Le papillon tête-de-Janus
à propos de Sémantique structurale, quarante ans après

Eric Landowski

https://doi.org/10.25965/as.1540

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Auteurs cités : Roland Barthes, Denis BERTRAND, Joseph COURTÉS, Jean-Marie FLOCH, Jacques FONTANILLE, Jacques GENINASCA, Algirdas J. GREIMAS, Eric LANDOWSKI, François RASTIER, Andrea Semprini, Félix THÜRLEMANN, Claude ZILBERBERG

Texte intégral

Note de bas de page 2 :

 A.J. Greimas, Sémantique structurale. Recherche de méthode, Paris, Larousse, 1966, 264 p. ; rééd. Paris, Presses Universitaires de France, 2002.

Sémantique structurale, le premier livre de Greimas, est depuis longtemps, en sémiotique, un classique, sorte de monument vénérable qu’on se contente le plus souvent de saluer de loin, plutôt qu’on ne le lit2. De fait, compte tenu des travaux ultérieurs de l’auteur et, plus largement, des développements que la discipline a connus après sa mort (survenue en 1992), y a-t-il encore vraiment lieu de lire ce texte réputé difficile et qui nous ramène plus de quarante ans en arrière ? A notre sens, oui, sans aucun doute, car les potentialités de la sémiotique issue de Greimas, aussi bien que les difficultés qui lui sont inhérentes, restent en grande partie, jusqu’aujourd’hui, liées aux principales options théoriques autour desquelles s’articule cet ouvrage fondateur : choix en faveur d’un modèle génératif, rabattement de la problématique de la signification sur une grammaire de la narrativité, place essentielle attribuée à la perception comme fondement de l’appréhension de la signification. Si Sémantique structurale reste pour nous un livre actuel, c’est parce qu’une fois posés ces principes de base, les aménagements, remaniements et prolongements de tous ordres qui ont suivi au fil du temps — qu’ils aient été le fait de Greimas lui-même, de ses collaborateurs ou de ses successeurs — nous semblent témoigner d’un processus de développement relativement cohérent où les prises de position nouvelles, loin d’invalider le projet initial, ont au contraire permis de l’enrichir et de le consolider.

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Note de bas de page 3 :

 Ou même cinq si on compte aussi le lexicologue, dont les dictionnaires de l’ancien et du moyen français ont fait date, et le chroniqueur, auteur de nombreuses contributions aux domaines littéraire et politique parues en langue lithuanienne, qui ont valu à Greimas sa renommée dans son pays d’origine mais qui, faute de traductions, nous restent pour la plupart étrangères.

Certes, cette mise en perspective traduit de notre part une certaine manière de comprendre notre discipline et d’en interpréter l’évolution. Les arguments ne manqueraient pas non plus si, en sens inverse, on voulait mettre l’accent sur les ruptures et les discontinuités, à commencer par celles qui ont marqué le parcours de notre auteur. Effectivement, de même qu’il y eut un jeune Wittgenstein et un Wittgenstein de la maturité ou, sur un terrain plus proche, deux Barthes, n’y a-t-il pas eu successivement aussi plus d’un Greimas ? Quitte à compter, il faudrait même, pour être généreux, en reconnaître au moins trois, comme on va le voir3. Et si on tenait à souligner les écarts qui les séparent plutôt que les points communs qui les unissent, la tâche ne serait pas très difficile. Accentuons donc délibérément les contrastes.

Avec Sémantique structurale, livre qui l’a tout de suite fait connaître et a même figé pour longtemps l’image du greimassisme, on a affaire à un épistémologue de la linguistique qui, visant la construction d’une « sémantique scientifique », n’estpeut-être pas encore, ou pas encore tout à fait sémioticien. Auteur à l’écriture austère, à la recherche d’une méthode (comme l’indique le sous-titre), il se consacre à une laborieuse mise au point de procédures de description du discours. Mais leur application, illustrée seulement dans le dernier chapitre (sur un texte de Bernanos), reste très en deçà des pratiques d’analyse proprement « sémiotiques » qui ne se préciseront qu’au cours de la décennie suivante, notamment avec le Maupassant (1976).

A l’autre extrême, vingt ans plus tard, avec son dernier livre, De l’Imperfection (1987), on découvre au contraire un essayiste au ton presque littéraire qui paraît se tourner du côté d’une herméneutique du texte et même d’une phénoménologie de l’expérience vécue. A tel point que divers commentateurs sont allés jusqu’à affirmer que l’auteur de ce petit volume plein de sensibilité, de charme et aussi d’incertitudes n’était déjà plus sémioticien et (sous-entendu) qu’il fallait bien qu’il ait cessé de l’être pour que son livre présente toutes ces qualités étant donné que par définition la sémiotique — du moins aux yeux de ses détracteurs — exclut la sensibilité, stérilise la créativité et aseptise la pensée.

Si on adopte ce point de vue, la partie proprement sémiotique de l’œuvre ne correspondrait donc qu’à une phase intermédiaire de la vie intellectuelle de l’auteur, après Sémantique structurale et avant De l’Imperfection — soit une période d’une quinzaine d’années (en gros de 1970 à 1983, dates de parution des deux volumes de Du sens), phase qui culmine avec la publication, en 1979, de Sémiotique, Dictionnaire raisonné de la théorie du langage.

Note de bas de page 4 :

 Cf. Fr. Rastier, Sémantique et recherches cognitives, Paris, Presses Universitaires de France, 1991.

Note de bas de page 5 :

 Cf. J. Fontanille et Cl. Zilberberg, Tension et signification, Liège, Mardaga, 1998.

Note de bas de page 6 :

 Cf. J.-M. Floch, Une lecture de « Tintin au Tibet », Paris, Presses Universitaires de France, 1997 ; J. Geninasca, La Parole littéraire, Paris, Presses Universitaires de France, 1997 ; E. Landowski, Passions sans nom, Paris, Presses Universitaires de France, 2004 ; id., Les interactions risquées, Nouveaux Actes Sémiotiques, 101-103, Limoges, Pulim, 2005.

Pour justifier cette présentation discontinuiste et quelque peu dramatisante, on peut aussi faire valoir qu’aux trois facettes successives d’un Greimas d’abord sémanticien, ensuite sémioticien, et finalement ni l’un ni l’autre — disons pour simplifier phénoménologue — correspondent aujourd’hui, parmi ceux qui s’inspirent de sa pensée, trois familles d’esprit bien différentes et même, dans une assez large mesure, rivales. La première regroupe une génération de chercheurs qui, restés fidèles à l’esprit de Sémantique structurale, se sont consacrés au développement d’une linguistique textuelle et d’une sémantique des cultures4. La deuxième continue jusqu’à maintenant de faire du Dictionnaire son principal ouvrage de référence, soit en prenant tels quels les modèles de la syntaxe narrative et modale qui en constituent le noyau et en les appliquant scrupuleusement — ce sont les tenants de la sémiotique dite standard —, soit en cherchant à les enrichir et à les systématiser, principalement dans le cadre de la sémiotique dite « tensive »5. La troisième, trouvant pour sa part son inspiration surtout dans De l’Imperfection, tente actuellement de promouvoir une sémiotique en prise sur l’expérience, capable d’intégrer la dimension sensible et aussi celle de l’aléa dans l’analyse des conditions de la production et de la saisie du sens6.

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Et pourtant, si différents soient-ils les uns des autres, ces trois moments ne font qu’un du point de vue du projet scientifique qui les sous-tend. Il y va de la manière dont on conçoit le changement sur le plan de la vie intellectuelle. A ce sujet, la comparaison avec Barthes, initialement très proche de Greimas, est instructive.

Chez Barthes (et lui-même n’a pas manqué d’y insister), les phases de la recherche se succèdent sur le mode de la rupture. Le post-structuraliste des dernières années, auteur du Plaisir du texte (1973) et des Fragments d’un discours amoureux (1977), n’est pas seulement un Barthes différent du sémiologue des années 60, il est presque son contraire. Le souci de méthode, la quête d’un métalangage, la visée systématisante — tout ce qui guidait l’entreprise quelque peu scientiste du premier Barthes, celui du Système de la mode (1967) ou des Eléments de sémiologie (1964) — est devenu caduc dix ans plus tard, pour le second. Et symétriquement, ce qui motive ce dernier — l’inconscient, le plaisir, l’« écriture » — n’avait aucune place dans la perspective initiale.

Rien de tel avec Greimas. Lui aussi, il diffère de lui-même dans le temps : il se transforme, il change, et le sens de son entreprise se renouvelle à mesure qu’elle se développe. Mais chez lui ces changements s’opèrent dans une relative continuité. Son « modèle transformationnel », notion qu’il avait élaborée pour analyser la manière dont les récits renouvellent le sens en général, n’est ni celui de la révolution politique ni celui de la conversion religieuse ou idéologique, ni même celui de la « coupure » épistémologique, à la Kuhn. Il évoque plutôt la métaphore du maturissement biologique ou de la métamorphose, c’est-à-dire un processus de changement où l’apparition de formes nouvelles n’invalide pas celles qui ont précédé mais en constituent plutôt un accomplissement. Le papillon a beau différer de la chrysalide, et plus encore de la larve, sa forme ultime ne contredit pas sa forme originelle : au contraire, elle en actualise positivement les potentialités. De même, s’il est vrai que ni De l’Imperfection ni même le Dictionnaire ne sont encore lisibles dans Sémantique structurale (même « entre les lignes »), ils présupposent néanmoins l’un et l’autre la « recherche de méthode » entreprise dans les années 60. Loin d’en exclure ou d’en renier aucun aspect, ils prolongent la plupart d’entre eux. Ainsi, ce sont les « réflexions sur les modèles actantiels » amorcées, à partir de Propp, dans les derniers chapitres du livre de 1966, puis approfondies et testées par de nombreuses analyses, qui aboutiront dix ans plus tard à une théorie de la narrativité en bonne et due forme. Et une vingtaine d’années plus tard, c’est le retour aux sources phénoménologiques invoquées au tout début de Sémantique structurale qui guidera la problématique esthétique du « dernier » Greimas.

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Une autre métaphore, utilisée celle-là par Greimas lui-même, éclaire la logique d’où l’œuvre, considérée globalement, tire sa cohérence. C’est la métaphore du « parcours génératif » de la signification. Selon ce modèle, dont on trouve une formulation détaillée dans le Dictionnaire, trois niveaux hiérarchiquement ordonnés entrent en jeu dans la production et la saisie du sens. Sur un premier plan, le sens se donne à saisir sous la forme d’une variété illimitée de figures perceptibles dont la mise en place relève de stratégies d’énonciation elles-mêmes très diversifiées. Cependant, les structures discursives ainsi caractérisées se trouvent placées sous la dépendance d’un niveau sous-jacent, quant à lui soumis à un nombre beaucoup plus réduit de régularités syntaxiques, d’ordre actantiel et modal, qui relèvent de la grammaire narrative : c’est le second palier du parcours génératif. Mais à son tour, ce niveau apparaît lui-même comme régi, en dernière instance, par un modèle constitutionnel plus élémentaire encore, et plus abstrait, constitué d’invariants relationnels de nature logico-sémantique : c’est le niveau des structures profondes.

Or, curieusement, on retrouve l’architecture même de ce modèle dans l’enchaînement chronologique des productions de l’auteur, à ceci près qu’au lieu d’aller du plus concret vers le plus abstrait, le parcours de recherche effectivement suivi par lui progressera en sens inverse. Tout d’abord, partant d’une interrogation d’ordre très général sur les conditions de notre saisie du mon­de en tant qu’univers de signification, Greimas met en place, dans Sémantique structurale, les fondements d’une analytique du sens et propose une première formulation de la « structure élémentaire de la signification ». Ensuite, descendant d’un palier, il en développe les implications sur le plan de ce qui sera bientôt reconnu comme le niveau « sémio-narratif » : c’est la phase de développement la plus longue et la plus féconde du projet d’ensemble, celle du Dictionnaire et des nombreuses publications qui l’accompagnent tout au long des années 70 et au début de la décennie suivante, les unes et les autres centrées sur les problèmes de l’actantialité et de la moda­lisation. Et finalement, à la faveur d’une réflexion qui portera sur les déterminations les plus concrètes de la signification « mise en discours » (sous forme verbale ou autre) et sur l’esthétique — réflexion inachevée mais dont De l’Imperfection permet de saisir l’orientation —, il rejoint le palier « discursif » où, à travers le jeu des figures et de leurs qualités plastiques et rythmiques, la signification s’incarne en tant que présence sensible — esthésique — pour des sujets vus comme les co-énonciateurs de l’objet de sens.

Tout se passe en somme comme si le modèle, en lui-même achronique, que Greimas avait conçu pour rendre compte de la génération du sens avait commandé aussi le déroulement temporel de sa vie intellectuelle, l’organisation paradigmatique de la pensée se projetant syntagmatiquement dans la succession des étapes d’une recherche guidée de bout en bout vers la même fin.

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Il en résulte que pour le lecteur d’aujourd’hui l’intérêt de Sémantique structurale n’est pas uniquement d’ordre historique. Ce livre ne témoigne pas d’un état passé, et désormais dépassé, d’une pensée qui se serait par la suite orientée dans d’autres directions. Il s’agit plutôt d’un ouvrage séminal qui conserve dans l’ensemble (sinon dans tous les détails) une valeur vivante et instigatrice.

Note de bas de page 7 :

 Au profit d’une terminologie plus accessible qui substituera le figuratif au « sémiologique » et le non figuratif (ou l’abstrait) au « sémantique ». Cf. A.J. Greimas et J. Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979, entrées « Sémiologique (niveau - ) » et « Sémantique (inventaire, niveau - ) ».

Cela tient pour une part importante au fait qu’on y trouve la première définition de nombreux concepts, par exemple ceux d’« isotopie », d’« actant », de « contrat », de « discours », qui allaient conserver jusqu’à maintenant une valeur opératoire, comme l’atteste l’utilisation qui en a été faite dans les travaux ultérieurs de l’auteur ou ceux de l’équipe constituée autour de lui. Pour « trier le bon grain de l’ivraie » parmi les éléments d’une théorie, rien ne vaut en effet sa mise en pratique. Si on se fie à ce critère, on constate que rares sont les propositions avancées dans Sémantique structurale qui ont par la suite été abandonnées. Mais la plupart d’entre elles ont dû être reformulées, à divers degrés. Certaines ont simplement été remaniées, comme le couple « adjuvant-opposant », bientôt redéfini en termes de déterminations modales. D’autres ont été systématisées, tel le modèle constitutionnel, qui prendra la forme du « carré sémiotique ». D’autres encore ont été entièrement repensées, comme l’opposition entre prédicats qualificatifs et fonctionnels, qui débouchera sur une des articulations essentielles de la grammaire narrative, à savoir la distinction entre énoncés d’état et énoncés de faire. Au rang des catégories devenues obsolètes, relevons la distinction entre les niveaux sémantique et sémiologique, disparition (ou en tout cas effacement7) qui entraînera en même temps celle de la lourde cohorte des sèmes et sémèmes, métasémèmes, classèmes et taxèmes, sèmes nucléaires, contextuels et autres, qui l’accompagnait. En revanche, certaines perspectives présentées comme accessoires connaîtront plus tard un développement considérable, au point, pour certaines, de passer progressivement au premier plan, telle en particulier la problématique de l’énonciation, ou celle de la figurativité.

Mais au-delà de ces éléments ponctuels, la pertinence durable de l’ouvrage tient surtout à deux ou trois options cruciales que Greimas effectue en vue d’articuler une problématique d’ensemble. En sont issues quantités de perspectives heuristiques précises et d’applications empiriques dans les domaines les plus divers, mais aussi une série de problèmes théoriques que nous sommes encore obligés de nous poser. Dans ces conditions, plutôt que de chercher à dresser un inventaire des « acquis » (au risque de figer un corps de doctrine là où Greimas ne prétendait lui-même voir au mieux qu’une théorie en construction), essayons de cerner les principales prises de position adoptées dans ce livre, celles dont résultent à la fois la fécondité de l’approche « greimassienne » et la plupart des difficultés qui lui sont inhérentes.

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En premier lieu, le choix même de la perspective générative — à laquelle on vient de voir combien l’œuvre, et même la vie de Greimas sont liées — fait partie de ces options à la fois fondamentales et problématiques. Elle s’exprime par un souci constant de situer tout élément pris en considération (que ce soit pour la construction de la théorie ou dans la pratique des analyses) à son juste niveau dans l’architecture hiérarchiquement ordonnée de la théorie générale de la signification. Par exemple, selon qu’on en reste au niveau que Greimas appelle dans Sémantique structurale le niveau « stylistique » (par la suite rebaptisé niveau discursif) ou qu’on passe sur le plan plus profond de la « syntaxe narrative de surface », le recours à la notion traditionnelle et assez vague de « personnage » fait place soit à l’analyse sémantique des figures « actorielles » mises en place par le discours, soit à celle, syntaxique, de positions « actantielles » plus abstraites, interdéfinissables en termes de compétences modales.

Méthodologiquement parlant, ces distinctions se révèlent de toute première utilité dans la conduite des analyses empiriques. De plus, elles rendent possible le développement de recherches pouvant librement privilégier l’examen de l’un quelconque des niveaux par rapport aux autres, sans que pour autant soit perdu le bénéfice d’un éclairage global fourni par l’insertion du niveau spécifiquement étudié à l’intérieur d’un modèle d’ensemble. Mais à côté de ces avantages pratiques, la conception hiérarchique et générative pose de difficiles problèmes d’ordre théorique.

Note de bas de page 8 :

 Voir sur ce point les considérations un peu désabusées de la préface au second volume du Dictionnaire de Greimas et Courtés (Paris, Hachette, 1986).

D’abord, la discussion reste ouverte en ce qui concerne la détermination du niveau exact auquel il convient de situer telle ou telle des composantes particulières de la signification. A mesure que les recherches évoluaient, une certaine tendance s’est manifestée, par exemple, à faire migrer la modalité et plus encore l’aspectualité du plus superficiel vers le plus profond. Il est vrai que les critères de ces remaniements semblent relever davantage de l’efficacité heuristique que de nécessités théoriques reconnues par tous8. Ensuite et surtout, alors que le modèle génératif postule, comme son nom le suggère, une relation de dépendance entre niveaux de profondeur censés s’« engendrer » les uns les autres en partant du plus profond, il faut reconnaître qu’aucune définition précise n’a pu être donnée des procédures de conversion censées permettre de rendre compte des passages d’un niveau au suivant.

Note de bas de page 9 :

 Cf. J. Geninasca, op. cit. ; id., « Et maintenant? » in E. Landowski (éd.), Lire Greimas, Limoges, Presses Universitaires de Limoges, 1997.

Note de bas de page 10 :

 Cf. par exemple, pour la sémiotique plastique, J.-M. Floch, Les formes de l’empreinte, Périgueux, Fanlac, 1986 ; id., Identités visuelles, Paris, Presses Universitaires de France, 1995 ; et en ce qui concerne la socio-sémiotique, E. Landowski, Présences de l’Autre, Paris, Presses Universitaires de France, 1997 ; A. Semprini (éd.), Lo sguardo sociosemiotico, Milan, Angeli, 2003.

C’est une des raisons pour lesquelles, à côté d’une sémiotique « standard » indéfectiblement attachée au dogme du parcours génératif, sont apparus plusieurs courants qui s’en sont émancipés. Tel est notamment le cas de la sémiotique modulaire, qui, contestant le primat du logico-sémantique, se concentre sur l’analyse des procédures d’instauration des « discours » à partir de ces objets matériels qu’on appelle les « textes »9. Et si on considère certaines des branches les plus productives de la discipline, telle la sémiotique plastique ou la socio-sémiotique, force est de constater qu’elles se développent en toute indifférence par rapport aux hypothétiques contraintes de la générativité10. En l’occurrence, l’idée d’une chaîne de déterminations qui lierait strictement entre elles les structures relevant de paliers de profondeur distincts n’apparaît ni comme un postulat nécessaire ni même comme une hypothèse de travail particulièrement féconde — ce qui n’empêche pas que, là comme partout ailleurs, les distinctions de niveaux restent en elles-mêmes une nécessité méthodologique primordiale.

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Autre choix décisif : l’option narrative. Ici de nouveau, tout part d’une intuition formulée dès Sémantique structurale, plus précisément dans le deuxième tiers du livre. Les cent premières pages viennent d’être consacrées à la mise en place des « unités minimales constitutives de la signification ». Greimas passe alors à une « nouvelle phase de la réflexion » : il s’agit de « considérer l’univers signifiant dans sa totalité pour tenter la mise en place de nouveaux concepts, coextensifs des articulations et des distinctions fondamentales de cet univers » (p. 102). Ce qui rend toutefois une telle tentative fort délicate, c’est le fait à première vue incontournable que l’« univers signifiant » en question constitue notre univers même, celui, comme dit Greimas, où nous sommes « définitivement enfermés » (p. 117). D’où une véritable aporie : étant entendu qu’une théorie sémantique ne peut se concevoir que comme une description d’ordre métalinguistique, hiérarchiquement distincte de son langage-objet, comment traiter sémantiquement d’un univers de signification qui, en tant que totalité, nous inclut et que nous ne pouvons donc en aucune manière appréhender du dehors ni, a fortiori, « de plus haut », comme le prescrit pourtant le préfixe même de méta-langage ?

« Le mieux qu’on puisse faire » face à ce donné englobant et indépassable, « c’est encore, répond Greimas, de prendre conscience de la vision du monde qui s’y trouve impliquée, à la fois comme signification et comme condition de cette signification » (p. 117, souligné par nous). En d’autres termes, puisque l’univers signifiant n’est pas objectivable en tant que tel, de l’extérieur, Greimas propose de l’analyser de l’« intérieur » en faisant apparaître ce qui « s’y trouve impliqué » : à savoir une certaine « vision du monde ». — Faut-il le souligner, cette « vision » ne consiste pas en une projection de contenus particuliers qui donneraient au monde perçu une coloration déterminée, romantique ou apocalyptique par exemple. C’est d’une grille de lecture à caractère structurel qu’il s’agit, d’un principe d’organisation de portée générale, en fonction duquel le monde s’organise à nos yeux — se laisse découper et articuler —, bref prend forme et par suite fait sens. Or la manière spécifique dont cette grille structure notre vision du réel et le fait apparaître devant nous comme un « univers signifiant » consiste, en son principe, dit Greimas, à faire du monde et de la vie un « petit spectacle » indéfiniment susceptible de se reproduire, à des « millions d’exemplaires » (p. 117). Sur cette scène du monde devenu langage (c’est-à-dire signifiant) ou mieux, devenu discours — car l’univers signifiant est un univers en mouvement (faute de quoi ce ne serait pas un spectacle mais tout au plus un tableau) —, « le contenu des actions change tout le temps, les acteurs varient, mais l’énoncé-spectacle reste le même » (p. 173).

On touche là un point essentiel, à partir duquel va se constituer ce que la sémiotique de Greimas offre de plus original, à savoir le rabattement de tout un pan de la problématique de la signification sur une théorie générale de la narrativité. L’invariant auquel renvoie la « vision » structurante dont il est ici question — l’élément qui restera « le même » sous la surface d’« énoncés-spectacles » toujours différents — n’est autre que la syntaxe interactantielle dont la grammaire narrative aura charge de dégager les unités — « un procès, quelques acteurs, une situation plus ou moins circonstanciée » (p. 117) — et d’expliciter les régularités de fonctionnement. Témoin de cette originalité, le terme étrange de « sémio-narratif ». Forgé seulement quelques années plus tard, très présent dans le Dictionnaire de 1979 ou, par exemple, dans le Maupassant, ce néologisme ne figure pas, à vrai dire, dans Sémantique structurale. Mais il désigne un niveau d’appréhension du sens qui s’y trouve clairement localisé et que Greimas appelle alors — d’une manière d’ailleurs tout aussi ambivalente, peut-être même obscure à première vue — le niveau d’une « syntaxe sémantique » (p. 117). Le caractère hybride de cette expression a pourtant sa raison d’être, et même une raison déterminante : c’est que ce qui est sémiotiquement pertinent, c’est-à-dire porteur de sens, ou, si on préfère, ce qui a valeur « sémantique », c’est précisément la syntaxe (actantielle, et non phrastique) qui articule la composante narrative des discours. Syntaxe sémantique ou sémio-narrativité, les deux expressions sont donc équivalentes. Elles renvoient l’une et l’autre à une problématique entièrement nouvelle non seulement par rapport aux approches sémantiques classiques mais même par rapport aux postulations initiales de ce « livre fondateur ». Le statut de la signification change en effet du tout au tout, ou du moins la problématique se complexifie et s’enrichit considérablement à partir du moment où, dépassant les approches de la signification conçues (comme dans la première partie) en termes de combinatoire entre des catégories formant système, on postule (comme dans la deuxième) qu’il y a lieu de chercher à rendre compte de l’émergence du sens à travers la manière dont les langages (verbaux ou autres) l’articulent « spectaculairement », c’est-à-dire narrativement.

Pour éviter un malentendu possible en raison du caractère insuffisamment univoque de la terminologie, soulignons que la théorie sémiotique de la narrativité n’est pas une théorie de la « narration », on en tout cas ne s’y réduit pas. Son objet ne se limite aucunement à la description des textes qui racontent des histoires, c’est-à-dire des « récits » stricto sensu, classe particulière de discours qui constitue par contre spécifiquement l’objet d’une approche différente quoique proche, à savoir l’approche « narratologique » développée par G. Genette. Beaucoup plus ambitieusement, il s’agit de dégager un ensemble de principes organisateurs de portée générale, destinés à permettre de rendre compte de la production et de la saisie du sens dans des discours quelconques : une recette de cuisine par exemple, un texte de loi ou une peinture non figurative ont beau (peut-être) ne rien raconter, les régularités sous-jacentes qui permettent de les décrire en tant qu’objets de sens n’en relèvent pas moins d’une syntaxe fondamentale que la grammaire « narrative » s’emploie précisément à explorer.

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Troisième et dernière option cruciale : celle qui consiste à rapporter l’émergence première de la signification à la perception. C’est peut-être la plus problématique — en tout cas, c’est celle dont les répercussions ne se feront sentir que le plus tardivement.

Proposant dans les toutes premières pages du livre « de considérer la perception comme le lieu non linguistique où se situe l’appréhension de la signification » (Sémantique structurale, p. 8), Greimas donne de la sémantique une définition qui a dû, à l’époque, surprendre plus d’un linguiste : « La sémantique, affirme-t-il, se reconnaît ouvertement comme une tentative de description du monde des qualités sensibles » (p. 9). Cependant, cette « reconnaissance » n’est encore que de pur principe. Faisant référence aux travaux de Merleau-Ponty (toujours p. 9), elle sert à donner un fondement à la distinction entre niveaux sémantique et sémiologique, les catégories abstraites dont se compose le premier s’opposant aux catégories figuratives, « isomorphes des qualités du monde sensible » (p. 65), qui articulent le second. Mais ces « qualités sensibles » ne font, en tant que telles, l’objet d’aucun repérage précis dans Sémantique structurale ni même, d’ailleurs, dans les ouvrages suivants. Il faudra attendre jusqu’aux années 80 pour que cette piste de recherche commence véritablement à être explorée.

Note de bas de page 11 :

 Voir notamment La figurativité, vol. I et 2, Actes Sémiotiques, 20, 1981 et 26, 1983 ; D. Bertrand, L’espace et le sens, Paris-Amsterdam, Hadès-Benjamins, 1985.

Entre temps, l’attention se sera durablement concentrée, comme on l’a vu, sur la composante narrative, au point que pendant une longue période tout s’est passé comme si la composante « sémiologique », c’est-à-dire discursive et plus précisément figurative, avait été considérée comme secondaire. Certes, il serait inexact de prétendre que la figurativité ait alors été ignorée ou négligée : toute une série de travaux prouvent le contraire11. Mais il y a pour le moins deux manières possibles d’en construire la problématique.

Note de bas de page 12 :

 Cf. J. Courtés, « Deux niveaux du discours : le thématique et le figuratif », Actes Sémiotiques-Documents, 29, 1981.

La première, en retrait par rapport à la proposition inaugurale de Sémantique structurale, consiste à penser la figurativité non pas à partir de l’hypothèse relative aux bases perceptives de la signification mais en partant au contraire d’un niveau de structuration conceptuel et abstrait, considéré comme premier, et fourni par la grammaire narrative. En termes techniques, le « figuratif » est alors placé sous la dépendance du « thématique », ce qui, en clair, veut dire que les « figures » reconnaissables à la surface des discours — décors, physionomies, marques du temps ou ancrages spatiaux — sont considérées comme servant tout au plus à donner un « habillage discursif » aux unités, aux agencements, aux programmes en quelque sorte désincarnés préalablement mis en forme (mais non « en discours ») par la syntaxe narrative. Bref, les indices figuratifs sont censés n’être là que pour concrétiser, en dernière instance, et en surface, des structures tenues pour plus profondes en les « temporalisant », en les « spatialisant », en les « actorialisant »12.

Note de bas de page 13 :

 Cf. F. Thürlemann, Paul Klee. Analyse sémiotique de trois peintures, Lausanne, L’âge d’homme, 1982 ; J.-M. Floch, « Figures, iconicité et plasticité », Actes Sémiotiques-Bulletin, 26, 1983 ; id., Petites mythologies de l’œil et de l’esprit. Pour une sémiotique plastique, Paris-Amsterdam, Hadès-Benjamins, 1985.

Au contraire, selon la conception de la figurativité « seconde manière », la figure sera pensée non plus comme dérivée de la structure mais comme trace du « monde extérieur » (selon l’expression initiale de Greimas). Loin de se limiter à représenter des structures de signification déjà articulées par les modèles grammaticaux présupposés, la figure, cette fois, impose immédiatement la présence du sens tel qu’il émane des articulations plastiques immanentes au monde sensible. Cette redéfinition ramène très exactement à l’idée de départ selon laquelle les qualités du monde sensible, organisées en « un ensemble de catégories et de systèmes sémiques situés et saisissables au niveau de la perception » (p. 64, souligné par nous), « représentent la face externe, la contribution du monde extérieur à la naissance du sens » (p. 65). Réapparition tardive et d’abord marginale — tardive parce que pour qu’elle soit admise il fallait s’émanciper de la dominance du narratif — marginale parce que c’est en dehors, et dans une certaine mesure à l’encontre du courant dominant concentré sur les études textuelles qu’elle devait s’imposer, grâce aux efforts du groupe minoritaire des « visualistes »13.

Note de bas de page 14 :

 A.J. Greimas, « Sémiotique figurative et sémiotique plastique », Actes sémiotiques-Documents, VI, 60, 1984 ; E. Landowski, « Po dvidesimties metu », Baltos lankos, 21, 2006.

Note de bas de page 15 :

 Cf. A.J. Greimas, « Conditions d’une sémiotique du monde naturel », Langages, 10, 1968 (rééd. in Du sens, op. cit., 1970).

Quoi qu’il en soit, c’est seulement en 1984 que Greimas consacre ce revirement, dans un article écrit précisément pour conforter les anticipations de cette minorité14. Est-ce à dire qu’entre temps il avait oublié son projet initial de faire de la sémantique une « description du monde des qualités sensibles » ? Qu’il avait implicitement renoncé à l’idée de « considérer la perception comme le lieu non linguistique où se situe l’appréhension de la signification » ? Certainement pas. Qu’il suffise à ce propos de rappeler que parallèlement à la construction du « sémio-narratif », Greimas ne cessa à aucun moment de stimuler le développement des sémiotiques directement liées à la perception du monde sensible (sémiotique visuelle, sémiotique de l’espace, sémiotique gestuelle) et plus généralement d’encourager la constitution d’une « sémiotique du monde naturel »15.

Témoigne de la même préoccupation, dans le Dictionnaire de 1979, cette formule dépourvue de toute ambiguïté : « les langues naturelles [...] catégorisent le monde extérieur, en procédant à son découpage. On aurait tort, cependant, d’adopter l’attitude extrême qui consiste à affirmer que le monde naturel est un “monde parlé” et qu’il n’existerait, en tant que signification, que par l’application, faite sur lui, des catégories linguistiques [...] le monde naturel est un langage figuratif, dont les figures — que nous retrouvons dans le plan du contenu des langues naturelles — sont faites des “qualités sensibles” du monde et agissent directement — sans médiation linguistique — sur l’homme » (p. 233-234, souligné par nous).

Quelles résistances aura-t-il donc fallu surmonter avant que cette problématique ne resurgisse enfin explicitement, à partir de De l’Imperfection ? Jusqu’à un certain point, ce sont bien deux styles d’interrogation sémiotique différents qui sont ici en jeu. D’un côté, une problématique de la signification qui trouve des schématisations adéquates dans les modèles narratifs parce qu’ils rendent intelligible l’articulation interne des discours ; de l’autre, une interrogation sur cette autre dimension du sens qui naît de ce qu’on appelle faute de mieux le rapport « sensible » au monde qui nous entoure. A cette interrogation, les modèles en question, quelle que soit leur pertinence à leur niveau, ne donnent pas et ne peuvent pas donner de réponse. Car ce qui fait sens selon cette seconde optique ne passe pas par la médiation de catégories linguistiques ou thématiques venant se superposer au monde perçu et l’articuler selon leur principes propres mais émane de qualités esthésiques immédiatement perceptibles qui « agissent directement sur l’homme » en fonction de leur organisation plastique et rythmique immanente.

Note de bas de page 16 :

 Voir par exemple les pistes de recherche proposées par F. Thürlemann à propos du mode de signification « physionomique » dans le second volume du Dictionnaire de Greimas et Courtés (1986, op. cit.).

A l’attention de ceux qui, fidèles à la première perspective, voient dans l’adoption de la seconde le risque de sortir du champ de pertinence sémiotique, il faut préciser que l’attention portée au sensible n’équivaut nullement à une fuite vers l’ineffable. Car les qualités perceptibles du monde naturel s’articulent elles-mêmes en un réseau de catégories sui generis dont il s’agit précisément d’explorer l’organisation. Parler de saisie directe ou immédiate n’équivaut donc nullement à une sorte de naturalisation du sens. Au contraire, le projet de rendre compte d’effets de sens d’ordre esthésique suppose le repérage et l’analyse des agencements structurels et dynamiques immanents aux réalités sémiotiques qu’on prend pour objets. Et s’il est question de la « contribution de monde extérieur à la naissance du sens », une telle formule n’équivaut nullement à un retour à l’idée d’une toute puissance du référent. A l’opposé, on part de l’idée que le « monde naturel » constitue en lui-même un langage — ou mieux, une sémiotique —, dont il s’agit justement de construire la grammaire, autrement dit de reconnaître les principes d’articulation sous la forme de traits élémentaires et de figures complexes (d’ordre plastique ou rythmique) chargées de sens16.

Note de bas de page 17 :

 Sur la saisie impressive, cf. J. Geninasca, « Le regard esthétique », La parole littéraire, op. cit. (ch. VI) ; sur le régime d’union et la notion sémiotique de contagion, cf. E. Landowski, « De la jonction à l’union », Passions sans nom, op. cit.

C’est dans cette optique que se développe aujourd’hui une sémiotique plastique dont les bases ont été constituées tout d’abord dans le domaine visuel mais dont l’extension en direction du musical, du tactile, de l’olfactif et plus généralement du synesthésique est en cours. Et c’est aussi à partir de là que s’esquisse un renouveau de la problématique générale grâce à la reconnaissance d’une pluralité de saisies de la signification ou de régimes de sens, parmi lesquels certains — saisie « impressive », régime « d’union » — se fondent sur un rapport de présence sensible, « contagieux », entre les sujets et les qualités immanentes du monde perçu17.

*

En fait, on le voit à partir de toutes ces distinctions et confrontations, le noyau du projet qui était à la base de Sémantique structurale ouvrait dès le départ la voie à différentes manières possibles de concevoir non seulement les objectifs mais aussi l’objet même de la recherche sémiotique — conceptions entre lesquelles le débat reste ouvert, aujourd’hui peut-être plus que jamais.

Note de bas de page 18 :

 « L’actualité du saussurisme (à l’occasion du 40e anniversaire de la publication du Cours de Linguistique générale) », Le français moderne, juillet 1956.

Projet d’une ambition extrême puisqu’il s’agissait au fond de construire, à peu près de toutes pièces et, qui plus est, pratiquement seul contre tous, une problématique à laquelle Greimas ne donne pas encore son nom mais qui est pourtant déjà la sémiotique, ou du moins (puisqu’on en distingue plusieurs) une sémiotique nouvelle, et profondément originale. Certes, le terrain n’était pas tout à fait vierge. D’un côté régnaient différentes sémantiques, plus vénérables les unes que les autres — sémantiques historique, logique, fonctionnaliste — mais dont, paradoxalement, les présupposés semblaient destinés à permettre d’éluder la question du sens plutôt que de la poser. D’un autre côté s’étaient heureusement manifestées des prises de position plus prometteuses, en linguistique (Hjelmslev, Jakobson) mais aussi en philosophie (Merleau-Ponty), en anthropologie (Lévi-Strauss) et dans le domaine des études littéraires (Barthes). Mais ces éléments, dont Greimas avait d’ailleurs déjà fait état dans un article prémonitoire datant de 195618, bien que tous issus de la même source, à savoir de la lecture du Cours de Saussure, étaient loin de constituer une pensée unifiée.

On imagine à peine la force d’intuition, l’audace intellectuelle, l’incroyable ténacité qui durent être nécessaires pour prendre l’initiative d’innover dans un tel contexte ! En fait, Greimas invente (ou réinvente) la sémiotique en se plaçant d’emblée sur un plan de généralité qui non seulement dépasse les limites de toutes les approches linguistiques mais qui fait fi aussi de toutes les distinctions disciplinaires alors en usage dans les sciences humaines. Contrairement à ce que suggère l’acception la plus répandue (et la plus étroite) du mot « sémantique », l’objet qu’il se donne ne sera pas le sens des mots. Le plan lexical sera immédiatement rejeté au profit du discours, et même, en réalité, au profit de quelque chose qui se situe bien au-delà.

Car au-delà des productions culturelles, pourtant vastes, que sont par exemple les discours de la littérature, du droit ou des mythologies, c’est en vérité d’un objet plus large encore, plus diffus, plus insaisissable qu’il s’agit : du « sens de la vie », ni plus ni moins ! Cette formule, fréquente dans la bouche de Greimas, on en trouve divers équivalents dans ses écrits. Ce dont il s’agit, nous est-il donné à entendre dès les premières pages de Sémantique structurale, c’est en effet de notre manière même d’être au monde, en tant que monde signifiant. « Le monde humain, nous paraît se définir essentiellement comme le monde de la signification. Le monde ne peut être dit “humain” que dans la mesure où il signifie quelque chose » (p. 5) : c’est sur les tenants et abou­tissants de la « signification » ainsi envisagée comme un phénomène « à caractère à la fois omni­présent et multiforme » que l’auteur « se met à réfléchir » (p. 8).

Mais en ce cas, où situer la sémiotique ? En tant que théorie visant à rendre compte du sens investi dans les discours ou même, plus largement, dans toutes sortes de manifestations et de pratiques culturelles, verbales ou non, elle se présente comme une discipline à visée empirique et descriptive, à mi-chemin entre linguistique et anthropologie, c’est-à-dire comme une approche parmi d’autres dans le cadre des sciences humaines. Par contre, si l’interrogation qui la sous-tend porte sur le « sens de la vie » — sur « la situation de l’homme […] assailli par les si­gnifications qui le sollicitent de partout […] du matin au soir et de l’âge prénatal à la mort » (p. 8) —, ne devient-elle pas plutôt une sorte de philosophie, voisine (ou doublon) de la phénoménologie ?

Chacune de ces options a ses partisans et il serait facile de radicaliser les divergences qui les opposent. Mais on peut aussi tenter de dépasser cette opposition. Car au-delà de l’élaboration de concepts opératoires, au-delà même des analyses qu’ils rendent possibles — instruments et résultats sans lesquels la discipline n’existerait même pas —, la sémiotique a aussi vocation à élucider la signification morale, les implications politiques, le potentiel esthétique, en un mot, la valeur existentielle des pratiques de construction de sens auxquelles nous recourons, par choix ou seulement par habitude, pour répondre à la diversité des situations et des expériences que nous vivons au jour le jour et leur donner du sens. Ce qui donne une raison d’être à un appareil théorique et méthodologique cohérent et puissant, c’est le fait qu’il puisse en fin de compte servir à éclairer autre chose que lui-même, et par exemple — pourquoi pas ? — la manière même dont le monde fait sens (ou non) pour le sémioticien qui y recourt.

Note de bas de page 19 :

 Cf. E. Landowski, « Le sémioticien et son double », in Lire Greimas, op. cit.

Certes, les analyses d’inspiration « greimassienne » portent le plus souvent sur des significations articulées dans des textes que l’analyste s’efforce par principe de regarder de l’extérieur et « à bonne distance ». Mais cette démarche objectivante n’exclut pas la possibilité d’une pratique sémiotique plus réflexive, menée par un sujet qui, tout en se voulant « sémioticien » des plus rigoureux, se reconnaisse néanmoins impliqué (esthétiquement, affectivement ou politiquement, par exemple) par cela même dont il voudrait rendre compte. En ce cas, tournée en partie vers le sujet analysant lui-même, l’analyse vise à rendre compte du sens non seulement comme sens attesté mais aussi en tant que sens éprouvé. C’est l’intuition initiale de Sémantique structurale, qui ne sera véritablement reprise et développée qu’avec De l’Imperfection, c’est-à-dire une fois mis en place l’appareil conceptuel et méthodologique nécessaire. A condition d’être conduite à l’aide d’instruments d’analyse garantissant une rigueur suffisante dans la description, la seconde démarche n’est sans doute pas en elle-même moins scientifique ou plus subjectiviste que la première. Et si les deux ne sont pas faciles à mener ensemble, si à certains égards elles vont même dans des directions divergentes, Greimas a été le premier à nous enseigner la nécessité d’accepter comme une donnée première de toute pratique la tension entre les contraires. Papillon, peut-être, mais comme Janus, regardant en même temps de deux côtés19.

En ce cas, le souci de construire une « science » de la signification n’exclut nullement l’idée d’une sémiotique quelque peu « philosophique », en tout cas en prise sur l’expérience vécue et en quête du « sens de la vie ». Au contraire, loin de l’exclure, elle la rend possible. Il y a donc encore de bonnes raisons de lire, ou de relire Sémantique structurale.