Youri Lotman et les éléments hors système

Vincent Metzger

https://doi.org/10.25965/as.1694

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : culture, sémiosphère, texte

Auteurs cités : Nicola Dusi, Jacques FONTANILLE, Youri LOTMAN

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Texte intégral
Note de bas de page 1 :

 Nicola Dusi, Il cinema come traduzione. Da un medium all’altro : leteratura, cinema, pittura, compte rendu par Gian Maria Tore, Nouveaux actes sémiotiques, Limoges, PULIM N° 98-100, p.63

On lit sous la plume Nicola Dusi1, dans une référence explicite à Y. Lotman : « La clôture de la sémiosphère est révélée par le fait qu’elle ne peut avoir de rapports avec des textes qui lui sont étrangers ni avec des non-textes ». Cette déclaration ne va pas de soi. Si la référence aux non-textes est littéralement incontestable elle suppose que soit assez claire la définition du « texte » chez le sémioticien russe et il ne semble pas que ce soit encore le cas ; il faut au moins admettre que le texte chez lui est assimilable au discours, comme on le reconnaissait communément parmi les lecteurs français de La structure du texte artistique et il n’est même pas sûr que cette extension soit assez large. Quant à la première partie de cette déclaration elle contribue sans doute à donner à la sémiosphère un visage structural qui fonde la signification sur la constitution d’un espace d’exclusion. Or il m’est apparu au contraire que les rapports « avec des textes qui lui sont étrangers » sont des éléments moteurs de la sémiosphère et que ces rapports ne sont pas seulement d’exclusion mais qu’ils parcourent toute la gamme de l’exclusion à l’inclusion.

Note de bas de page 2 :

 Youri Lotman, A Semiotic theory of culture, trad. Angl. Ann Shukman, Tauris publishers, London, 1990

Ce constat repose d’abord sur une donnée presque statistique : dans tout ce que j’ai pu lire dans cette œuvre la question de l’élément étranger, de « l’extra-systémique » est maintes fois posée, serait-ce à la marge seulement. Mais cette même question reçoit des réponses sinon incompatibles, au moins assez différentes pour rendre problématique leur cohérence. Le programme de cette étude est donc ouvertement téléologique : il s’agit de passer d’une surprise de lecture, dans le cadre de micro-analyses, à une théorie de la signification selon un parcours d’intégration. Et notre auteur semble inviter à une telle démarche dans l’introduction à l’ouvrage précédemment évoqué, dont je cite la traduction anglaise : « The central concept of part One is the text, and of part Two is the culture… »2. C’est à ce passage d’un concept à l’autre que je me suis attaché. Mais la visée téléologique implique l’unité de la théorie de sorte que passer du texte à la culture ne relève pas d’un changement de terrain mais d’une distinction de niveaux. C’est donc trois niveaux que l’on va parcourir dans cette œuvre et l’on pourrait dire que chacun d’eux est défini par la manière dont il traite l’ « extra-systémique ».

(i) Celui des micro-analyses d’objets considérés – par Lotman - comme des textes.
(ii) Celui des analyses de vastes périodes de la culture et de leur alternance, c’est-à-dire qu’il sera question ici de l’usage qu’une culture fait des textes.
(iii) Celui de l’espace sémiotique. Il s’agit alors de passer de la diversité des usages reconnus aux conditions sous lesquelles se produisent et se diffusent les textes.

Cet exposé prend appui sur trois passages : le premier se trouve dans ce qui reste peut-être le livre le plus connu en France, La structure du texte artistique, les deux autres dans Universe of the mind, livre dont seule la deuxième partie est traduite en français sous le titre La Sémiosphère. Ces trois références sont évidemment isolées, mais les passages sont assez singuliers (et Lotman compose lui-même en donnant à chaque chapitre une autonomie dans les livres) pour que la cohérence du propos ne soit pas gênée par la diversité des exemples.

TEXTE : du bruit aux séries

Note de bas de page 3 :

 Trad.franç. sous la direction d’Henri Meschonnic, Paris, Gallimard, 1973 p.125-127

Note de bas de page 4 :

 « Le peintre Mikhaïlov…ne pouvait trouver la pose nécessaire pour un personnage dans un dessin avant qu’une tache de stéarine posée là par hasard ne l’aidât : « soudain il sourit et joyeusement agita les bras.- C’est ça, c’est ça, dit il ; et après avoir pris un crayon se mit à dessiner rapidement. La tache de stéarine donnait à l’homme une nouvelle pose. », La structure du texte artistique, idem, p. 126

Note de bas de page 5 :

 « …et comme je n’avais pas assez de papier/ Sur ton brouillon j’écris/ Et voici, un mot étranger apparaît » Extrait du Poème sans héros, recueil non publié en français, à ma connaissance, in Structure du texte artistique, idem, p. 127

Dans La structure du texte artistique3 on trouve quatre exemples de ce qui est désigné comme « élément individuel » : une statue dans un tas de détritus, la Vénus de Milo (dont, on le sait, les bras n’ont pas été retrouvés) une tache sur un tableau dans Anna Karénine (Tolstoï)4 et un mot étranger dans un poème d’Anna Akhmatova5. Ces quatre exemples indiquent des moments où le « récepteur » ne peut pas inscrire l’élément repéré dans un « système » (la sémiosphère n’appartient pas encore au lexique de ce livre écrit manifestement pendant les années soixante) : « dans tous les cas nous avons affaire à une immixtion unique, extra-systémique, qui ne nous donne pas une série de répétitions ». Cette « immixtion » peut apparaître à l’observateur comme un « bruit » qui envahirait un canal d’information pour en approfondir l’entropie, c’est-à-dire comme un élément insignifiant, étranger à un système doté d’un plan d’expression et d’un plan de contenu.

Note de bas de page 6 :

 La structure du texte artistique, idem, p.121

Note de bas de page 7 :

 La structure du texte artistique, idem, p.127

Note de bas de page 8 :

 La structure du texte artistique, idem, p.125

C’est précisément ici que la position de Lotman marque sa première originalité. L’extra-systémique est décrit par le travail interprétatif comme appartenant à un autre système tout aussi organisé que le premier. Les points de rencontre entre ces différents systèmes sont ceux qui se présentent comme autonomes ou anarchiques. Et cela conduit notre auteur à corriger cette notion d’extra-systémique qu’il considère comme une apparence trompeuse : « L’extra-systémique dans la vie, se reflète dans l’art en tant que polysystémique6. ». Si la référence à l’art appartient au lexique propre de ce moment de la recherche que manifeste La structure du texte artistique, la notion de « polysystème » est ici décisive puisqu’elle est au cœur de l’analyse de ce qui se présente comme « individuel » : « la loi du texte artistique est : plus il y a de normativités qui se croisent en un point structurel donné, plus ce point semblera individuel7 ». Ce qui revient à dire que le corps étranger (tas d’ordures, tache de stéarine, bras manquants, mot étranger) ne relève pas du non-texte, même si, pour le lecteur, il se présente comme tel, mais de l’insertion d’un second texte dans le premier. Et l’association des exemples est remarquable : ce n’est pas seulement le « mot étranger » - dont on est prêt à admettre qu’il relève d’un système - qui est concerné mais, de la même façon, les autres exemples. Et même si, parfois, la reconnaissance de l’autre système est laissée en suspens « cela ne signifie pas qu’elle soit en principe impossible ». Et Lotman ajoute en note pour la traduction française : « La poétique de la combinaison de ce qui n’a pas été combiné est fondamentale pour certains courants d’avant-garde, par exemple le surréalisme8. »

Mais cette reconnaissance du polysystémique sous l’extrasystémique est, c’est peut-être la seconde originalité du propos, le produit d’un procès interprétatif.

Note de bas de page 9 :

 La structure du texte artistique, idem, p 126

Note de bas de page 10 :

 La structure du texte artistique, ibidem.

Les phases de ce procès sont assez manifestes dans le cas de la Vénus : déception d’abord qui s’apparente à l’apparition du « bruit ». Cette déception a un effet modal, elle introduit le désir de combler le manque c’est-à-dire de réunifier le « texte » sous l’autorité d’un seul système et la deuxième phase est constituée par les tentatives de restauration : il s’agit de placer des bras pour produire la statue telle qu’elle se présentait avant leur disparition. La troisième phase est préparée par une évaluation : la « restauration, dit Lotman, enlève tous les contextes culturels successifs, et apparaît souvent comme une entropie, dans une bien plus grande mesure que les coups portés au monument par le temps » 9. Il n’est plus question alors d’effacer l’élément individuel mais de constituer un système capable de rendre compte par lui même de la production de cet élément : « dans le cas de La Vénus de Milo l’archaïsme, l’authenticité, le « pas tout à fait dit »…peuvent constituer une telle série. »10 Le constat est clair : nul système dominant, mais plutôt un métasystème, assez puissant pour rendre compte à la fois de la statue et des bras manquants, mais élaboration d’un autre système dont relève l’élément individuel.

Les exemples n’illustrent pas tous ce procès, les ellipses sont nombreuses qui font porter l’accent sur telle ou telle phase : tel qu’il est présenté le cas de la statue dans le tas d’ordures semble figé sur la première phase, laissant à d’autres la mise en mouvement du procès. Le mot étranger est au contraire immédiatement ressenti comme tel sans laisser le temps au bruit de provoquer l’interprétation. Quant à la tache de stéarine elle permet facilement à la deuxième phase, celle qui cherche l’unification du « système », d’occuper tout l’espace du tableau et seul le narrateur indique la présence du procès polysystémique : la tache devient la figure même que le peintre ne parvenait pas à placer dans le tableau.

Note de bas de page 11 :

 La structure du texte artistique, idem, p. 96

Reste que le travail de l’interprète, à ce moment d’élaboration de l’œuvre, est clairement distingué de la pratique exercée par les lecteurs : « la réalité de la description scientifique ne coïncide pas jusqu’au bout avec la perception du lecteur : pour le chercheur qui décrit est réelle la hiérarchie des textes…Pour le lecteur est réel le texte unique. »11. Le parcours de la recherche est alors un travail de confrontation, source de hiérarchisation. Mais on se rend bien compte que cette dissociation porte atteinte à l’unité de la théorie. Si le procès d’interprétation est un facteur de continuité, rien n’est dit sur ce qui le met en mouvement. La spécificité du « texte artistique » est alors marquée par cette coexistence de l’extrasystémique et du polysystémique.

USAGE DES TEXTES Rhétorique et stylistique

Mais il semble que l’avancée même de la recherche ait conduit le chercheur russe à de nouvelles formulations. D’abord il apparaît que les éléments extérieurs ne sont pas des intrusions exceptionnelles dans les textes. Dans Universe of the mind ils sont comparés à une pluie de météorites. A cela s’ajoute la prise en comptes d’effets diachroniques : il faut alors se demander comment les textes d’accueil se comportent à l’égard de telles météorites. Par là on est aussi conduit à réduire la place du lecteur individuel face à un seul texte au profit de l’usage que fait des textes l’ensemble d’une culture. Une nouvelle instance est ici mise en avant que la traduction anglaise nomme « l’audience » et dont le rôle est plus actif que la simple position occupée par le lecteur ; c’est elle qui assure l’interprétation ou, pour mieux dire, rend l’interprétation nécessaire et en indique les conditions. Les textes sont susceptibles d’interprétations « rhétoriques » ou « stylistiques ».

Note de bas de page 12 :

Universe of the mind, idem, p. 49

Dans Universe of the mind12 on lit en effet ce constat :

Note de bas de page 13 :

Universe of the mind, ibidem

A striking inclusion of non-litterary text into a litterary one (or of newsreel into a film) can be effective rhetorically speaking only if it is recognized by the audience as something alien and inappropriate for that text13.

Note de bas de page 14 :

Universe of the mind, idem, p. 59

Que dire de ce passage ? D’abord que la rhétorique est, pour notre auteur, dominée par les figures et singulièrement par la métaphore comme intrusion dans le texte d’un élément étranger. Et cet élément n’a pas vocation à s’intégrer à l’ensemble du texte mais à maintenir son étrangeté de sorte que la rhétorique est la manifestation d’une contiguïté entre des « séries » différentes. Cette étrangeté est un événement, parfois marqué dans le texte par un brusque changement de tempo, proche de l’hypotypose, comme le montre ce qui est désigné sous le syntagme « iconic rhétoric » : « the continuous time-flow in which the object of the representation is immersed contrasts with the demarcated, arrested moment of the painting itself »14.

Enfin il faut noter que l’intensité des effets rhétoriques est liée à leur valorisation : si la rhétorique met l’accent sur l’élément « étrange et inapproprié » c’est au nom de l’« expressivité » qui fait se détacher cet élément sur le fond étendu du texte lequel est alors réduit à l’insignifiance. Le lexique employé le souligne à l’envi, « weakening, heigtening, valuation, drabness »

Note de bas de page 15 :

 Si l’on accepte le concept de « contiguïté » pour la rhétorique on pourrait parler de « factoralité » pour la stylistique, reprenant une distinction de Göran Sonneson dans Figures de la figure, Sémiotique et rhétorique générale (S.Badir et J.M. Klinkenberg dirs), Limoges, PULIM, 2008

Note de bas de page 16 :

17. Universe of the mind, idem, p.52

En opposition à la rhétorique Universe of the mind installe la « stylistique » qui s’appuie sur l’exclusion de tout élément étranger et valorise la « pureté ». Chaque élément doit contribuer à la cohérence de l’ensemble15. (« the strict fulfilment of the norms in operation in that register and in that area »16). Ici la signification n’est plus l’effet d’un contraste mais d’une hiérarchisation telle que tout élément contribue à l’amplification de l’ensemble : étendue du texte et intensité de la signification avancent du même pas.

L’opposition est donc claire : la rhétorique est une mise en relation de séries différentes - Lotman parle d’une relation « inter register » - et la stylistique est une continuité à l’intérieur d’une seule série hiérarchisée, - les relations sont alors dites « intra register ». Mais ce n’est pas une opposition statique comme celle de deux valeurs simultanément disponibles. Celles-ci sont le produit d’une périodisation.

Note de bas de page 17 :

Universe of the mind, idem, p.51

In the historical dynamics of art, we can point to periods which are oriented towards rhetorical (inter-register) meta-constructions and those oriented towards stylistic (intra-register) meta-constructions17

La « méta-construction » dans l’œuvre de Lotman est une organisation de type grammatical qui établit les règles et normes de production et d’interprétation des textes. Dans de telles conditions le lecteur n’est pas une instance seulement perceptive qui repère le bruit dans la communication, c’est une instance modalisée par ce qu’elle sait déjà et ce qu’elle attend. Ce sont donc les méta-constructions qui orientent les périodes dans telle ou telle direction.

Les instances actives dans cette configuration ne sont plus individualisées (le lecteur ou le chercheur) mais collectives et plus floues : c’est ici que Lotman parle de « l’audience ».

Ces deux termes – « méta-construction » et « audience » - me semblent des indices d’un changement majeur par rapport à Structure du texte artistique, dans le niveau requis pour l’analyse. On ne s’intéresse plus ici à des occurrences textuelles susceptibles de deux lectures – l’une sensible, l’autre savante - mais à un ensemble d’attentes et de valorisations qui gouvernent l’usage des textes plus que les textes eux-mêmes.

Note de bas de page 18 :

Universe of the mind, idem, p.53

Et c’est bien d’usage qu’il s’agit dès lors que les textes n’occupent pas même une position fixe à l’intérieur d’une période mais sont modifiés par la réception dont ils sont l’objet de la part de l’audience. C’est ainsi, par exemple, que se trouve soumis à l’action de l’usage les textes d’un auteur singulier, d’abord reconnu comme expressif, mais dont les figures sont ensuite identifiées et attendues : « Subsequently, the poet continues to create within this new, but now established language, and turns it into a stylistic one18 ». Dans le cadre de la période ce style se fait envahissant, mais est aussi victime d’une usure : la pureté devient « lack of expression » dans le cadre de la « dynamique historique ».

Note de bas de page 19 :

 Ce déséquilibre est sans doute inspiré des formalistes russes et de ce que Y. Tynianov désigne comme procès d’automatisation-désautomatisation, cf revue Europe 911mars 2005

Note de bas de page 20 :

Universe of the mind, ibidem.

Dans un tel procès l’alternance des deux périodes repose sur des règles de transitions dont Lotman décrit le déséquilibre19. L’orientation initiale choisie par constat statistique est celle qui va de la rhétorique à la stylistique : « within a large-scale historical period, rhetorical orientations usually precede stylistic ones that take their places »20. Ainsi le passage entre une période stylistique et une période rhétorique se fait-il par une rupture plus ou moins explosive avec l’intrusion d’éléments étrangers alors que le passage d’une période rhétorique à une stylistique se fait à l’intérieur même de la période et dans son propre développement. Mais les passages eux mêmes ne mettent pas en cause la division en deux périodes selon lesquelles l’élément étranger est ou bien accueilli comme expressif, ou bien rejeté comme impur. Une fois encore, à ce niveau on se trouve face à deux sémiotiques dont le mode de présence est déterminé par l’Histoire. La théorie est incapable de rendre compte à la fois de l’expressivité et de la pureté.

ESPACE SEMIOTIQUE Sémiosphère : le passage des frontières

Dans la composition de Universe of the mind le chapitre sur la rhétorique est immédiatement suivi par l’introduction d’un nouveau concept, très puissant, celui de sémiosphère qui organise toute la deuxième partie du livre. Il me semble que cette suite dans la composition masque une nouvelle disposition. La manière la plus évidente dont se présente cette nouvelle partie est sans doute la référence spatiale qui succède aux dispositions surtout temporelles qui gouvernent la première et la troisième partie. La sémiosphère est en effet – et ce n’est pas, dans ce livre, une métaphore – un espace dans lequel se trouve prise toute la culture. Espace marqué par deux divisions : l’une sépare l’intérieur de l’extérieur, l’autre le centre de la périphérie.

La première division est rendue sensible par la présence active d’une frontière. En ce point la remarque de N.Dusi qui ouvre cette étude est d’une validité incontestable. La frontière sépare ce qui est susceptible d’avoir du sens et ce qui échappe à toute quête de sens.

Note de bas de page 21 :

 La sémiosphère, traduction française d’Anka Ledenko, Limoges, PULIM, p.56

Si le monde intérieur reproduit le cosmos, alors ce qui est de l’autre côté représente le chaos, l’anti-monde, un espace chtonien amorphe, habité par des monstres, des puissances infernales ou leurs assistants humains21.

Mais le temps fait retour dans cet espace : la frontière n’est pas une simple ligne fixe ; elle est le lieu des passages – et elle détermine s’ils sont possibles ou impossibles. Il y a donc ici une mise en mouvement qui mobilise les deux cotés de la frontière.

On peut alors délimiter trois phases

1 Une phase de sélection et de confrontation : un élément du chaos extérieur se trouve choisi et doté d’un sens que la face interne de la sémiosphère ne percevait pas.

Note de bas de page 22 :

 La sémiosphère, idem, p.57

Les textes en provenance de l’extérieur conservent leur étrangeté… ils se maintiennent à une position élevée dans l’échelle des valeurs et sont jugés véridiques, magnifiques, d’origine divine etc22.

Pour le dire autrement l’insignifiant devient énigmatique dès lors qu’il pénètre dans la sémiosphère sans perdre son étrangeté.

Le « mot étranger » dans le poème D’Akhmatova déjà cité prend sa puissance de ne pas être traduit.

2 Une phase de résolution : l’élément étranger reçoit une place dans la culture d’accueil par un meta-discours qui assure lui procurer une valeur plus juste que celle qu’il avait dans sa culture d’origine.

Note de bas de page 23 :

 On trouve une lecture de ces phases selon une disposition différente dans J. Fontanille Pratiques sémiotiques, Paris, PUF, 2008, p. 294

3 Une phase de diffusion dans laquelle l’élément ainsi intégré permet la production de nouveaux « textes » qui se répandent dans toute la sémioshère.23

La seconde division est celle qui sépare le centre et la périphérie et elle prend appui sur ce procès de diffusion. Sont en cause ici les circulations de l’élément étranger à l’intérieur de la sémiosphère et par là le devenir de son statut.

Ces rapports sont analysés selon trois modes hiérarchiquement organisés qui définissent comme des modes de présence de l’élément hors-système : la coexistence, la traduction et la « méta-description ».

La coexistence est le domaine des rapports intertextuels, chaque occurrence d’un élément extérieur est la trace que laisse en un point une autre série présente dans la sémiosphère. Mais à l’intérieur des frontières le non-sens n’a pas de place, l’extériorité est admise dans la mesure où elle satisfait au moins une « présomption de sémioticité ». Les choses se présentent alors non comme une coexistence d’éléments dotés d’une même présence ; à une série réalisée s’oppose une série virtualisée. Dans ces conditions l’expérience de la culture est toujours, selon Lotman, celle du plurilinguisme guidé par une langue dominante. La rencontre d’un élément étranger n’est pas dans ce cadre une expérience exceptionnelle mais elle au fondement de la vie même de la sémiosphère.

Reste que, tant que le contact se produit à l’intérieur de la zone délimitée par la frontière la confrontation est toujours susceptible d’être réduite selon le mécanisme de la traduction. Et ces mécanismes incessants tendent à fonder une communauté prenant appui sur la pluralité des langues, une Koïnè dans laquelle on pourrait dire que l’élément virtualisé s’actualise dans ce qui s’apparente à une créolisation.

Enfin la sémiosphère se constitue en culture consciente d’elle-même par un métadescription qui assure les limites de la créolisation. La procédure est décrite par notre auteur comme une « extension » : une partie de la culture considérée se donne comme la culture tout entière et elle élabore une grammaire qui se fait normative pour l’ensemble de la sémiosphère. Lotman prend l’exemple de la Renaissance : le dialecte de Florence devient le langage littéraire de l’Italie.

On note ainsi des degrés dans l’étrangeté : le centre, la périphérie et le lointain (au-delà de la frontière) ne sont pas seulement des zones au sein desquelles opère la signification mais des instruments de mesure de l’étrangeté. Et ici le critère décisif semble celui de la traductibilité.

Et ces degrés mêmes ne servent pas seulement à fonder une typologie classant les textes selon leur plus ou moins grande étrangeté ; ils contribuent surtout à rendre compte de stabilisations provisoires dans une incessante circulation.

Quelles sont alors les relations entre les trois passages auxquels j’ai fait référence jusqu’ici ? On assiste, je crois, à un double parcours d’intégration et à un accroissement de l’importance accordée à la confrontation.

L’intégration est d’abord celle des objets d’analyse : les textes, objets de micro-analyses dans La Structure du texte artistique, ne disparaissent pas dans Universe of the mind ; engagés dans la vaste périodisation des usages rhétoriques ou stylistiques ils deviennent des moments marqués dans ces périodes, indices de désautomatisation ou d’usure et cette alternance de périodes est elle-même ordonnée selon le procès d’ensemble de la culture que présente la sémiosphère. La rhétorique est saisie alors comme le moment d’expressivité intense, qui caractérise la sélection et l’importation d’éléments étrangers et la stylistique se montre sous la forme d’une stylisation de l’objet importé : stylisation dont la méta-description constitue la pureté favorisant ainsi sa diffusion dans l’ensemble de l’espace interne délimité par les frontières de la sémiosphère.

Cette intégration des objets se double d’une modification des instances mobilisées pour l’analyse. La dissociation entre lecteur et chercheur se trouve résolue dans « l’audience » à laquelle ils appartiennent l’un et l’autre. Mais celle-ci n’est plus un simple foyer de perception ; elle est une instance de réception modalisée : c’est en fonction de son attente que les textes sont valorisés selon les deux termes contradictoires que constituent d’une part la « pureté », de l’autre l’« expressivité ».

Note de bas de page 24 :

La Sémiosphère, idem, p. 48

Enfin, lorsqu’est présentée la sémiosphère, la culture est mobilisée comme sujet capable de déplacer et de transformer les objets qu’elle perçoit. Le tri est initial qui sélectionne un objet au sein du « chaos ». Le déplacement installe l’objet dans la culture d’accueil, mais au prix d’une transformation que l’on pourrait dire syntagmatique puisqu’elle consiste à donner à l’élément importé une place dans une disposition syntagmatique – phase 2 du procès déjà décrit : cet élement voit ainsi son importation justifiée : « L’idée que là bas ces éléments étaient concrétisé de manière fausse, confuse ou altérée, et qu’ici au cœur de la structure d’accueil, ils trouveront leur patrie de cœur, naturelle ».24

Ce sujet transformateur n’est plus seulement une instance de réception, puisqu’elle assure la diffusion de l’élément importé et la production de nouveaux textes.

Note de bas de page 25 :

Universe of the mind, idem, p. 53

Mais à ces formes d’intégration progressive il faut en ajouter d’autres qui manifestent une confrontation entre la culture d’accueil et l’élément importé : l’exemple de la Vénus de Milo évoqué au début de cette étude est éclairant : les bras manquants ne sont pas un élément offert à la culture d’accueil qui pourrait l’utiliser à sa guise. Les échecs des tentatives de « restauration » que note Lotman témoignent d’une résistance de l’objet importé aux traitements qu’il subit. La « tache de stéarine » fait, au contraire, preuve d’une étonnante capacité d’adaptation. Et sans doute est-ce la mesure de cette plus ou moins grande résistance qui favorise ou freine aussi bien le passage de l’expressivité rhétorique à la pureté stylistique que la diffusion des textes importés. Et cette résistance est elle-même susceptible de se transformer. L’oeuvre de Pouchkine est donnée en exemple : Si les livres de jeunesse sont d’abord reçus comme un « conglomérat » informe, Eugène Onéguine, « the style of which is marked by exceptionnal intertextuality »25 devient un modèle littéraire productif.

Relire Lotman

Note de bas de page 26 :

Universe of the mind, idem, p.52

La sémiotique de Lotman est évidemment liée au point de vue de l’historien qui est toujours le sien et le conduit à prendre appui sur l’avéré plus que sur le possible. L’aspectualisation du procès a pour effet l’accent mis, comme segment initial, sur le moment de surgissement de l’extérieur et à suivre son procès d’intégration : « …within a large scale historical period, rhetorical orientation usually precede the stylistic ones and take their place »26. Mais pour donner sa pleine valeur heuristique à une telle syntagmatique on peut ne pas se limiter aux habitudes historiques et admettre un autre mode de présence possible dans lequel ce ne serait plus seulement l’importation d’éléments étrangers qui donnerait l’ordre du procès. On devrait alors prendre en considération l’exportation d’éléments internes. Un tel redoublement des programmes permettrait notamment de rendre compte de quelques événements de culture que la sémiosphère telle qu’elle a été présentée ici tendrait à exclure. De ces événements je voudrais en indiquer deux, l’archaïsme et ce que je nommerai faute de mieux les effets d’analogies.

Note de bas de page 27 :

 Les archaïstes et Pouchkine, trad. Franç. dans I.Tynianov : Formalisme et Histoire littéraire, Lausanne, L’Age d’Homme 1991 p. 84

Note de bas de page 28 :

 Y. Lotman, La Sémiosphère, idem, p. 52

Dans un article publié en 192627, et auquel Lotman fait manifestement allusion28, Y.Tynianov s’intéresse aux positions prises par certains poètes russes du début du dix-neuvième siècle, les « jeunes archaïstes ». De cet article, j’extrais la citation de cette lettre de Katiénine (9 janvier 1928) :

Ce n’est pas seulement un français intelligent, mais plusieurs, Boileau, J.J. Rousseau , par exemple, qui ont toujours conseillé de ne pas quitter, en ce qui concerne la langue, la voie tracée par Malherbe ; après de nombreuses tentatives malheureuses on s’est mis à y revenir et le meilleur poète français actuel, Delavigne, suit visiblement les traces de Racine et de Despréaux.

Si l’on veut bien laisser à l’auteur la responsabilité de son jugement sur Casimir Delavigne, on voit aisément un mouvement inscrit dans les possibilités offertes par la sémiosphère même s’il n’est pas encore formulé. Si la « dynamique historique» décrite par Lotman met l’accent sur l’ « importation » on assiste, avec l’usage de l’archaïsme, à ce qu’il faut bien nommer « exportation » dès lors que ce qui était central dans une période établie (Racine et Boileau pour la France de la seconde moitié du dix-septième siècle) et marquée par l’usure et la quête d’une expressivité nouvelle (la France de la fin du dix-huitième siècle), retrouve une étrangeté qui lui donne tout son éclat. Ce n’est donc plus un élément étranger sélectionné dans le chaos et introduit dans le champ de la sémiosphère, mais un élément interne projeté au dehors et réintroduit comme élément étranger.

Note de bas de page 29 :

 Les Techniciens du sacré, anthologie de J. Rothenberg, traduction française, Y Di Manno, Paris, José Corti, 2007

Note de bas de page 30 :

 Techniciens du sacré, idem, p. 519 « Nous nous retrouvons en terrain familier …et reconnaissons dans l’expérience du chaman », cet « immense et raisonné dérèglement de tous les sens » dont parle Rimbaud » Cette reconnaissance tend à faire de Rimbaud un « poète chamanique.

Mais voici un autre exemple qui, en d’autres termes, pose les mêmes questions : une traduction récente permet de lire en français l’anthologie Techniciens du sacré29. Projet ambitieux d’une anthologie mondiale qui met notamment l’accent sur le domaine améridien. Si l’auteur revendique l’héritage d’ouvrages plus anciens comme l’Anthologie nègre de Cendrars les distinctions s’imposent : dans ce dernier cas le procès de la sémiosphère était presque parfaitement illustré comme la poésie produite grâce à la diffusion du livre (et de quelques autres), poèmes de Cendrars, « Télégramme de Dakar » de Michaux, etc., le montre à l’envi. Ici l’entreprise est différente et s’appuie sur des reconnaissances de similitude, par exemple (p. 519) entre Rimbaud et le chamanisme30. Et cela ne veut pas dire que l’œuvre de Rimbaud soit présentée comme un produit de l’importation de textes étrangers. Le procès semble s’inverser : ce n’est plus l’élément étranger qui, par importation, refonde la sphère d’accueil mais l’élément interne que le procès même de la culture contribue à exporter.

Mais de tels exemples, s’ils invitent à poursuivre encore le travail d’intégration que l’on a tenté d’entreprendre ici, ne remettent pas en cause le fondement de la théorie : la génération du sens est un procès syntagmatique qui sans cesse redéfinit les limites entre intérieur et extérieur ou pour reprendre la terminologie de N. Dusi, texte et non-texte.