Marges en question
stratégie d’encadrement et représentation

Francesca Polacci

Université de Sienne

https://doi.org/10.25965/as.1922

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : assemblage, limite, neutre, peinture

Auteurs cités : Françoise BASTIDE, Denis BERTRAND, Anne BEYAERT-GESLIN, Joseph COURTÉS, Gilles DELEUZE, Jacques DERRIDA, Jacques FONTANILLE, Algirdas J. GREIMAS, Rosalind Krauss, Louis MARIN, Francesco MARSCIANI, Ileana Parvu, Meyer SCHAPIRO, Victor Ieronime Stoichita

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Texte intégral
Note de bas de page 1 :

 Pour ce qui concerne le statut théorique de la marge, voir Louis Marin, De la représentation, PUF, 1994 ; Meyer Schapiro, « On Some Problems in the Semiotics of Visual Art : Field and Vehicle in Image-Signs », Semiotica, 1969, pp. 223-42 ; Victor Ieronime Stoichita, L’instauration du tableau, Klincksieck, 1993, et parmi les premières contributions à ce sujet, Jacques Derrida, La vérité en peinture, Flammarion, 1978.

Une partie importante de la production de Picasso cubiste est consacrée à explorer les limites de la représentation par un travail complexe sur le cadre de l’œuvre. Par cette notion on envisage la fonction à la fois théorique1 et matérielle qui établit la limite entre l'espace de la représentation et l’espace en dehors d’elle, marge qui a, en même temps, une valeur épistémologique et esthétique. Le travail de Picasso vise à repenser les contours de cette séparation : la limite de l’œuvre, loin d’établir une fois pour toutes la distinction entre ce qui est art et ce qui ne l’est pas, y devient au contraire le lieu d’une réflexion sur le statut même de la représentation.

1. Encadrer les assemblages

Les assemblages composés par Picasso en 1914 posent un problème d’encadrement dans un double sens : il y a une question concernant la distinction entre genres, notamment sculpture et peinture, mais aussi, en particulier dans certaines de ces œuvres, une réflexion sur la marge figurative ainsi qu’esthétique des œuvres mêmes.

Note de bas de page 2 :

 Peinture et sculpture peuvent donc être réunis par des qualité formelles pareilles, c’est le cas par exemple de la qualification de « pictural » pour les deux.

En premier lieu, il s’agit de compositions qui nous demandent de nous interroger sur les continuités entre genres différents indépendamment de la distinction entre l’occupation de deux ou trois dimensions. A ce propos sont bien signifiantes les continuités – aussi chronologiques – entre ce qui a été formulé par la théorie de la visibilité pure (où la réflexion se déploie autour des qualités qui font abstraction de la condition du médium)2 et la recherche développée dans le domaine artistique, où les frontières entre sculpture et peinture sont transgressées.

Notre hypothèse est que Picasso sonde les dimensions de la représentation au-delà d’une distinction entre genres. Un regard analytique nous permettra de réfléchir sur certains dispositifs propres à la peinture qui concernent les assemblages, et qui transposent dans ces constructions une enquête sur la représentation. Notre analyse vise à montrer que l’artiste va « répondre» au problème de la différence entre genres par une réflexion sur le cadre, en tant que dispositif théorique.

Note de bas de page 3 :

 Voir Rosalind Krauss, Passages in Modern Sculpture, M.I.T. Press, 1981.

Note de bas de page 4 :

 Rosalind. Krauss, « Discussion » in W. Rubin (dir), Picasso and Braque. A Symposium, The Museum of Modern Art, New York, 1992, p. 253.

La pertinence d’une recherche propre à la peinture qui intéresse aussi les assemblages a été mise en évidence par Rosalind Krauss3. L’auteur fait référence à deux assemblages spécifiques – Guitare, 1912 (D.-R. 555) et Violon, 1915 (D.-R. 835) – qui transposent respectivement les hachures (du dessin et de la gravure) et la perspective géométrique (par la convergence des cordes dans un point). Après cet essai, Rosalind Krauss envisage Mandoline et clarinette, automne 1913 (?) (D.-R. 632), pour montrer que cet assemblage met en cause la notion de relief, puisque « you don’t know where to stand in relation to it »4. On le voit, la pertinence n’est plus inhérente à la différence entre deux ou trois dimensions, mais convoque le dispositif de vision, c’est-à-dire le point de vue du sujet observateur qui n’est pas donné à l’avance.

Note de bas de page 5 :

 Par le terme de« cadrage » nous faisons référence à l’acception utilisée par Louis Marin, c’est à dire l’opération d’encadrer : « A première vue cette toile [de Stella] est faite de cadres. Le plan de la représentation est envahi par eux depuis son bord le plus extérieur jusqu’à son centre: triomphe du cadre et du cadrage – de la présentation – sur la représentation. La toile est le champ d’une force toute-puissante: celle de sa limite extérieure entièrement dirigée vers son centre », Louis Marin, De la représentation, op. cit., pp. 360-361.

Nous essaierons de montrer que dans un assemblage de Picasso la question de la coprésence de plusieurs points de vue est strictement liée à la question du cadrage5 de l’assemblage même : en d’autres termes, c’est par le dispositif du cadre que l’artiste réalise une mise en abyme du problème de la relation entre ce qui est l’œuvre d’art et ce qui ne l’est pas.

C’est pour cette raison que, afin de mieux comprendre l’opération théorique mise en œuvre par l’artiste, nous examinerons les formulations de Louis Marin à propos du concept de cadre.  

2. Le cadre : lieu du « neutre »

Les propositions de Louis Marin à propos du cadre sont bien complexes, dans certains passages elles sont assez nuancées et dans d’autres, il faut le reconnaître, ambiguës. Notre visée n’est pas de « re-parcourir » la totalité de la pensée de Marin sur ce sujet, mais de mettre en valeur les contiguïtés avec la théorie sémiotique, notamment avec une partie de la théorie de l’énonciation.

Note de bas de page 6 :

 Voir l’entrée « Immanence » du Dictionnaire de sémiotique (1979), Algirdas Julien Greimas et Joseph Courtés (dirs.).

Note de bas de page 7 :

 C’est pour cette raison que, au cours de l’analyse suivante, nous prendrons en examen le sujet observateur convoqué par une pluralité de points de vue ainsi que la spatialité de l’œuvre. En revanche, tout ce qui concerne la présence d’un spectateur historiquement déterminé (ou « phénoménal ») restera au-dehors de la pertinence de notre analyse.

Certaines spécifications sont nécessaires. Si dans la pensée de Louis Marin niveau pragmatique et niveau immanent6 sont strictement entrecroisés, dans la théorie de l’énonciation formulée par l’Ecole de Paris ces deux niveaux sont bien plus détachés7. Par conséquent, on essaiera d’expliciter ces différentes dimensions au cours de la pensée de Louis Marin, et par la suite nous aborderons le niveau immanent propre au cadre, c’est-à-dire son statut « neutre ».

Note de bas de page 8 :

 L’expression « structure de réception » prévoit, au moins, deux dimensions différentes : une dimension historique, qui convoque des sujets historiquement déterminés et une dimension « structurale », qui envisage des positions différentielles de l’énonciateur et de l’énonciataire, inscrites dans l’œuvre, indépendamment d’un sujet « historique » qui se pose devant le tableau.

Note de bas de page 9 :

 A ce propos est très célèbre la lettre que Nicolas Poussin adresse à Paul Fréart de Chantelou : « Quand vous aurez reçu le tableau, je vous supplie de l’orner d’un peu de corniche car il en a besoin afin que, en le considérant en toutes ses parties, les rayons de l’œil soient retenus et non point épars au-dehors en recevant les espèces des autres objets voisins qui venant pêle-mêle avec les choses dépeintes confondent le jour » Nicolas Poussin, Lettres et Propos sur l’art, éd. par A. Blunt, Hermann, 1964, pp. 35-36 (lettre du 28 avril 1639), cité par Louis Marin, « Le cadre de la représentation et quelques-unes de ses figures » (1987), in De la représentation, op. cit., p. 347.

Note de bas de page 10 :

 Louis Marin, « Figures de la réception dans la représentation moderne de peinture » (1986), in De la Représentation, op. cit., p. 316.

Note de bas de page 11 :

 Louis Marin, ibid., p. 317.

Selon Louis Marin, le cadre engage la structure de la réception8 selon plusieurs aspects. Du point de vue perceptif, l’encadrement assure que le regard se concentre sur la représentation sans se disperser9 : il souligne donc la valeur matérielle du cadrage en tant que structure topologique qui sépare l’espace de la représentation de celui du spectateur. Louis Marin met ainsi en relief la dimension communicative du cadre, puisque l’encadrement accomplit le tableau dans sa fonction d'être vu, donc d'être exposé et montré, en se chargeant du procès de mise en scène de l’œuvre : « Lorsqu’à l’œil du peintre est substitué le regard du spectateur, un cadre est nécessaire parce qu’à l’artefact considéré dans le procès de sa production est substitué le tableau dans celui de sa présentation, de sa mise en spectacle»10. Il s’agit donc d’un dispositif qui prévoit le regard du sujet observateur et qui sanctionne le passage entre la phase de production et celle d’exposition de l’œuvre. De plus, à un niveau immanent, on peut reconnaître au cadre la fonction de seuil, de marge, entre l’espace de l’énoncé et l’espace du sujet observateur: « [le cadre] est ainsi un élément de la métalangue de la représentation picturale »11. Il « indique » ce qui est l’œuvre d’art et ce qui ne l’est pas.

2.1 Le cadre en tant que « opérateur de négation »

Au fil de la réflexion déployée par Louis Marin, on peut distinguer deux points de vue complémentaires à partir desquels il approche la problématique du cadre : d’un côté, il en donne une interprétation par rapport à la représentation, où l’encadrement est susceptible de marquer certaines qualités du tableau; d’un autre côté, le cadre est théorisé en tant que dispositif « autonome » de la représentation, qu’il faut explorer « en soi ».

Ce que Louis Marin nous offre est donc un parcours de focalisation progressive qui illustre bien la complexité de sa pensée : l'enquête se démarque de la nécessité de définir la représentation par rapport à tout ce qui lui est extérieur, jusqu’à déployer une analyse attentive à l’articulation sémantique prévue du dispositif même du cadrage.

Note de bas de page 12 :

 Louis Marin, « Du cadre au décor ou la question de l’ornement dans la peinture », Rivista di Estetica, 12, 1982, p. 21 (mes italiques).

D’abord, le cadre est entendu en tant qu'élément capable d’assurer l’autonomie fonctionnelle et esthétique de la représentation et, en même temps, d’articuler une relation de contradiction entre le tableau et tout ce qui se pose en dehors de lui : « Le cadre en ce sens, est un opérateur de négation du terme contraire dans la visée d’une tautologie négative, si l’on peut dire ; alors que la différence simple pose une extériorité B par rapport à A, la métadifférence des contradictoires vise à poser A [la représentation] comme un absolu sans extériorité : le dispositif représentationnel, par son cadre, se pose (ou tend à se poser) comme absolu. En ce sens, le cadre comme ornement vise à transformer la différence infinie du monde perçu A vs B, C, D... (par exemple, les espèces des choses avoisinantes, pour parler comme Poussin) en une différenciation absolue, A vs non A, où A n’admet aucune comparaison avec B, C, D... c’est-à-dire n’autorise aucun jugement de convenance ou de disconvenance avec ce qui ne serait pas lui, mais seulement un jugement déclaratif de son autoprésentation, un énoncé tautologique de soi par exclusion de tout ce qui n’est pas lui »12.

Note de bas de page 13 :

 Louis Marin, « Figures de la réception dans la représentation moderne de peinture » (1986), in De la Représentation, idem.

Le cadre instaure ainsi l’autonomie de la représentation pas seulement au niveau perceptif mais aussi esthétique, en tant qu’« opérateur de négation » à partir duquel la représentation se pose comme « absolue ». A partir de cette démarche centrée sur le dispositif représentationnel Louis Marin, dans un essai suivant13, attribue au cadre une capacité affirmative, en lui reconnaissant une valeur déictique : c’est un élément qui dit « ceci », qui introduit le regard du spectateur et le « modalise » à « faire savoir » et à « faire croire ». Il s’agit donc d’un opérateur énonciatif qui ouvre sur la représentation, puisqu’il rend visibles les marques de l’acte d’énonciation toujours présupposé.

2.2 Le neutre : aporie de la notion de limite

Note de bas de page 14 :

 Une acception pareille est déjà présente – in nuce – dans la formulation de Derrida, là où l’auteur s’interroge sur le caractère « atopique » du parergon : «ni œuvre (ergon), ni hors d’œuvre, ni dedans ni dehors, ni dessus ni dessous, il déconcerte toute opposition mais ne reste pas indéterminé et donne lieu à l’œuvre», Jacques Derrida, La vérité en peinture, op. cit., p. 14.

Note de bas de page 15 :

 Louis Marin, « Du cadre au décor...», art. cit., pp. 23-24.

En même temps, on peut reconnaître un deuxième mouvement, au cours duquel Louis Marin envisage le cadrage en tant que dispositif autonome, qui présente une des apories de la notion de limite et qui articule des espaces hétérogènes14 : « Le lieu du cadre – c’est là une des apories de la notion de limite – n’est à proprement parler ni intérieur ni extérieur à la représentation. C’est un lieu neutre puisque le définit la double négation de ses espaces d’appartenance : l’espace représenté, l’espace de présentation. Cette propriété de neutralité du cadre permet de reformuler le procès de transformation, dont nous avons parlé, de la différence simple des contraires en méta-différence des contradictoires. Le cadre peut alors être compris comme un intervalle des bords des trois espaces que conjoint le tableau (représenté, de représentation et de présentation) sans que cet intervalle soit nécessairement perceptible. Mais même lorsqu’ils sont empiriquement confondus – comme cela est souvent le cas – le cadre «réel» indique cet intervalle par supplément signifiant. Il peut arriver cependant que le peintre, en dehors de tout encadrement réel, joue de cet intervalle de bords pour rendre visibles les divers espaces que le tableau de peinture met en jeu »15.

Note de bas de page 16 :

 Francesco Marsciani, entrée « Neutre (terme) », in Algirdas Julien Greimas et Joseph Courtés (dirs.), Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage II, Hachette, p. 152.

Le statut neutre du cadre nous oblige donc à reformuler la relation de contradiction en termes de double négation. Cette reformulation devient nécessaire dès lors que Louis Marin déplace la visée de son enquête pour focaliser l'articulation logique qui prend place dans l’espace liminal, lieu paradoxal qui ne permet qu’une prise différentielle du sens. La double négation qui caractérise le cadre en tant que terme neutre, puisque la bordure est ni extérieure ni intérieure à la représentation, nous donne une nouvelle clé pour réfléchir sur le dispositif d’encadrement. Plus précisément, une telle définition convoque la structure élémentaire de la signification, où le terme neutre occupe une position nécessaire et paradoxale à la fois : paradoxale puisque sa double négation pousse le terme en dehors de l’axe sémantique de référence, nécessaire car le neutre représente une sorte de limite du champ catégoriel : « Le terme neutre est donc à concevoir comme, à la fois, tout ce qui n’est pas l’axe sémantique posé (le contradictoire du terme complexe) et quelque chose de constamment déterminé, c’est-à-dire inconcevable au delà de la relation de contradiction avec l’axe des contraires. On a donc à faire avec un terme étrange, une sorte de « rien » sémiotique qui n’a rien à voir avec le Rien affirmatif du sens nié, mais plutôt avec la privation sémiotique du sens posé; un non-lieu que la catégorie traverse et non pas le lieu d’un terme négatif »16.

Note de bas de page 17 :

 Voir Francesco Marsciani, Ricerche intorno alla razionalità semiotica, Thèse de Doctorat, Université de Bologne, 1990.

Note de bas de page 18 :

 Voir le Séminaire Intersémiotique de Paris 2012-2013 sur « La négation, le négatif, la négativité », notamment l’essai de Anne Beyaert-Geslin, « Devoir ne pas savoir faire : esthétique et éthique de la maladresse (Dubuffet et Picabia) », Nouveaux Actes Sémiotiques, publié en ligne le 23 janvier 2012 et Denis Bertrand, « Au nom de non. Perspectives discursives sur le négatif »,Nouveaux Actes Sémiotiques,publié en ligne le 19 février 2011.

Note de bas de page 19 :

 Voir Gilles Déleuze, « A quoi reconnaît-on le structuralisme? », in François Châtelet, Histoire de la philosophie VIII. Le XXè siècle, Hachette, 1973.

Francesco Marsciani a dédié au terme neutre une réflexion très approfondie17, qui ne sera pas reprise ici : on se limite pourtant à souligner les strictes contiguïtés entre la théorisation de Louis Marin et celle de Francesco Marsciani, ainsi que la pertinence de certaines problématiques très actuelles dans le domaine sémiotique, notamment la question de la « négativité »18. En plus, si le cadre, selon la formulation de Louis Marin, est un « intervalle des bords », alors on peut remarquer aussi une continuité avec la « case vide » deleuzienne19, case qui circule entre les séries mais qui manque toujours à sa place, lieu où s’articule la signification mais qui ne permet qu’une prise différentielle du sens.

Note de bas de page 20 :

 Par contre dans des autres passages Louis Marin remarque la valeur perceptive du neutre : « On constate à nouveau cette valeur ambiguë du cadre pour le tableau-représentation: même lorsque son lieu neutre d’intervalle de bords est investi par le pouvoir politique et idéologique aux fins d’instruire le regard du spectateur de la vérité de la scène que le tableau donne à voir par la représentation qu’il porte et de lui prescrire ce qu’il doit lire dans l’énoncé même de cette « vérité », même alors la force neutre de l’intervalle à la marge prévaut sur tous les contenus qu’il occupent et sur les effets de lecture que ces contenus provoquent dans le tableau. C’est ainsi qu’en opérant la clôture idéologique de la représentation, par là même il l’interroge et la déplace puisque sa plus forte efficacité dans cette fonction se mesure à sa marginalité et à sa plus faible prégnance perceptive et cognitive», Louis Marin « Du cadre au décor...»,art. cit., p. 25 (mes italiques).

Note de bas de page 21 :

 A ce propos est centrale la définition de représentation que nous offre Louis Marin : « On trouve, dans le Dictionnaire de Furetière à la fin du XVIIe siècle, à l’entrée du verbe « représenter », une fructueuse tension qui en traverse le sens : « représenter » signifie d’abord substituer quelque chose de présent à quelque chose d’absent (ce qui est, pour le dire en passant, la structure la plus générale d’un signe). Cette substitution est, on le sait, réglée par une économie mimétique, la similarité postulée du présent et de l’absent autorisant cette substitution. Mais, par ailleurs, représenter signifie montrer, exhiber quelque chose de présent. C’est alors l’acte même de présenter qui construit l’identité de ce qui est représenté, qui l’identifie comme tel. D’un côté donc, une opération mimétique entre présence et absence permet le fonctionnement et autorise la fonction du présent à la place de l’absent. De l’autre, c’est une opération spectaculaire, une auto-présentation qui constitue une identité et une propriété en lui donnant une valeur légitime. En d’autres termes, représenter signifie se présenter représentant quelque chose. Toute représentation, tout signe représentationnel, tout procès de signification comprend ainsi deux dimensions que j’ai coutume de nommer, la première, réflexive – se présenter – et la seconde, transitive – représenter quelque chose – ; deux dimensions qui ne sont guère éloignées de ce que la sémantique et la pragmatique contemporaines ont conceptualisé comme l’opacité et la transparence du signe représentationnel », Louis Marin, « Le cadre de la représentation et quelques-unes de ses figures » (1987), in De la représentation, op. cit., pp. 342-343.

En soulignant que cet intervalle ne doit pas être « nécessairement perceptible »20, Louis Marin nous confirme que cet espace liminal est aussi d’ordre immanent, puisqu’il articule les trois espaces que conjoint le tableau : espace représenté (c’est-à-dire de la fiction), de représentation (qui accueille la représentation, donc la surface géométrique) et de présentation (espace de l’autoréflexivité)21. C’est à partir d’une telle acception du cadre qu’on peut comprendre comment certaines opérations, visant à reformuler le statut théorique de la représentation, peuvent prendre forme dans cette marge. Ce n’est pas par hasard alors si, au début du XXe siècle, moment où l’art même est mis en question, plusieurs transformations prennent place au sein des dispositifs du cadre. Si le « neutre » est une condition présupposée, qui caractérise le cadre dans une représentation classique, au cours des analyses proposées nous montrerons comment cette « neutralité » est mise en cause et renversée par les travaux de Picasso.

3. Sur les marges des assemblages

Au sein de la production des assemblages des années 1910, il y a en particulier deux œuvres qui relèvent explicitement de cette problématique, puisque le cadre y est central pour l’articulation du sens.

3.1 Le pouvoir affirmatif du cadre

Note de bas de page 22 :

 L’œuvre est visible à cette adresse : http://www.pablo-ruiz-picasso.net/work-2912.php

Verre, journal et dé, printemps 1914, (D.-R. 750)22 attribue au cadre un pouvoir affirmatif : c’est une limite installée pour être dépassée. Le bord du journal en fer qui rime avec les trompe-l’œil des natures mortes classiques établit son efficacité grâce à la présence du cadre au-delà duquel il déborde. L’encadrement ramène la construction à la structure d’un tableau, structure qui n’est pas mise en scène pour être niée mais au contraire pour être « renforcée ». Picasso sélectionne certains traits de la représentation pour les proposer dans les trois dimensions.

Le cadre nous est « présenté » en tant que dispositif qui nous « indique » la représentation en vertu de sa capacité ostensive : c’est un déictique qui nous dit « ceci » et qui nous montre la représentation. De plus, en vertu de sa valeur déictique l’encadrement opère, dans cet assemblage, un débrayage énonciatif : le cadre nous présente la représentation en nous montrant les marques de l’acte d’énonciation toujours présupposé par l’énoncé.

3.2 Cadrage et figurativité

Note de bas de page 23 :

 L’œuvre est visible à cette adresse : http://www.pablo-ruiz-picasso.net/work-2863.php

Verre, pipe, as de trèfle et dé, été 1914 (D.-R. 789)23 est bien plus complexe que l’œuvre précédente. Dans cet assemblage, le cadre transforme sa fonction par rapport aux autres éléments de la composition. Ileana Parvu lui a consacré une analyse très approfondie qu’on va parcourir dans ses aspects les plus intéressants. Elle remarque comment la ligne noire qui traverse le fond vert peut transformer en figure une portion du plan :

Note de bas de page 24 :

 Ileana Parvu, La peinture en visite. Les constructions cubistes de Picasso, Berne, Peter Lang, 2007, p. 191 (mes italiques).

« C’est à une table rectangulaire que renvoie le trait coudé. Loin d’offrir une quelconque stabilité aux éléments de la construction, le motif de la table qui, dans les travaux de 1914, apparaît pourtant souvent comme tout désigné pour poser à un niveau iconographique la question formelle du fond et du support contribue ici à entretenir une indétermination spatiale. [...] La ligne coudée, qui confère au bas du support vert le statut de figure, ne constitue pas cependant l’unique élément de cette construction qui représente une table. Picasso ne limite pas ce motif à la portion de surface cernée par le trait noir, mais il l’étend à l’ensemble du plan circulaire. Cessant d'être rectangulaire, la table devient ronde »24.

Note de bas de page 25 :

 Françoise Bastide, entrée « Observateur » in Algirdas Julien Greimas et Joseph Courtés (dirs.), op. cit., p. 156. Voir aussi, Jacques Fontanille, Les espaces subjectifs. Introduction à la sémiotique de l’observateur, Paris, Hachette, 1987.

Note de bas de page 26 :

 Ileana Parvu, op. cit.,pp. 191-193 (mes italiques).

Note de bas de page 27 :

 « Le piédestal est, pour la statue, ce que le cadre est pour le tableau: un espace de raccord, de limite, un para-texte », Victor Ieronime Stoichita, « Nomi in cornice » in M. Winner (dir.), Der Künstler über sich in seinemWerk, VCH Acta Humaniora, 1992, p. 296. Nous avons traduit.

Nous ajoutons que cette transformation implique un changement de point de vue, frontal quand le trait coudé va inscrire une profondeur en tant que ligne de la table, et de haut en bas quand le fond vert devient table. Ce double point de vue, qui relève d’un débrayage énonciatif, implique une pluralité de positions actantielles qui bouleverse le rapport classiqueentre l’œuvre d’art et la « réalité ». Si « L’actant observateur est une place préparée par l’énonciateur pour l’énonciataire, et un élément majeur de l’effet de réel »25, on voit bien qu’un tel dispositif, en instituant plusieurs sujets observateurs, affecte aussi le régime de la véridiction. À propos du cadre, Ileana Parvu ajoute : « Tant que la portion de surface située au-dessus du trait coudé se laissait interpréter comme un fond, Verre, pipe, as de trèfle et dé évoquait encore immanquablement un tableau. La moulure blanche qui entoure le support circulaire était alors comprise comme un cadre. Au moment où la construction cesse de faire référence à la forme tableau pour incarner une table, elle commence à figurer le bord de cet objet [...]. La moulure blanche comme contour survient ainsi dans la continuité du support vert. Privée de la membrane protectrice que constitue le cadre, cet intermédiaire entre l’œuvre et le monde environnant, la construction s’étend jusqu’au dernier renflement de la moulure blanche »26. La possibilité qu’un élément puisse changer sa fonction selon les relations qui vont s’instaurer avec les autres composantes de l’œuvre est à notre avis très intéressante, mais il faut mieux focaliser le rapport entre figurativité et cadrage. Quand « la construction s’étend jusqu’au dernier renflement de la moulure blanche » il n’y a pas annulation de la fonction du cadre, mais la table verte, ainsi que la moulure blanche, deviennent piédestal27 de la nature morte centrale.

Il faut remarquer que la fonction du piédestal n’est pas accomplie uniquement par la moulure blanche mais aussi par le support vert. On voit alors que la figurativité joue un rôle central par rapport aux éléments de la composition : la fonction du cadre dépend des relations entre les différentes composantes de l’œuvre. Au moment où le support vert et la moulure blanche deviennent piédestal, le statut neutre du cadre classique est remis en question, tandis que l’œuvre transpose dans les trois dimensions le dispositif du « tableau dans le tableau ».

Note de bas de page 28 :

 Nous remarquons le passage du terme neutre au terme complexe (défini par la relation « et... et ») de la structure élémentaire de la signification.

Il s’agit d’un piédestal qui transforme le statut neutre du cadre : la moulure blanche – en vertu aussi de l’ambiguïté figurative qui la caractérise – est à la fois intérieure et extérieure à l’œuvre (puisqu’elle est une partie constitutive de la composition, mais elle l’encadre aussi). Par un travail porté sur les limites de la composition, la neutralité présupposée (et qualifiée par une double négation) est ainsi reformulée en double affirmation28. Transformation qui, on le verra tout de suite, contribue à développer une réflexion sur le statut de l’œuvre d’art. De plus, on peut reconnaître une relation d’encadrement entre le socle bleu et la nature morte centrale. Voilà alors qu’il y a, entre les composantes de l’œuvre, une relation « présentative » (dans l’acception de Louis Marin) en vertu des deux encadrements qui réalisent un « tableau dans le tableau » : grâce aux débrayages intérieurs réalisés par les deux piédestaux le cadre devient élément de médiation entre les deux et les trois dimensions, de même qu’il condense la transformation, aussi théorique, entre tableau et assemblage.

Il faut ajouter qu’en vertu du statut complexe des assemblages, la séparation épistémologique entre les différents espaces mis en discours n’est pas autant claire que dans un tableau : la distinction entre espace « fictif » et espace « réel » est beaucoup plus nuancée dans les assemblages et Picasso va inscrire sa réflexion exactement sur les limites de la représentation.

Note de bas de page 29 :

 Voir l’entrée « Monde naturel » du Dictionnaire de sémiotique, op. cit.

Notre hypothèse est que l’artiste inverse la relation de mimesis entre l’œuvre d’art et le monde sensible : l’assemblage de Picasso ne reproduit pas une partie du monde mais il « construit » l’espace extérieur à l’œuvre en tant qu’espace propre à l’œuvre d’art. Il ne s’agit pas seulement de franchir les limites entre énoncé visuel et tout ce qui se pose en dehors de lui, mais de repenser la relation énonciative entre l’œuvre d’art et le monde sensible. C’est en raison de ça que, d’un point de vue sémiotique, les constructions de 1914 sont tout à fait intéressantes, puisqu’elles travaillent une marge, re-qualifiant la référence à une possible « réalité » extérieure à l’œuvre comme déjà « sémiotisée »29.

Si la plupart des essais consacrés aux assemblages remarquent la spécificité de ces compositions dans la réécriture du rapport entre art et réalité, puisqu’il s’agit d’œuvres qui paraissent rendre fluides les limites entre les deux, d’un point de vue sémiotique, au contraire, il faut souligner que ces constructions agissent sur le régime de la véridiction.

Il faut remarquer, à ce propos, que Verre, pipe, as de trèfle et dé (1914) n’est pas réalisé par des objets « ready made » (à l’exception du morceau de miroir en haut, au-dessus du verre), mais par des éléments en bois, retravaillés et peints en simulant des objets « réels ». Ceux-ci ne sont donc pas des fragments puisés d’une « réalité » extérieure à l’œuvre, mais il s’agit d’objets construits ad hoc dans l’œuvre même. C’est ainsi la relation entre deux modalités de représentation – sculpture et peinture – qui engendre un régime de visibilité spécifique, où c’est l’œuvre même qui fonde le rapport entre représentation et espace extérieur à l’énoncé.

Picasso imite l’intrusion d’objets puisés dans le « réel » et en même temps il en montre la nature déjà informée par l’artiste : il redéfinit comme cela les marges entre ce qui est art et ce qui ne l’est pas d’une façon assez complexe, puisqu’il travaille la limite de la représentation pour déclarer la nature « construite » de l’espace extérieur à l’énoncé artistique.