Quelques réflexions sur les énoncés : textes, pratiques et cultures

Claudio PAOLUCCI

Université de Bologne

https://doi.org/10.25965/as.1811

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : culture, pratique, texte

Auteurs cités : Émile BENVENISTE, John Dewey, Alessandro Duranti, Umberto Eco, Paolo FABBRI, Jean-Marie FLOCH, Jacques FONTANILLE, Michel FOUCAULT, Algirdas J. GREIMAS, Bruno LATOUR, Youri LOTMAN, Gianfranco MARRONE, Charles Sanders PEIRCE, Ferdinand de SAUSSURE, Patrizia VIOLI, Ludwig WITTGENSTEIN, Alessandro ZINNA

Plan

Texte intégral

1. Textes, pratiques, cultures

Je voudrais essayer d’aborder ici avec vous un problème épineux pour la sémiotique actuelle, c’est à dire celui du rapport entre textes et pratiques et, cela à un niveau de pertinence autre, celui des rapports entre sémiotique de la culture et sémiotique du texte. Je commencerai par le premier problème. Ainsi que nous pourrons le voir, il nous conduira plutôt naturellement au second, en nous permettant d’opérer une synthèse entre les différentes positions d’actualité, dans l’optique de distinguer quelques différences importantes afin de ne pas homogénéiser des éléments que notre culture perçoit comme hétérogènes sous des grandes catégories métaphoriques, avec l’unique raison de maintenir une « pertinence disciplinaire ».

C’est justement pour cette raison que je désire regrouper le problème du rapport entre textes et pratiques – problème qui a identifié le champ problématique de nombreuses polémiques sémiotiques durant ces dernières années – sous la catégorie des « énoncés », dans la mesure où je crois que le rapport à l’énonciation est exactement celui qui peut nous permettre de poser une première différence heuristique, que la théorie sémiotique ne peut plus continuer à ignorer.

Là où un texte est un énoncé « déjà énoncé », c’est-à-dire l’effet d’un acte énonciatif, une pratique porte plutôt à définir un énoncé très particulier, un énoncé en train de se faire et de se construire au moment où on le produit et l’analyse. Ici on a une première distinction, aussi simple que décisive: i) un texte est l’effet d’une énonciation, ii) une pratique est une énonciation en acte.

Note de bas de page 1 :

 Cfr. B. Latour, “Piccola filosofia dell’enunciazione“, in Fabbri e Marrone, Semiotica in nuce, Roma, Meltemi, 2000, pp. 64-77.

Les deux éléments peuvent être étudiés sous la catégorie des énoncés, étant donné qu’ils ont leurs énonciations présupposées dont ils dépendent, mais seulement dans le premier cas ils sont véritablement “déjà énoncés”, alors que dans le second cas il s’agit d’énoncés qui sont en train de se faire. Si les textes sont l’effet d’un débrayage, les pratiques sont des structures sémiotiques « en prise directe », dans lesquelles le sujet de l’énonciation vit avec ses « délégués ».1

D’ici nous soulignons une autre différence fondamentale qui semble constitutive des deux types d’énoncés et qui concerne leur structure « temporelle » : là où les textes ont un début, un développement et une fin qui sont établis, les pratiques ont avant tout un « moyen ». Elles vivent et se réalisent à partir de ce moyen, dans la mesure où elles se structurent au moment même de leur être en train de se faire. C’est évident que les pratiques ont également un début et une fin, mais ce début et cette fin non seulement ne sont pas établis a priori, mais ils peuvent être constamment redéfinis et différés de la pratique même.

Note de bas de page 2 :

 Cfr. U. Eco, Opera aperta, Bompiani, Milano, 1963.

Note de bas de page 3 :

 Cfr. P.  Violi, “Corporeità e sostanza vocale nell’enunciazione in atto”, in VS 106, Milano, Bompiani, 2008.

Cela nous amène à aborder une autre propriété distinctive : là où les textes, en tant qu’effet d’un acte énonciatif qui les a déjà proposés, sont des systèmes clos – même quand ils sont des « œuvres ouvertes » dans le sens donné par Umberto Eco2 – les pratiques sont structurellement des systèmes ouverts, même lorsqu’elles sont largement stéréotypées et grammaticalisées, comme le sont d’ailleurs la plupart des pratiques. De la même façon, là où un texte présente sa propre cohésion qui lui est constitutive, les pratiques ne l’ont pas, puisqu’en qualité d’énonciations en acte, elles sont ouvertes aux possibilités de développement avec toute l’hétérogénéité constitutive d’une structure « en flagrance ».3

Cela ne signifie pas que les pratiques soient plus riches, plus originales et plus intéressantes que les textes : au contraire, les pratiques sont normalement plus fortement stéréotypées et « banales ». Les différences que nous sommes en train de pointer n’impliquent aucun jugement de valeur, mais bien exclusivement la structure sémiotique qui est constitutive de notre objet.

Note de bas de page 4 :

 Cfr. J.-M. Floch, Sémiotique, marketing et communication, P.U.F., Paris, 1990.

Il nous semble donc que la distinction entre textes et pratiques est déjà in nuce dans la définition du texte donné par Floch,4 qui lui attribuait les propriétés de « cohérence, clôture et cohésion ». Les pratiques, comme par ailleurs les cultures, nous semblent ne pas posséder précisément, au moins en principe, ces trois traits distinctifs qui étaient pour Floch constitutifs de la textualité. Les pratiques et les cultures, aussi bien que les langues, sont en définitive ouvertes aux possibilités d’être en contradiction, ouvertes et tout sauf cohésives (cfr. infra, § 2).

L’ensemble des raisons et des manœuvres théoriques pour lesquels deux objets sémiotiques hétérogènes comme les pratiques et les cultures peuvent être été pensés en tant que textes et homogénéisés sous le grand terme majeur de la « sémiotique du texte », nous semble assurément digne d’être retraversé, approfondi et enquêté, dans la mesure où il nous permettra de mettre en lumière les raisons profondes pour lesquelles nous pensons nécessaire d’établir avec conviction une distinction entre textes, pratiques et cultures à l’intérieur d’une théorie sémiotique qui devrait être pensée comme une logique des cultures, ainsi que Umberto Eco nous le proposait, déjà en 1975, dans son Traité de sémiotique générale. Il s’agit d’une perspective qui a un héritage saussurien : la sémiotique comme « science de la vie sociale ».

2. Termes du problème : sociosémiotique et sémiotique des cultures

Il est connu qu’en sémiotique on a déjà étudié comme « textes », un roman, une soupe au pistou, la dégustation d’un cigare, la ville, le dialogue entre cultures, l’avarice, les stratégies du marché, la mode, les relations sociales, le design, les différents mythes antiques, la publicité d’un produit détersif, Proust etc.

Une simple observation de bon sens serait alors de dire que ces objets culturels ne correspondent pas à ce qui dans la « vie sociale » est normalement considéré comme texte. Mais, si cela est vrai, nous voici face à notre problème. Selon une approche saussurienne-echienne, la sémiotique est précisément la discipline qui étudie les signes dans la vie sociale, la discipline qui étudie les logiques de la culture. C’est pour cela que la problématique de la sémiotique serait celle d’envisager quelles sont les règles de production du sens qui règlent et gèrent les formations discursives d’une culture, dans laquelle la ville, Proust et la dégustation d’un cigare sont perçus comme structurellement différents ; et non parce qu’une catégorie particulière de personne, appelés sémiologues, ont voulu les percevoir tous en tant que textes.

Le problème est d’une profondeur abyssale et nous pouvons l’exprimer  en remplaçant le mot « culture » avec celui de « nature », dans un extrait plutôt connu de Wittgenstein :

On croit être en train de suivre continuellement la culture, et en réalité nous ne suivons que les contours de la forme à travers laquelle nous regardons. Une image nous tenait prisonniers. Et on ne pouvait en sortir parce qu’il gisait dans notre langage et ceci semblait se répéter inexorablement.

Serions-nous par hasard emprisonnés dans un métalangage sémiotique qui prétend fournir cohérence et homogénéité à des objets qui ne sont radicalement ni cohérents ni homogènes, ou le sont-ils seulement partiellement? Et ainsi, ne sommes-nous pas en train de perdre de vue l’objet même de la sémiotique, qui est justement celui des logiques encyclopédiques de la sémiosphère avec leurs règles de production du sens qui règlent les formations discursives d’une culture donnée ?

Notre problème peut alors être reformulé dans les termes d’une sémiotique encyclopédique des cultures : à l’intérieur d’une sémiosphère, et donc à l’intérieur d’une encyclopédie donnée, il existe une sous-classe sociolectale qui perçoit homogénéité et cohérence là où d’autres voient des différences et hétérogénéités. Ainsi, si une certaine typologie de sémiotique envisage d’aborder l’avarice, la culture, la publicité de la lessive et la ville de Bologne comme des textes, elle doit démontrer que cette approche est heuristique, c'est-à-dire, elle doit montrer qu’il y a une nécessité véritable à suspendre une ordinaire logique encyclopédique de la culture, et plus précisément ces habitudes interprétatives à travers lesquels nous donnons sens à nos objets culturels.

Ce que nous essayerons d’argumenter ici n’est pas vraiment l’inexistence de cette nécessité, mais plutôt que le paradigme textuelle assume cela comme une donnée au lieu d’un problème ; alors qu’il est évident, tant dans la sémiotique de Lotman que dans celle de Peirce, desquelles nous nous inspirerons, que la suspension des habitudes interprétatifs constitue le problème à la base d’une sémiotique des cultures, car cela est ce qu’on doit expliquer si nous voulons rendre compte des mouvements explosifs et traducteurs de la sémiosphère (selon Lotman) ou des nouveaux processus à travers lesquels les croyances se fixent (selon Peirce). Il est donc intéressant de voir si une approche sémiotique de type textuelle est capable d’expliquer « les règles de production du sens qui règlent les formations discursives d’une culture donnée » ; ou si elle ne s’en occupe simplement pas, car elle relègue ce problème à ce qui en sémiotique ne doit pas se faire, au nom d’une cohérence méthodologique et scientifique qui est vraiment encore à démontrer.

Note de bas de page 5 :

 Cfr. C. S. Peirce, Collected Papers of Charles Sanders Peirce, (CP)voll. I – VI edited by C. Hartshorne and P. Weiss, 1931-1935, voll. VII – VIII edited by A.W. Burks, 1958, Belknap Press, Cambridge, (Mass), 5.388-435 et J. Dewey, Nature and Conduct, Henry Holt & Co., New York, 1922, p. 34.

Note de bas de page 6 :

 Cfr. U. Eco, Lector in fabula, Milano, Bompiani, 1979.

Nous travaillerons donc sur le « pragmatiste  paresseux »  qui est en nous,5 qui vise à donner sens au nouveau sens sur la base de l’ancien sens encyclopédique déjà des-ambigué;6 celui qui se laisse installer par les textes, les pratiques et les cultures à l’intérieur des niveaux encyclopédiques qu’il fréquente habituellement ; et celui qui est au milieu seulement de ce processus, dès lors que ses forces sont consolidées, réussit à suspendre les habitudes et les stéréotypes encyclopédiques qui forment le fond de sa perception du sens.

Comment pourrons-nous donc atteindre cet objectif à travers une spécificité sémiotique alternative à celle de la métaphore textuelle, et qui pourrait ainsi nous permettre d’identifier un niveau tout à fait propre à l’approche sémiotique dans le cadre des autres sciences sociales ?

Note de bas de page 7 :

 F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Lausanne-Paris, Payot, 1922.

Note de bas de page 8 :

 F. de Saussure, Cours de linguistique générale, idem, pp. 125-9.

Note de bas de page 9 :

 F. de Saussure, Cours de linguistique générale, idem, p. 130.

A ce propos, il va falloir revenir à ce que Saussurre disait quand il affirmait la spécificité de la méthode semio-linguistique, et notamment celle consistant à étudier les «  les signes dans la vie sociale ». Il est connu que Saussurre7 identifiait un élément unique qui représentait l’ « entité concrète » de cette nouvelle approche et qui était pour lui constitutif de l’entreprise sémiotique dans son ensemble.8 Il s’agissait d’une véritable découverte, simple aussi bien que déterminante, dont Saussurre n’arrêtait pas de souligner le caractère « étrange » et « surprenant ».9 Cette entité concrète, même si elle continue à circuler dans tous les plans de la langue, dans les sons, dans les concepts, dans les images acoustiques, dans les mots et dans les phrases, n’était pas « immédiatement perceptible », au point qu’on se demandait si elle n’était pas « réellement donnée ».

Note de bas de page 10 :

 F. de Saussure, Cours de linguistique générale, ibidem.

La langue présente donc ce caractère étrange et surprenant de ne pas offrir des entités immédiatement perceptibles, sans qu’on puisse douter qu’elles existent pourtant et que justement leur jeu constitue la langue ».10

Note de bas de page 11 :

 F. de Saussure, Cours de linguistique générale, idem, p. 132

Le problème des entités concrètes de la langue pour Saussurre concerne en effet le fait qu’elles soient sans arrêt recouvertes par l’objectivité des faits linguistiques dans lesquels elles s’incarnent (les sons, les signifiés, les actes de langage etc.) et par les représentations théoriques de la linguistique qu’elles enveloppent (les concepts, les images, les propositions, les noms, les adjectifs, les cas, etc). Et, pourtant, ils ne s’identifient pas avec elles, exactement comme le train Génève-Paris de 20 heures 45 ne s’identifie pas avec sa locomotive, avec ses wagons et son personnel.11 Elles appartiennent en fait à un autre ordre, qui est « tiers » par rapport à toutes ces répartitions, dans lequel l’identité d’un élément est purement différentielle et est le fruit d’un équilibre local à travers lequel elle se soutient et se détermine.

Note de bas de page 12 :

 F. de Saussure, Cours de linguistique générale, idem, p. 134.

Dans les systèmes sémiologiques tels que la langue, dans lesquels les éléments se tiennent réciproquement en équilibre selon des règles déterminées, la notion d’identité se confond avec celle de valeur et le contraire. C’est pour cela, au final, que la notion de valeur recouvre celle d’unité, d’entité concrète, et de réalité.12

Voila donc en quoi consiste la spécificité des « systèmes sémiologiques » et voila ce qui peuple leur territoire : des éléments dans lesquels l’identité se confond avec celle de valeur et dont la qualité concrète correspond à la qualité propre à un élément qui a besoin d’éléments « autres », soit internes soit externes a son propre système, et à ceux-ci elle renvoie son identité. Au-delà de cette identification, il n’y a pas d’entreprise sémiotique : il y a un autre système, comme nous le dit Saussurre.

En posant l’identification entre systèmes sémiologiques et systèmes dans lesquels l’identité se confond avec la notion de valeur, Saussurre nous offrait en fait les moyens nécessaires pour confronter l’approche sémiotique avec d’autres approches possibles, et notamment avec celles dans lesquelles la notion d’ « identité » ne se confond pas avec celle de « valeur ». Je vous invite donc à lire cet extrait d’Alessandro Duranti:

Note de bas de page 13 :

 A. Duranti, Antropologia del linguaggio, Roma, Meltemi, 2000.

L’anthropologie du langage essaie de réaliser les descriptions basées sur des données ethnographiques, des structures linguistiques utilisées par individus réels, dans un temps et un espace réel. Cela signifie que l’anthropologie du langage considère ses propres objets d’études tout d’abord en tant qu’acteurs sociaux : ils sont membres de communautés spécifiques et complexes, chacune étant organisée en un grand nombre d’institutions sociales et à travers un réseau d’attentes, de croyances et de valeurs qui concernent le monde, qui s’entrecroisent sans forcément se superposer.13

Note de bas de page 14 :

 Il est clair que Duranti est un anthropologue et pas un sémioticien !

Or, cette attitude, que l’anthropologie du langage partage avec la plupart des sciences sociales, sociologie in primis, est radicalement non-sémiotique et plutôt incompatible avec une épistémologie sémiotique, à tel point que Duranti ne pourrait pas monter dans le train Genève-Paris de 20h45, dans la mesure où il le confond avec ses wagons et avec son personnel.14 Parce que – c’est clair depuis le Traité de sémiotique générale – le devoir de la sémiotique consiste exactement à mettre entre parenthèses ces entités réelles (gens réels, temps et espaces réels) et à « laisser ainsi entrevoir une sorte de paysage moléculaire à l’intérieur duquel ce que la perception quotidienne nous présente comme des formes closes sont en réalité le résultat transitoire d’agrégations chimiques et les ainsi dites ‘choses’ sont l’apparence superficielle d’un réseau sous-jacent d’une unité plus microscopique ».

Note de bas de page 15 :

 Cfr. G. Deleuze, “À quoi reconnaît-on le structuralisme?“, in Histoire de la Philosophie, a cura di F. Chatelet, vol. VIII, Hachette, Paris (tr. it. “Da che cosa si riconosce lo strutturalismo”, dans Fabbri e Marrone 2000, pp 91-110).

Par cela, il s’agissait de la forme très particulière de « réduction phénoménologique » constitutive de la sémiotique : au-delà, ou en deçà, des gens et des choses réels, la sémiotique retrouvait une dimension plus profonde, dans laquelle l’identité d’un élément était uniquement définie par le réseau sous-jacent des rapports dans lesquels cet élément était pris. C’est précisément sur ce point fondamental, qu’insistait avec conviction Deleuze, lorsque il disait que le structuralisme est inséparable d’une nouvelle philosophie transcendantale, dans laquelle les places et les relations sont plus importantes que les éléments réels qui vont au fur et à mesure les occuper (les gens réels et les espaces et temps réels dont en revanche parlait Duranti).15

Mais d’ailleurs cette voie était celle indiquée par Paolo Fabbri qui, dans son essai sur le « mauvais oeil de la sociologie », définissait les spécificités d’une approche sémiotique appliquée aux logiques des cultures :

Note de bas de page 16 :

 P. Fabbri, “Le comunicazioni di massa in Italia. Sguardo semiotico e malocchio della sociologia”, VS 5, Milano, Bompiani, 1973, p. 68.

Mettre en évidence les problèmes de la culture […] signifie déplacer l’attention des sciences humaines vers le texte et vers son sens ; dépouiller sur le schéma Emetteur- Message-Récepteur l’E (dogmatique) et le R (empirique)  de la qualité subjectiviste des conservateurs idéaux et stables de l’information. Le message-objet, en tant qu’ensemble des textes qui forme une culture, est le dépositaire de l’information et en ce sens une analyse sémiotique de la culture montre sa cohérence avec la déconstruction de l’épistème individualiste et rationaliste des sciences sociales.16

Note de bas de page 17 :

 Cfr. E. Landowski,  La société réfléchie. Essais de socio-sémiotique, Seuil, Paris, 1989. Mais la position de Landowski a beaucoup changé dans Passions sans noms et dans Les interactions risquées. Cfr.  aussi E. Landowski, “La polique-spectacle revisitée: manipuler par contagion”, in VS 107-108, Bompiani, Milano, pp. 13-38, 2008.

Note de bas de page 18 :

 Cfr. A. J. Greimas, Sémiotique et sciences sociales, Paris, Seuil, 1976 et infra.

Si par « sociosémiotioque » nous  entendons cette approche sémiotique qui envisage la culture comme un ensemble de textes et le texte en tant qu’objet lui-même d’une sémiotique de la culture et des sciences sociales,17 il nous faut souligner dès lors comment le point de départ de ce paradigme est exactement cet essai de Fabbri, et pas du tout le travail de Greimas, qui avait une position très différente.18

Note de bas de page 19 :

 P. Fabbri, “Le comunicazioni di massa in Italia. Sguardo semiotico e malocchio della sociologia”, p. 60.

Mais au-delà de cet aspect du problème, sur lequel nous retournerons d’ici peu, ce qui est nécessaire de souligner ici est l’importance décisive du geste fait par Fabbri de définir une spécificité sémiotique en relation aux autres sciences sociales. Emetteur et récepteur doivent être dépouillés de leur aspect réel (les « gens réels » de Duranti) puisque « les sujets constituent leur propre identité et leur présence dans l’opération signifiante et c’est ici que les objets-textes sont constitués et transformés ».19 C’est pourquoi il faut :

Note de bas de page 20 :

 P. Fabbri, “Le comunicazioni di massa in Italia. Sguardo semiotico e malocchio della sociologia”, idem, p. 60.

une science des formations sémiotiques discursives qui articulent les idéologies et les sciences d’une culture donnée.  Donc, lui sont indispensables la connaissance réglée (i) des contenus et (ii) des règles de production du sens qui articulent l’univers discursif d’une culture. Ce modèle est le dénominateur commun au sociologue et au sémiologue.20

Note de bas de page 21 :

 P. Fabbri, “Le comunicazioni di massa in Italia. Sguardo semiotico e malocchio della sociologia”, ibidem.

Dans la perspective de Fabbri, le principe (i) est extrêmement clair : mettre en évidence les problèmes de la culture signifie se concentrer sur le message-texte, ce qui implique une sémantique du texte qui soit capable de rendre compte de ses contenus. Pour Fabbri cette sémantique est la sémiotique générative et les auteurs qu’il cite à ce propos sont justement Benveniste et Greimas.21 Sur ce que représentent les « règles de production du sens qui articulent l’univers discursif d’une culture »,  la sémiotique, ou au moins la sémiotique structurale, n’a pas dit ni fait davantage si bien que, à la différence du point i), Fabbri ne cite pas à ce sujet des sémiologues, mais des auteurs tels que Lamb et Halliday. Et pourtant le principe ii) reste central, tant que Fabbri nous dit à ce propos qu’il s’agit de « l’indispensable dénominateur commun du sociologue et du sémiologue, soit lorsque le regard va du langage à la société, soit de la société au langage ».

Or, bien plus que la sémantique du texte, nous croyons que ce qui constitue l’objet d’une sociosémiotique en qualité d’une sémiotique des cultures, ce sont exactement les règles de production du sens qui à l’intérieur d’une culture donnée articulent ses formations discursives.

Il nous faudra alors observer quel a été leur destin et comprendre pour quelle raison, trente ans après le « mauvais œil  de la Sociologie », non seulement leur étude est en train de disparaître à l’intérieur d’une approche sociosémiotique, mais aussi pour quelle raison il est en train de devenir ce qu’il ne faut pas faire en sémiotique. Demandons-nous alors, pourquoi, dans l’état actuel de la discipline, le point ii) du « mauvais oeil de la sociologie » (la sémantique du texte) semblerait avoir presque entièrement phagocyté le point ii) (les règles de production du sens qui articulent les formations discursives d’une culture).

Lisons alors l’introduction de Fabbri et Marrone dans le livre Semiotica in nuce, dont le propos était justement de remplacer la seule analyse textuelle aux règles de production qui articulent notre perception du sens à l’intérieur d’une culture donnée :

Note de bas de page 22 :

 P. Fabbri e G. Marrone, Semiotica in nuce, Meltemi, Roma, 2000,  p. 9 (italiques par Fabbri e Marrone).

Pour faire une analyse textuelle, toutes les méthodes ne fonctionnent pas. Plutôt qu’aborder le texte par des modèles entre eux incomparables et par des catégories interprétatives hétéroclites, il est nécessaire que la méthode soit passée au crible d’une théorie qui permet de faire interagir des modèles et des catégories, en les interdéfinissant. L’analyse, en d’autres mots, ne constitue pas un but en elle-même d’autant plus qu’elle ne doit pas servir à exhiber les dérives d’une herméneutique plus au moins masquée. Elle vise plutôt à la théorie générale du sens et de la signification. D’ici une comparaison connue : comme un ethnologue face à d’autres cultures est mené à mettre en question sa personne et ses propres catégories interprétatives, de la même manière le sémiologue, face au texte, doit savoir abandonner ses propres regards stéréotypes pour parvenir à des outils plus efficaces de description et de compréhension.22

Or, sur ce point, Charles Sanders Peirce avait beaucoup travaillé. Si nos regards stéréotypés, si nos habitudes interprétatives, si nos règles de production qui articulent les formations discursives de notre culture étaient susceptibles d’être mis en questions à travers  une  maxime ou à travers  une méthode, alors ne seraient pas du tout ainsi :

Note de bas de page 23 :

 C. S. Peirce, Collected Papers, 5.265, cfr. aussi 5.376.

Nous devons toujours commencer par tous les préjugés qui agissent en nous lorsque nous entreprenons l’étude et ceux-ci nous ne pouvons pas les supprimer par une maxime, puisque ils sont tels que nous n’avons jamais osé penser pouvoir les mettre en discussion […]. Il s’agit donc d’un préliminaire aussi inutile que d’aller d’abord au pole nord pour rejoindre ensuite Constantinople par un méridien, plutôt que de prendre la voie directe.23

Le problème est qu’un sémiologue ne se trouve pas dans une situation différente que celle dans laquelle un artiste ou un écrivain se trouvent. Pour un artiste la toile n’est jamais vide, pour un écrivain la page n’est jamais blanche. Au contraire, la page aussi bien que la toile sont toujours par essence trop comblées de déjà dit, de déjà peint, de clichés, de stéréotypes, d’habitudes interprétatives, de syntaxes procédurales, c’est-à-dire de toutes ces règles de production qui articulent les formations discursives d’une culture donnée et de son domaine disciplinaire.

Quand des artistes tels que Cézanne ou Francis Bacon affirment que le problème de l’énonciation picturale concerne la possibilité de fuir les clichés, cela est dit évidemment parce que l’énonciation qui remplira la toile ou qui écrira la page devra toujours se confronter avec les stéréotypes qui définissent le moment en lui-même où l’on se trouve à opérer : c’est-à-dire que la toile en tant que vide est déjà, dans sa constitution, trop pleine, ou mieux encore, débordante du « déjà  dit » lié justement à son être vide.

Pour un sémiologue la situation n’est pas du tout différente, dans la mesure où la méthode fait faire l’analyse exactement telle que la méthode enseigne : voilà alors un exemple d’habitude interprétatif duquel on ne peut se libérer en passant par « la méthode », « la méthode même ». Et cela parce que toute méthode sémiotique d’analyse textuelle n’est rien d’autre qu’un habitude interprétatif particulièrement grammaticalisé avec lequel toute personne qui entre dans la koinè sémiotique et dans son domaine disciplinaire est obligé à se confronter lorsqu’il commence une analyse. Il s’agit en effet d’un « cliché » qui remplit la page blanche du sémiologue justement dans son être blanche, de la même manière que le «  déjà peint » remplit la toile vide du peintre justement dans son être vide.

Note de bas de page 24 :

 U. Eco, Semiotica e filosofia del linguaggio, Torino, Einaudi, 1984.

Mais si cela est vrai, que sont alors ces « stéréotypes », ces clichés et ces « déjà dits » ? Umberto Eco en Semiotica e filosofia del linguaggio définissait l’encyclopédie exactement comme « l’ensemble du déjà dit », comme la « librairie des librairies », « l’ensemble enregistré de toutes les interprétations ».24 Ne serait-ce pas précisément l’encyclopédie ce qui remplit la page de l’écrivain avant son énonciation et ce qui contraint l’artiste, comme le sémiologue, à procéder en enlevant, c’est-à-dire par « ajout de soustractions » ?

Note de bas de page 25 :

 F. Bacon, Conversazioni con Michel Archimbaud, Genova, Le Mani Microart’s, 1993.

Quand Francis Bacon25 dit qu’il existe un grand travail préparatoire à la peinture bien avant  l’acte de peindre qui la libère des clichés, et qu’un tableau doit toujours être passé à travers une série d’actes involontaires tels que jeter de la couleur sur la toile, faire des signes qui ne signifient rien, brosser une partie, effectuer des effacements casuels etc., il le dit parce qu’il pense que le peintre ne doit jamais remplir une surface blanche mais doit plutôt vider, désencombrer, nettoyer la toile de ces stéréotypes encyclopédiques qui pulsent dedans. Pour cette raison, le tableau est déjà là, dans les virtualités encyclopédiques de la culture, et l’artiste procède pour enlever, exactement comme Michelangelo faisait avec le bloc de marbre.

Il nous semble alors que la sémiotique des cultures doit s’occuper de ces virtualités encyclopédiques qui rendent la page blanche toujours constitutivement trop pleine justement dans son être blanche. En référence à ce modèle classique de la communication, repris par Fabbri, par rapport à l’émetteur et au destinataire d’un coté (les gens réels, dans les espace/temps réels de Duranti) et au message-texte de l’autre coté ; une sémiotique des cultures doit s’occuper de ce virtuel stéréotypé, d’ordre encyclopédique, qui précède l’acte lui-même de l’énonciation et qui le fait fonctionner, alors que le texte est au contraire tout simplement le résultat de cet acte d’énonciation (cfr. supra 2.1). Nous partageons donc l’avis de Geertz quand il affirme que

Note de bas de page 26 :

 C. Geertz, The Interpretation of Cultures, Basic Books, New York (tr. it. Interpretazioni di culture, Il Mulino, Bologna), 1987, p. 41.

Le concept de culture que nous adoptons est essentiellement de type sémiotique. Puisque nous soutenons l’idée, avec Max Weber, que l’homme est un animal accroché dans les réseaux des signifiés qu’il a lui-même tissés, je crois que la culture consiste en ces réseaux et c’est pourquoi leur analyse n’est pas en premier lieu une science expérimentale à la recherche des lois, mais plutôt une science interprétative en quête de signifié.26

Se libérer des stéréotypes veut alors dire tenter de se libérer des réseaux de la sémiotique de la culture à travers la méthode de l’analyse textuelle. Se libérer des stéréotypes signifie penser pouvoir sortir des réseaux encyclopédiques et de la semiosphère que nous-même nous avons tissés en appliquant la méthode hypothético-déductive de l’analyse du texte. Il nous faut alors vérifier si, à la différence de ce que pensait Peirce, cela est possible. Il faut donc voir s’il nous est possible d’interpréter l’encyclopédie ou la semiosphère comme un ensemble de textes, ainsi que Paolo Fabbri le proposait. Nous lisons en fait chez Fabbri et Marrone :

Note de bas de page 27 :

 P. Fabbri et G. Marrone, Semiotica in nuce, idem, pp. 8-9.

Une analyse empirique a besoin d’une méthode précise qui transforme la primitive perception d’une vague présence du sens dans un texte véritable. L’analyse sémiotique de ce point de vue est une analyse textuelle […] et la notion de texte ne comprend pas seulement les textes proprement dits, mais, plus en général, toute portion de réalité signifiante susceptible d’être étudiée par une méthodologie sémiotique, en acquérant ces traits formels de fermeture, cohérence, cohésion, articulation narrative etc. et que nous retrouvons avec plus de facilité dans les textes proprement dits (mais qui en les regardant mieux, les excèdent).27

Note de bas de page 28 :

 Cfr. U. Eco, Semiotica e filosofia del linguaggio, Milano, Bompiani, 1984. Cfr. anche U. Eco, Dall’albero al labirinto, Milano, Bompiani, 2007.

La position de Fabbri et Marrone est extrêmement claire. Le texte n’est pas un objet empirique, mais correspond à toute portion de réalité signifiante étudiée par la sémiotique et qui, justement, à partir du moment où elle est étudiée par la sémiotique assume les traits de fermeture, cohérence et cohésion et d’articulation narrative. Or, l’encyclopédie, ainsi qu’Umberto Eco la décrit, et la semiosphère, ainsi que Lotman l’a décrit, ne possèdent en aucun cas un des traits qui sont pour Fabbri et Marrone constitutifs du texte. On sait qu’Eco28 insiste sur ces points :

i) Sur l’aspect contradictoire de l’encyclopédie (non cohérence), sur sa caractéristique d’accepter et d’inciter à la fois « si p alors q » et « si p alors non-q ».
ii) Sur l’ouverture de l’encyclopédie, sur sa caractéristique de ne posséder ni début ni fin définis, au point que dans tout instant de la sémiose, elle est susceptible d’intégrer dans son intérieur des nouvelles interprétations sans arrêt enregistrées, lesquelles en modifient ainsi la structure continuellement.
iii) sur sa constitutive non-cohésion, à partir du moment où la maîtrise des contenus encyclopédiques change selon la classe sociolectale, de la culture, de l’individu etc.

Lotman n’est alors pas moins explicite à propos de la sémiosphère :

Note de bas de page 29 :

 J. Lotman, La semiosfera, Venezia, Marsilio, 1985, p.70.

Les systèmes de grande complexité qui constituent l’objet des sciences humaines - histoire, arts, vie de l’homme en tant qu’unités de processus biologiques et sociaux – se distinguent par le dynamisme, la fluidité et la l’aspect contradictoire de l’organisation intérieure. C’est exactement sur cet aspect de l’objet étudié, que les adversaires des méthodes sémiotique-structurales réclament l’attention, en parlant de  inapplicabilité de ces méthodes aux sciences humaines.29

Note de bas de page 30 :

 A. Zinna, “Décrire, produire, comparer et projecter. La sémiotique face aux nouveaux objets de sens”, Nouveau Actes Sémiotiques, Limoges, Pulim, 2003.

Ouvertes, non cohésives et contradictoires, semiosphère et encyclopédie présentent des traits constitutifs exactement opposés à ceux qui, pour la sémiotique structurale, constituent le texte (fermeture, cohésion, cohérence).  N’est-ce pas alors tout à fait compréhensible la raison pour laquelle le regard sémiotique doit constituer son propre objet conformément aux traits d’un projet de description entièrement incompatible avec la structure de l’objet lui-même. Dans ce cadre, nous perdons complètement le principe de Hjelmslev d’adéquation, qui reste pour nous un principe fondamental dans l’épistémologie sémiotique (cfr. Zinna 2003).30

Pourtant, pour ceux qui ont considéré fécond le fait de penser la culture à la manière d’un “texte” ou d’un ensemble des textes, peut-être auraient-ils du suivre la position que Greimas avait sur ce point :

Note de bas de page 31 :

 A. J. Greimas, Sémiotique et sciences sociales, Seuil, Paris, 1976, pp. 41-42.

Si l’idée de concevoir la culture en tant que totalité des messages reçus par une société et de la considérer donc en tant que texte infini, peut nous fasciner, il n’est pas tout à fait clair vers où un départ si riche de prémisses puisse nous porter, si on prend juste en compte l’absence de critères intrinsèques à la segmentation de ce texte. C’est pourquoi la typologie culturelle de Lotman […] commence à partir de la problématique de la sémiose et essaie ensuite de définir les variables culturelles qui appartiennent de droit à chaque communauté et/ou à chaque stade culturel. Ce faisant, les cultures se définissent un peu à la manière des épistèmes de Michel Foucault, dans lesquelles ce qui compte sont les « attitudes » qu’elles adoptent par rapport à leurs signes, et non pas en relation aux textes culturels ni, encore moins, comme on peut le supposer, en attachant les textes aux codes de communication qui ont été utilisés.31

Greimas indique une voie, qui est celle de Lotman et celle de Foucault, que son école n’a pas suivi mais que nous essayerons de suivre, et notamment : i) commencer par la sémiose ; ii) identifier les variables culturelles qui appartiennent de droit à chaque communauté, même si chacune pourra les décliner ensuite à sa façon ; iii) définir ainsi les cultures en fonction des attitudes que celles-ci adoptent en relation à leurs signes.

Celle-ci était donc la voie suivie par le premier inventeur de la sociosémiotique non textuelle, malgré le fait que la tradition sémiologique « majeure »  ait totalement oublié cette invention.

Il s’agissait donc de la voie suivie par Charles Sanders Peirce dans ses écrits « La fixation de la croyance » et «  Comment rendre claires nos idées » dans lesquels Peirce mettait justement au point sa « doctrine sociale de la logique ».

3. Habitudes, Tiercéités, Sémiosphère

Ainsi que Greimas le suggère, Peirce commence en fait par la sémiose et il en identifie deux propriétés structurelles qui sont pour nous déterminantes dans le cadre d’une sémiotique des cultures fondée sur une théorie de l’interprétation : i) le mouvement interprétatif de la sémiose qui transite de l’objet au signe à l’interprétant, tend toujours à une stabilisation, c’est-à-dire tend toujours à s’apaiser dans le repos : si la pensée–signe est un « fil de mélodie », son déroulement tend toujours à la « semi-cadence qui conclue une phrase musicale » (croyance).

Note de bas de page 32 :

 C. S. Peirce, Collected Papers, 5.397-8.

Note de bas de page 33 :

C. S. Peirce, Collected Papers, idem, 5.367.

Cette stabilisation de la semiose installe une tendance régulière à agir dans le futur d’une façon régulière, ce que Peirce appelle habitude (habit);32 ii) chaque « pensée en mouvement », et donc chaque interprétation, commence toujours à partir d’un fond d’habitudes réguliers sur lesquels se détache comme une figure qui émerge du fond, au point que Peirce est amené à dire que l’habitude est le « principe-guide » de chaque inférence qui nous fait passer d’un signe à son signe interprétant.33

Note de bas de page 34 :

C. S. Peirce, Collected Papers, idem, 5.367.

Ce qui nous pousse à extraire, à partir des prémisses données, une inférence plus qu’une autre consiste en un particulier habitude mental, ou constitutionnel, ou acquis. L’habitude est valide, ou ne l’est pas, selon qu’il produit, ou pas, des conclusions véritables issues de prémisses véritables ; et une inférence est considérée valide ou invalide, au-delà de la vérité ou de la fausseté spécifique de ses conclusions, mais par rapport au fait que l’habitude qui la détermine soit capable de produire ou de ne pas produire, en général, des conclusions véritables. L’habitude particulier qui fonde cette inférence ou une autre pourrait être formulé dans une proposition dont la vérité dépend de la vérité des inférences que l’habitude détermine ; et une formule de cette sorte est appelée  principe-guide d’inférence.34

En définitive, l’interprétation émerge à partir des régularités des habitudes stabilisés et c’est à eux qu’elle retourne sous la forme d’une figure qui se détache de son fond afin de le moduler. L’inférence elle-même, qui règle le passage entre signes et interprétants, dépend essentiellement de l’habitude qui en constitue le principe-guide.

Note de bas de page 35 :

 A. J. Greimas, Sémiotique et sciences sociales, pp. 41-42.

Le pragmatisme sert alors à Peirce à construire une théorie sociosémiotique de la syntaxe processuelle de la sémiose, dont le but  est d’amener vers une théorie générale de la formation des habitudes, c’est-à-dire régularités, et vers une théorie de la transformation de ces régularités à la fois. Il s’agit, en fait, de la fameuse théorie de la fixation de la croyance qui aboutit ainsi à une théorie sémantique pragmatiste où le signifié est identifié avec les régularités de l’habitude : une théorie, celle-ci, qui d’ailleurs n’a jamais été reprise dans le cadre de la sociosémiotique et qui justement vise à enquêter la structure générale des variables culturelles appartenant à toute forme de communauté, même si chacune d’elles déclinera ces éléments à sa propre façon.35

Note de bas de page 36 :

 C. S. Peirce, Collected Papers, 5.374.

Peirce dit en effet que i) la véritable fonction du flux de la sémiose est celle d’installer des habitudes d’action et que ii) les enchaînements de nos actions – ces enchaînements d’actions / passions qui, dans le cadre d’autres sémiotiques, sont appelés narrativité –  sont toujours en fonctions des habitudes sous-tendus dans la série narrative des actions. A travers cette théorie pragmatiste, Peirce élabore donc une théorie sémantique qui vise à rendre compte de cette dynamique processuelle propre à la sémiose et qui est à la base de toute logique narrative. Cette dynamique processuelle consiste alors dans l’union d’un état stable, que Peirce appelle « croyance » et qui tend à ne pas être mis en question – il préside ainsi l’enchaînement des actions - et d’un état instable que Peirce appelle « doute » et qui au contraire tend vers sa propre stabilisation. Ces états sont thymiquement investis : euphorique est la croyance, dysphorique est le doute. Le passage de l’instable au stable définit la fameuse inquiry peircienne.36

Note de bas de page 37 :

C. S. Peirce, Collected Papers, idem, 5.372.

Le doute est donc un état d’inquiétude et d’insatisfaction d’où on veut sortir en luttant contre lui et en passant à l’état de croyance ; ce dernier est au contraire un état, calme et satisfaisant, que nous ne désirons ni éviter ni changer pour croire en quelque chose d’autre. Bien au contraire, nous ne nous accrochons tenacement pas à la croyance tout simplement, mais à croire en ce que justement nous croyons.37

Voici donc le «  pragmatiste paresseux ». Pour Peirce il y a une tendance qui pousse à « poursuivre dans son propre être » qui définit l’attitude que les communautés manifestent vers leurs propres signes. En effet, ce constant renvoi peircien à un  « nous » nous semble effectivement très important.

Dans ces extraits, Peirce est très explicite lorsqu’il affirme que nos actions et notre manière de donner sens au monde sont la fonction des habitudes et des attitudes qu’une série de croyances ont instaurée et qui trouvent leur véritable garant au sein de la communauté ; dans cette perspective, le vrai problème de la sociosémiotique se tournerait alors vers la manière dans laquelle nous transitons d’un habitude à l’autre à l’intérieur d’une communauté déterminée.

Note de bas de page 38 :

C. S. Peirce, Collected Papers, idem, 5.378.

Si nous ne devenions pas ermites, nous influencerons forcement nos opinions réciproques, de la sorte le problème touchera la manière dans laquelle les croyances se fixent, non seulement dans l’individu mais dans la communauté également.38

Il a été insuffisamment souligné que le “ doute” et la “croyance” sont des termes formels, purement techniques, dont l’usage sert à rendre compte de toute forme de déploiement processuel dans la sémiose, et non pas à renvoyer vers une procédure personnelle de type introspectif - voire mental – qui vise à toucher l’état intérieur du sujet, au-delà de sa nature psychologique, transcendantale ou phénoménologique. Cela est mis en évidence par Peirce lui même quand il utilise ses mots :

Note de bas de page 39 :

C. S. Peirce, Collected Papers, idem, 5.394.

Note de bas de page 40 :

 C. S. Peirce, Semiotic and Significs. The correspondence between Charles Sanders Peirce and Victoria Lady Welby, Indiana University Press, 1977, pp. 80-1.

Note de bas de page 41 :

C. S. Peirce, Collected Papers, idem, 5.394.

Nous avons dit que l’action de la pensée est stimulée par l’irritation du doute et qu’elle s’arrête à partir du moment où la croyance est atteinte ; de cette façon, la seule fonction de la pensée est celle de produire la croyance. Mais tous ces mots sont trop forts pour l’objectif que je me suis donné ; c’est comme si j’avais décrit les phénomènes qui apparaissent sous un microscope mental.39
Chaque référence que je fais à « une personne » est une obole à Cerbère, car je n’ai plus d’espoirs que ma vraie conception soit comprise.40
Doute et croyance, dans l’utilisation commune des termes, renvoient à des discussions religieuses ou à d’autres ayant le même poids . Mais je les utilise ici pour désigner le début de toute question, grande ou petite, et de  sa relative solution.41

Note de bas de page 42 :

C. S. Peirce, Collected Papers, idem, 5.265.

Note de bas de page 43 :

C. S. Peirce, Collected Papers, ibidem.

Note de bas de page 44 :

 C. S. Peirce, Collected Papers, idem, 5.266-8 et 5.283.

Note de bas de page 45 :

 C. S. Peirce, Collected Papers, idem, 5.492.

Note de bas de page 46 :

 Cfr. A. Clark, Supersizing the Mind, New York, Oxford University Press, 2008; S. Gallagher, “Philosophical antecedents to situated cognition”, in Robbins, P. and Aydede, M. (eds). Cambridge Handbook of Situated Cognition, Cambridge University Press, Cambridge, 2008.

D’ailleurs, sur ce point Peirce était clairement explicite depuis ses essais anti-cartésiens: « on n’a  aucun pouvoir d’introspection, mais toute connaissance du monde interne est dérivée d’un raisonnement hypothétique de notre connaissance sur les faits externes ».42 Pour cette raison, nous n’avons aucun pouvoir de penser sans les signes ».43 La pensée pour Peirce n’est pas du tout un fait « mental » ou « cognitif » simple, en concernant tous les phénomènes que nous pouvons reconduire à la forme de la sémiotique.44 Justement en vertu de cette nature, Peirce pourra affirmer qu’il existe une pensée aussi bien dans le mouvement des abeilles que dans les transformations morphologiques des cristaux. Et justement, en vertu de cette conception essentiellement sémiotique et phanéroscopique de la pensée, dans laquelle «  il faut libérer le signe de ses liens avec l’esprit »,45 Peirce est de plus en plus pris en considération et mis en lumière par les tendances contemporaines des sciences cognitives, axées sur les notions d’«esprit étendu » ou de « cognition distribuée ». Celles-ci en fait ont arrêté de considérer la pensée et la cognition comme quelque chose de localisé, soit dans l’esprit (cognition), soit dans le corps (embodied cognition). Au contraire, ils ont commencé à considérer la pensée comme quelque chose de distribué à l’intérieur des réseaux encyclopédiques d’acteurs humains et non humains ; de ceux-ci, la pensée surgit, sous la forme d’un processus qui est le fruit d’une médiation, l’effet d’une pluralité d’instances où l’individu se situe comme noyau d’un réseau et non pas comme son centre organisateur.46

Voilà alors qu’à l’intérieur de cette logique purement sémiotique de la pensée et de la cognition, « doute » et «  croyance » ne sont que les noms qui signifient un moment inchoatif et un moment terminatif d’un déroulement processuel propre à une « pensée en mouvement » et plus précisément des noms qui désignent le début instable et la stabilisation suivante propre au processus sémiotique qui préside l’action et qui se stabilisera en habitude.

Nous connaissons alors le mouvement inchoatif et celui terminatif de ce processus (« doute et croyance”) mais sans savoir ce qu’il y a entre les deux, ce qu’il y a sur la frontière de passage, ce qui fait la connexion entre l’un et l’autre. La pensée cherche la quiétude dans un état de croyance, c’est-à-dire qu’elle vise à se stabiliser, parce que son moment inchoatif est structurellement instable (doute). Mais qu’est-ce qu’il se passe dans « le milieu » ? Qu’est-ce qu’il se passe dans ce moment de passage, c’est-à-dire, dans ce moment où nous ne sommes plus dans un état de doute mais où nous ne sommes pas non plus parvenus à un état de croyance et on est entre les deux ?

Peirce a beaucoup travaillé sur ce point-ci, à tel point qu’il attribuait justement à la sémiotique cette position particulière de frontière dans la mesure où la sémiotique étudiait la sémiose, et la sémiose était essentiellement un rapport triadique, irréductible à une simple relation entre couples ; la Tiercéité, qui est constitutive du sémiotique, consistait justement dans cet élément de médiation, dont la position identifiait « l’interposé », un « état entre »  par lequel, pour passer d’un Premier à un Deuxième, il nous faudra toujours transiter à travers la médiation d’un Troisième.

C’est exactement pour cela que le sémiotique a une nature par essence interprétative : en effet, l’interprétation définit exactement un être inter-partes, sur la limite entre les différentes parties par rapport auxquelles nous sommes tiers. Sur ce point, au moment où Pierce terminera ensuite son système de Logique des Relations, il relancera la poste, jusqu’à démontrer avec conviction le primat génétique de Tiercéité, au point que toutes les autres relations, quel que soient leurs origines, seront toujours générées à partir des triades. Donc, pour Peirce l’essence de tout rapport est en quelque sorte lisible seulement à partir du moyen, de la frontière, de la médiation que nous avons entre deux ou plus systèmes hétérogènes.

Mais serait-il possible imaginer autre chose que ce processus ?

Note de bas de page 47 :

 G. Deleuze, Cinema 1. L’image-mouvement, Paris, Les Éditions des minuits, 1984 (tr. it. Cinema 1. L’immagine-movimento, Ubulibri, Milano,),  p. 15.

On le sait, les choses et les personnes sont toujours contraintes à se cacher, elles sont toujours déterminées à se cacher quand elles commencent. Comment pourrait-il en être différemment ? Elles surgissent dans un ensemble qui ne les impliquait pas encore et elles doivent mettre en évidence les caractères communs qu’elles gardent par rapport à cet ensemble, si elles ne veulent pas être rejetés. L’essence d’une chose n’apparaît jamais au début, mais au milieu, dans le cours de son déroulement, quand ses forces sont déjà consolidées.47

Voilà exactement l’émersion de quelque chose à l’intérieur d’un système régulier qui en constitue le fond par ses habitudes consolidés. Comment les choses pourraient-elles alors surgir dans un ensemble qui ne les impliquait pas encore ? Pourquoi l’essence de quelque chose est aperçue toujours à partir du milieu, des Tiercéités de frontière ? En quoi consisterait plus profondément cette Tiercéité?

Note de bas de page 48 :

 C. S. Peirce, Collected Papers, idem, 6.63.

Dans le moment où Peirce reprenait son pragmatisme au début du XXe siècle, il le faisait pour répondre précisément à ce problème. Peirce appelle en effet Priméité « l’émergence de quelque chose de nouveau » et il montre comment à l’intérieur d’une série régulière se formerait une tendance, également régulière, à s’en distinguer.48 Peirce appelle habitude, ou Tiercéité, cette régularité à partir de laquelle il était possible de générer la spontanéité singulière des Priméités, par l’opposition des unes aux autres (Secondéités). C'est-à-dire, en quelque sorte, la spontanéité de l’évènement, plus précisément, l’émergence de quelque chose de nouveau (Priméité), correspond simplement à la capacité de l’habitude, au sein d’une série régulière (Tiercéité), à se différencier de cette dernière par rapport à des points déterminés ; le singulier émerge ainsi toujours à partir du régulier d’où il se détache en fonction d’un effet d’instabilité, par exemple un doute adressé à une croyance habituelle et stabilisée. Pour cette raison selon Peirce, sur la frontière entre un système et l’autre, lorsqu’on sort d’un habitude pour le modifier ou rentrer dans un autre système, on ne retrouvera jamais l’expérience sauvage ou la spontanéité de l’évènement pur, mais plutôt des autres habitudes, c’est à dire d’autres stéréotypes encyclopédiques qui agissent comme fond de tout processus sémiotique.

Note de bas de page 49 :

C. S. Peirce, Collected Papers, idem, 6.262.

Il est clair que rien d’autre qu’un principe d’habitude, dû à la croissance par action de l’habitude d’une tendance casuelle infinitésimale vers l’assomption de l’habitude, représente le seul pont qui peut dépasser l’abyme entre le mélange casuel du chaos et le cosmos de l’ordre de la loi.49

Note de bas de page 50 :

 Cfr. C. S. Peirce, Collected Papers, idem, 6.204-6.

Voila exactement ce qui se passe au milieu, dans la frontière de passage entre un état de doute et un état de croyance, c'est-à-dire au moment où nous ne sommes plus situés dans le vieux système mais pas encore dans le nouveau. Chez Peirce, les Tiercéités sont des habitudes,50 et les habitudes (Tiercéités) règlent le passage entre l’instabilité d’une pensée en mouvement (doute) et la stabilisation d’une pensée en repos (nouvelle croyance). Sortir d’une croyance ou d’un habitude interprétatif ne signifie jamais retrouver vraiment la spontanéité de l’expérience ou de la singularité pure, mais plutôt trouver d’autres habitudes, d’autres régularités qui vont guider la formation d’une nouvelle régularité en voie de stabilisation et qui constituent le fond de la perception elle-même d’un évènement singulier.

Pour cette raison, « savoir abandonner ses propres regards stéréotypés en vue d’autres outils de description et de compréhension, plus utiles et efficaces », ainsi que Fabbri et Marrone le souhaitaient, signifie savoir sortir d’un habitude interprétatif pour parvenir à un autre et se l’approprier par d’autres habitudes appris (le parcours génératif lui-même ne constitue rien d’autre qu’un habitude interprétatif particulièrement grammaticalisé).

Pour cette raison, une sémiotique des cultures qui veut être adéquate, doit surtout prêter attention à ces régularités encyclopédiques qui président la production du sens et qui articulent l’univers discursif d’une culture donnée, sans vouloir s’en libérer à tout prix par une maxime ou une méthode. Nous pourrions plutôt dire que la sémiotique doit en habiter à l’intérieur, avec des propos descriptifs et interprétatifs. Parce que, donc, ce sont justement ces habitudes interprétatifs qui règlent l’« attitude que les cultures tiennent vers ses propres signes », comme Greimas le disait.

Pour donner lumière avec pertinence à ce point fondamental, il nous faudra faire référence à un auteur de la sémiotique qui, comme Peirce, à beaucoup travaillé sur ce problème, notamment Lotman :

Note de bas de page 51 :

 J. Lotman, La semiosfera, idem, pp. 124-5.

l’introduction d’autres structures culturelles à l’intérieur du monde interne d’une culture, implique la création d’une langue commune et ceci demande à son tour l’intériorisation de ces structures. La culture doit donc intérioriser la culture externe à l’intérieur de son monde. Ce processus est toujours contradictoire […et il] est relié à la perte de certaines propriétés propres à l’objet externe reproduit, souvent les  plus valides en tant que stimulateurs. Faisons un exemple. Le phénomène poétique de Puškin était considéré dans le cadre de la littérature et des lecteurs de la deuxième décennie du XIXe siècle, extraordinaire et novateur. L’assimilation de ce phénomène a rendu nécessaire la création de « l’image de Puškin ». Cette image a interprété et « traduit » le monde de Puškin en facilitant sa compréhension et en le simplifiant en même temps, c’est à dire en supprimant tout ce qui était nouveau, dynamique, qui ne rentrait pas dans ses schémas, en générant de telle sorte l’incompréhension […]. Ce faisant, cette image à eu une influence sur l’attitude et sur l’activité créative du vrai Puškin, effectivement poussé à se comporter « comme Puškin ».51

Voici donc un système qui « lit » l’autre à travers ses habitudes interprétatifs et qui le gère en fonction d’une traduction commensurable avec les logiques de son système interne. Voilà quelqu’un qui, né dans un système qui ne l’impliquait pas, se trouve obligé de magnifier les traits communs qu’il partage avec le système, en se comportant « comme Puškin », c’est-à-dire comme l’image que le système avait de lui, afin de ne pas se faire rejeter. Il s’agit alors d’une sorte de normalisation de ce qui est différent, à travers sa conjugaison avec les logiques « autres » à lui, et qui représentent justement les règles de production du sens qui articulent les formations discursives d’une culture donnée.

Il y a alors quelque chose de cruel dans ce rapport avec une altérité avec laquelle nous souhaitons nous mettre en relation, sans que nous puissions le faire, car elle n’est pas commensurable avec nous et avec nos habitudes et nous pouvons donc l’exprimer à la seule condition de la reconduire à quelque chose que nous saurions traiter par nos propres éléments et nos propres habitudes. Ici nous trouvons in nuce la typique cruauté actuelle du rapport entre cultures, l’incommensurabilité de la traduction, les difficultés du négocié et la latence du conflit et du combat.

Nous sommes donc face à une situation absolument spécifique et extrêmement commune, où un système mis face à quelque chose de radicalement autre, imprévisible par ses règles et dans le cadre de sa configuration spécifique, est obligé en quelque manière à lire cet « autre » à travers ses catégories, ses stéréotypes et ses habitudes interprétatifs. En effet, c’est seulement de cette façon qu’il pourra le traduire dans son monde.

En obtenant ainsi un double effet : d’un coté, la commensurabilité avec son propre système, et de l’autre coté l’annulation de la spécificité de cet autre. C’est pourquoi l’essence des choses est lisible seulement à partir du moyen, donc à partir de cette Tiercéité (dimension de frontière), parce que dans l’acte de construction de la commensurabilité l’essence de l’autre est assimilée au sien  et il est nécessaire que cette procédure d’assimilation de l’altérité soit accomplie afin que les forces du différent –l’autre – puissent se consolider et se déployer pleinement.

Normalement, c’est exactement cette syntaxe processuelle qui règle les transformations des valeurs dans le cadre d’une logique de la culture et ce qui est à la base de ce que Greimas appelait « l’attitude que les communautés tiennent vers ses propres signes », une attitude qui est souvent totalement contradictoire et «  de frontière », dans la mesure où elle tend à donner sens au nouveau sens sur la base de l’ancien sens habituel qui réglait le système précédent.

Voilà comment le déroulement processuel interne aux systèmes culturels se trouve par essence dans des situations « limites » dans lesquelles on n’est plus ni dans l’ancien système ni rentrés dans le nouveau. Au contraire, on est « entre ». La façon avec laquelle le système gère les altérités dans des situations de ce type correspond à ce que Lotman et Peirce nous avaient illustrés : le système produit du sens sur la base de l’ancienne structure et c’est seulement après, lorsque ses forces sont enfin consolidées, qu’il est capable d’abandonner l’ancien habitude.

Note de bas de page 52 :

 J. Fontanille a beaucoup travaillé sur ce point iii) dans Pratiques sémiotiques, Paris, P.U.F., 2008.

Note de bas de page 53 :

 J’ai travaillé sur ce point dans C. Paolucci, Struttralismo e interpretazione, Milano, Bompiani, 2010.

Ainsi que Lotman nous le faisait remarquer, la transformation et l’évolution des formes culturelles et l’introduction de structures « autres » dans le monde interne d’une culture déterminée, définissent des processus ouverts et contradictoires, aucunement réductibles aux traits de cohérence, de fermeture et de cohésion qui définissaient la textualité. Pour cette raison, nous croyons que l’étude de ces nouveaux objets de la manifestation devrait amener à une sociosemiotique fondée plutôt que sur la sémantique du texte, sur une logique des cultures dont les fondements seront l’étude i) des habitudes interprétatifs, ii) du rapport entre régulier et singulier que ceux-ci sous-tendent iii) des pratiques internes aux systèmes culturels52 iv) des transformations structurelles de ces systèmes eux-mêmes et, pour conclure, v) du rapport qui s’instaure entre systèmes hétérogènes à l’intérieur d’une sémiosphère.53