Pour saluer l’événement

Claude Zilberberg

https://doi.org/10.25965/as.1601

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : concession, implication, parvenir, saisie, survenir, visée

Auteurs cités : Hannah ARENDT, Ernst CASSIRER, René Descartes, Elie Faure, Michel FOUCAULT, Algirdas J. GREIMAS, Louis HJELMSLEV, François JULLIEN, André Malraux, Maurice MERLEAU-PONTY, Ferdinand de SAUSSURE, Baruch SPINOZA, Paul VALÉRY, Max Weber, Heinrich WÖLFFLIN

Plan

Texte intégral

– Chaque chose que tu vois est un événement et chaque idée, un événement, et toi-même qui te perçois par événements (et qui en es un à cet instant) tu es aussi capacité d’événements, – qui elle-même en est un..
P. Valéry

Partage de la véridiction

Note de bas de page 1 :

 Louis Hjelmslev, Le langage, Paris, Les Editions de Minuit, 1966, p. 27.

La problématique de la véridiction, telle qu’elle ressort de la présentation qui en est faite dans Sémiotique 1, est, pour reprendre une expression de Hjelmslev, un «résultat définitif1» mais susceptible d’être pris en charge par un «point de vue nouveau». Si nous considérons la structure minimale du dire : dire, c’est dire quelque chose à quelqu’un, les moments de cette structure reçoivent les dénominations commodes :

image

Note de bas de page 2 :

 Nous simplifions la problématique qui consiste pour l’énonciataire en une négociation serrée entre les satisfactions que reçoit sa curiosité et les efforts d’attention de plus en plus coûteux auxquels il consent.

Les modalités véridictoires ont privilégié la communication au détriment de la prédi­cation, comme le montre le choix des termes retenus pour qualifier les deixis : “secret” et “mensonge”. Nous aimerions brièvement nous attacher à cette grandeur : “quelque chose” en l’examinant du point de vue de la valeur : qu’est-ce qui mérite, qu’est-ce qui vaut la peine d’être dit – que ce dire s’adresse à autrui ou à soi-même ? quel est ce “quoi ?” qui au cœur du “quelque chose” appelle irrésistiblement le dire, le faire-savoir ? en vertu de quelles conditions suis-je porté à penser qu’autrui me saura gré en fin de compte de lui communiquer ce “quelque chose” en échange de ce quantum d’attention qu’il m’accorde2 ?

On le voit : nous sommes engagé dans une direction tout à fait contraire à celle qui sous-tend les modalités véridictoires : ces dernières sont conformes à une rhétorique de la rétention pour laquelle la préservation du secret par le recours au mensonge est la règle, tandis que notre problématique est celle, exactement inverse, de la divulgation. “Divulguer” étant défini par le dictionnaire comme “porter à la connaissance du public”, nous sommes reconduit vers la structure tensive canonique qui voit dans le contenu l’intersection de l’intensité et de l’extensité. Dans le cas d’une sémiotique de la rétention, la conservation de l’intensité, ici celle du secret, exige sa concentration dans la mesure où sa divulgation est pensée comme dispersion et déperdition ; la divulgation est pour ce cas négatrice :

image

Mais si la pertinence, ou ce qui revient au même : l’accentuation, se déporte de l’inten­sité vers l’extensité, en un mot si la divulgation devient “bonne”, nous assistons à un renversement de la valeur : la divulgation du contenu précieux est signifiée et approuvée comme partage altruiste, empathique, tandis que la confiscation du secret est maintenant moralisée et réprouvée ; soit la structure suivante :

image

Note de bas de page 3 :

 Nous adhérons à la définition du style proposée par Merleau-Ponty dans La prose du monde : «Le style est ce qui rend possible toute signification.», (Paris, Tel-Gallimard, 1999, p. 81), mais nous nous permettons de compléter la thèse de Merleau-Ponty par l’enseignement de Wölfflin : les styles vont au moins par deux.

Ainsi, en rabattant la structure tensive sur la structure élémentaire du dire, nous accédons aux styles3 énonciatifs de la rétention et de la divulgation : selon le style rétensif, c’est l’intensité, plus exactement l’évitement de sa décadence, qui est pertinente, tandis que pour le style divulgant, c’est l’extensité, dont l’élargissement est favorisé à l’heure actuelle par l’instan­tanéité et la gratuité de l’information, qui détient l’«accent de sens».

De l’événement au mode

Nous aimerions maintenant, à côté du concept de modalité, qui a fait ses preuves, non pas introduire, mais étendre la notion de mode, qui a cours en linguistique et en sémiotique : en linguistique avec les modes du verbe ; en sémiotique avec la problématique des modes d’existence inaugurée par Saussure et étendue par Greimas. La définition du “mode de…” par le Micro-Robert des écoliers : “forme particulière sous laquelle se présente un fait, s’ac­complit une action” réunit ou confond les deux aspects. Bref, il s’agit de répondre à la question : du point de vue sémiotique, de quoi un fait est-il fait ?

Avant d’engager l’analyse, nous tenons à souligner que le fait a pour corrélat intense l’événement, ou qui revient au même : que le fait est l’aboutissant de l’affaiblissement des valences paroxystiques de tempo et de tonicité qui sont les marques de l’événement. Autrement dit, l’événement est le corrélat hyperbolique du fait, de même que le fait s’inscrit comme le diminutif de l’événement. Ce dernier est rare, d’autant plus rare qu’il importe : celui qui affirme son importance insigne du point de vue intensif affirme explicitement ou tacitement son unicité du point de vue extensif, tandis que le fait est nombreux. Tout se passe comme si la transition, le “chemin” menant de l’événement au fait se présentait comme une division de la charge thymique que tout événement chiffre. Pour mesurer la dépendance de nos discours à l’égard des événements et des faits, il suffit d’imaginer, d’entrevoir un instant la désolation, l’ennui définitif d’un monde que les événements et les faits auraient déserté. Pascal et Baudelaire sont sur ce point indépassables. À l’heure où l’astrophysique se recentre sur l’histoire du cosmos et sur l’événement qui le fonde, à l’heure où, toutes isotopies confondues, la nouveauté devient la valeur à servir et à desservir, on comprendrait mal que la sémiotique continue à faire comme si l’événement n’existait pas.

Nous introduisons le concept de mode dans le but et l’espoir de démêler autant que faire se peut, de résoudre ce syncrétisme existentiel, ce précipité de sens que constitue tant collectivement qu’individuellement l’événement. Sous bénéfice d’inventaire, nous dis­tinguons trois sortes de modes : les modes d’efficience, les modes d’existence et les modes de jonction, dont il nous faut produire au moins une esquisse.

Les modes d’efficience

Note de bas de page 4 :

 Ernst Cassirer, La philosophie des formes symboliques, tome 3, Paris, Les Editions de Minuit, 1988, p. 90.

Note de bas de page 5 :

 Selon Saussure : «La langue est pour ainsi dire une algèbre qui n’aurait que des termes complexes.» in Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1962, p. 168.

Note de bas de page 6 :

 Selon Hjelmslev : «Il ne faut donc attendre de cette procédure déductive ni une sémantique ni une phonétique mais, tant pour l’expression de la langue que pour son contenu, une “algèbre linguistique” qui constitue la base formelle pour le rattachement des déductions de substance non linguistique.» in Prolégomènes à une théorie du langage, Paris, Les Editions de Minuit, 1971, pp. 123-124.

Note de bas de page 7 :

 F. de Saussure, Cours de linguistique générale, op. cit., p. 169.

Note de bas de page 8 :

 E. Cassirer, La philosophie des formes symboliques, tome 3, op. cit., p. 89.

Le contenu et la dénomination sont empruntés à l’œuvre de Cassirer et plus étroitement à la problématique – centrale dans son esprit – du «phénomène d’expression». Dans le troi­sième tome de La philosophie des formes symboliques, nous lisons : «Car toute réalité effective que nous saisissons est moins, dans sa forme primitive, celle d’un monde précis de choses, érigé en face de nous, que la certitude d’une efficience vivante éprouvée par nous4.» Si nous prenons au sérieux cette approche, c’est-à-dire si nous la recevons comme directrice et poïetique pour la compréhension de la pensée mythique, elle nous conduit à récuser la tentation algébriste préconisée, pour des raisons distinctes, par Saussure5 et Hjelmslev6. Pour ce qui regarde la terminologie, nous admettrons que grosso modo le «phénomène d’ex­pression».pour Cassirer et la «substance du contenu» pour Hjelmslev portent sur les mêmes grandeurs : celles que l’on réfère communément à l’affectivité. Bien que ces deux maîtres soient, sauf erreur ou ignorance de notre part, restés étrangers l’un à l’autre, ils ont l’un et l’autre abordé la même question : celle de la préséance à observer entre la forme et la substance. Hjelmslev sur ce point est le continuateur de Saussure quand ce denier affirme : «Autrement dit, la langue est une forme et non une substance7.» L’affectivité, pour ce qui regarde le plan du contenu, se trouve donc expulsée, puis réintroduite, mais précisément Cassirer conteste la légitimité de ce double geste : «Une certaine théorie psychologie méconnaît les purs phénomènes d’expression quand elle les fait naître d’un acte secondaire d’interprétation en les expliquant comme des produits de l’“empathie”. Le défaut capital de cette théorie et son prôton pseudos consiste à renverser l’ordre des données phénoménales. Elle doit au préalable ôter la vie à la perception, la convertir en un complexe de simples contenus de l’impression sensible pour ensuite ranimer ce “matériau” mort de la sensation grâce à l’acte de pénétration affective. Mais la vie qui lui échoit ainsi en partage reste en dernière analyse l’œuvre de l’illusion psychologique8.» Pour cette même raison, nous avons formulé la tensivité comme une «détermination» dont l’intensité subjectale est la constante et l’extensité la variable.

Note de bas de page 9 :

 Le TLF rappelle que le terme d’“affection” faisait partie au dix-neuvième siècle du vocabulaire de la géométrie et désignait la “modification, la propriété d’une ligne, d’une figure, l’affection d’une courbe”.

Par ce terme d’«efficience», Cassirer désigne donc l’assertion par le sujet d’une affection9. Afin de disposer d’un métalangage opératoire et adéquat, nous admettrons que le mode d’efficience désigne la manière dont une grandeur s’installe dans le champ de pré­sence : si ce processus est effectué à la demande, selon le vœu du sujet, dans ce cas nous retiendrons la modalité du parvenir ; si la grandeur surgit contre toute attente, en déniant ex abrupto les anticipations raisonnées, les calculs minutieux du sujet, nous retiendrons la modalité du survenir. Du point de vue paradigmatique, le mode d’efficience est structuré par la distension du parvenir et du survenir.

Note de bas de page 10 :

 René Descartes, Les passions de l’âme, Paris, Vrin, 1991, pp. 108-109.

Note de bas de page 11 :

 E. Cassirer, La philosophie des formes symboliques, tome 2, Paris, Les Editions de Minuit, 1986, p. 104.

Note de bas de page 12 :

 E. Cassirer, Ibidem.

Cette mise en place sommaire appelle quatre remarques : (i) la prégnance du survenir est sans doute aussi vieille que le monde, puisque la philosophie a reconnu et reconnaît dans l’étonnement, dans le thaumazein des Grecs le cœur de nos affects et de nos pensées ; cette prééminence a été reconduite par Descartes dans son analyse intacte de l’admiration : «Lors que la première rencontre de quelque objet nous surprent, & que nous le jugeons estre nouveau, ou fort différent de ce que nous connoissions auparavant, ou bien de ce que nous supposions qu’il devait estre, cela fait que nous l’admirons & et sommes estonnez. Et pour ce que cela peut arriver avant que nous connoissions aucunement si cet objet nous est convenable, ou s’il ne l’est pas, il me semble que l’Admiration est la première de toutes les passions10.» (ii) en soutenant que cette prégnance de la survenue était aussi vieille que le monde, nous entendons marquer que le divin est inséparable dans un grand nombre de sociétés d’un surgissement, d’une épiphanie : «On rapporte en particulier que l’expression de manitou est employée partout où la repré­sentation et l’imagination sont excitées par quelque chose de nouveau et d’extraordinaire : si, pendant la pêche, on attrape une espèce encore inconnue de poissons, celle-ci fait naître aussitôt l’expression de manitou11La modalité du survenir aurait donc partie liée avec l’exclamation, que nous considérons comme le pivot de la structure phrastique, mais c’est peut-être encore trop dire : selon Cassirer, la pertinence doit être allouée non pas à l’exclamation, mais rendue à l’interjection : «Les expressions de wakan et de wakanda chez les Sioux semblent ainsi remonter étymologiquement à des interjections traduisant l’étonnement12.» L’événement est donc cette grandeur étrange, pour ainsi dire extra-paradigmatique, ou plutôt cette grandeur se manifeste d’abord sur le plan syntagmatique par un devancement et attend, de ce fait même, son identité paradigmatique ; la formule de l’événement composerait ainsi un devancement syntagmatique et un retardement paradigmatique ; l’événement défait l’ajustement syntonique ordinaire du syntagmatique et du paradigmatique (iii) du point de vue figural, le survenir et le parvenir sont des régimes de valences dirigés par le tempo :

image

Note de bas de page 13 :

 «Différence terme incommode, parce que cela admet des degrés» (Fragment 19), cité par H. Parret, Réflexions saussuriennes sur le temps et le moi. Les ma­nuscrits de la Houghton Library à Harvard, in Cahiers Ferdinand de Saussure, 1995-96, p. 46.

Les grandeurs retenues sont d’abord quantitatives, mais nous adhérons à l’hypothèse selon laquelle les différences qualitatives chiffrent des différences quantitatives en mobilisant deux arguments : le premier stipule que la gradualité, à laquelle Saussure était, semble-t-il, attaché13, reste hors de portée si les grandeurs ne sont pas posées mentalement comme divisibles ; en second lieu, sans cette même divisibilité, la syntaxe serait condamnée au “tout ou rien”, condamnée à méconnaître les vertus, autrefois jugées supérieures, de la nuance et de la lenteur ; pour la sémiotique greimassienne, cette carence figurale a été suppléée par l’aspec­tualité, c’est-à-dire une donnée figurative. Si nous revenons à notre diagramme, les deux tensions retenues : [soudaineté vs progressivité] et [brièveté vs longévité] s’ajustent l’une à l’autre par des augmentations et des diminutions corrélées. Mais, quels que soient ses mérites, le diagramme laisse échapper une donnée sémiotique capitale : la caractéristique. Un dia­gramme n’étant jamais que la projection d’une analyse et de son aboutissant : le couplage d’au moins deux définitions, nous partirons de notre analyse, puis nous nous efforcerons de généraliser.

Dans les Cahiers, Valéry, tourmenté par les secrets du temps, note :

Note de bas de page 14 :

 Paul Valéry, Cahiers, tome 1, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1973, p. 1329.

«Le temps long se fait sentir pendant..
Le temps court ne se fait sentir qu’
après14

La distension paradigmatique ou morphologique : [long vs bref] reste en un sens incomplète, si elle ne comprend pas aussi un repérage syntagmatique : [simultané vs postérieur]. La lecture des Cahiers montre vite que pour la première phrase Valéry a en tête un processus dont le sujet est l’agent, tandis que pour la seconde il se réfère à la surprise, si bien que l’extension temporelle est celle de l’agir et de la patience que l’agir raisonné suppose, et la brièveté celle du subir que l’inattendu brusque impose au sujet. Nous entendons par caractéristique la jonction, la connivence singularisante de la paradigmatique et de la syntagmatique : la caractéristique elle-même est donc à l’intersection de la morphologie et de la syntaxe, intersection qui est une préoccupation permanente de la réflexion hjelmslevienne :

Note de bas de page 15 :

L. Hjelmslev, La notion de rection, in Essais linguistiques, Paris, Les Éditions de Minuit, 1971, p. 153.

«Le syntagmatique et le paradig­matique se conditionnent constamment. (…) on est forcé d’introduire des considérations manifestement “syntaxiques” en “morphologie” – en y introduisant par exemple les caté­gories de la préposition et de la conjonction dont la seule raison d’être est dans le syntagmatique – et de caser dans la “syntaxe“ des faits pleinement “morphologiques” – en réservant forcément à la “syntaxe” la définition de presque toutes les formes que l’on prétend avoir reconnues en “morphologie”.»15

Note de bas de page 16 :

 Baruch Spinoza, « Lettre à Schuller », in Œuvres, Paris, Garnier-Flammarion, 1955, tome 4, pp. 303-304.

Note de bas de page 17 :

 Gaston Bachelard, La dialectique de la durée, Paris, P.U.F., 1993, p. VI.

Note de bas de page 18 :

 Charles Baudelaire, Exposition universelle de 1855, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1954, p. 691.

Enfin, et ce sera notre quatrième et dernière remarque, afin de rendre compte de la complexité que les discours nous proposent, nous devons introduire une distinction sup­plémentaire entre modes d’efficience directeurs et modes secondaires, ou associés. Le survenir et le parvenir s’inscrivent maintenant comme modes directeurs. Le parvenir est associé à deux modes secondaires : (i) le subvenir qui, après virtualisation de son classème, prend le relais du parvenir quand le sujet opérateur n’atteint pas le résultat qu’il s’était fixé ; le provenir prend la place du parvenir quand le processus a pour agent supposé un sujet non-humain : une des dimensions de la réflexion de Spinoza concerne justement la mutation-commutation du parvenir anthropomorphe en provenir : «Telle est cette liberté humaine que tous se vantent de posséder et qui consiste en cela seul que les hommes ont conscience de leurs appétits et ignorent les causes qui les déterminent16.» Le paradigme propre à ce mode d’efficience est dans la dépendance des vicissitudes paradigmatiques et syntagmatiques affectant l’identité et l’efficacité du sujet opérateur. (ii) de son côté, le survenir se présente la plupart du temps comme la dénégation du prévenir dans son acception générique : “III. 2° Empêcher par ses précautions (un mal, un abus). Absolt. Mieux vaut prévenir que guérir.” Dans La dialectique de la durée, Bachelard croit devoir définir le sujet en ces termes : «La conscience pure nous apparaîtracomme une puissance d’attente et deguet17.», mais le spectacle du monde montre que si cette définition est motivée, c’est parce que le sujet, et sans doute le vivant en général, est cet être qui toujours peut être surpris, pris au dépourvu et que si nous recherchons l’objet nécessaire des verbes “attendre” et “guetter” retenus par Bachelard, nous n’en trouvons qu’un : l’inattendu, au point que Greimas lui-même a dû intituler, comme par déférence à l’égard de la gravité du survenir, le dernier chapitre de De l’imperfection : L’attente de l’inattendu. Enfin, la complémentarité antagoniste du parvenir et du survenir semble, selon une mesure qui reste bien difficile à mesurer, au principe des grands styles esthétiques, puisque le style classique dans la description de Wölfflin est du côté du parvenir, tandis que le style baroque, centré sur l’apparaître et l’accélération, informe le survenir. À cet égard, l’art moderne a donné largement raison à Baudelaire quand ce dernier annonçait dans le texte intitulé Exposition universelle de 1855 l’avènement du «Bizarre» : «Le Beau est toujours bizarre. (…) Je dis qu’il contient toujours un peu de bizarrerie, de bizarrerie naïve, non voulue, inconsciente, et que c’est cette bizarrerie qui le fait être particulièrement le Beau. C’est son immatriculation, sa caractéristique18.» Sous ces conditions, si chaque art est bien, à partir des contraintes et des ressources du plan de l’expression qu’il retient, une «déformation cohérente», la totalité virtuelle des arts – dont les ouvrages d’E. Faure et d’A. Malraux donnent une idée – constitue une mimésis, de même que la totalité des langues, par elles-mêmes “subjectives”, constituait pour Humboldt notre objectivité.

Les modes d’existence

Note de bas de page 19 :

 F. de Saussure, Cours de linguistique générale, idem., p. 171.

Note de bas de page 20 :

 A.J. Greimas & J. Courtés, Sémiotique 1 – dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979, pp. 9-10.

Note de bas de page 21 :

 .J. Greimas & J. Fontanillle, Sémiotique des passions, Paris, Les Editions du Seuil, 1991.

Note de bas de page 22 :

 Jacques Fontanille & Claude Zilberberg, Tension et signification, Liège, P. Mardaga, 1998 ; Cl. Zilberberg, Essai de description figurale des états subjectifs, in Pierre Ouellet, Action, passion, cognition d’après A.J. Greimas, Québec, Nuit Blanche Editeur/Pulim, 1997, pp. 65-76.

Nous serons plus bref à propos des modes d’existence dans la mesure où cette catégorie est un des acquis de la linguistique et de la sémiotique. Cette catégorie a pour germe la dualité [virtuel vs réel] affirmée par Saussure dans le cinquième chapitre du Cours de linguistique générale relatif à la différence entre les rapports paradigmatiques et les rapports syntag­matiques : «Le rapport syntagmatique est inpraesentia ; il repose sur deux ou plusieurs termes également présents dans une série effective. Au contraire le rapport associatif unit des termes in absentia dans une série mnémonique virtuelle19.» Fort opportunément, Sémiotique 1 introduit un terme complexe qui est à la fois in praesentia et in absentia : le terme «actualisé20» lequel caractérise au plan figural la disjonction entre le sujet et l’objet de valeur, au plan figuratif la privation d’un bien. Nous sommes certes en présence d’une triade, mais composite, puisque la virtualité intéresse le système, l’actualisation et la réalisation le procès, la première le procès narratif, la seconde le procès linguistique. Par la suite, ce nombre devait dans Sémiotique des passions21 être porté à cinq, puisque l’ouvrage ajoutait aux trois déjà acquis : la virtualisation et la potentialisation. En principe, ces cinq opérations devaient permettre de décrire la circulation, l’entrée, la sortie, le retour des grandeurs au sein du champ de présence, mais cet objectif ne fut pas atteint tout de suite pour, nous semble-t-il, deux raisons : il fallut du temps pour comprendre que la virtualité et la virtualisation, malgré leur radical commun, n’avaient rien à voir l’une avec l’autre ; il fallut du temps pour clarifier les relations de présupposition et discerner les protocoles suivis dans les discours22.

Dans les limites étroites de ce travail, nous contenterons de justifier la distinction entre modes directeurs et modes associés. La paire directrice est constituée par l’alternance entre la visée et la saisie. La visée, que le Micro-Robert définit en ces termes : “Avoir en vue, s’efforcer d’atteindre (un résultat). Il visait ce poste depuis longtemps.”, sous-tend le mode d’efficience du parvenir grâce au trait immanent /effort/ ; la visée s’inscrit comme médiation entre l’actualisation et la réalisation. Le cas de la saisie est différent de celui de la visée : elle désigne l’état du sujet d’état “en proie” au survenir, à l’«admiration» cartésienne, en un mot l’état du sujet d’abord étonné, impressionné, puis désormais marqué par ce “ce qui lui est arrivé”, état qui correspond à la potentialisation, à la formation de ce mystère : le souvenir ; la saisie forme ainsi une “bonne” transition entre le survenir et la potentialisation.

Le jeu des modes d’existence, qui apparaît dans la dépendance des modes d’efficience, appelle deux remarques . En premier lieu, il nous fait assister à un processus intrigant : l’émergence, dans l’“océan” de la durée, d’un “commencement”, d’une nouveauté :

Note de bas de page 23 :

 P. Valéry, Cahiers, tome 1, idem, p. 1235.

«Ce qui n[ou]s frappe, persiste et se projette sur les choses suivantes. L’intense a donc une qualité propre – qui est de persister au-delà de la durée de sa cause23

Cette persistance est au principe de la continuité du sujet d’état.

Note de bas de page 24 :

 E. Cassirer, La philosophie des formes symboliques, tome 3, idem., pp. 91-92.

En second lieu, les modes d’existence étant solidaires de l’état de surprise du sujet, nous devons dire du sujet étonné qu’il sature en quelque sorte le procès : le sujet saisit ce qui le saisit lui-même ; saisir un événement, un survenir, c’est d’abord, peut-être surtout être saisi par ce survenir, et c’est le terme que nous empruntons à l’analyse de Cassirer : «Car toute expérience vécue d’expression n’est d’abord rien d’autre qu’une épreuvesubie ; c’est un être-saisi bien plus qu’un saisir, et cette “réceptivité” contraste nettement avec la “spontanéité“ sur laquelle se fonde toute conscience de soi en tant que telle24.» La directivité des modes d’existence ressortit ainsi :

image

Enfin, si la potentialisation est assimilée à la mise en mémoire, la virtualisation en est la figure inverse et correspond à l’oubli qui peut être absolu ou relatif. C’est le plus souvent grâce à l’intercession d’autrui que la virtualisation accède elle-même au champ de présence, mais le survenir, à travers la figure de la réminiscence, peut, comme on le lit chez Rousseau et chez Proust, projeter la réminiscence dans le champ de présence. La psychanalyse freudienne attribue à la censure et au refoulement l’effectivité de la virtualisation et l’activité du psychanalyste consiste à défaire les masques que la «condensation» et le «déplacement» ont placés sur les contenus.

Les modes de jonction

Note de bas de page 25 :

 L. Hjelmslev, Essais linguistiques, idem, p. 28.

Nous envisageons le terme de jonction dans une acception distincte de celle que retient Sémiotique 1 pour qui la jonction désigne la «relation qui unit le sujet à l’objet, c’est-à-dire la fonction constitutive des énoncés d’état.» Dans la perspective de notre recherche, le terme intéresse la condition de cohésion, en vertu de laquelle un donné, systémique ou non, est asserté ; il est de ce fait proche de la notion de dépendance que Hjelmslev avance comme le noyau définitionnel de la structure : «le langage [est] essentiellement une entité autonome de dépendances internes, en un mot, une structure25.» Les structures élémentaires de la signi­fication dans la conception greimassienne présentent deux traits à nos yeux indéniables : (i) elles sont dites «logico-sémantiques», c’est-à-dire qu’elles sont raisonnables ; (ii) elles posent en principe la possibilité de la complexité, mais sans l’exploiter et ce faisant elles avantagent, lors de la mise en place du carré sémiotique, les structures antagonistes de la contrariété et de la contradiction. À l’inverse, dans le onzième chapitre des Prolégomènes, qui traite des fonc­tions, Hjelmslev envisage la possibilité d’un terme complexe, la «constellation» qui serait, eu égard à la nécessité qui règle l’interdépendance et la détermination, le cas de la fortuité.

C’est à partir de cette tension que nous introduisons la catégorie du mode de jonction et nous distinguons entre le mode implicatif et le mode concessif. Dans le cas de l’implication, le droit et le fait sont en concordance l’un avec l’autre ; sa sphère est celle de l’implication : si a, alors b, et couramment celle de la causalité légale ; elle a pour emblème : le parce que. Dans le cas de la concession, le droit et le fait sont en discordance l’un avec l’autre. La sphère de la concession est selon les grammairiens celle de la “causalité inopérante” ; elle a pour emblèmes le couple formé par le bien que et le pourtant : bien que a, pourtant non b. La concession est certainement moins rare qu’on est porté à le supposer et, par exemple, la définition de la structure passe outre le quantum de concession qu’elle comporte, puisque le terme de “dépendance” est le cœur de la définition hjelmslevienne de la structure bien que la notion de “dépendance fasse partie de la liste des termes jugés par Hjelmslev indéfinissables. La concession est doublement liée à la notion de limite : du point de vue de l’extension, elle marque une limite, mais en même temps elle doit elle-même se limiter, sinon elle recréerait comme à son insu une régularité qu’elle vient entamer.

Structure de l’événement

Note de bas de page 26 :

 L. Hjelmslev, Essais linguistiques, idem, p. 170.

On l’aura compris ; l’événement dans notre approche est un syncrétisme résoluble comme intersection des trois modes suivants : le survenir pour le mode d’efficience, la saisie pour le mode d’existence, la concession pour le mode de jonction. Le syncrétisme peut être reçu de deux façons : comme un fait, ou bien comme une concordance en l’acception grammaticale du terme, une convenance entre catégories. Dans l’étude intitulée Essai d’une théorie des morphèmes, Hjelmslev admet qu’entre les catégories puisse s’exercer une «certaine affinité» : «C’est ainsi que, sans qu’il y ait conformité absolue entre les catégories que nous venons d’établir et certaines catégories notionnelles, il y a toutefois une certaine affinité, qui fait qu’une catégorie notionnelle se prête à être formée dans une catégorie morphologique familière donnée, et que l’on peut prévoir un optimum où cette affinité aboutit à une harmonie absolue entre forme et substance26

Note de bas de page 27 :

 F. de Saussure, Ecrits de linguistique générale, Paris, Gallimard, 2002,p. 233.

Une interrogation maintenant se fait jour : si telle catégorie, ici l’événement, se présente comme une intégration de modes qui eux-mêmes sont donnés en alternance, quel est le corrélat qui correspondrait à l’intégration du parvenir au titre du mode d’efficience, de la visée au titre du mode d’existence, enfin de l’implication au titre du mode de jonction ? Plusieurs réponses sont envisageables. Pour la sémiotique greimassienne, la réponse serait la notion d’état au titre de syncrétisme du parvenir, de la visée de la permanence, enfin de l’implication au titre de la consolidation. Un fragment des Ecrits de Saussure, malheu­reusement non développé, avance la distinction : [événement vs état], que nous rappelons : «Ce n’est peut-être qu’en linguistique qu’il existe une distinction sans laquelle les faits ne seront compris à aucun degré, (…). Telle est en linguistique la distinction de l’état et de l’évé­nement ; car on peut se demander si cette distinction, une fois bien reconnue et comprise, permet encore l’unité de la linguistique, (…)27

Note de bas de page 28 :

 Dans un fragment daté de 1917-1918, on lit : «Les événements sont l’écume des choses.», in Cahiers, tome 2, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1974, p. 1383.

Note de bas de page 29 :

 Cahiers, tome 1, op. cit., p.186 (c’est l’auteur qui souligne).

Une seconde possibilité existe à partir de la lecture des Cahiers de Valéry. Le terme d’“événement” est peu représenté dans l’index des Cahiers et souvent disqualifié28 Dans un fragment réflexif, nous lisons : «Ego. Je remarque encore une fois que les choses humaines m’intéressent d’autant moins qu’elles s’écartent plus de l’ordinaire de la vie, et s’imposent par événements et non points par fonctionnements29.» Valéry nous propose donc le couple :

événement vs fonctionnement

Note de bas de page 30 :

 Paul Claudel, Œuvres en prose, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1973, p. 184.

Une troisième possibilité existe que nous empruntons aux analyses magistrales, inégalées, peut-être inégalables, de la peinture hollandaise par Claudel. On peut lire : «Je veux dire qu’ils [les tableaux] ne constituent pas simplement une présence, ils l’exercent : à travers eux une solidarité efficace entre nous s’établit et ce monde en arrière là-bas abandonné par le soleil. Nous portons en nous assez de passé pour l’amalgamer avec le leur, et le mode que nous avons de suffire à notre propre existence n’est pas étranger à cette utilisation de la durée, à cette consolidation du visage par l’expression, qui les habilite à la persistance30.» Les natures mortes et surtout les portraits sont du côté de l’«exercice», c’est-à-dire du parvenir et de la lenteur, du côté de la visée : «(…) nous sentons (…) la plénitude d’une âme qui s’adresse à la nôtre et qui la provoque à l’entretien, quelqu’un qui offre son visage.», enfinde l’implication, c’est-à-dire de la nécessité.

Nous recueillons trois termes possibles : l’“état”, le “fonctionnement”, l’“exercice”. Lequel choisir ? De manière intuitive, sans plus, nous admettons que des trois le beau terme d’“exercice” se tient au plus près de l’agir que les deux autres ; le terme d’“état” est trop peu dynamique, même si l’on peut invoquer un faire dit “statif”, celui de “fonctionnement” trop organiciste. Ceci posé, l’“exercice” et l’“événement” se présentent comme des intégrations concordantes des trois modes reconnus :

image

Pour finir

Note de bas de page 31 :

 «Le sauvage sait comment il fait pour se procurer sa nourriture quotidienne, et quelles institutions lui servent pour cela. L’intellectualisation et la rationalisation croissantes ne signifient donc pas une connaissance générale toujours plus grande des conditions de vie dans lesquelles nous nous trouvons. Mais elles signifient quelque chose d’autre : le fait de savoir ou de croire que, si on le voulait seulement, on pourrait à tout moment l’apprendre, qu’il n’y a donc en principe aucune puissance mystérieuse et imprévisible qui entre en jeu, que l’on peut bien plutôt maîtriser toute chose (en principe) par le calcul. Mais cela signifie : le désenchantement du monde. Nous n’avons plus, comme le faisait le sauvage pour lequel de telles puissances existaient, à recourir à des moyens magiques pour maîtriser les esprits ou les solliciter.» Max Weber, Le savant et le politique. Paris, La Découverte-Poche, 2003, pp. 83-84.

Note de bas de page 32 :

 François Jullien, Du “temps”. Eléments d’une philosophie du vivre, Paris, Grasset, Le collège de philo­sophie, 2001, p. 88.

Note de bas de page 33 :

 Michel Foucault, L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1976, p. 61.

À ces deux intégrations catégorielles, l’exercice et l’événement, correspondent deux grandes orientations discursives : le discours de l’exercice et le discours de l’événement. Pour la seule commodité du propos, nous rattachons le discours historique au discours de l’exercice tel qu’il a cours dans la tradition dite occidentale et le discours dit mythique au discours de l’événement. Ainsi entendu, le discours mythique, en raison du “désenchantement du monde31” (M. Weber) serait, nous dit-on, en perte de vitesse, mais selon Fr. Jullien, il semble bien que l’événement aimante nos affects et par conséquent nos pensées : «C’est pourquoi je me demande si, à ce titre, la culture européenne ne pourrait être définie tout entière comme une culture de l’événement : par la rupture qu’il produit et tout l’inouï qu’il ouvre, par ce qu’il permet de focalisation, et par conséquent de tension, et donc aussi de pathos, l’événement détient un prestige auquel elle n’a jamais renoncé. Elle n’a jamais pu renoncer, parce qu’elle y est passionnément (passionnellement) attachée, au caractère fascinant, inspirant de l’événement32.» D’un autre côté, le discours historique, qui avait tradi­tionnellement pour objet, à partir de la grille des événements, le jeu des effets et des causes, le jeu des fins et des résultats, tend à s’éloigner de l’«écume des événements» pour s’intéresser à la minutie des exercices et des fonctionnements et laisse ainsi un espace vacant, disponible pour le discours dit mythique. Aussi certains penseurs, notamment Foucault dans L’ordre du discours, ont-ils demandé qu’on accorde à l’événement la même considération que celle que la tradition et le consensus des historiens ont accordée jusqu’à maintenant au déterminisme : «Il faut accepter d’introduire l’aléa comme catégorie dans la production des événements. Là encore se fait sentir l’absence d’une théorie permettant de penser les rapports du hasard et de la pensée33.» H. Arendt propose même d’aller plus loin en nous invitant à recentrer l’histoire à partir de la catégorie de l’événement, en un mot de rendre à toute histoire sa dimension intrinsèquement mythique, à la limite : miraculeuse. Dans son livre Condition de l’homme moderne, n’écrit-elle pas :

Note de bas de page 34 :

 Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Pocket, 2004, p. 234.

«Ce caractère d’inattendu, de surprise, est inhérent à tous les commencements, à toutes les origines. Ainsi l’origine de la vie dans la matière est une improbabilité infinie de processus inorganiques, ; comme l’origine de la terre au point de vue des processus de l’univers ou l’évolution de l’homme à partir de la vie animale. Le nouveau a toujours contre lui les chances écrasantes des lois statistiques et de leur probabilité qui, pratiquement dans les circonstances ordinaires, équivaut à une certitude ; le nouveau apparaît donc toujours comme un miracle34» 

Note de bas de page 35 :

 Cette étude est un complément au quatrième chapitre de notre essai Eléments de grammaire tensive, Limoges, Pulim, 2006.

L’alternance discursive obtenue rejoint la problématique de la fiducie et de son partage en régimes fiduciaires distincts. Ce partage n’est pas du type [présence vs absence], projetant ici un discours dirigé par une fiducie bien identifiée, là un discours qui serait exempt de tout investissement fiduciaire, mais le partage entre deux régimes fiduciaires différents, dont les trois modes que nous avons reconnus seraient, encore une fois sous bénéfice d’inventaire, les présupposés plausibles. Sous cette considération, la modalité du croire est plutôt une métamodalité qui non seulement dirige les autres modalités, mais qui peut s’affecter elle-même : celui qui croit croit du moins que le verbe croire a un sens35

[février 2006]