Régimes d’espace

Eric Landowski

Paris, C.N.R.S.

https://doi.org/10.25965/as.1743

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : abîme, ajustement, assentiment, continu, discontinu, emprise, espace, jonction, manipulation, matérialité, opération, prise, programmation, réseau, tissu, volute

Auteurs cités : Gaston BACHELARD, Anne BEYAERT-GESLIN, Roger CAILLOIS, François Cheng, Jérôme COLLIN, Jean-Marie FLOCH, Jacques GENINASCA, Algirdas J. GREIMAS, Manar HAMMAD, Paulius Jevsejevas, Eric LANDOWSKI, Claude LEVI-STRAUSS, Marcel Proust, Muniz Sodré, Paul VALÉRY

Texte intégral

Le tissu

« Le ciel est par dessus le toit » : bord à bord, tout se touche.

C’est le monde clos, saturé et rassurant, de la contiguïté des choses entre elles, celui que demandent les fervents du lèche-vitrines dominical prêts à s’émerveiller à chaque pas de ce qui se présente devant eux tour à tour au long de leurs promenades ou, plus prosaïquement encore, au fil des « linéaires » de Prisunics.

Mais quand, en surface, tout se touche, il y a de fortes chances pour qu’en même temps, dans la masse, tout se tienne organiquement, ou mécaniquement comme dans une horloge. — Ou une serrure : « Tirez la bobinette et la chevillette cherra ». — Ou un château de cartes.  Tirez-en une seule, et de proche en proche tout s’effondrera. — Effets prévisibles.  Selon la même logique, on sait que de fil en aiguille un battement d’ailes (de papillon) peut à lui seul transformer tout l’univers.  Il suffit d’en connaître les lois.

La volute

De loin en loin, telles les configurations éphémères qui s’épanouissent sous la baguette du chef d’orchestre ou dans l’enroulement des passes du torero — ou comme sur un fond de ciel bleu l’envolée tournoyante des martinets —, des constellations virant sur elles-mêmes, à l’intérieur desquelles des singularités dynamiques « prennent » par ajustement entre formes en mouvement, autonomes mais affines.

Et tout autour de ces tourbillons qui ne se laissent regarder qu’au risque de se sentir soi-même comme emporté dans leur élan, le reste du monde, remplissage de peu de saveur par comparaison.

L’abîme

Devant soi, « toujours recommencée », la mer.  L’horizon.  Et derrière, comme une rumeur confuse, tout un continent. — A l’inverse du monde bien circonscrit et saturé du promeneur du dimanche ou de l’horloger, un univers sans limite, hanté par le vide.  Par un vide qui, n’étant pas celui de distances à parcourir en vue d’arriver à bon port (comme il le sera pour le messager ou le commerçant), s’impose en tant qu’il constitue en lui-même la plus paradoxale des présences.  Une présence par définition irreprésentable.

Et pourtant, Turner, les rouleaux chinois, ou encore, de Caspar David Friedrich, Le voyageur au-dessus de la mer de brume.

Le réseau

« Tous les chemins mènent à Rome ».  C’est le monde de la communication et spécialement du commerce.  La terre ressemble à une carte : un semis de points (des ports, des gares, des marchés, des places boursières, des nœuds informatiques) interconnectés par des lignes au long desquelles circulent en toute hâte des informations et des biens — des valeurs —,  marchandises ou messages.

Leur échange suppose entre expéditeurs et récepteurs une distance qui les sépare.  Une pure distance, transparente et presque abstraite, sans visage — sans paysage — car la logique du système tend à l’annuler en tant qu’étendue physique en la réduisant à une mesure de temps, celle du temps nécessaire pour aller du point ab quo au point ad quem, fonction de la vitesse.

*

Note de bas de page 1 :

 Pour la justification de ces réserves, cf. E. Landowski, « Etats de lieux », in Présences de l’Autre, Paris, P.U.F., 1997, pp. 87-89.

Note de bas de page 2 :

 Cf. N. Bouvier, L’usage du monde, Genève, Droz, 1963.

Ni le badaud ni le commerçant, et pas davantage le peintre ou le chef d’orchestre ne parlent d’« espace ».  Désignant un concept trop abstrait pour leur être vraiment utile, ce mot ne fait guère partie de leur vocabulaire.  (Et nous-même d’ailleurs, pour des raisons analogues, ne le prendrons ici qu’« avec des pincettes », c’est-à-dire, souvent, entre guillemets, quasi comme un indéfini1.)  Il n’en reste pas moins que chacun d’eux, à travers le type d’usage du monde qu’il privilégie, crée son propre espace et, ce faisant, concrétise une variante possible de ce concept2.

Et à en juger d’après les quelques esquisses que nous venons de présenter, ces variantes sont tout à fait hétérogènes.  Comme si chacun de ceux qui les produisent habitait un monde différent.  Faut-il en déduire que même si référentiellement, ontologiquement, le monde est un (ou peut être supposé tel), il n’en résulte aucune contrainte relativement à la manière de l’appréhender, et que par suite il n’y a aucune limite à la diversité des mondes que nous pouvons les uns et les autres nous forger en fonction de nos cultures respectives ou de nos centres d’intérêt dans la vie ?  Auquel cas, pourquoi ne retenir ici que quatre possibilités, et précisément celles-là plutôt que d’autres auxquelles, avec un peu plus d’imagination ou de savoir anthropologique, nous aurions sans doute pu aussi bien penser ?

Ou bien pouvons-nous justifier ce qui n’est encore qu’une simple intuition, à savoir que sous l’apparence d’un catalogue plus ou moins arbitraire on a en l’occurrence affaire à des manières de vivre l’espace, et par là même de le configurer, qui sont en réalité interdéfinissables sur la base de critères communs ?  Et qu’en conséquence les configurations particulières qui en résultent forment, prises ensemble, un tout cohérent, et qui plus est, peut-être, exhaustif à son niveau. — Suffisamment cohérent en tout cas pour autoriser à penser que si on parvenait à dégager les principes sous-jacents selon lesquels lesdites configurations se démarquent les unes des autres, on pourrait du coup espérer comprendre aussi comment elles s’enchaînent et, si on peut dire, dialoguent entre elles à travers leurs différences mêmes.

Note de bas de page 3 :

 Cf. E. Landowski, Les interactions risquées, Limoges, PULIM, 2005.

Pour aller dans cette direction, nous recourrons à un modèle que nous avons construit par ailleurs dans le but de rendre compte de la diversité des modes d’émergence du sens corrélative de la pluralité des régimes d’interaction concevables entre le monde et les sujets3.  Ce modèle de portée générale nous semble en effet pertinent pour rendre raison, en particulier, de la diversité des régimes d’espace dans le cadre desquels nous interagissons avec le monde en le rendant, de ce fait, « signifiant ».

Intuitivement et à titre hypothétique, nous ordonnerons les quatre variantes répertoriées ci-dessus en les distribuant de la façon suivante aux quatre coins du modèle en question :

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Note de bas de page 4 :

 Le seul que donne le Petit Robert, édition 1970 : « Manipuler.  1° Manier avec soin en vue d’expériences ou d’opérations scientifiques ou techniques.  2° Manier et transporter ». — « Manier. (...) 2° Façonner, modeler avec la main.  3° Avoir entre les mains tout en déplaçant, en remuant. 4° Utiliser en ayant en main. »

Note de bas de page 5 :

 Comme Greimas le montre exemplairement dans « La soupe au pistou ou la construction d’un objet de valeur », Actes Sémiotiques-Documents, I, 5, 1979 ; rééd. in Du sens II, Paris, Seuil, 1983.

Parmi les dénominations employées pour désigner les régimes d’interaction que ce modèle met en relation, on aura remarqué que seules celle d’ajustement et, à la rigueur, celle de manipulation (à condition de prendre ce mot en son sens littéral de « maniement »4), évoquent l’idée de relations dynamiques entre des éléments situés dans l’espace.  En revanche ni le terme de programmation ni celui d’assentiment ne renvoient a priori à quoi que ce soit d’ordre spatial.  Le premier évoque plutôt un ordonnancement d’opérations échelonnées dans le temps5, et le second une attitude d’ordre psychologique ou moral face à ce qui se passe — à ce qui « arrive » —, là encore, dans le temps.

Note de bas de page 6 :

 Les interactions risquées, op. cit., pp. 11-12, 62 ; et antérieurement E. Landowski, Passions sans nom, Paris, Presses Universitaires de France, 2004, pp. 51-55.

Note de bas de page 7 :

 Cf. A.J. Greimas et J. Courtés, « Continu », Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979, p. 67.

Mais ces dénominations sont dans une certaine mesure trompeuses.  Retenues pour leur caractère relativement imagé et donc, en principe, immédiatement interprétable en termes de modes de relation entre des acteurs quelconques, elles masquent la catégorie élémentaire, par définition plus abstraite, qui a servi de point de départ au travail auquel nous nous référons et nous a permis d’aboutir, sur le plan qui nous intéressait spécifiquement — celui des figures de l’interaction —, aux distinctions entre les quatre régimes que désignent ces étiquettes.  Cette catégorie, c’est celle qui oppose le continu au discontinu6.  Or, bien que Greimas la range parmi les « indéfinissables » (« à verser dans l’inventaire épistémologique »), nous savons, et lui-même a montré, qu’elle peut donner lieu sur le plan aspectuel non seulement à une grande variété d’ordonnancements « temporalisés » mais aussi — et peut-être en premier lieu — à toutes sortes de figures « spatialisées »7.

On ne saurait dès lors s’étonner du fait qu’un modèle fondé sur un tel primitif puisse s’appliquer pour ainsi dire comme un gant à une problématique des espaces vécus.  La raison en est tout simplement que les variantes placées entre guillemets dans le schéma précédent comme dans celui ci-après ne font que traduire en surface, sur une isotopie particulière, celle de la spatialité, les termes de la catégorie de base qui, une fois projetée sur le carré sémiotique, fournit l’armature du modèle interactionnel lui-même dans sa généralité :

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Reste à montrer, pour chacune des quatre positions répertoriées, par quelles médiations on passe de niveau en niveau et comment ce qui, en profondeur, n’est que virtualité se concrétise et se spécifie en se manifestant en surface.

*

Commençons par la fin : par le « réseau » et le régime qui le sous-tend, la « manipulation ».  En introduisant ce vocable dans le métalangage sémiotique, Greimas lui a donné une acception technique qui se démarque à la fois de la définition littérale donnée par le dictionnaire de langue et de l’usage aujourd’hui le plus courant : manipuler, en termes de grammaire narrative, ce n’est ni manier physiquement les choses ni disposer indélicatement ou immoralement des personnes.  C’est « faire faire ».  En termes moins lapidaires, c’est agir, moi sujet, vis-à-vis d’un autre sujet de telle manière qu’il se trouve amené, de bon ou de mauvais gré, à agir conformément à ce que je souhaite.

Etant entendu qu’un tel mode de relation intersubjective exclut le recours direct à la force (car y recourir ce serait justement passer à un simple maniement de l’autre, réduit au statut de chose et non plus considéré comme un sujet), tout ce que je peux « faire » dans ce contexte, c’est m’efforcer de persuader mon interlocuteur, c’est-à-dire de lui donner, cognitivement, des raisons suffisantes pour qu’en retour il se résolve à me donner, lui, pragmatiquement satisfaction.  La manipulation se ramène de ce point de vue à un cas particulier du faire, lui-même conçu comme un transfert d’objets investis de valeur entre sujets.  En l’occurrence, il s’agit pour le manipulateur de faire savoir, ou croire x à son destinataire en vue de le faire vouloir ou devoir faire y.  Il faut, autrement dit, « conjoindre » l’interlocuteur avec un ensemble adéquat de valeurs « modales ».  Or toute communication de valeurs entre sujets, et a fortiori toute mise en circulation d’objets implique l’existence d’un espace.

Il y a donc — et c’est à quoi nous voulions en venir — un espace immanent à la syntaxe manipulatoire (et plus généralement au « schéma narratif » où elle prend place à côté de l’« action » et de la « sanction »).  Mais cet espace est à vrai dire tout ce qu’il y a de plus évanescent.  Il ne se constitue que comme le présupposé logique des opérations dites jonctives par lesquelles les sujets, en se communiquant des valeurs, transforment réciproquement leurs compétences ou leurs états.  Cet « espace » n’est en somme rien d’autre que la distance nécessaire entre deux positions pour que quelque chose puisse transiter de l’une à l’autre.  Il n’a donc en lui-même aucune consistance palpable et on ne peut par suite le définir qu’en négatif, comme la négation ou le dépassement d’une discontinuité présupposée, ou, ce qui revient au même, comme l’affirmation, pour ainsi dire muette, d’une non-discontinuité : comme l’entre-deux — le « blanc » — qui dans un réseau de communication sépare et en même temps met en relation les parties prenantes à des échanges de messages (ou d’objets de n’importe quelle autre sorte).

Nous l’appellerons l’espace conventionnel de la circulation des valeurs.

S’il « existe », c’est en effet par convention.  D’abord par convention entre nous, sémioticiens, puisque ce qui le constitue, c’est le choix de rendre compte du sens à partir d’une modélisation reposant sur l’idée de jonction entre sujets et objets, option théorique fondatrice de la grammaire narrative, version standard, dans son ensemble.

Note de bas de page 8 :

 Cf. M. Sodré, « Sobre a episteme comunicacional », MATRIZes, 1, São Paulo, 2007, et notre commentaire in  E. Landowski, « Da interação, entre Comunicação e Semiótica », in A. Primo et al. (eds.),Comunicação e interações, Porto Alegre, Sulina, 2008.

Mais cet « espace » paradoxal, sans étendue ni volume (sauf « habillage discursif » ultérieur), il présente formellement de grandes ressemblances avec un autre espace de convention qui, bien qu’il ne soit lui aussi que le produit dérivé d’une syntaxe (et donc pas plus chargé a priori de substance que nos modèles grammaticaux), est devenu en à peine quelques décennies, pour beaucoup sinon la majorité de nos contemporains, le plus prégnant, le plus cher et même le plus « réel » de tous les environnements quotidiens : il s’agit de l’étrange « espace » du Réseau.  Y « naviguer » en quête d’informations va de soi puisque c’est pour cela qu’il a été conçu.  Mais au prix de quelle mutation dans la manière d’être-au-monde en arrive-t-on si facilement à s’y sentir « chez soi » — presque comme si le reste du monde n’existait plus —, à l’habiter si naturellement que certains sociologues sont enclins à y voir la forme même du « bios post-moderne » à l’intérieur duquel nous serions désormais destinés à vivre8 ?

Jusqu’il y a peu, les systèmes de communication existants donnaient à voir à même le sol, sous la forme d’une multitude d’infrastructures matérielles, l’immensité de l’effort et l’ampleur des équipements nécessaires pour permettre de joindre efficacement un point quelconque de la terre à un autre : grands chemins royaux d’antan avec relais de poste aujourd’hui devenus liaisons autoroutières avec stations-services et barrières de péage — fils et poteaux télégraphiques ou téléphoniques plantés à travers champs comme pour servir de mesure à la distance à parcourir d’un village à l’autre — relais hertziens sur les hauteurs, succédant aux anciens sémaphores — et bien sûr chemins « de fer » avec leur ballast, leurs traverses, leurs signaux, leurs aiguillages, leurs caténaires, leurs gares, lignes maritimes avec leurs ports, leurs phares, leurs balises, ou couloirs aériens d’une tour de contrôle à la suivante.

Sans rendre complètement obsolète ce lourd quadrillage de la terre, la technologie sur laquelle repose l’interconnexion numérique paraît, elle au contraire, capable de mettre les gens en rapport d’un bout à l’autre de la planète en se passant de tout support équivalent.  Simple apparence bien sûr, étant donné que ce Réseau qu’on appelle aussi la « Toile » a beau — ironie des dénominations — ne nous apparaître de fait, à nous ses utilisateurs, que comme un réseau de relations virtuelles que nous sommes entièrement libres d’actualiser selon notre fantaisie, il ne fonctionne du point de vue technique que moyennant non seulement de rigoureuses programmations mais aussi la couverture du globe par une « toile » véritable, un écheveau inextricable de fils tendus à travers les continents et jusqu’au fond des océans, un vrai tissu de connexions physiques, en donnant à ce terme très exactement l’acception que nous avons retenue ici depuis le début et qui sera précisée un peu plus bas.  Mais sachant rendre invisible son armature de fibres et de nœuds, enterrant ses câbles et cachant au mieux ses antennes-relais (au plus haut des clochers d’églises, s’il le faut), il dissimule si bien la géographie de ses supports innombrables (et cela, semble-t-il, en bonne partie par choix stratégique) qu’il semble faire fi de l’épaisseur du monde, jusqu’à nous faire presque oublier qu’entre ici et là, entre vous et moi, où que vous soyez, il y a — il y a encore, même aujourd’hui ! — de l’« espace ».

On ne retient habituellement de tout cela que les commodités qui en découlent : grâce à la densité du réseau, à la quasi instantanéité et au haut débit des transmissions qu’il assure, le monde est devenu « tout petit » en ce sens que tout y paraît immédiatement à portée de la main.  Certes, et quoi de plus pratique !  Mais naviguer occasionnellement à sa surface en quête de renseignements ponctuels n’est en général qu’une première étape, la suivante étant l’immersion véritable dans ses profondeurs.  Alors, à y nager comme poisson dans l’eau au point d’en faire son nouveau « bios », on entre corps et âme dans un autre monde, où l’espace lui-même est autre. — C’est un espace où selon toute apparence les repères du sens commun s’effacent, à commencer par ceux qui nous servent ordinairement à distinguer l’ici de l’ailleurs et le proche du lointain : un espace qui ne prête donc, subjectivement, à aucune forme d’ancrage. — Et c’est un monde où n’importe quelle information (ou presque) paraît si aisément accessible, et n’importe qui si facilement joignable d’un simple clic, que semble « objectivement » abolie l’étendue même, elle qui pourtant, étalée entre les choses, nous avait depuis toujours inexorablement séparés les uns des autres (quitte en contrepartie, tout de même, à protéger notre quant-à-soi).

On peut bien sûr s’en réjouir : munis de nos ordinateurs, nous sommes désormais partout à la fois !  Mais on peut aussi bien — c’est affaire de goût — s’affliger des effets de cette ubiquité : interlocuteurs tour à tour manipulateurs et manipulés sans cesse accrochés à nos portables ou vissés à quelque écran (quand ce n’est pas les deux en même temps), présents jusqu’à l’autre bout du monde à travers toutes sortes de programmes, de sites et de réseaux (sociaux, professionnels et autres), nous ne sommes en fait plus jamais à proprement parler nulle part.  Et pour qui reste attaché à son ancrage spatial en tant que dimension constitutive du sens de son propre être-au-monde, l’effacement du banal sentiment de spatialité lié à l’expérience empirique du monde de tous les jours représente une perte que rien ne saurait compenser.

Epistémologiquement ou sémiotiquement parlant, il n’en reste pas moins, il est vrai, que quelles que soient nos préférences idéologiques en la matière, cet espace sans feu ni lieu où tout le monde a son adresse mais personne de localisation est assurémentun espace — un parmi d’autres —, tout autant que l’« espace empirique » du bon vieux temps.  Et il est même possible que celui qu’on appelle globalement ainsi (pour simplifier, quitte à voir bientôt comment il se diversifie) ne doive l’attachement particulier que nous lui vouons qu’au fait qu’il a été, et donc qu’il reste, comme dit la chanson, « le doux pays de notre enfance ».  Ce n’est pas pour autant lui accorder indûment un statut privilégié que de nous demander si le quitter pour s’installer dans l’espace conventionnel de la jonction à l’état pur — celui, « en papier », de nos savants modèles ou celui, on line, de l’internet —, c’est encore vivre vraiment sur terre.

*

Pour y revenir, enchaînons en reprenant par le commencement : le monde comme un « tissu ».

Regarder le monde selon cette perspective, c’est faire naître un espace « tissé » par la connexité des choses entre elles.  Alors que l’idéal du réseau est apparemment de produire un monde dont la discontinuité, tout en restant présupposée, ne sera plus, d’ici peu, qu’un vague souvenir, le parti dont procède la vision du monde comme tissu est de connaître et de dominer le réel dans sa continuité.  « L’espace » cesse donc d’être le rien qu’à force de progrès techniques il est en train de devenir aux yeux de navigateurs déjà si bien interconnectés qu’il ne leur semble même plus s’interposer entre eux comme un obstacle.  Au contraire, on va voir maintenant comment il se donne à saisir en tant que positivité — comme un plein —, comme la réalité palpable du monde-objet tel qu’il s’étale devant nous dès que nous prenons la peine de l’observer.

On peut l’appeler l’espace opératoire de l’emprise sur les choses.

La forme qu’il prend varie d’une culture et d’une époque à l’autre — celui de Galilée n’était plus celui d’Aristote, et le nôtre, évidemment, est encore différent.  Sa forme dépend en effet, d’abord, de la connaissance qu’on a (ou croit avoir) des éléments dont le tissu du monde se compose, mais aussi ou surtout de l’idée qu’on se fait des régularités qui régissent leurs rapports, et finalement du degré de maîtrise pratique qu’on a pu acquérir dans leur maniement, par la force ou en douceur, que ce soit à des fins « désintéressées » ou utilitaires, c’est-à-dire en vue de leur exploration ou de leur exploitation.  S’agissant d’un espace qui se configure par conséquent moyennant l’expérience de nos rapports aux choses mêmes et de leurs rapports entre elles, et non plus sur la base des relations que les sujets entretiennent les uns vis-à-vis des autres par l’intermédiaire des objets qu’ils se communiquent, le régime de sens dont il relève ne peut plus être celui de la jonction (ce qui, évidemment, ne veut pas dire que cette notion perde son intérêt relativement à son domaine de pertinence propre).

Pourtant, les choses aussi peuvent bien sûr être jointes les unes aux autres (assemblées), ou conjointes à elles-mêmes (autrement dit entières, à la manière d’un cheval « entier »), ou disjointes, là encore les unes des autres (séparées), ou d’elles-mêmes (fragmentées).  Et juxtaposer ou superposer deux objets, a fortiori les accrocher, les ficeler, les visser, les souder l’un à l’autre, ou encore recoller un objet dont les parties ont été dissociées, c’est assurément procéder à des opérations « conjonctives », de même qu’arracher, détacher une chose d’une autre ou l’en extraire (comme la voiture du garage ou l’enfant du ventre de sa mère) ou casser, déchirer, et bien sûr couper (le pain ou la tête du condamné), c’est à l’évidence « disjoindre ». — Mais plus du tout au même sens que tout à l’heure !  La conjonction et la disjonction se définissent à présent comme des opérations s’effectuant dans l’espace empirique, et sur des éléments dotés de propriétés matérielles précises dont dépend la possibilité même d’exercer sur eux notre prise, de les « manier », en particulier d’un point de vue quantitatif en les unifiant ou les divisant, en les assemblant ou les séparant.

Note de bas de page 9 :

 Cf. E. Landowski, Avoir prise, donner prise, Nouveaux Actes Sémiotiques, 112, 2009 (https://www.unilim.fr/actes-semiotiques).  Tr. it., « Avere presa, dare presa », Lexia, 3-4, Turin, 2009, p. 139-202.

Note de bas de page 10 :

 A propos de ces réserves, cf. Avoir prise..., chap. 2, I.3 « Manipuler ou manœuvrer ? ».

Etant donné que cela n’a rien à voir avec le « faire jonctif » défini plus haut comme transfert d’objets de valeur entre des sujets, il nous faut concevoir en ce point une nouvelle syntaxe.  Celle que nous proposons est centrée autour des notions d’opération et d’emprise9.  Précisons qu’il s’agit d’adjoindre ces notions à celles de manipulation et de jonction, et nullement de les y substituer en prétendant qu’elles permettraient de mieux rendre compte des mêmes choses.  L’objectif, en effet, n’est pas de reconstruire la sémiotique mais tout au plus de compléter la panoplie des instruments conceptuels dont nous disposons déjà, et cela notamment dans le but précis d’analyser une dimension du sens et un mode d’interaction, et par suite aussi un régime d’espace que la problématique jonctive classique ne permet pas, à notre sens, de traiter de manière satisfaisante10 — ce qui explique qu’il y ait là tout un champ qui est resté jusqu’à présent presque complètement ignoré.

Note de bas de page 11 :

 M. Hammad, Lire l'espace, comprendre l'architecture. Essais sémiotiques, Paris-Limoges, Geuthner-Pulim, 2006, 372 p. ; Palmyre.  Transformations urbaines.  Développement d’une ville antique de la marge aride syrienne, Paris, Geuthner, 2010 (à par.).

Presque, c’est-à-dire pas tout à fait : nous en prendrons pour preuve une rapide comparaison entre deux parmi les livres du pionnier et à nos yeux principal sémioticien en la matière, Manar Hammad : Lire l’espace et son tout récent Palmyre11.  Dans le premier, qui regroupe des analyses datant pour la plupart des années 1970-80, l’espace à « lire » est encore celui de la jonction au sens du schéma narratif « canonique ».  Par exemple, si à l’intérieur de la salle du séminaire, objet d’un des chapitres, la position en bout de table confère un surplus d’autorité, c’est, nous est-il expliqué, parce qu’elle « conjoint » celui qui l’occupe avec plus de « valeur modale » que les autres positions.  Et s’il en est ainsi, c’est parce que la géographie des places disponibles a charge de traduire, sur le plan de l’expression spatiale, une distribution convenue du « pouvoir », du « savoir » et des « devoirs », et par là de contribuer à la stabilité des rapports hiérarchiques entre les participants.  De façon similaire, dans la maison japonaise traditionnelle, la différenciation des parcours qu’autorise la disposition des pièces permet au maître des lieux d’exprimer non verbalement la nature des rapports sociaux qu’il entretient avec chacun de ses visiteurs.

Note de bas de page 12 :

 Sur la distinction entre « lecture » et « saisie », cf. E. Landowski, « Vettura e pittura : dall’utilizzo alla pratica », in S. Jacoviello et al. (éds.), Testure. Scritti per Omar Calabrese, Sienne, Protagon, 2009, pp. 289-302.

Plus généralement, on a affaire à un espace à la fois topologiquement modalisé et positionnellement modalisateur qui n’a apparemment — aux yeux du chercheur qui le décrit et aussi, à en croire la démarche qu’il adopte, aux yeux des sujets dont il décrit la manière d’y vivre — d’autre fonction et même d’autre réalité que de constituer le support des manipulations intersubjectives destinées à s’y exercer.  Cela une fois posé, et même supposé admis, resterait toutefois, pour opérationnaliser la démarche, à expliquer comment au juste — à l’aide de quels dispositifs sensoriellement perceptibles — le statut modalisé et le pouvoir modalisant des éléments constitutifs d’un espace ainsi articulé se traduit en des formes manifestes immédiatement « lisibles », ou pour le moins intuitivement saisissables12 par des sujets quelconques.  Car à moins de supposer que les habitants, les visiteurs ou les usagers qui y évoluent soient tous des sémioticiens en mesure d’en faire une analyse actantielle et modale en bonne et due forme, pour que l’espace en question puisse en tant que tel les manipuler efficacement, il faut en premier lieu que d’une façon ou d’une autre il leur parle de lui-même par sa seule organisation matérielle.  En d’autres termes, à partir de quelles modulations concrètes touchant les qualités sensibles des éléments spatiaux, ou moyennant quelles opérations exploitant leurs propriétés physiques le pouvoir modalisant d’un espace empirique donné se construit-il et s’exerce-t-il pratiquement ?

Note de bas de page 13 :

 De J.-M. Floch, voir notamment, côté « modal », « La génération d’un espace commercial », Actes Sémiotiques, IX, 87, 1987, et, côté « sensible », Une lecture de « Tintin au Tibet », Paris, P.U.F., 1997 ainsi que ses notes de travail publiées à titre posthume dans J.-M. Floch, J. Collin, Lecture de la Trinité de Roublev, Paris, P.U.F., 2009.

A cela, Lire l’espace n’apporte pas beaucoup d’éléments de réponse car ce n’est pas vraiment son objet.  Palmyre en revanche traite directement la question en procédant à une analyse non pas à proprement parler de la dimension sensible, c’est-à-dire plastique ou « esthésique » qui, selon nous, devrait faire l’objet d’un des deux volets d’une problématique sémiotique bien comprise de la matérialité, mais de la dimension opératoire qui en représente à nos yeux l’autre volet indispensable.  En ramenant cavalièrement la matière d’un volume de près de deux cent pages à une seule phrase, on pourrait formuler de la façon suivante la question centrale qu’il pose à propos de ce second volet : comment différentes propriétés matérielles inhérentes à une série d’éléments présents et opérants dans l’« espace physique » d’une ville deviennent-elles fonctionnellement pertinentes du point de vue de la constitution de cette même ville en tant qu’« espace social », c’est-à-dire faisant sens ?  On voit ici en quoi le parcours de Manar Hammad en termes de problématisation sémiotique de « l’espace » se distingue de celui effectué en particulier par Jean-Marie Floch dans le même domaine.  Partis tous les deux d’une perspective essentiellement modale, l’un, comme on le constate aujourd’hui, s’oriente vers le volet « opératoire » (pour nous, celui de l’« emprise » et de la « programmation ») alors que l’autre s’était peu à peu tourné de plus en plus nettement, pendant les dix à quinze dernières années ayant précédé sa mort, vers l’exploration de l’autre dimension également inhérente aux configurations spatiales qu’il prenait pour objet de ses analyses, celle du « sensible » (pour nous principe de base du régime de l’« ajustement » et donc aussi, comme on le verra plus bas, de l’espace « volute »)13.

Quoi qu’il en soit, avec Palmyre, c’est en effet une réalité éminemment concrète, un espace de type proprement opératoire, qu’on voit prendre tournure : non plus un réseau de figures actantielles en papier mais le tissu d’un vrai monde fait de sable, de pierre et de sel, avec des cours d’eau et des vergers, des pistes, du relief, un climat.  A partir d’une analyse très fouillée des restes de la ville antique, l’étude reconstitue les phases de son évolution au cours d’environ cinq siècles et montre admirablement que même si ce sont bien entendu des hommes qui la construisent et la transforment au cours des âges en fonction de motivations religieuses, économiques, politiques ou militaires déterminées, ils ne le font jamais qu’en tirant parti d’une logique première, d’ordre purement pragmatique, qui les dépasse : celle de la « force des choses », expression usée mais dont on peut en l’occurrence se servir sans que ce soit pure et vulgaire rhétorique.  De cette logique découlent des « mécanismes » indifférents aux péripéties de l’histoire, qui règlent rigoureusement les interactions ayant lieu entre les éléments mêmes à l’aide desquels les hommes façonnent leur espace.  Et dans ce cadre, comme si les données naturelles, à commencer par le relief et l’hydrographie, s’entendaient directement avec les éléments architecturaux indépendamment des sujets qui les construisent, de véritables régularités apparaissent bientôt sur divers plans.

Les nécropoles, par exemple, qui « recherchent toutes l’eau », « attirent » systématiquement les murailles défensives tout en « repoussant » les vergers de l’oasis.  De même, jouant un rôle de pôle attracteur ou répulsif à l’intérieur d’un champ où s’entrecroisent des forces de nature diverse, chacun des autres éléments mis en œuvre exerce (bien qu’Hammad n’utilise pas ce terme) une forme particulière d’emprise sur ceux qui l’environnent.  Et c’est précisément cela qui permet aux bâtisseurs d’en faire autant d’opérateurs à leur disposition et pour ainsi dire même à leur service : en l’occurrence, des opérateurs de « jonction » au sens strictement spatial du terme, ou mieux — comme dirait un électricien — des disjoncteurs-conjoncteurs (ou « coupleurs ») chargés de laisser passer ou non le « courant » en ouvrant ou fermant tel ou tel circuit, celui des marchandises ou des processions, des canaux d’irrigation ou des armées, etc.  Ainsi voit-on en particulier s’installer en tel point de la ville un arc monumental qui a pour fonction de « souder » bout à bout deux voies préexistantes, ailleurs une avenue à colonnades chargée de « suturer » bord à bord deux quartiers jusqu’alors séparés tandis que le wadi, « opérateur relevant de la nature », réalise une opération similaire entre deux autres zones.  De la densité et de la force de ces liens entre éléments matériels en prise les uns sur les autres résulte la forme changeante du « tissu urbain » (terme lui en revanche récurrent tout au long du livre).  

Note de bas de page 14 :

 Cf. A. Beyaert-Geslin, « La photographie aérienne, l’échelle, le point de vue », Protée, 37, 3 (Regards croisés sur les images scientifiques), 2009.

Nous pouvons préciser à partir de là en quel sens il faut entendre l’idée de continuité que nous avons associée à celle d’espace opératoire.  De toute évidence, « continu » ne peut signifier ici ni indifférenciation ni absence d’articulation entre les éléments d’un champ d’observation ou d’interaction puisque, comme on le sait, le monde où nous vivons, celui de l’expérience empirique, ne nous est perceptible, ne prend sens et ne s’offre concrètement à notre prise qu’à raison justement des différences qui nous permettent d’en discerner les éléments pertinents (eu égard, cas par cas, à une pratique d’exploration ou d’exploitation déterminée14).  Qu’il s’agisse des ruines d’une ville à interpréter, d’une salle de séminaire à l’intérieur de laquelle la place réservée à l’hypothétique « vouloir-enseigner » de l’un se détache de celles assignées au pouvoir-discuter ou au simple devoir-écouter des autres, des vitrines que scrute l’amateur de shopping que nous évoquions tout en commençant, ou encore, par exemple, dans un ordre complètement différent — pour un chirurgien —, des profondeurs du corps qu’il explore à l’aide de sondes ou triture en s’armant de cathéters, l’espace opératoire de nos investigations et de nos conduites intersubjectives aussi bien que celui de nos actes matériels se présente toujours comme à la fois diversifié et plein.  Tissu chatoyant ou, si on préfère, continuité modulée, la diversité de ce dont il est rempli (et même, souvent, encombré) devient unité dès le moment où nous en faisons le plan sur lequel nous opérons.

Comme un tableau d’intérieur hollandais où, entre deux objets, il n’y a jamais « rien » mais au moins la blancheur d’un mur lui-même signifiant, c’est en effet un espace où toute chose jouxte quelque autre chose dont elle diffère.  A cela ne change rien le fait que les éléments qui emplissent la scène — ou, pourrait-on dire aussi, qui fixent par leur mise en rapport l’« isotopie » de sa lecture — puissent paraître tantôt tassés les uns contre les autres à s’en étouffer comme dans un Vuillard, tantôt au contraire clairsemés comme dans une toile de Boudin où la primauté revient à un « fond » sur lequel se détachent seulement de loin en loin quelques silhouettes.  Car ce fond est alors lui-même, positivement, « quelque chose » — ciel, mer ou plage —, juste assez en tout cas pour que du point de vue du spectateur il s’agisse encore, globalement et sémantiquement, d’un espace continu en ce sens tout à fait élémentaire qu’il est tout simplement sans vide : bord à bord, tout y est jointif et signifiant.

Note de bas de page 15 :

 Cf. Avoir prise, donner prise, op. cit., chap. 2, II « Dédoublements ».

Note de bas de page 16 :

 Expression empruntée à P. Jevsejevas, Bookstore spaces, Mémoire, Université de Vilnius, département de sémiotique et de théorie de la littérature, janvier 2010.

D’où le fait que la continuité qui caractérise ce type d’espace se donne à saisir aussi sur un autre plan, plus abstrait.  Voir le monde comme un tissu de choses contigües — « d’un seul tenant » —, c’est effectivement, en même temps, le comprendre comme un tissu de relations constantes : comme un monde un, où non seulement on passe « de proche en proche » d’une chose à la suivante sans « solution de continuité » mais aussi, plus profondément, où « tout se tient » parce que « de fil en aiguille » tout y a prise sur tout15.  De l’infiniment grand à l’infiniment petit, l’univers apparaît alors comme une seule immense isotopie intimement articulée, comme un « espace d’espaces »16 dont chacun, à son échelle, offre des régularités propres (astrophysiques, électromagnétiques ou thermodynamiques, mécaniques, biologiques, sociales, intersubjectives, etc.) tout en interagissant autant avec ceux qu’il contient qu’avec ceux qui l’englobent.

Note de bas de page 17 :

 Cf. Avoir prise, chap. 1, II.3 «  En deçà de toute emprise, la prise » et 3, II « Opérer sans savoir ».

De ce point de vue, le « tissu » constitue l’élément même de toute analyse.  Car soumettre à ce qu’on appelle une analyse un objet tel qu’un espace urbain, un ciel étoilé ou une carte météorologique, ou encore la « scène politique » ou le « paysage médiatique » d’un pays, ou bien sûr un texte (éventuellement rebaptisé pour l’occasion « espace textuel »), c’est dans un premier temps faire l’hypothèse qu’en dépit de ce que de tels objets peuvent présenter de divers en surface (et, en ce sens, de discontinu) ils constituent au fond, chacun d’entre eux, un tout (et en ce sens, un continuum).  Puis, deuxième temps, c’est changer d’échelle et porter l’attention sur les éléments discrets (c’est-à-dire discontinus) qui composent l’objet considéré, identifier ces éléments, les « découper », les décrire un à un, les comparer entre eux et étudier les relations qu’ils entretiennent.  Enfin, troisième temps et nouveau changement d’échelle, c’est tirer des rapports qu’on vient de faire apparaître entre éléments constituants une logique qui permette de rendre compte de la cohésion de l’ensemble.  Cela peut consister ou bien à expliquer ce qui en fait l’unité fonctionnelle (c’est-à-dire, en termes statiques, la nécessité, et en termes processuels la prévisibilité), ou bien à comprendre ce qui en fait l’unité structurale (c’est-à-dire ce qui en détermine le sens et le cas échéant la valeur, par exemple esthétique).  Telles sont les deux formes possibles de ce que nous entendons par « continuité » sur le plan de l’intelligible.  En ce sens, toute emprise (matérielle ou intellectuelle) sur les choses passe par leur analyse en tant que tissu — ce qui n’exclut pas la possibilité d’autres formes de « prise » fondées sur des principes interactionnels et donc des régimes de saisie différents17.

Dès lors, il n’y a rien d’étonnant à ce que ce soit sous ce régime de construction de « l’espace » que la programmation s’impose comme forme d’interaction privilégiée.  Elle ne consiste en effet qu’en l’opérationnalisation du savoir, théorique ou pratique, dont on dispose relativement aux relations constantes, aux mécanismes, aux chaînes de causalité et plus généralement aux « programmes » de tous ordres qui gouvernent la manière prévisible dont les éléments du tissu continu du monde interagissent entre eux à l’échelle où on se situe.

*

En passant de l’une à l’autre des deux configurations que nous venons d’examiner, l’espace a, si on peut dire, changé de place.  Tandis que dans l’optique du réseau il se présentait comme un vide à combler entre les sujets, il est devenu un plein étalé devant eux lorsque le monde s’est reconfiguré comme un tissu.  

Pourtant, malgré ce changement, adopter l’une ou l’autre de ces perspectives, c’est toujours conférer implicitement à l’espace le même statut : celui d’un donné qu’il est possible de penser pour ainsi dire de haut et de regarder à distance.  Cela nonobstant le fait que selon un autre point de vue il soit permis de considérer que les sujets qui pensent ou regardent ainsi « l’espace » s’y trouvent en fait eux-mêmes inclus, qu’ils sont « dedans » : est-ce que ce ne sont pas en effet, en même temps, des sujets qui y vivent ?  Mais pour le moment, indépendamment de la question de savoir ce que peut signifier au juste (en des termes autres que triviaux) être dans l’espace, relevons seulement qu’en faisant de « l’espace » soit un support pour la circulation d’objets-valeurs (comme dans le réseau), soit un champ d’observation et d’action sur lequel opérer (comme dans l’autre régime), on se donne mentalement un espace « objectif » qui par construction peut être envisagé avec la sorte de détachement épistémique qu’on a vis-à-vis des choses, quelles qu’elles soient, dès qu’on les considère comme des réalités « en soi », dont ni l’existence ni la forme ni le comportement ne doivent rien a priori à celui qui les pense, les observe ou s’en sert sur le plan pratique.

Sans nul doute, un tel détachement constitue une des conditions de possibilité du mode d’action « positif » et « rationnel » que, dans nos sociétés obsédées de productivité et de rentabilité, tout incite à valoriser pour son efficacité.  De fait, sans distance objectivante, ni connaissance scientifique ni domestication de la nature n’auraient été possibles, ni a fortiori aucune « conquête de l’espace », et pas même peut-être la découverte de l’Amérique.  Mais ce n’est pas là pour autant la seule posture épistémologique possible, la seule et unique manière pensable d’être-au-monde, et rien ne dit que ce soit la plus vivable en termes de « qualité de vie ».  Ni d’un point de vue anthropologique, comme on s’en rend compte dès qu’on tourne le regard vers d’autres sociétés, ni même dans la nôtre si on en juge du point de vue de l’expérience individuelle vécue.  Bref, d’autres postures existent.

Par choix axiologique autant que par souci de complétude théorique, c’est à elles que nous voulons faire droit en accordant dans ce qui suit aux deux configurations qui restent à décrire, la volute puis l’abîme, autant d’importance que nous en avons donnée aux deux précédentes.  Qu’on nous objecte qu’elles ne sont pas dans « l’air du temps », qu’elles ne renvoient qu’à des rêveries d’esthète, de poète ou de mystique, qu’elles puissent donc être tenues pour marginales et dépassées, et du coup peut-être même décrétées insalubres (comme les volutes du tabac) ne serait guère surprenant dans le contexte d’aujourd’hui. — Reprenons néanmoins le fil de nos schémas.  Autrement dit, du « continu » qui vient de nous occuper, passons à sa négation, le « non-continu ».

Là se trouve ce que nous baptiserons l’espace éprouvé du mouvement des corps.

Nous lui donnons comme emblème la volute, forme générique reconnaissable sur des plans et dans des contextes extrêmement divers : dans les spirales de pierre sculptée qui ornent le chapiteau des colonnes de temples grecs et la corniche des églises baroques ; dans la vague qui, naissant de la houle à l’approche du rivage, déferle durant quelques instants et vient s’y briser ; dans la fumée qui s’envole de votre cigare ou de ma pipe lorsque, permis ou non, nous prenons le plaisir de les allumer ; dans les figures sans cesse changeantes que promène d’un bout à l’autre du ciel la multitude tournoyante d’un vol d’étourneaux ou, aux tropiques, le tourbillon de poussière et de feuilles arrachées par la tornade ; dans les parcours étroitement entremêlés que dessinent sur la scène de l’opéra la ballerine et son cavalier, ou, au milieu de l’arène, les pas entrelacés du toro et du torero.

Note de bas de page 18 :

 Les interactions risquées, op. cit., pp. 88 et 91.

Note de bas de page 19 :

 Cf. R. Caillois, « La dissymétrie », Paris, Gallimard, 1973 (rééd. in Cohérences aventureuses, Paris, Idées/Gallimard, 1976).

Pour symboliser spatialement la relation qui unit les interactants dans le cadre du régime de l’ajustement, nous avions retenu dans un premier temps non pas la figure de la volute mais celle de l’entrelacs.  Elle aussi évoque assez exactement le type de coordination dynamique qui articule le faire ensemble, à la fois concomitant et réciproque, de deux ou plusieurs partenaires (ou adversaires) en mouvement, dont chacun sent le sentir de l’autre (ou des autres) à la faveur d’un rapport direct, corps à corps, et épouse (par contagion) ses motions, son rythme, son hexis même18.  Mais la volute n’est-elle pas souvent faite, justement, d’entrelacs ?  On en trouverait, en particulier chez Roger Caillois, bien d’autres exemples tirés du règne minéral aussi bien que végétal et animal19.

Note de bas de page 20 :

 P. Valéry, « L’homme et la coquille », in Œuvres I, Paris, Gallimard (Pléiade), 1957, pp. 889 et 887.

Dans tout les cas de ce genre, quelque chose s’enroule sur soi, se déroule et se déploie.  Ce peut être une matière inorganique, travaillée par l’homme (comme la pierre) ou non (comme la fumée), ou une matière vive — des corps humains (ceux des danseurs), ou ceux d’animaux (les oiseaux) —, ou encore une combinaison d’éléments relevant de plus d’un de ces divers ordres.  Comme le notait Valéry à propos de la coquille, il en résulte une figure toujours remarquable en ce sens que, par sa « grâce tourbillonnaire », elle « se détache du désordre ordinaire de l’ensemble des choses sensibles »20.  De fait, formation autosuffisante enroulée sur elle-même et donnant l’impression de quelque chose qui est en train de s’épanouir, de s’accomplir pleinement par le seul jeu de ses propres constituants, la volute « se détache » du reste, comme si elle s’émancipait de la contiguïté qui attache les autres choses les unes aux autres.  Plus radicalement, on peut même dire que ce faisant elle « tranche » par rapport à son contexte ou, mieux encore, que littéralement elle le tranche.  En s’en détachant, elle en rompt abruptement la continuité, elle le dis-joint !  Créer localement comme elle le fait un micro-espace plus notable que ce qui l’environne — un ilôt de sens autonome ou, pour paraphraser Valéry, un « ordre extra-ordinaire » —, c’est en effet rompre la monotonie du tissu, y introduire une zone critique chargée d’un surplus de valeur, autrement dit faire d’un continuum un espace désormais non-continu.

Mais il y a plus car une volute n’a pas seulement de la grâce, c’est-à-dire une valeur esthétique.  Elle tend aussi à exercer une prégnance esthésique du fait qu’elle est mouvement.  Fût-elle de pierre, donc parfaitement statique, elle est par sa forme même, « spiralée », la figuration sensible d’un mouvement, et plus précisément d’une rotation qui va se déployant.  Cela à plus forte raison encore quand elle se présente comme l’effet de quelque processus interactionnel en acte, comme c’est le cas de la volute de fumée ou de celle que tracent les danseurs.  Du point de vue de l’effet produit sur qui regarde les entrelacs de formes qui se dessinent alors dans l’air ou sur la scène, peu importe que, d’un côté, les ronds de fumée soient des phénomènes physiques « programmés »  (par les lois de la mécanique des fluides), alors que de l’autre, les ronds de jambe des danseurs sont plutôt le fruit d’ajustements heureux (entre partenaires esthésiquement en harmonie).  Car le régime interactionnel dont dépend la production d’une configuration spatiale déterminée ne préjuge en rien de la nature du régime susceptible de présider à sa réception et à son usage.  Ainsi, on l’a déjà noté à propos de l’internet, le fait que pour les ingénieurs qui l’ont conçu comme pour les techniciens qui en assurent la maintenance, et même pour nous qui l’analysons, il s’agisse d’un parfait tissu programmé (d’une Toile) n’empêche aucunement — mais au contraire rend possible — qu’aux yeux de ses utilisateurs il se présente sémiotiquement parlant avec toutes les caractéristiques d’un espace manipulatoire (d’un Réseau).

Note de bas de page 21 :

 G. Bachelard, L’air et les songes.  Essai sur l’imagination du mouvement, Paris, Corti, 1943, p. 16.

De même, le régime interactionnel dont dépend la génération d’une volute déterminée, c’est-à-dire la production d’une forme prégnante dessinée par un corps, ou par les entrelacs d’une série de corps en mouvement, ne prédétermine pas non plus le régime selon lequel elle sera appréhendée.  Par rapport à son mouvement, il sera toujours possible d’osciller entre deux attitudes distinctes et même opposées.  Ou bien s’appliquer à suivre du regard ses évolutions et chercher à lire la manière dont elles se développent — ce qui nous ramène à la perspective antérieure qui faisait du monde un tissu observable, lisible à distance et tout désigné pour devenir très rapidement un véritable champ opératoire.  N’est-ce pas sur ce mode que les astronomes scrutent les orbites des corps célestes ?  Ou bien se laisser saisir par la prégnance du mouvement qui anime l’objet considéré et, selon une expression que nous empruntons à Bachelard, vivre sa dynamique, la « vivre intégralement, intérieurement » par une « participation réellement active » que l’auteur se dit tenté d’appeler une « induction »21.

Note de bas de page 22 :

Avoir prise..., chap. 1 « Façons de faire » ; « Vettura e pittura : dall’utilizzo alla pratica », art. cit.

Note de bas de page 23 :

 G. Bachelard, L’air et les songes, op.cit., p. 16.

D’un « finalisme pratique », poursuit-il, on passe alors à un « finalisme poétique » — opposition que nous traduisons sémiotiquement en interdéfinissant deux « façons de faire » ou deux « usages du monde » distincts : d’un côté l’utilisation, de l’autre la pratique22.  Passer de la première à la seconde, c’est cesser de construire le monde comme un espace à vocation uniquement opératoire, structuré à partir de la vue et destiné à de futures utilisations programmées ; et corrélativement, c’est se donner « corps et âme » à un espace autre, qui, « par l’intimité du réel peut soulever notre être intime »23 : à un espace synesthésiquement éprouvé à travers des pratiques esthésiquement ajustées au mouvement des choses, c’est-à-dire à la dynamique de l’autre, quel qu’il soit.  L’espace-volute devient alors l’espace du corps propre.

Note de bas de page 24 :

 M. Proust, Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard (Pléiade), 1955, pp. 179-182 ; Cl. Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, Paris, Plon, 1955, pp. 54-61.

Note de bas de page 25 :

 Cf. Passions sans nom, op. cit., pp. 294-305.

Dérivés de la même racine latine que volute, l’anglais involve et plus encore le portugais envolver, expriment implicitement cette liaison entre la figure spatiale et dynamique d’un mouvement « tourbillonnaire » enveloppant, et l’idée d’une forte implication du sujet pris, imbriqué, emmêlé, engagé, compromis dans un processus interactionnel.  Le fait que ces verbes n’aient pas d’équivalent direct en français ne fait pas obstacle au développement de configurations relevant du même imaginaire spatial en tant que dimension constitutive de la « subjectivité ».  On en trouve un exemple remarquable dans un passage connu de la Recherche du temps perdu — la description du « ballet » des clochers de Martinville censément écrite par Marcel, en voiture — que nous avons eu l’occasion, dans un travail précédent, de confronter avec une autre description spatiale non moins célèbre, due à Lévi-Strauss : celle d’un coucher de soleil vu du pont d’un paquebot, en pleine mer 24.  Nous reprendrons ici quelques éléments de cette comparaison dans le but de montrer de quelle manière la construction de l’« espace-volute » auquel on a typiquement affaire dans le premier cas contraste avec les procédures de mise en place d’un « espace-tissu » dans le second25.

Comme par application d’une théorie de la relativité avant la lettre, ce que décrit le « petit morceau » de Proust n’est pas un donné qui serait posé devant le narrateur mais une interaction dynamique à laquelle lui-même, l’observateur, est partie prenante : une sorte de jeu de cache-cache avec quelques éléments pertinents du paysage, essentiellement trois clochers.  Et c’est en rendant compte des mouvements relatifs de cet ensemble d’éléments, narrateur inclus, que le texte permet de comprendre l’émergence d’effets de sens éphémères, fortement chargés de valeur affective et tous liés à des variations de rapports spatiaux : sursaut de surprise quand « tout d’un coup, la voiture ayant tourné » par rapport aux clochers, elle dépose Marcel « à leurs pieds » ; sentiment de séparation quand, « après [l’]avoir accompagné », ils « agitent en signe d’adieu leurs cimes ensoleillées » ; impression d’un retour à la sérénité quand il les voit « timidement chercher leur chemin et, après quelques gauches trébuchements [...], se serrer les uns contre les autres ».

Chez Lévi-Strauss, l’objet décrit se présente au contraire comme un spectacle qui lui serait offert sur une scène de théâtre.  En comparaison avec le précédent, le système perceptif, et perspectif, mis en place traduit une conception beaucoup plus classique, pré-einsteinienne si on peut dire, du rapport sujet-objet dans la relation d’observation.  Les nuages, le soleil, toutes sortes de formes et de couleurs en mouvement se positionnent par rapport à un point fixe — l’œil de celui qui regarde —, point de référence qui permet de décrire la façon dont les choses se déplacent les unes relativement aux autres, indifférentes à la présence de l’observateur.  La métaphore de la représentation dramatique est parfaitement justifiée puisqu’on trouve au théâtre la même coupure entre objet observé et sujet observant — entre des acteurs cantonnés dans l’espace de la scène et censés interagir exclusivement entre eux comme s’ils n’étaient aucunement conscients de la présence du public, et des spectateurs ne demandant pas mieux que de rester tranquillement assis dans leurs fauteuils.

En d’autres termes, alors que chez Proust la mobilité de la prise de vue va de pair avec un regard impliqué dans et par ce qu’il regarde — et qui en même temps le regarde —, dans l’autre texte au contraire, l’immobilité de l’observateur, maître du panorama, fonde un regard strictement détaché, celui du savant conformément à la définition convenue des règles de l’observation scientifique.  C’est donc, au fond, une différence d’ordre épistémologique qui sépare ici deux esthétiques de l’espace.  D’un côté, une esthétique classique, toute d’ordre, de transparence et de clarté, qui distingue et série les éléments, relève leur apparition, leurs déplacements, enregistre et analyse l’évolution de leurs rapports, en mettant du même coup la totalité du sens et de la valeur à la charge d’objets radicalement séparés de l’observateur.  Et de l’autre côté, chez Proust, une esthétique — faut-il dire baroque ? — qui donne la primauté aux effets de sens surgissant, dans ce qu’ils peuvent avoir de plus contingent, non pas de la mobilité d’éléments observés un à un ou dans leurs rapports mais des fluctuations de la relation même entre l’observateur et ce qu’il observe.

D’un texte à l’autre, les parallélismes et les renversements de ce type ne manquent donc pas, et cela en toute cohérence de part et d’autre.  Il faut par exemple que la navigation donne l’impression de l’immobilité (« 5000 kilomètres d’océan présentent un visage immuable ») pour que l’espace, vu du pont, se laisse percevoir comme un tissu homogène.  Dans ces conditions, le regard peut effectivement balayer la scène sans obstacle ni déformation en se portant successivement « aux quatre coins [de l’] horizon ».  A l’inverse, il fallait que la voiture qui emporte le narrateur du côté de Martinville file « à bride abattue » pour que se forme entre lui et les clochers cet entrelacement dynamique — cette volute — dont le déploiement a pour effet de métamorphoser l’espace-temps mesurable et linéaire du texte précédent en un milieu à densité variable, anisotrope, offrant par endroits des résistances et ailleurs, un peu à la manière des « trous d’air » en avion, des baisses de tension où soudain le mouvement s’accélère inopinément.

Corrélativement, le passage de Lévi-Strauss est dominé par la figure d’un énonciateur jouissant d’un pouvoir de vision en quelque sorte au second degré, dont la source ne nous est pas indiquée mais qui lui permet, dès qu’il démasque quelque « supercherie » dans le spectacle qu’il décrit (autrement dit sur le plan textuel du « monde-énoncé »), de rétablir promptement la « vérité » (méta-textuelle) des choses.  En revanche, point n’est besoin chez Proust d’aucun méta-sujet cognitif transcendant pour statuer « de haut » sur la valeur véridictoire d’effets de sens qui, sous prétexte qu’ils ne relèvent que du vécu, pourraient être illusoires.  Bien au contraire, puisqu’en vertu du régime même de sens qui préside dans son cas à la saisie du monde en tant qu’espace signifiant, ce sont précisément les variations de rapports proxémiques entre l’observateur et ce qu’il observe, leur « entrelacs », qui, hic et nunc et en tant que tels, deviennent constitutifs du sens, en tant qu’éprouvé.  Les clochers n’ont donc pas seulement « l’air de » se rapprocher ou de s’éloigner mais l’un d’eux, celui de Vieuxvicq, vient effectivement — « par une volte hardie » — se placer en face des autres, les rejoindre, puis s’en écarter.  D’un rapport transcendantal au vécu, on est passé à une inscription du sujet dans l’immanence des choses présentes.  Le réel n’est plus caché sous l’apparence des phénomènes perceptibles, il se confond avec l’interaction en train de se dérouler.  Quant au mot même de « spatialité », il n’est plus qu’un des noms, sans doute pas le meilleur, qu’on peut donner aux effets intelligibles de la coprésence, à la fois sensible et interagissante, d’actants que leurs mouvements relatifs met en prise les uns sur les autres.

Ce qui ressort de cette confrontation, c’est que les manifestations « spatiales » auxquelles renvoient l’un et l’autre texte ont beau pouvoir être tenues pour immédiatement parlantes sur le plan de l’expérience empirique, elles n’acquièrent de signification, ou ne font sens, qu’en fonction des dispositifs d’observation spécifiques mis en œuvre de part et d’autre, dispositifs qui aboutissent à construire deux « espaces » radicalement différents, l’un de type relativiste, acentré, immanentiste, interactionniste, l’autre de type logocentrique.  A l’échelle des sciences de l’univers, il se peut que la théorie de la relativité ait rendue (à certains égards) caduque la théorie précédente, la physique de Newton.  Ce n’est pas le cas dans nos domaines de sciences sociales.  Leur vocation n’étant par de prendre les choses mêmes comme objet de modélisation mais de rendre compte des modes anthropologiquement attestés de construire le monde en tant qu’univers de sens, elles n’ont pas à choisir entre théories successives ou coexistantes mais à les analyser toutes au même titre, dans l’espoir de comprendre comment, dans leur diversité, elles s’articulent les unes aux autres en tant que formes d’intelligibilité.

Note de bas de page 26 :

 Cf. spécialement les travaux de J. Geninasca, en particulier La parole littéraire, Paris, P.U.F., 1997. « Pourquoi, le sens, l’espace, le temps, la perception …?  “Modulaire” me convient somme toute assez bien.  Le terme peut comprendre, même s’il n’y renvoie pas explicitement, l’hypothèse d’une pluralité des modes du sens ou des rationalités ; il n’exclut pas pour autant, sans en préciser, il est vrai, les conditions et les modalités une visée intégratrice » (correspondance particulière, 17 mai 2005).  Dans la même ligne, cf. E. Landowski, « Unità del senso, pluralità di regimi », in AAVV, Narrazione ed esperienza. Intorno a una semiotica della vita quotidiana, Rome, Meltemi, 2007.

Il n’en est pas moins vrai qu’à propos tout spécialement du concept d’« espace », le champ de la recherche sémiotique est aujourd’hui le lieu d’une confrontation comparable, toutes proportions gardées, à celle qui a abouti à transformer la Physique.  A une approche classique encore largement dominante qui reste très attachée à la traditionnelle problématique « textuelle » s’oppose une approche plus voisine de la démarche phénoménologique, qu’on peut qualifier de « modulaire »26.  Or, de même que le texte, vu comme un et linéaire, constitue méthodologiquement (et pas seulement du point de vue étymologique) une des formes par excellence du tissu, la « modulation », la « modularité » et le module peuvent être considérés comme une traduction notionnelle de l’idée de volute.  C’est dire, d’une part, la grande généralité de ces figures, puisqu’apparemment elles structurent aussi notre « espace théorique », et d’autre part la nécessité d’une méta-théorie, ou d’une sémiotique élargie dont la tâche serait d’articuler, sur le plan épistémologique, nos propres régimes de construction du sens de la spatialité.

*

Note de bas de page 27 :

Fr. Cheng, L’Espace du rêve.  Mille ans de peinture chinoise, Paris, Phébus, 1980, 250 p.

Dans L’Espace du rêve, superbe livre des anciennes éditions Phébus présentant « mille ans de peinture chinoise », on trouve plusieurs vues de montagnes auxquelles l’auteur, François Cheng, applique cette expression d’usage : « à flanc d’abîme »27.  C’est le cas notamment à propos d’une œuvre de Hung Jen (1610-1663), « Les Pins des cimes » (musée de Shanghaï) :

Vertige des hauteurs.  Le sage, avertit Chuang-tseu, doit pouvoir danser au sommet des rochers les plus escarpés.  Le Vide pour lui n’est pas une entité hostile qui invite à la chute, mais bien plutôt le lieu nécessaire, “ouvert”, de toute assomption.  Dès lors s’explique-t-on le singulier pouvoir d’attraction de ces constructions “à flanc d’abîme” si fréquemment utilisées par les peintres — depuis l’époque des Sung du Sud surtout.  Le paysage, sans commencement ni fin, n’est ici qu’un “instant” arbitrairement isolé entre deux infinis qui s’ouvrent sur le même Vide.  Espace soudain devenu Temps, Temps brusquement cristallisé en étendue : image d’une perfection “suspendue”, en perpétuel état d’accomplissement.

On ne saurait mieux dire.  Mais si ce texte nous parle, n’est-ce pas parce qu’avant de le lire, ce dont il parle nous était déjà familier ?  Non pas la peinture dont il parle puisque nous pouvons très bien ne l’avoir jamais vue, mais l’expérience même dont l’auteur nous dit que parle cette peinture : celle, banale, d’un espace dans lequel, cette fois sans aucun doute, nous sommes, ou en tout cas où nous pourrions nous trouver étant donné que les hauteurs et les rochers escarpés dont il est question font partie du monde empirique que nous aussi nous habitons — mais en même temps expérience inouïe d’un espace perçu comme « sans commencement ni fin » et que nous ne pouvons donc, à proprement parler, ni vraiment nous représenter ni même penser.  « Vertige »... et pourtant, en même temps, comme dit François Cheng, « assomption » de cet « instant », c’est-à-dire d’un Espace et d’un Temps suspendus « arbitrairement » (par accident ?) « entre deux infinis » (dans l’éther ?).

Il est entendu que ce sont là matières à discussion philosophique plutôt que sémiotique ! — Essayons néanmoins de préciser.

Si, comme nous en avons fait l’hypothèse, les unités que nous décrivons, c’est-à-dire nos quatre « régimes d’espace » forment système, il doit être possible de déduire formellement les caractéristiques du quatrième à partir des définitions que nous avons données des trois précédents.  C’est la procédure que nous essaierons de suivre, en sorte que la configuration spatiale que nous plaçons sous le signe de l’« abîme » devrait peu à peu se dessiner par contraste.  Et comme ces « Pins des cimes », ainsi que leur commentaire, nous semblent en relever exemplairement, nous allons nous en servir comme d’une sorte de corpus de référence.

Au regard de la catégorie qui fonde toute notre tentative de modélisation — le « continu » versus le « discontinu » —, la figure de l’abîme se place du même côté que la volute, à distance et du réseau et du tissu.  On se trouve, autrement dit, en présence de deux méta-espaces idéologiques opposés.  L’un des deux se caractérise par la valorisation du pôle positif de la catégorie, le continu, soit en l’actualisant sous la forme d’un espace plein et saturé, à la manière du tissu, soit, pour ce qui concerne le réseau, en en faisant la forme d’espace vers laquelle il tend virtuellement par la négation des discontinuités (celles qui séparent les sujets communicants).  Inversement, les deux autres figures thématisent et privilégient le discontinu, elles aussi à deux degrés différents : alors que la volute, en rompant comme on l’a vu la monotonie du tissu, se bornait somme toute à créer de la non-continuité, c’est bien en revanche une discontinuité radicale qui apparaît avec l’abîme : « entre deux infinis qui s’ouvrent sur le mêmeVide » flotte un monde sans attache — le nôtre —, « image suspendue », « instant isolé ».

Comme l’indique le texte de François Cheng, cette discontinuité peut être valorisée dans deux sens opposés.  Tout dépend si l’on est « sage », ou non.  

D’abord dysphoriquement : en général, on ne « danse » pas « au sommet des rochers ».  Le sentiment ordinaire serait plutôt le « vertige ».  Car contrairement aux chemins de plaines tracés sur le tissu du monde (et aux fils chargés de relier les points d’un réseau), ici, sur les hauteurs, les chemins ne mènent nulle part.  « Escarpés », ils s’interrompent brusquement, laissant le voyageur de toute part en présence d’une « entité hostile » : « le Vide ».  Vertige du corps par conséquent. — Mais aussi vertige de la raison car la même opposition entre les deux espaces joue également sur ce plan.  Face au monde vu comme tissu, la contiguïté des choses invitait, et qui plus est autorisait à y déceler par un effort d’analyse des rapports intelligibles — un sens ou au moins des régularités.  Face à l’abîme par contre la raison explicative et même la faculté de compréhension sont prises en défaut.  La rationalité du réel — le nécessaire — fait place au contingent et à l’« arbitraire » : vertige proprement existentiel qui, en tant que tel, ne dépend pas de l’altitude !

En témoignent à leur manière ces réflexions de deux philosophes des plaines à propos de ce même thème, en l’occurrence repris sur le mode de la dérision :

Note de bas de page 28 :

 G. Flaubert, Bouvard et Pécuchet (1881), in Œuvres II, Paris, Gallimard (Pléiade), 1952, pp. 902-903.

Ainsi notre monde n’est qu’un point dans l’ensemble des choses, — et l’univers impénétrable à notre connaissance, une portion d’une infinité d’univers [...].  Il leur semblait être en ballon, la nuit, par un froid glacial, emportés d’une course sans fin, vers un abîme sans fond, — et sans rien autour d’eux que l’insaisissable, l’immobile, l’éternel.  C’était trop fort.  Ils y renoncèrent.28

Note de bas de page 29 :

Petit Robert, « Assomption ».

Note de bas de page 30 :

 Cf. Les interactions risquées, op. cit., V.3 « Le régime de l’accident », et E. Landowski, « Assentiment », in D. Ablali et al., Vocabulaire des études sémiotiques et sémiologiques, Paris, Champion, 2009, pp. 160.

Mais le sage, lui, justement, ne renonce pas.  L’« abîme sans fond » est à ses yeux, positivement, « le lieu nécessaire, “ouvert”, de toute assomption ».  Le contexte excluant de prendre ce dernier terme dans son acception religieuse et plus spécialement « mariale » (« enlèvement miraculeux de la sainte vierge au ciel par les anges », dit le dictionnaire), nous le comprenons dans son sens « philosophique » : « action d’assumer, de prendre en charge »29.  Et c’est pour cette raison que la présente configuration relève de ce que nous appelons, d’un terme presque synonyme, le régime de l’assentiment.  Fondé sur le principe d’aléa, le régime interactionnel de l’assentiment ne fait qu’un avec celui que nous avons d’abord appelé régime de l’accident.  Le choix de la dénomination ne dépend que de la perspective qu’on adopte : soit une perspective objectivante insistant sur le caractère immotivé de ce qui est (ou aléatoire de ce qui advient), soit le point de vue du sujet qui consent à l’incertitude du sort, à l’impénétrabilité des phénomènes par rapport à notre entendement, à la possibilité du non sens30.

Les sages visionnaires de cette forme d’espace ne résident pas, bien sûr, tous en Chine.  Claudel par exemple, bien qu’il n’ait jamais fait qu’y passer, nous semble exprimer, face à l’une des grandes variantes figuratives de l’abîme — l’immensité marine — un acquiescement comparable :

Note de bas de page 31 :

 P. Claudel, « Ballade » (1917), Œuvre poétique, Paris, Gallimard (Pléiade), 1957, p. 598.

Rien que la mer à chaque côté de nous, rien que cela qui
        monte et qui descend !
Assez de cette épine continuelle dans le cœur, assez de ces
        journées goutte à goutte !
Rien que la mer éternelle pour toujours, et tout à la fois
        d’un seul coup ! la mer et nous sommes dedans
 ! 31

Ou encore, de cet autre, qui n’y est jamais allé :

Note de bas de page 32 :

 G. Leopardi, « L’infinito », Idilli (1825), in C. Segre, Antologia della poesia italiana, Rome, Editoriale L'Espresso, 2004, vol. 4, p. 238.

        Così tra questa
immensità s’annega il pensier mio :
e il naufragar m’è dolce in questo mare.
32

Cet espace-abîme qui est là, ce « Vide » auquel, précisément en tant que vide, nous sommes physiquement et « métaphysiquement » présents, c’est tout simplement celui de notre être-là — au monde.  Serait-ce que nous ne sommes pas assez « poètes » pour le dire ?  Pas assez « sages » pour pouvoir consentir à nous y reconnaître ?  Ou simplement trop occupés des autres formes de spatialité — conventionnelles (ces épines continuelles), opératoires (ces journées goutte à goutte) ou même éprouvées — pour nous apercevoir que c’est en définitive le seul « espace » dans lequel nous n’avons pas choisi de nous loger et le seul auquel nous ne puissions nous soustraire ?

Que cela ne nous empêche pas de lui associer, comme aux trois précédents, par souci d’homogénéité, une formule à visée synthétique !  Malheureusement, compte tenu des éléments qu’il s’agit en ce cas de rassembler, il est difficile d’éviter qu’elle ne prenne une tournure quelque peu pompeuse.

Disons néanmoins qu’il s’agit de l’espace existentiel de notre présence au monde.

*

On voit en définitive que les quatre régimes que nous avons inventoriés forment un tout en dépit de leur apparente hétérogéniété et, comme nous le disions en commençant, qu’ils « dialoguent », verbe à la mode et de bon ton.  En fait, il aurait peut-être fallu dire plutôt qu’ils « s’entendent », quitte à préciser tout de suite : comme larrons en foire : tantôt en vrais complices, tantôt comme les pires ennemis du monde (et à l’occasion les deux à la fois, c’est-à-dire, pour parler sémiotique, « polémico-contractuellement »).  Chemin faisant nous avons relevé au moins un exemple dans chaque sens.

Côté complicité, il n’est pas nécessaire de revenir sur la manière dont l’espace-internet articule intimement un espace-tissu à un espace-réseau, une organisation programmatique et un fonctionnement manipulatoire.  Ajoutons tout au plus que ce sont les énormes profits que génère le réseau manipulatoire qui permettent de financer le perfectionnement du tissu programmatique... qui lui-même conditionne le développement de manipulations de plus en plus sophistiquées et donc de plus en plus efficaces.  Ces échanges de services quasi contractualisés, cet entrelacs et, pourrait-on aller jusqu’à dire, cette forme d’ajustement entre mécanismes relevant de deux régimes distincts qui se sustentent mutuellement — sorte de « bulle » technologico-financière — tend même à prendre l’allure d’une véritable volute, configuration toujours menaçante pour les tissus qui l’environnent, comme on l’a relevé aussi.

Au point que de la complicité on passe alors facilement à la guerre, autre forme du « dialogue ».  Car on ne fait pas la guerre uniquement pour le contrôle des espaces territoriaux, on se bat aussi entre tenants de régimes d’espace distincts.  Et c’est sans doute dans une guerre de ce genre que nous sommes embarqués : la volute internet, devenue tornade, à l’assaut de toute autre forme de vie sur terre.  Pour ceux qui restent attachés aux vieilles étoffes — à moins qu’il ne faille déjà dire aux loques de ce qu’on appelait naguère, avec une certaine considération, « le tissu social » —, et a fortiori pour qui aspirerait encore ne serait-ce qu’à un tout petit espace de liberté, intime ou politique, esthétique ou existentiel, non programmé et hors manipulation, la dernière heure semble proche.

Drôle d’époque, ou triste époque ?

Vilnius, janvier 2010