vigueur un syncrétisme résoluble de la tonicité et de la temporalité.

Pour le mode d’existence, l’avarice sélectionne la visée, le vouloir-avoir selon sa complexité syntagmatique : [gagner + épargner]. Ces deux vouloir, le vouloir-gagner et le vouloir-épargner, divergent du point de vue paradigmatique : le vouloir-gagner porte en priorité sur l’objet, le vouloir-épargner implique pour le sujet un renoncement volontaire aux "petits plaisirs de la vie". La saisie n’est pas totalement absente, mais elle est avant tout comptable : elle vérifie que la croissance du capital est bien conforme aux prévisions chiffrées, aux calculs de l’avare.

Note de bas de page 10 :

 Honoré de Balzac, Eugénie Grandet, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, p. 32.

Pour le mode de jonction, l’avarice "à la Balzac" sélectionne l’implication. Capitaliste rural, Grandet apparaît comme une figure exemplaire aux yeux des Saumurois. Le savoir-gagner dont il fait preuve est loin d’être simple ; il compose un savoir-produire, un savoir-spéculer et un savoir-saisir-l’occasion. La métaphore animale choisie par Balzac est révélatrice : «Financièrement parlant, monsieur Grandet tenait du tigre et du boa : il savait se coucher, se blottir, envisager longtemps sa proie, sauter dessus, puis il ouvrait la gueule de sa bourse, y engloutissait une charge d’écus, et se couchait tranquillement, comme le serpent qui digère, impassible, froid, méthodique10.» Mais ces procès bénéficiaires supposent une cohérence à défaut de laquelle les succès de Grandet apparaîtraient comme les effets d’un hasard heureux. L’expres­sion sémiotique de cette intrication consiste en ceci que le savoir-faire de Grandet suppose une actualisation suivie d’une réalisation réussie. La stabilité du micro-univers de Grandet est le répondant de la pertinence de ses décisions-implications.

3. Les styles syntaxiques

Nous distinguons à ce jour trois styles syntaxiques : la syntaxe intensive des augmentations et des diminutions, la syntaxe extensive des tris et des mélanges, la syntaxe jonctive des implications et des concessions.

3.1 La syntaxe intensive des augmentations et des diminutions.

Note de bas de page 11 :

 Pierre Fontanier, Les figures du discours, Paris, Flammarion, 1968, p. 123.

Note de bas de page 12 :

 Henri Michaux, Œuvres complètes, tome 3, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 2004, p. 594.

Cette syntaxe est conforme à la singularité de la syntaxe tensive laquelle projette une tension paradigmatique en quatre opérations syntaxiques. Soit l’opposition entre /augmenter/ et /diminuer/ : à la question : qu’est-ce que l’on augmente ? la syntaxe tensive répond : une augmentation ou une diminution. À la question : qu’est-ce que l’on diminue ? la syntaxe tensive répond : une augmentation ou une diminution. Le cas de Grandet peut être précisé sous ce rapport : le savoir-gagner requiert l’augmentation d’une augmentation et le savoir-épargner l’augmentation d’une diminution. La dynamique intensive inspire l’hyperbole dans l’approche de Fontanier : «L’Hyperbole augmente ou diminue les choses avec excès (…)11.» Elle inspire également la démarche obstinée de Michaux : «Ce qui compte n’est pas le repoussement, ou le sentiment générateur, mais le tonus. C’est pour en arriver là qu’on se dirige, conscient ou inconscient, vers un état au maximum d’élan, qui est le maximum d’être, maximum d’actualisation, dont le reste n’est que le combustible – ou l’occasion12

Note de bas de page 13 :

 Pierre Fontanier, Les figures du discours, Paris, Flammarion, 1968, p. 333.

Dans l’ouvrage de Fontanier, l’hyperbole est en concurrence manifeste avec la gradation laquelle «consiste à présenter une suite d’idées ou de sentiments dans un ordre tel que ce qui suit dise toujours ou un peu plus ou un peu moins que ce qui précède selon que la progression est ascendante ou descendante13.» Il semble que ces deux figures doivent être appréhendées comme des intersections, d’une part de la syntaxe intensive des augmentations et des diminutions, d’autre part du mode de jonction affirmant l’alternance entre l’implication doxale et la concession paradoxale :

rhétorique 

gradation

hyperbole

mode de jonction 

implication

Concession

syntaxe jonctive 

J’épargne parce que je ne suis pas riche.

Bien que déjà riche, j’épargne toujours.

La prise en charge de ces programmes élémentaires par les structures tensives se présente ainsi :

image

La connivence entre la dynamique propre au carré sémiotique et la tension entre la concentration et la diffusion au titre de catégories fondatrices permet de formuler un point de vue procurant à l’énonciataire la possibilité d’accéder à la littéralité de l’énoncé. L’espace tensif concordant a pour plan de l’expression les possibilités de la densité et pour plan du contenu les tensions inhérentes à la manifestation de l’affectivité, soit :

image

3.2 La syntaxe extensive des tris et des mélanges

Note de bas de page 14 :

 Honoré de Balzac, Eugénie Grandet, op. cit., p. 35.

À première vue, le cas de l’avare semble simple. Soumis au dilemme : valeur d’absolu ou valeur d’univers ? L’avare voit dans l’argent une valeur d’absolu exclusive et cumulative. Mais où les choses se compliquent, c’est lorsque la thésaurisation devient le mode de traitement pour des grandeurs que la doxa n’admet pas dans le champ de présence de l’avarice. C’est en ce sens que Balzac précise : «Il n’allait jamais chez personne, ne voulait ni recevoir ni donner à dîner ; il ne faisait jamais de bruit, et semblait économiser tout, même le mouvement14.». À l’opération de tri qui constitue l’argent comme valeur d’absolu succède une opération de mélange qui assimile le "mouvement" à l’or. À la limite, il n’est pas de grandeur qui ne soit aux yeux de l’avare capitalisable et cumulable.

L’adverbe "même" est ici précieux, car il indique que les trois syntaxes participent de la même direction de sens. Le Petit Robert le glose ainsi : l’adverbe "même" marque en français un "renchérissement, une gradation". Il concerne la syntaxe intensive laquelle traite des augmentations et des diminutions. Il concerne la syntaxe extensive des tris et des mélanges puisque toutes les grandeurs peuvent être pensées et vécues comme chrématologiques ; deux classes en principe distinctes sont mélangées.

Il concerne enfin la syntaxe jonctive des implications et des concessions ; la valence concessive immanente à l’adverbe "même" indique qu’un seuil a été franchi, qu’une partition a été surmontée.

image

La stratification de la syntaxe tensive résume les conditions en vertu desquelles une grandeur devient une forme de vie : la syntaxe intensive répond de la nécessaire tonalisation, de l’indispensable accentuation qui saisit-affecte le sujet ; la syntaxe extensive répond de la propagation, du rayonnement, du nombre ; enfin la syntaxe jonctive répond, elle, de l’homogénéité du champ de présence : homogénéité absolue si les opérations de tri sont prévalentes, homogénéité relative si les opérations de mélange sont autorisées.

3.3 La syntaxe jonctive des implications et des concessions

Note de bas de page 15 :

 Nous distinguons à la suite de Cassirer entre le "processus" et l’"activité" : «(…) on trouve à nouveau deux formes différentes d’organisation linguistique, selon que l’expression verbale est saisie comme expression d’un processus ou comme expression d’une activité, selon qu’elle est plongée dans le cours objectif des événements ou que le sujet agissant et son énergie sont mis en valeur et prennent une position centrale. » in Ernst Cassirer, La philosophie des formes symboliques, tome 1, Paris, Les Editions de Minuit, 1985, p. 238.

La syntaxe jonctive intéresse l’aspectualité tensive qui est distincte de l’aspectualité linguistique laquelle est avant tout verbale. Du point de vue tensif, l’analyse distingue du point de vue paradigmatique pour une activité15 entre le relèvement et le redoublement, et du point de vue syntagmatique admet que l’on passe par implication du relèvement au redoublement en alléguant qu’il faut assurément toujours terminer ce que l’on a commencé. Mais quid du redoublement ? Le point de vue tensif retient comme possibilité mais non comme nécessité qu’il puisse y avoir un au-delà du redoublement : le dépassement ; toutefois si l’on passe par implication du relèvement au redoublement, c’est par concession que l’on passe du redoublement au dépassement. :

relèvement

Redoublement

dépassement

implication

concession

affectivité médiocre

affectivité supérieure

Note de bas de page 16 :

 Pour ce terme, voir Claude Zilberberg, La structure tensive, Liège, Presses Universitaires de Liège, 2012, pp. 57-61.

Comme pour toutes les passions se pose le problème de la mesure de l’affect vécu, d’autant que cette mesure n’est pas une propriété de l’affect, mais sa définition même. Les formes extrêmes étant précisées, à savoir le /trop/ et le /trop peu/, comment se rendre d’une extrémité à l’autre ? Ce parcours fait appel à deux paradigmes : (i) un paradigme, une déclinaison des états alignant en ascendance l’/insuffisant/, le /juste/, le /suffisant/ et l’/excessif/ ; (ii) un paradigme des opérations élémentaires alignant le relèvement, puis le redoublement. La matrice16 de la composition de ces deux paradigmes se présente ainsi :

trop peu 

s1

insuffisant

s2

juste

s3

suffisant

trop

s4

excessif

sur-contraire
atone

sous-contraire
atone

sous-contraire
tonique

sur-contraire
tonique

Soit graphiquement :

image

4. Le théorème de La Bertellière 

Note de bas de page 17 :

 Honoré de Balzac, Eugénie Grandet, op. cit.,  p. 31.

Ces précautions prises mettent Balzac en mesure de formuler ce que nous aimerions appeler le "théorème de La Bertellière : «L’avarice de ces trois vieillards était si passionnée que depuis longtemps ils entassaient leur argent pour pouvoir le contempler secrètement. Le vieux monsieur La Bertellière appelait un placement une prodigalité, trouvant de plus gros intérêts dans l’aspect de l’or que dans les bénéfices de l’usure17.» En premier lieu, ce texte valide l’hypothèse de la dépendance structurale existant entre la tonalisation et la concession : selon la doxa, un "placement" vise normalement l’accroissement du capital, accroissement manifesté par l’application du taux d’intérêt courant en fonction de la durée. En second lieu, si la doxa objective l’opération, le "vieux monsieur La Bertellière" opère par contre une subjectivation : la tonalisation entre dans la dépendance de la gratifiante "contemplation secrète". Le paradigme des formes de vie relatives à la thésaurisation dans Eugénie Grandet se présente ainsi :

image

Note de bas de page 18 :

  Ibid., Eugénie Grandet, op. cit.  p. 32.

La contemplation a pour visée la réalisation d’une intimité, la substitution de l’inhérence à l’adhérence : la tension [intérieur vs extérieur] est récusée, virtualisée, tandis que la tension  [contact vs distance] est actualisée ; le voir devient la forme supérieure de l’avoir. Grandet occupe sur ce point une position moyenne : il confie à "monsieur des Grassins, le plus riche banquier de Saumur" le soin de placer seulement une partie de son argent, une autre partie étant réservée à la contemplation : «Il n’y avait dans Saumur personne qui ne fût persuadé que monsieur Grandet n’eût un trésor particulier, une cachette pleine de louis, et ne se donnât nuitamment les ineffables jouissances que procure la vue d’une grande masse d’or. Les avaricieux en avaient une sorte de certitude en voyant les yeux du bonhomme auxquels le métal jaune semblait avoir communiqué ses teintes18.» L’altérité classématique ordinaire est surmontée. Comme dans le sonnet Les Chats de Baudelaire qui se termine sur les vers :

Et des parcelles d’or, ainsi qu’un sable fin,
Etoilent vaguement leurs prunelles mystiques
.

La question est d’importance et concerne la pertinence de la démarche esthétique : les valeurs visuelles sont-elles transitives ou intransitives ? L’intransitivité est tautologique : les valeurs visuelles ne sont que visuelles. En revanche, si les valeurs visuelles sont tenues pour transitives et qu’elles actualisent une transcendance, il reste à identifier les grandeurs que ces valeurs visuelles appellent et attendent. À cette question délicate, la critique picturale a avancé la réponse suivante : les valeurs visuelles sont invitées à se retirer à l’avantage des valeurs dites tactiles : ainsi que l’indique Valéry dans un fragment des Cahiers, l’œil est une main :

Note de bas de page 19 :

 Paul Valéry, Cahiers, tome 2, Paris, Gallimard, p. 1301.

«Que faire de ce grand champ pur du haut – où le mouvement de l’œil ne trouve rien qu’une douceur libre ?
que faire de tous ces incidents de lumière et d’obscurité, de ces masses et de ces détails infinis suspendus, hérissés ?
– – De ces formes sur quoi la
main de l’œil passe et qu’elle éprouve, selon le rugueux, le poli, le nu, le poilu, le coupant, le mouillé et le sec ?
que faire ?
c’est-à-dire en quoi le changer ?
19»

Note de bas de page 20 :

 Bernard Berenson, Esthétique et histoire des arts visuels, Paris, Albin Michel, 1953, p. 81.

Note de bas de page 21 :

 Ibid.

Pour le grand critique Bernard Berenson, «Les valeurs tactiles inten­sifient la vie ; elles n’excitent pas simplement l’admiration ; elles donnent joie et satisfaction20.» L’attribution des valeurs tactiles à la forme est évidemment concessive : «(…) la forme est ce qui donne intensité de vie aux choses visibles. C’est un mot si universellement employé – et si mal employé – que je demande au lecteur de bien se souvenir de ceci : que dans ce livre (…) le mot "forme" signifie avant tout "valeurs tactiles", et que les deux expressions deviennent souvent synonymes21

Note de bas de page 22 :

 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Tel-Gallimard, 1983, pp. 245-246.

L’or ayant pénétré le corps même du sujet passionné, la perception inaugure une transformation du sujet. Les valeurs tactiles se retirent devant des valeurs intéroceptives, des valeurs thymiques ; avoir, c’est-à-dire être à, s’efface devant être  : «Le sujet de la sensation n’est ni un penseur qui note une qualité, ni un milieu inerte qui serait affecté ou modifié par elle, il est une puissance qui co-naît à un certain milieu d’existence ou se synchronise avec lui. (…) et la sensation est à la  lettre une communion22

On peut comparer cette déclinaison des valeurs esthétiques au modèle profondément concessif proposé par Pascal dans le texte sur les "trois ordres de grandeurs": l’"ordre des corps", l’"ordre des esprits" et l’"ordre de la charité" : l’ordre supérieur selon l’apparaître est inférieur selon l’être. L’"ordre des corps" est plus fort que l’"ordre des esprits", mais il est spirituellement inférieur ; l’"ordre des esprits" est plus fort que l’"ordre de la charité", mais il lui est spirituellement inférieur. De même, pour notre propos, les valeurs visuelles sont plus vives que les valeurs tactiles, mais elles leur sont existentiellement inférieures ; les valeurs tactiles sont plus nettes que les valeurs thymiques, mais elles leur sont existentiellement inférieures.

5. Le schéma existentiel de l’avarice

Note de bas de page 23 :

 Honoré de Balzac, Gobseck, Paris, Club français du livre, tome 6, 1966, p. 1002.

Note de bas de page 24 :

 Honoré de Balzac, La peau de chagrin, Paris, Club français du livre, tome 7, 1966, pp. 1336-1337.

Grandet est pour ainsi dire le jumeau de Gobseck et du vieil antiquaire de La peau de chagrin. Balzac présente en ces termes l’usurier Gobseck : «À l’imitation de Fontenelle, il économisait le mouvement vital, et concentrait tous les sentiments humains dans le moi. Aussi sa vie s’écoulait-elle sans faire plus de bruit que le sable d’une horloge antique23.» Quant au vieil antiquaire, il détaille en ces termes la configuration modale de la rétention salutaire : «L’homme s’épuise par deux actes instinctivement accomplis qui tarissent les sources de son existence. Deux verbes expriment toutes les formes que prennent ces deux causes de mort : vouloir et pouvoir. Entre ces deux termes de l’action humaine, il est une autre formule dont s’emparent les sages, et je lui dois le bonheur et ma longévité. vouloir nous brûle et pouvoir nous détruit ; mais savoir laisse notre faible organisation dans un perpétuel état de calme24

Le schéma existentiel de l’avarice selon Balzac a donc pour ressort la destruction et après catalyse l’auto-destruction. Ce schéma présuppose le cours de la vie au titre de terme antérieur et la concentration au titre de réparation :

programme

contre-programme

contre[contre-programme]

la vie

la destruction

la concentration

Note de bas de page 25 :

 Honoré de Balzac, Gobseck, op. cit., pp. 1336-1337.

Ce plan du contenu a pour plan de l’expression le rapport à l’or formulé par Gobseck : «Si vous aviez vécu autant que moi vous sauriez qu’il n’est qu’une seule chose matérielle dont la valeur soit assez certaine pour qu’un homme s’en occupe. Cette chose… c’est l’or. L’or représente toutes les forces humaines. . (…) Eh ! bien, l’or contient tout en germe et donne tout en réalité 25.» L’or est une grandeur particulièrement complexe puisqu’il est une valeur d’absolu en vertu de l’exclusivité qui le caractérise et en même temps il est une valeur d’univers puisqu’il résume la totalité des existants.

programme

contre-programme

contre[contre-programme]

le gain

la dépense

la thésaurisation de l’or

Note de bas de page 26 :

 Cf. Claude Zilberberg, Pour saluer l’événement, Nouveaux Actes Sémiotiques [ en ligne ]. Recherches sémiotiques. Disponible sur : <https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/1601>.

Note de bas de page 27 :

 Honoré de Balzac, Gobseck, op. cit., p. 1336.

Le discours autojustificateur de Gobseck fait appel à une distinction importante du point de vue tensif26. Il s’agit de la tension entre l’événement et l’exercice. Cette tension renvoie à l’autorité que le mode d’efficience exerce sur nos vécus et par conséquent sur nos discours ; le mode d’efficience estime que le vécu des sujets est dirigé par l’alternance entre le survenir et le parvenir, le survenir forme l’assiette d’une grandeur négligée : l’événement, tandis que le parvenir est manifesté par l’exercice. Comme l’indique Gobseck lui-même, l’existence ordinaire est du côté de l’exercice : «Soit que vous voyagiez, soit que vous restiez au coin de votre cheminée et de votre femme, il arrive toujours un âge auquel la vie n’est plus qu’une habitude exercée dans un certain milieu préféré. Le bonheur consiste alors dans l’exercice de nos facultés appliquées à des réalités27Le schéma assorti se présente ainsi :

programme

contre-programme

contre[contre-programme]

l
la tranquillité

l’événement

l’exercice

Toutefois la temporalité de l’événement est particulière, puisque l’antériorité de l’événement est formulée a posteriori, après-coup. Ce temps ante festum sur le papier est en réalité un temps post festum. Soudain, intempestif, imprévisible, l’événement est de l’ordre de la surprise. C’est l’une des raisons pour lesquelles le discours historique s’emploie à établir que les sujets auraient dû pressentir ce qui devait survenir. Mais l’événement ignore la visée et ne connaît que la saisie-saisissement. Ce temps particulier, nous le désignons faute de mieux comme le temps de la tranquillité que le cours des événements qualifiera bientôt d’aveuglement.

Pour interpréter les propos de nos deux avares, il convient de restituer sommairement le contexte. Le romantisme rejette le parvenir, la lenteur du parvenir et feint la virtualisation de la visée : «Je n’ai jamais rien désiré, j’ai tout attendu.»

Note de bas de page 28 :

 Algirdas Julien Greimas & Jacques Fontanille, Sémiotique des passions, op. cit., p. 140.

Le vieil antiquaire aborde la question de la temporalité en précisant : «(…) et je lui dois le bonheur et ma longévité.» Du point de vue tensif,  la tension prioritaire en matière de temps est la tension [bref vs long] ; par voie de conséquence, les opérations les plus simples consistent, selon le cas, à abréger ou à allonger les activités et les processus. Si la vitesse du survenir brouille les temps, la lenteur du parvenir restitue à la durée son progrès, son train, sa «longévité». Cette présence en sous-main du tempo est notée par les auteurs de Sémiotique des passions : «L’épargne naît d’une modulation ralentissante qui tempère un changement trop rapide et dessine une place individuelle transpa­rente et pénétrable ; (…) En revanche, la dissipation et la prodigalité supposent une accélération dispersive, qui menace le flux d’une autre manière, en empêchant la formation de toute place ; le flux n’a plus rien à traverser, il s’affole et s’annule28

programme

contre-programme

contre[contre-programme]

l
la durée

l‘abrègement

le calme, la longévité

Les analyses pénétrantes du vieil antiquaire, de Gobseck, de La Bertellière posent la question du désirable. Le programme, à savoir la visée du désirable, est sous le signe de la déception puisque les modalités réalisatrices, vouloir et pouvoir, sont «deux causes de mort». La solution préconisée consiste donc à s’en tenir à la seule actualisation.La démarche est à la fois commutative et concessive : commutative, puisque la modalité du savoir se substitue au couple vouloir/pouvoir ; concessive, puisque l’appropriation emprunte paradoxalement les voies du renoncement.

programme

contre-programme

contre[contre-programme]

le désirable

vouloir-pouvoir
la mort

savoir
la vie

Les valences de la vie et de la mort s’inscrivent ainsi dans l’espace tensif :

image

Le plan de l’expression de ce parcours modal a pour programme la jouissance, qui se heurte bientôt à un contre-programme qui est «un grand mystère de la vie humaine» : «L’homme s’épuise par deux actes instinctivement accomplis qui tarissent les sources de son existence.» Le contre [contre-programme] a une double portée : il disjoint de la jouissance et par convocation explicite de la concession conjoint au bonheur : «Rien d’excessif n’a froissé ni mon âme ni mon corps. Cependant j’ai vu le monde entier.» Le schéma correspondant se présente ainsi :

programme

contre-programme

contre[contre-programme]

la jouissance

l’épuisement

l’abstinence, le bonheur

Nous rassemblons en un seul tableau les diverses structures analysées :

 

sémiose

programme

contre-programme

contre[contre-programme]

dynamique
syntagmatique

plan du contenu

la vie

la destruction

la concentration

plan de l’expression

le gain

la dépense

la thésaurisation
de l’or

style sémiotique

plan du contenu

la tranquillité

l’événement

l’exercice

plan de l’expression

la durée

l’abrègement

le calme,
la longévité

isotopie modale

plan du contenu

le désirable

vouloir-pouvoir→
la mort

savoir →
la vie

plan de l’expression

la jouissance →
l’épuisement

l’abstinence →
le bonheur

6. Sublimation de l’or

Les positions axiologiques de Gobseck et du vieil antiquaire sont complémentaires : ce dernier se présente comme un adepte de la contemplation et du voyage dans le temps et dans l’espace : «Cependant j’ai vu le monde entier. Mes pieds ont foulé les plus hautes montagnes de l’Asie et de l’Amérique, j’ai appris tous les langages humains, et j’ai vécu sous tous les régimes. (…)» La valeur n’est pas confinée, confiée à une seule grandeur, mais distribuée aux occurrences entre toutes les grandeurs qui le méritent. En revanche, selon Gobseck, la valeur est concentrée dans l’or : «(…) l’or contient tout en germe, et donne tout en réalité .»

Le tableau ébauche le système de l’avarice dans la première moitié du 19ème siècle en Europe. Il procure deux lignes interprétatives : (i) "horizontalement" des identités programmatiques plutôt métonymiques ; la relation du contre-programme au programme est implicative, tandis que la relation du contre[contre-programme] est concessive. (ii) "verticalement" des identités diagrammatiques plutôt métaphoriques ; les grandeurs figurant dans une colonne sont en résonance plus ou moins flagrante les unes avec les autres.

Note de bas de page 29 :

 Honoré de Balzac, Gobseck, op. cit., p. 1337.

Par rapport à Sémiotique  des passions, et dans les limites de cette étude, l’analyse de Greimas et Fontanille met l’accent sur la négativité de l’avarice et prolonge la disqualification morale que les non-avares appliquent aux avares. Or il est aisé de constater que l’avare balzacien vit quasi-religieusement la positivité de l’or. La culture de l’or pallie le prosaïsme de l’existence et il semble bien que Gobseck formule l’alternance majeure de l’événement et de l’exercice quand il précise : «Le bonheur consiste ou en émotions fortes qui usent la vie, ou en occupations réglées qui en font une mécanique anglaise fonctionnant par temps réguliers29