L’expérience olfactive de des Esseintes dans A Rebours de Huysmans. Pour une approche sémiotique

Abbès Ben Mahjouba

Université de Manouba, Tunis

https://doi.org/10.25965/as.1950

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : esthésie, olfaction, perception, présence

Auteurs cités : Driss Ablali, Jacques FONTANILLE, Algirdas J. GREIMAS, Eric LANDOWSKI, Pierre OUELLET, François RASTIER

Plan
Texte intégral
Note de bas de page 1 :

 A.J. Greimas, De l’imperfection, Fanlac, Périgueux, 1987, pp. 95-96.

C’est « la saisie d’un effet (de sens) qui se donne comme première : non plus lecture comme trace, comme marque ou comme ″message″ laissé par quelque ″émetteur″, mais saisie immédiate du sens à travers la forme même de la présence de l’objet ; saisie capable, dès lors, de faire advenir à l’existence, comme une instance textuelle, un rien, un en deçà de tout énoncé, une présence pure –pure en tout cas de toute ″ intention de communication″− pour peu  que devenue soudain effectivement présente au sujet, elle se mette du même coup à faire sens, du moins pour lui, pour ainsi dire en le touchant. »1

Note de bas de page 2 :

 M. Proust, Contre Sainte-Beuve, Gallimard (Folio  essais), 1954, p. 297.

« Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. »2

Pour commencer

Le chapitre X d’A Rebours qui se lit comme un manifeste de l’anti-naturalisme s’articule autour de l’expérience olfactive effectuée par des Esseintes. Dans  l’art d’explorer subtilement les arcanes du parfum, ce sens « profond » (aux dires de Greimas), Huysmans nous livre une véritable pièce d’anthologie.

Note de bas de page 3 :

 A.J. Greimas & J. Fontanille, Sémiotique des passions, Seuil, Paris, 1991, p.16.

Afin d’appréhender la singularité de cette expérience sensible que vit des Esseintes avec le parfum, une expérience qui s’apparente à un projet esthétique, nous nous proposons une lecture sémiotique qui s’inspire essentiellement des travaux de Jacques Fontanille. Notre propos est de décrire le processus grâce auquel le parfum apparaît en tant qu’existence sémiotique. Pour ce faire, il nous faut un retour aux sources de la signification, ce qui correspond en termes sémiotiques au paradigme du continu, considéré comme le soubassement sensible du sens. Sémiotique des passions, des états de choses aux états d’âme, le livre coécrit en 1991 par Greimas et Fontanille, cristallise parfaitement cette prise en compte de la dimension sensible du sens. Ouvrage capital mais aussi difficile où l’on retient deux concepts fondamentaux qui caractérisent les préconditions de la signification : la tensivité et la phorie qui « paraissent porteurs d’un rendement exceptionnel », aiment à préciser les auteurs3.

Note de bas de page 4 :

 A.J. Greimas & J. Fontanille, Sémiotique des passions, idem,  p. 17.

Note de bas de page 5 :

 A.J. Greimas & J. Fontanille, Sémiotique des passions, idem,  p. 18.

A l’origine du parcours génératif du sens, la tensivité est en effet intimement liée à la question des passions ; elle se définit selon Greimas et Fontanille comme « le rabattement du monde naturel sur le sujet, en vue de constituer le mode propre de l’existence sémiotique »4, autrement dit, il s’agit du rabattement de l’extéroceptif sur l’intéroceptif par le biais du proprioceptif. Le second concept de « phorie », contrairement au premier qui se fonde sur le « percevoir », concerne la sensibililisation qui fait entendre une autre voix : celle du sentir. La phorie, « c’est la chair vive, la proprioceptivité ‘sauvage’ qui se manifeste et réclame ses droits en tant que ‘sentir’ global »5. C’est précisément, ce double concept de tensivité et de phorie qui explique pour ainsi dire le dédoublement du sujet à la fois percevant et sentant.

En somme la tensivité phorique se présente comme la pierre angulaire des préconditions de la signification en ce qu’elle englobe des notions comme la protensivité, le sujet tensif ou la valence… qui se situent sur l’horizon ontique du sens.

Accéder au continu

Nous voudrions poser d’abord quelques questions préliminaires sur le continu : comment accéder à ce palier qui précède la catégorisation ? Comment appréhender cette phase de la masse amorphe où le sujet et l’objet baignent dans un « flou originel » ?  Dans la mesure même où il n’a pas de lieu cernable et saisissable, Greimas et Fontanille reconnaissent que le continu ne peut être qu’imaginaire ; ils précisent leur postulat ainsi :

Note de bas de page 6 :

 A.J. Greimas & J. Fontanille, Sémiotique des passions, idem,  p. 25.

« Avant de poser un sujet « tensif » face à des valeurs investies dans des objets (ou le monde comme valeur), il convient d’imaginer un palier de « pressentiments » où se trouveraient, intimement liés l’un à l’autre, le sujet pour le monde et le monde pour le sujet.»6

C’est précisément cet aspect spéculatif et imaginaire de la théorie qui sera remis en cause par certains sémioticiens comme Landowski, Rastier et Ablali surtout. C’est donc à partir du discontinu et des unités discrètes que nous tenterons d’accéder au domaine de la tensivité phorique, notion qui subsume les préconditions de la signification. L’imaginaire invoqué par nos deux sémioticiens, par souci épistémologique, ne signifie certainement pas l’arbitraire. C’est ainsi que nous le concevons tout au moins dans notre démarche en choisissant de focaliser sur les modalités inhérentes à l’actant sujet qui le lient à l’actant objet sur le plan sémio-narratif. L’intérêt des modalités réside dans le fait qu’elles génèrent un effet affectif, en même temps qu’elles constituent la seule voie qui mène aux modulations tensives.

A cet égard, Fontanille insiste sur le fait que l’émergence d’un effet affectif dépend au moins de deux modalités corrélées l’une à l’autre.

La négation

D’abord ceci sur la situation de l’acteur : le début du chapitre X d’A Rebours nous présente un des Esseintes qui connaît une rémission de sa névrose. Cette rémission ne dure qu’un temps bref, balayée par le retour des « hallucinations de l’odorat » qui « reprennent leur droit ». L’hallucination olfactive ou ce que le narrateur appelle « imaginaire arôme » a un nom : la « frangipane » qui imprègne et envahit le champ sensible du sujet des Esseintes.

Pour remédier à cette souffrance,

Note de bas de page 7 :

 A Rebours, p. 153. Sauf indication contraire, toutes les références renvoient à l’édition Garnier-Flammarion.

«… il résolut de se plonger dans des parfums véritables »7,

Note de bas de page 8 :

 A Rebours, p. 40.

souligne le narrateur. Nous voyons que le premier acte qu’effectue des Esseintes s’apparente à une négation ; d’un point de vue sémiotique : « La négation est la première opération par laquelle le sujet se fonde lui-même comme sujet opérateur et fonde le monde comme connaissable. »8écrivent Greimas et Fontanille.

Cette négation peut être considérée comme une nécessité d’éradiquer le trouble de sa perception, ou d’arrêter, si l’on veut, le flux de l’hallucination dans son champ sensible. Elle s’accompagne d’un désir de s’intéresser aux parfums véritables. Le passage de la perception hallucinée du parfum à la perception réelle s’amorce ainsi par une double modalité : le devoir et le vouloir. En se situant au plan du continu, on peut dire que ces deux modalisations sont sous-tendues par une modulation « ponctualisante » qui canalise la tension et une modulation « ouvrante » qui non seulement accélère le devenir, mais  actualise par là même un effet de « visée ». Et ce n’est pas tout : toujours à propos du parfum, le narrateur nous apprend que des Esseintes :

Note de bas de page 9 :

A Rebours, ibidem.

«  était depuis des années, habile dans la science du flair ; il pensait que l’odorat pouvait éprouver des jouissances égales à celles de l’ouïe et de la vue, chaque sens étant susceptible, par une suite d’une disposition naturelle et d’une érudite culture, de percevoir des impressions nouvelles, de les décupler, de les coordonner, d’en composer ce tout qui constitue une œuvre. »9

De cette séquence on relève une troisième modalité qui est celle du savoir si l’on se réfère à l’habileté de des Esseintes dans la « science du flair ». Elle renvoie au niveau du continu à une modulation quelque peu « clôturante »  en ceci qu’elle actualise un effet de « saisie ». La suite des événements au gré desquels le récit progresse renforcera cet effet comme on le verra. L’intérêt de cette question de la modalisation réside dans la corrélation de ces trois modalités qui génèrent assurément un effet affectif. Cet effet est renforcé par les gradients d’intensité et d’étendue que laissent entrevoir le vouloir (il résolut : comporte un sémantisme de l’intensité) et le pouvoir (il était habile : sémantisme de l’étendue) de des Esseintes. Doté d’un imaginaire modal, ce dernier se pose ainsi comme un sujet tensif, passionné.

C’est dans ce cadre de l’imaginaire modal justement que le narrateur nous expose la conception olfactive du héros, une conception où s’inscrit en relief le culte de la forme :

Note de bas de page 10 :

A Rebours, ibidem.

« … dans la parfumerie, l’artiste achève l’odeur initiale de la nature dont il taille la senteur, et il la monte ainsi qu’un joaillier épure l’eau d’une pierre et la fait valoir. »10

Note de bas de page 11 :

 Les valences sont les conditions de l’émergence de la valeur. Elles reposent sur la corrélation de l’intensité et de l’étendue perceptives. Avant que le parfum ne soit investi d’une valeur, on a affaire à des valences perceptives d’intensité et d’extensité de « l’odeur initiale ». La différence entre « odeur » et « senteur » suggère le passage de la valence (ou ombre de la valeur) à la valeur. La valence relève du continu, la valeur du discontinu. Greimas et Fontanille désignent la valence d’une élégante expression : « pressentiment de la valeur », in Sémiotique des passions, idem, p.26.

Note de bas de page 12 :

 A.J. Greimas & J. Fontanille, Sémiotique des passions, idem, p. 65.

Ici, l’isotopie esthétique qui se dégage en dit long sur la profession de foi artistique de des Esseintes ; et c’est cette isotopie qui nous invite à voir en ce héros, vraisemblablement, un sujet sensible qui ne fait ici que sentir des valences perceptives sur le mode esthétique11. Car, faut-il le rappeler, « pour le sujet passionné, l’objet est toujours sous le régime de la valence », notent Greimas et Fontanile12. Nous sommes par conséquent dans l’espace de la fiducie ou plutôt dans une « tension fiduciaire » dont la propriété consiste à modaliser le sujet (la tension fiduciaire, équivalent du concept de jonction sur le plan sémio-narratif, caractérise le rapport entre le presque-sujet et les ombres de valeur)

Note de bas de page 13 :

 A.J. Greimas & J. Fontanille, Sémiotique des passions, idem, p. 57.

A ce stade de l’analyse, il importe de préciser le mode d’existence  (ou plutôt le mode du simulacre existentiel) qui lie des Esseintes au parfum dans le cadre de son parcours épistémologique. Tout porte à croire que nous avons affaire à l’étape de la potentialisation. Des Esseintes se présente comme un sujet potentialisé, eu égard au fait que ce rôle, soulignent Greimas et Fontanille, est réservé « au sujet tensif qui apparaît dans l’espace de la phorie »13. Ce rôle ne se confond pas avec le sujet narratif, virtualisé à ce stade (par le devoir et le vouloir). Cette compétence passionnelle suffit-elle pour soumettre la senteur à une forme intelligible (le langage) ?

La question de la présence, le parfum comme langage

Note de bas de page 14 :

 J. Fontanille& Cl. Zilberberg, Tension et signification, Mardaga, Liège, 1998, p. 92.

La présence, notion centrale en sémiotique du discours, sera traitée dans le rapport qui lie des Esseintes au parfum. A ce propos, nous voudrions rappeler un postulat avancé par Fontanille et Zilberberg selon lequel « L’existence sémiotique ne peut être conçue comme présence que si on suppose […] que cette existence est un objet de savoir pour un sujet cognitif. »14

Note de bas de page 15 :

 J. Fontanille, Sémiotique du discours, Limoges, Pulim, 1999, p. 38. L’italique est de l’auteur.

Il est un fait que nous ne pouvons  manquer de relever, c’est que le parfum est perçu et considéré par des Esseintes comme un langage. Précisons au préalable que percevoir une chose, c’est « percevoir plus ou moins intensément une présence », souligne Jacques Fontanille.15 Comment  des Esseintes, dès lors,  va-t-il procéder pour s’approprier cette langue totalement différente de la langue articulée ? Voici ce que le narrateur dit à cet égard :

Note de bas de page 16 :

 A Rebours, p. 154.

« Peu à peu les arcanes de cet art, le plus négligé de tous s’étaient ouverts devant des Esseintes qui déchiffrait maintenant cette langue, variée,  aussi insinuante que celle de la littérature, ce style d’une concision inouïe, sous son apparence flottante et vague. »16

 En même temps qu’elle donne à voir la modalité du pouvoir sous-tendu par une modulation « cursive » qui assure le processus du devenir, cette séquence renforce le savoir olfactif de des Esseintes. Outre l’analogie patente que ce dernier établit entre la littérature et le parfum qui en dit  long sur l’auguste statut conféré à celui-ci, nous retenons le fait que deux actants occupent le champ de présence : le sujet (des Esseintes) et l’objet (le parfum). Si nous tentons de restituer le mouvement que donne à lire ce fragment, nous dirons qu’il institue un parcours cognitif dont le résultat est la maîtrise inchoative par le sujet des secrets que recèle en son sein le parfum. Tout ceci présuppose une élaboration de la part du sujet, ce qui nous renvoie à un élément important de la syntaxe telle que la conçoit la sémiotique du discours élaborée par Jacques Fontanille. Cet élément est le point de vue, « principe organisateur » de la signification selon l’auteur de Sémiotique du discours. Pour ce dernier, deux opérations élémentaires sont constitutifs du champ de présence : la « visée » et la « saisie », toutes les deux rattachées à une « source » et à une « cible ». Plus précisément, dans ce champ de présence où prévalent la perception  et la saisie olfactive, nous avons affaire à ce que le sémioticien français appelle des « actants positionnels » qui relèvent de la logique des places, et qui appartiennent au régime de la présence. Autrement dit, des Esseintes se présente comme source, et le parfum comme cible.

Note de bas de page 17 :

 J. Fontanille, Sémiotique et littérature. Essais de méthode, Paris, PUF, 1999, cf. particulièrement le ch.  « Phénoménologie ».

Note de bas de page 18 :

 Sémiotique du discours, op. cit, 134.

En termes tensifs, par le truchement de l’expression « peu à peu », qui dénote une progression, l’on infère une réduction de la distance, opération qui s’accompagne d’une augmentation de l’étendue et de l’intensité de la saisie, comme le suggère la notation « les arcanes…s’étaient ouverts devant des Esseintes ». Si ce dernier parvient à pouvoir lire le parfum, c’est selon toute vraisemblance grâce à l’actant de contrôle qui prend ici l’aspect d’un « réglage », ou d’un « ajustement. ». Latent dans le texte, c’est, vraisemblablement, cet ajustement qui conduit Des Esseintes à saisir au-delà de l’ « apparence flottante et vague » du parfum, son « apparaître », pour emprunter ce concept à la phénoménologie17. Voilà comment le décalage initial entre la visée et la saisie qui engendre tension et intentionnalité en vient à se réduire. Toute perception est en effet imparfaite, ce qui explique l’ajustement du point de vue qui est, aux dires de Fontanille, « le moyen par lequel on cherche à optimiser cette saisie imparfaite. »18

Note de bas de page 19 :

 Ibid., p. 103.

A la tension fait place la détente engendrée par cette « profondeur progressive, à dominante cognitive »19. Cette connaissance a nécessité un vrai labeur chez des Esseintes ; le narrateur nous révèle qu’

Note de bas de page 20 :

 A Rebours, p. 154.

« il lui avait d’abord fallu travailler la grammaire, comprendre la syntaxe des odeurs, se bien pénétrer des règles qui les régissent, et une fois familiarisé avec ce dialecte, comparer les œuvres des maîtres, des Alkinson et des Lubin, des Chardin…désassembler la construction de leurs phrases, peser la proportion de leurs mots et l’arrangement de leurs périodes. »20

Note de bas de page 21 :

 Eric Landowski, Passions sans nom, Paris, PUF, 2004, p. 26. Les italiques sont de l’auteur.

Note de bas de page 22 :

 Pour parler comme Landowski, des Esseintes cherche à « construire des formes signifiantes en partant d’une matière brute mais terriblement résistante. », in Passions sans nom, idem, p.33.

Ce fragment est d’une importance majeure. En effet, comprendre, c’est, comme l’avance Eric Landowski, « construire, faire être le monde en tant que monde signifiant, mais aussi nous faire être nous-mêmes en tant que sujets. »21 C’est précisément ce à quoi s’emploie des Esseintes, et à y regarder de près, l’isotopie de l’activité linguistique qui ponctue cette séquence et lui donne son unité confirme l’assimilation du parfum à la langue. Les termes « grammaire » et « syntaxe » suggèrent l’existence d’une organisation syntagmatique dans le parfum. Toutefois, toute intelligible qu’elle puisse paraître, la saisie de des Esseintes n’en est pas moins sensible, c’est-à-dire qu’elle touche le corps propre, comme l’atteste l’expression « se pénétrer des règles ». Preuve, s’il en est, du lien esthésique établi entre des Esseintes et le parfum.22

Note de bas de page 23 :

 Dans son livre De l’imperfection (Fanlac, Périgueux, 1987), Greimas définit  l’esthésie comme  « une fusion momentanée de l’homme et du monde », ou « une fusion du sujet et de l’objet ». Nous tenons à préciser que tout en reconnaissant cette définition de Greimas,  nous utilisons la notion d’ « esthésie »  au sens que lui donne Landowski mettant en avant une certaine manière d’être au monde caractérisée par la sensibilité. C’est dans ce cadre qu’il invoque la dimension esthésique de notre rapport au monde qui permet de prendre en considération la dimension sensible et affective du sens. Pour plus de précision, cf. Passions sans nom.

Ce parcours cognitif d’où la dimension sensible n’est jamais absente a pour effet de réduire la distance qui sépare le sujet, centre de référence du champ, du parfum en tant qu’horizon. Etre familiarisé avec ce « dialecte », n’est-ce pas réduire cette distance entre le sujet et l’objet ? Cette dimension (ou deixis) spatiale nous invite à voir un rapport converse entre le « proche » et le « familier », c’est-à-dire entre la profondeur et l’affectif. N’est-ce pas à cette condition que peut s’opérer entre les deux actants l’esthésie, cette fusion avec le monde sensible ?23

Toujours à propos de ce rapport avec le parfum, il est à noter que des Esseintes ne se contente pas seulement d’un savoir diachronique sur le parfum dont on signale au passage l’analogie quasi adéquate avec l’évolution de la langue, mais il procède aussi à une approche synchronique :

Note de bas de page 24 :

 A Rebours, p. 155, les italiques sont de nous.

« Des Esseintes étudiait, analysait l’âme de ces fluides, faisant l’exégèse de ces textes ; il se complaisait à jouer pour sa satisfaction personnelle, le rôle d’un psychologue, à démonter et remonter les rouages d’une œuvre, à dévisser les pièces formant la structure d’une exhalaison composée, et, dans cet exercice, son odorat était parvenu à la sûreté d’une touche presque impeccable. »24

A bien des égards, le terme « psychologue », utilisé par Huysmans, semble un brin inapproprié ; on lui préférerait volontiers celui de sémioticien si tant est que les  «  fluides »  constituent un système signifiant, et tant les actions de des Esseintes s’apparentent à  une quête de sens. Indubitablement, la présence des verbes « étudiait », « analysait », « démonter », « remonter » régis par le verbe « jouer » donne à voir un simulacre existentiel du sujet.

Est-il besoin de préciser, ici, que le domaine du parfum commande la présence d’un corps sentant. Il ne s’agit donc pas d’une entité désincarnée. Loin s’en faut. Ce corps percevant s’articule dans le champ positionnel en deux opérations : la visée et la saisie. Par conséquent, l’exercice auquel se livre des Esseintes lui permet de parfaire son odorat (Landowski parlera ici d’une « compétence esthésique ») qui atteint « à la sûreté d’une touche presque impeccable ». Comment ne pas voir dans cet énoncé l’inscription en filigrane d’une visée intense et d’une saisie étendue, instaurant une quasi plénitude dans le rapport que des Esseintes entretient avec le parfum (doté d’une « consistance esthésique » pour utiliser la terminologie de Landowski) ?

Mais ce n’est pas tout : l’isotopie sémiotico-heméneutique qui se dégage de notre fragment souligne l’attachement du sujet au sens, tapi dans le parfum. Dans la mesure où le sens est précisément la matière informe dont s’occupe la sémiotique, il importe à présent de focaliser sur la signification, résultat de l’articulation du plan de l’expression et du plan du contenu.

Les deux plans du langage du parfum

Note de bas de page 25 :

 A. J. Greimas, Sémantique structurale, Paris, Larousse, 1966, et PUF, « Formes sémiotiques », 1986, p. 11.

Etant donné que le parfum appartient à ce que Greimas appelle dans Sémantique structurale « les ensembles signifiants artificiels »25, il  importe de savoir comment ce système signifiant se déploie et s’offre à l’appréhension. Les hypothèses, d’inspiration phénoménologique, de Jacques Fontanille élaborées dans Sémiotique du discours nous offrent des perspectives d’exploration fort intéressantes. Notons d’abord que pour lui, la signification se rattache à la perception. Nous ne sommes donc plus dans la théorie du signe qui repose sur « la présupposition réciproque » entre le signifiant (l’expression) et le signifié (le contenu). Fontanille prend en compte le corps propre  qu’il introduit entre les deux plans du langage. Le parti pris perceptif le conduit à rebaptiser ces deux plans. Le plan de l’expression sera appelé « extéroceptif », et le plan du contenu « intéroceptif » ; la médiation entre les deux sera  appelée « proprioceptivité » en ceci qu’elle constitue un trait d’union entre l’extéroceptivité  et l’intéroceptivité.

Pour revenir à notre texte, à y regarder de plus près, il se dégage de ce rapport esthésique entre des Esseintes (en tant que corps) et le parfum (en tant que substance) une fonction sémiotique, au centre de laquelle se trouve le corps percevant de l’acteur (l’expérience olfactive ne peut se faire que sur le mode de l’esthésie, à notre sens). Cette fonction sémiotique est renforcée par une isotopie olfactive que donne à lire la similitude entre l’expérience de des Esseintes et celles d’un marchand de vins et d’un vendeur de thé chinois. Le narrateur rapporte que :

Note de bas de page 26 :

 A Rebours, p. 155.

« De même qu’un marchand de vins reconnaît le cru dont il hume une goutte… qu’un négociant chinois peut immédiatement révéler l’origine des thés qu’il sent… de même aussi des Esseintes pouvait respirer un soupçon d’odeur, vous raconter aussitôt les doses de son mélange, expliquer la psychologie de sa mixture, presque citer le nom de l’artiste qui l’avait écrit… il possédait la collection de tous les produits employés par les parfumeurs. »26

D’abord précisons que ce que des Esseintes perçoit c’est une présence qui engage deux opérations sémiotiques élémentaires : la visée et la saisie. Comme on peut le voir, la visée  intense est tournée vers la substance, et la saisie étendue recouvre les trois prédicats (« raconter, expliquer, citer »). D’un point de vue perceptif, nous dirons que « le soupçon d’odeur » que respire  des Esseintes (en tant que corps sentant) renvoie à l’intéroceptivité, et tout ce qu’il prédique se rattache à l’extéroceptivité. La première relève du sensible, et la seconde de l’intelligible eu égard à l’isotopie rationnelle qui se dégage  des trois prédicats sus-cités. On voit ainsi l’importance de la prise en considération du corps dans la sémiotique du discours. Des deux mondes extérieur et intérieur, de l’extéroceptivité et de l’intéroceptivité, le corps fait les deux plans du langage. C’est ici que la prémisse de Fontanille prend sens et valeur :

Note de bas de page 27 :

 J. Fontanille, Sémiotique du discours, idem, p. 42. Les italiques sont de l’auteur.

« si la fonction sémiotique est proprioceptive tout autant que logique, alors la signification est tout autant affective, émotive, passionnelle que conceptuelle ou cognitive. »27

Vers une syntaxe du parfum

Le parcours passionnel de des Esseintes qui le lie aux substances olfactives lui aura permis jusqu’ici d’atteindre à une sorte de plénitude, résultat d’une visée intense et d’une saisie étendue (« il possédait la collection de tous les produits employés par les parfumeurs »). En réalité, tout ce parcours s’apparente à une propédeutique à la création. L’analogie avec le domaine de la littérature à laquelle recourt le narrateur (allusion au travail de Balzac) en dit long sur l’emprise que Baudelaire exerce sur le héros.

Note de bas de page 28 :

«  La condition minimale, pour qu’une « matière » quelconque produise un effet de sens identifiable, est donc qu’elle présente ce nous appellerons désormais une morphologie intentionnelle. » J. Fontanille, idem, p. 21. Les italiques sont de l’auteur.

Esthète et dandy invétéré, des Esseintes aspire à créer un nouveau parfum. En d’autres termes, il s’agit pour lui de s’approprier un monde signifiant doté d’une intentionnalité28. Comme toute création repose sur une armature qui innerve le sens, il va falloir se pencher à présent sur ce qu’il convient d’appeler « la syntaxe du parfum ». Jacques Fontanille, dans le cadre  de la sémiotique discursive, fonde la syntaxe du discours sur trois points : le point de vue, le semi - symbolisme et la dimension rhétorique.

a – le point de vue

Note de bas de page 29 :

 « Les expressions, les procédés lui échappaient ; il tâtonna. », cet énoncé représente l’obstacle (actant de contrôle) qui entrave la saisie ; voilà ce qui justifie par conséquent l’ajustement, ou le « réglage modal »  pour optimiser la saisie.

Comme nous l’avons déjà souligné, la signification dépend dans une large mesure du point de vue. Celui-ci repose conjointement sur les actes de la visée et de la saisie, corrélées toutes les deux à une source et à une cible. Un décalage s’érige toujours entre la visée et la saisie conférant à celle-ci ce que Greimas appelle l’imperfection, une imperfection qui est au cœur de toute perception. En matière de logique des places et conformément à l’ordre perceptif, des Esseintes fait figure de source, et le « bouquet » constitue la cible. Entre ces deux instances (baptisées « actants positionnels » par Fontanille), un actant de contrôle intervient inhérent, ici, aux obstacles 29que rencontre l’acteur lors de la manipulation à laquelle il se livre à partir de quelques éléments olfactifs : « héliotrope, vanille, amande, pois de senteur… ». Traiter ou réduire cette imperfection (décalage entre visée et saisie) signifie procéder à un « réglage modal » qui permet en quelque sorte à la saisie de recouvrer la visée :

Note de bas de page 30 :

 A Rebours, idem, p. 156.

« il finit par atteindre le ton juste, en joignant à l’oranger de la tubéreuse et de la rose qu’il lia par une goutte de vanille. »30

Note de bas de page 31 :

 Fontanille distingue quatre stratégies liées aux différentes corrélations possibles entre la visée et la saisie. Cf. Sémiotique du discours, idem, pp. 133-136, et Sémiotique et littérature, ch. « Point de vue : perception et signification ».

Tout porte à croire que des Esseintes ait opté pour une « stratégie élective »31 qui combine une visée intense et une saisie réduite. En effet, cette stratégie intervient précisément après que l’actant source a essayé plusieurs combinaisons.

Mais encore une fois, il importe de préciser que cette expérience s’apparente à un exercice qui précède la véritable création. Celle-ci s’amorce sur fond d’ébranlement du corps. Quand « il mania l’ambre, le musk-tonki […] le patchouli… », voilà ce qui se produit :

Note de bas de page 32 :

 A Rebours, idem,. p. 156.

« une petite fièvre l’agita […] la hantise du XVIIIème siècle l’obséda ; les robes à paniers, les falbalas tournèrent devant ses yeux ; des souvenirs de ″ Vénus″ de Boucher […] s’installèrent sur les murs ; des rappels du roman de Thémidore, de l’exquise Rosette […] le poursuivirent. »32

Note de bas de page 33 :

 Ici il importe d’évoquer la distinction qu’opère Fontanille entre «  une profondeur progressive et une profondeur régressive. [La première] est à dominante cognitive... [La seconde] est à dominante émotionnelle et passionnelle. » Sémiotique du discours, idem, pp. 101-103. Les italiques sont de l’auteur.

Note de bas de page 34 :

 Le non-sujet est cette instance qui prédique mais n’assume pas le discours ; c’est une instance qui incarne le corps sentant. Cf. La quête du sens, PUF, Paris, 1997. A l’inverse, le sujet prédique et assume  toujours, selon Coquet.

Cette tonalité passionnelle (pathémique) a pour effet d’inverser les actants positionnels. La construction des phrases, conjuguée au sémantisme des verbes fait de des Esseintes une cible, un corps percevant et sentant, envahi par des forces pathémiques (images, souvenirs) faisant figure de source33.  Pour parler comme Jean-Claude Coquet, des Esseintes est ici un « non-sujet »34. Mais là n’est pas ce qui importe le plus. Tout se passe au fond comme s’il devait se débarrasser de toutes les connaissances pour réaliser son dessein : créer une nouvelle fragrance. Ceci n’est pas sans rappeler la démarche phénoménologique qui, pour accéder à la “chose même“, doit renoncer à tout savoir. C’est ce à quoi s’emploie des Esseintes qui, pour éradiquer le savoir fait d’images obsessionnelles et de souvenirs récalcitrants, a dû renifler une « pure essence de spikanard », et tourner le dos

Note de bas de page 35 :

 A Rebours, ibid.

« aux siècles défunts, aux vapeurs surannées, pour entrer […] dans les œuvres moins restreintes ou plus neuves. »35

b − Le semi - symbolisme

Note de bas de page 36 :

 Cf. J. Fontanille, Sémiotique du discours, idem, pp.136-139.

Note de bas de page 37 :

 J. Fontanille, Sémiotique du discours, idem, p. 136.

L’approche adoptée par des Esseintes s’apparente à ce que les sémioticiens, et à leur tête Greimas, appellent  le semi-symbolisme36. Le système semi-symbolique repose sur l’homogénéité des différentes isotopies discursives ; cette homogénéité « participe des grands réseaux d’équivalence et d’analogies qui assurent la cohérence d’un ensemble discursif. »37

Note de bas de page 38 :

 J. Fontanille, Sémiotique du discours, idem, p. 138.

De quoi est-il question dans notre propos au juste ? Dans le rapport esthésique  qui le lie au domaine du parfum, précisons que des Esseintes établit une équivalence entre  le parfum et la poésie baudelairienne, deux domaines totalement différents, et dont il nous importe de dégager la cohésion et l’homogénéité. A vrai dire, l’intérêt de ce système semi-symbolique est qu’il « est le seul moyen d’accéder à la structure d’un langage quand ce dernier ne possède pas de  ″ langue ″, ou de ″ grammaire ″ généralisable. »38.

Comme on peut le voir, le parfum, ne constituant pas véritablement une langue et n’ayant pas de grammaire, seul le système semi-symbolique apparaît comme possibilité de rendre le sensible intelligible, c’est-à-dire de donner forme à ce qui, en apparence, en est dépourvu. Le narrateur de préciser que des Esseintes :

Note de bas de page 39 :

 A Rebours, idem, p. 157.

« avait […] à se bercer d’accords en parfumerie ; il usait d’effets analogues à ceux des poètes, employait, en quelque sorte, l’admirable ordonnance de certaines pièces de Baudelaire, telle que ″ L’irréparable″ et ″ le Balcon ″, où le dernier des cinq vers qui composent la strophe est l’écho du premier et revient, ainsi qu’un refrain, noyer l’âme dans des infinis de mélancolie et de langueur. »39

Note de bas de page 40 :

 A.J. Greimas et J. Courtés, Sémiotique des passions, idem, p. 146.

L’usage de l’imparfait, signalant l’aspect imperfectif, pourrait inviter à voir dans ce fragment une sorte d’imaginaire passionnel, situant la scène dans la phase de potentialisation du sujet. Cette phase pourrait être définie comme «  l’opération par laquelle le sujet, qualifié pour l’action, devient susceptible de se représenter en train de faire, c’est-à-dire de projeter en un simulacre toute la scène actantielle et modale qui caractérise la passion. »40

Par ailleurs, rien en dehors de notre texte ne permet de rapprocher la poésie et le parfum, deux domaines on ne peut plus différents. La première tire son existence de l’agencement harmonieux des mots ; son être est le langage articulé, et  l’intelligible ou le logos la caractérise. Le second doit son essence au monde de la flore et relève du sensible ou de l’aisthêsis (sensation, sensibilité, perception…). Cependant, dans notre texte précisément, les deux grandeurs (poésie et parfum) s’inscrivent dans une même isotopie discursive à la faveur de l’analogie établie par des Esseintes. Et la connexion entre les deux isotopies (intelligible et sensible) est assurée vraisemblablement par le trait de « musicalité ». On pourrait par conséquent dire que le parfum est aux éléments floraux, ce que la poésie est aux mots.

En convoquant le parti perceptif de notre hypothèse en matière de sémiotique discursive, nous dirons que la fragrance se déploie comme plan de l’expression (extéroceptivité), et la poésie se donne à lire comme plan du contenu (intéroceptivité) ; au centre de cette fonction sémiotique, se déploie, si l’on peut dire, une présence proprioceptive qui est celle de des Esseintes. Dès lors la signification prend une coloration affective et passionnelle. En effet, le narrateur précise que le sujet :

Note de bas de page 41 :

 A Rebours, idem, p. 157, les italiques sont de nous.

« s’égarait dans les songes qu’évoquaient pour lui ces stances aromatiques, ramené soudain à son point de départ, au motif de sa méditation par le retour du thème initial, reparaissant, à des intervalles ménagés, dans l’odorante orchestration du poème. »41

Note de bas de page 42 :

 « Modes du sensible et syntaxe figurative », in Nouveaux Actes Sémiotiques, n°61, 62, 63, 1999, p. 9.

Plus que jamais se vérifie ici même la réflexion de Fontanille pour qui « la signification des modes sensoriels ne peut advenir qu’à partir des sensations ‘proprioceptives’. »42

Note de bas de page 43 :

 C’est ce dédoublement qui justifie « les transes du sujet s’appropriant et métaphorisant le monde. », notent Greimas et Fontanille, Sémiotique des passions, idem, p. 20.

L’équivalence ou l’analogie signalée plus haut se transforment ici en expressions métaphoriques : stances aromatiques  et  odorante orchestration du poème. Nous voyons ainsi comment le sujet percevant se double ici d’un sujet sentant, ce qui expliquerait la métaphore43 et justifierait l’état son état de transe. Voilà ce qui nous conduit au troisième point de la syntaxe discursive.

c − Profondeur du discours et dimension rhétorique

Il sera question ici du degré de présence  touchant à la coexistence des différentes isotopies dans le discours. Rappelons que les deux isotopies, sensibles et intelligibles, qui occupent le champ de présence du discourssont liées à la poésie et au parfum. Qu’entendons-nous par  profondeur du discours ? Fontanille en donne une réponse éclairante :

Note de bas de page 44 :

 Sémiotique du discours, idem, p. 140.

« Le champ positionnel du discours devient alors un champ où les isotopies sont disposées en profondeur, sur des couches successives, depuis les plus fortement présentes, au centre du champ, jusqu’aux plus faiblement présentes, à la périphérie. »44

Ajoutons que chaque couche fait l’objet d’une visée plus ou moins intense et d’une saisie plus ou moins étendue. Qu’en est-il de ce dispositif dans le traitement des deux figures de rhétorique que sont les métaphores retenues plus haut ? Selon Fontanille, toute figure de rhétorique se décline en deux opérations : la « mise en présence » et la « phase d’interprétation. » Reprenons nos deux tropes en question : stances aromatiques, odorante orchestration du poème.

Note de bas de page 45 :

 Pour plus de détails, cf. Sémiotique du discours, idem, p.141.

Visiblement la « mise en présence » concerne la coexistence, dans les deux métaphores, de deux domaines sémantiques marqués par un « conflit » sémantique, engendré par l’association de deux contenus différents ou plutôt deux sèmes différents (l’olfactif et le poétique). On est ainsi invité à dépasser le contenu exprimé (littéralement si on peut dire) et à détecter le sens caché. Si l’on se réfère à la typologie des modes de présence, on dira que le contenu exprimé (ou littéral) est réalisé (saisie étendue et visée intense), et que le contenu abstrait est virtualisé (saisie restreinte et visée affaiblie)45.

Note de bas de page 46 :

 Sémiotique du discours, idem.,  p. 143.

Quant à la « phase d’interprétation », elle permet de reconstituer le contenu virtualisé, et de lui donner son mode actualisé (visée intense et saisie restreinte). Cette phase s’effectue par le truchement de la « similitude » dans la mesure où l’on a affaire à des métaphores dont « le conflit entre domaines sémantiques […] se résout en analogie. »46

Note de bas de page 47 :

 On est tenté ici de faire un rapprochement avec la réflexion de Gérard Genette qui, commentant Promenades dans Rome de Stendhal, cite Rossini pour qui le critère de reconnaissance de la musique sublime est qu’ « il  jette dans une rêverie profonde. », in, Figures IV, Paris, Seuil, 1999, p.140. Notre texte dit à propos de des Esseintes qu’ « il s’égarait dans les songes. » Le parallèle des deux citations est pour le moins saisissant.

Il en résulte que, comme en poésie, la configuration et l’agencement de ces stances aromatiques sont modulées par un rythme musical, celui-là même qui procure à des Esseintes cette remarquable sensation de bercement, de mouvement ondulatoire47. Les expressions « s’égarait dans les songes », et « ramené à son point de départ […] par le retour du thème initial » en administrent la preuve la plus éloquente tout en suggérant admirablement la poéticité du parfum, conjointement par les sèmes du refrain et de la strophe. C’est ostensiblement ce double trait aspectuel et rythmique qui confère à la passion olfactive de des des Esseintes sa scansion.

Note de bas de page 48 :

 Nous empruntons ces deux termes à Eric Landowski : le « plastique » et le « rythmique » sont « les deux opérateurs sans doute les plus généraux qu’on puisse concevoir, sortes de modulateurs universels, indéfiniment superposables, qui aident le monde à faire sens parce qu’en faisant écho aux choses sur un mode proche de celui de la rime en poésie, ils leur donnent le pouvoir redoublé de faire image. », in Passions sans nom, idem, p.193.

Note de bas de page 49 :

 Passions sans nom, idem,  p.195.

Note de bas de page 50 :

 Passions sans nom, idem., p.192.

Note de bas de page 51 :

 Passions sans nom, idem., p.195. A ce propos, on peut rappeler la réflexion de Barthes soulignant dans l’article « Rash » que « dès lors qu’elle est musicale, la parole […] n’est plus linguistique, mais corporelle ; elle ne dit jamais que ceci, et rien d’autre : mon corps se met en état de parole… c’est le mouvement du corps qui va parler. » in L’obvie et l’obtus, Seuil, Paris, 1981, p. 272, les italiques sont de l’auteur.

Pour atteindre à ce que les phénoménologues appellent l’ « apparaître » (par opposition à l’apparence), c’est-à-dire l’essence même des choses, le héros a dû procéder à un ajustement qui s’est vraisemblablement soldé par une fusion avec le parfum. En vertu de cette interaction éminemment esthésique, et grâce à la compétence esthésique  de des Esseintes, rendue possible par l’exacerbation de ses sens, le parfum comme corps pourvu de qualités sensibles (consistance esthésique) apparaît autrement que ce qu’il était (objet forclos sur lui-même). Sa potentialité est actualisée dans sa double dimension « plastique » et « rythmique »48 (strophe et refrain). Voilà comment le parfum acquiert sens et valeur, voilà comment il accède au statut d’une « présence vive » pour parler comme Landowski ; et le sujet des Esseintes comme corps sentant « s’y trouve esthésiquement mis en mouvement »49, en s’y abandonnant, c’est-à-dire en épousant l’hexis (« manière spécifique d’être au monde »50) du parfum. Nous ferons, en définitive, nôtre l’image musicale du sens avancée par Landowski : « La présence du sens, décidément, ne peut être qu’une présence dansée. » 51

Des Esseintes créateur de parfum (sujet réalisé ?)

Jusqu’ici, ce qui s’apparente à une exploration des arcanes et des arguties olfactives par des Esseintes aura été marqué par une sorte d’appropriation de la syntaxe (niveau de l’imaginaire passionnel) du parfum qui a eu pour effet d’optimiser la relation sensible (esthésique) du sujet avec l’objet en question. A y regarder de près, on s’aperçoit que les éléments de la syntaxe olfactive – point de vue, semi-symbolisme et profondeur du discours – convergent tous vers une intensité de la présence (celle du sujet et de l’objet) et permettent in fine de rendre intelligible une configuration d’ordre sensible. Telle semble être la condition nécessaire et suffisante pour passer du statut d’amateur à celui de créateur de fragrance (de la potentialisation à la réalisation).

La transition entre le statut de celui qui étudiait le parfum (sujet actualisé) et en tirait une certaine jouissance, et celui qui aspire à en créer un (sujet virtualisé) est assurée par une isotopie de l’errance, effet ostensible sur des Esseintes produit par les senteurs (sujet potentialisé). A présent, le voilà animé d’une modalité volitive de « vagabonder dans un surprenant et variable paysage […] ouvrant une échappée de compagne immense. »

Note de bas de page 52 :

« L’actant non modalisé est un actant immédiatement réalisé dans l’événement, un corps qui prend position ; il est donc susceptible seulement de réagir aux tensions, sensibles et affectives, qui traversent son champ de présence. » in Sémiotique discursive, op. cit. p.181.

Note de bas de page 53 :

 Cet actant « est le seul dont on peut considérer qu’il a une identité presque complète. », idem, p.182.

Force est par ailleurs de souligner le parcours de des Esseintes  dans cette expérience sensible de l’olfaction : de « l’actant non modalisé »52, pour employer la terminologie de Fontanille, c’est-à-dire d’ « une instance phénoménologique », d’un corps sentant et ressentant les hallucinations causées par la frangipane qui envahissent son champ  de présence, des Esseintes en vient, au gré d’une extraordinaire expérimentation olfactive lui permettant de saisir  la gestalt sensible, à épouser le statut d’ « actant trimodalisé »53 qui conjugue tout à la fois les modalités des pouvoir,  savoir et vouloir. Se vêtir de l’accoutrement d’actant trimodalisé, c’est se poser, ici dans notre contexte, en sujet créateur comme l’atteste tout le passage qui suit, donnant à lire une prose poétique digne d’intérêt, comme inspiré par ce que Baudelaire appelle le « gouvernement de l’imagination », et où la fantaisie le dispute à  la surréalité dans une atmosphère éminemment incantatoire :

Note de bas de page 54 :

 A Rebours, pp. 57-58. C’est nous qui soulignons.

« Avec ses vaporisateurs, il injecta dans la pièce une essence formée d’ambroisie, de lavande de Mitcham, de pois de senteur, de bouquet, une essence qui, lorsqu’elle est distillée par un artiste, mérite le nom qu’on lui décerne, « d’extrait de pré  fleuri » ; puis dans ce pré, il introduisit une précise fusion de tubéreux, de fleur d’oranger et d’amande, et aussitôt d’artificiels lilas naquirent, tandis que les tilleuls s’éventèrent, rabattant sur le sol leurs pâles émanations que simulait l’extrait du tilia de Londres.

Ce décor posé en quelques grandes lignes, fuyant à perte de vue sous ses yeux fermés, il insuffla une légère pluie d’essences humaines et quasi félines, sentant la jupe, annonçant la femme poudrée et fardée […] il juxtaposa un soupçon de seringa, afin de donner dans la vie factice du maquillage […] un fleur naturel de rires en sueur, de joies qui se démènent au plein soleil. Ensuite il laissa, par un ventilateur, s’échapper ses ondes odorantes, conservant seulement la campagne qu’il renouvela et dont il força la dose pour l’obliger à revenir ainsi qu’une ritournelle dans ses strophes.

Les femmes s’étaient peu à peu évanouies, la campagne était devenue déserte.

[…] un souffle de fabriques, de produits chimiques, passait maintenant dans la brise qu’il soulevait avec des éventails, et la nature exhalait encore, dans cette purulence, ses doux effluves.

Des Esseintes maniait, échauffait entre ses doigts, une houlette de styrax, et une très bizarre odeur montait dans la pièce, une odeur tout à la fois répugnante et exquise, tenant de la délicieuse senteur de la jonquille et de l’immonde puanteur de la gutta-percha et de l’huile de brouille.

Enfin, quand il eut assez savouré ce spectacle, il dissipa précipitamment des parfums exotiques, épuisa ses vaporisateurs, accéléra ses esprits concentrés […] et dans la touffeur exaspérée de la pièce, éclata une nature démente et sublimée, forçant ses haleines, chargeant d’alcoolats en délire une artificielle brise, une nature pas vraiment charmante, toute paradoxale, réunissant les piments des tropiques […] aux odeurs français de jasmin, de l’aubépine et de la verveine, poussant […] des fleurs aux couleurs et aux fragrances les plus opposées, créant […] un parfum général, innommé, imprévu, étrange, dans lequel reparaissait, comme un obstiné refrain, la phrase décorative du commencement, l’odeur du grand pré, éventé par les lilas et les tilleuls. »54

Nous avons choisi de citer ce fragment, inhérent à la vaporisation du parfum, dans sa quasi intégralité eu égard à l’unité qu’il recèle, mais aussi à l’importance capitale qu’il occupe dans ce chapitre X du roman.

Note de bas de page 55 :

 E. Landowski, Passions sans nom, idem, p. 8. Les italiques sont de l’auteur.

Note de bas de page 56 :

 E. Landowski, Passions sans nom, idem, p.33.

Il n’est pas inutile, d’abord, de souligner la composition du fragment qui se lit comme une sorte de triptyque ponctué qu’il est de connecteurs (« ensuite », « enfin »). Et à y regarder de près, comment ne pas être frappé par la prodigieuse virtuosité de des Esseintes dans l’agencement et la combinaison des différentes substances et matières, aux résultats aussi déconcertants qu’invraisemblables. A l’évidence, l’analogie avec l’écrivain – comme nous y invite à le faire l’isotopie poétique – ne peut être manquée ici, et, à bien des égards, des Esseintes est aux matières qui l’occupent ce que le poète est à la langue. Ce à quoi nous assistons, c’est à une « interaction en acte » entre des Esseintes et les matières brutes (ambroisie, lavande, seringa…), ou mieux : à une « mise à l’épreuve esthésique » qui consiste à « vivre la présence sensible de l’autre, du monde, de l’objet […] comme faisant sens. »55 Mais ceci requiert du travail dont  la manifestation réside dans cette « grammaire olfactive » telle qu’elle se donne à lire à travers la concaténation des diverses substances agencée par le sujet, une concaténation d’autant plus efficiente qu’elle a la vertu de faire éclore la potentialité de ses substances informes en question, c’est-à-dire de  «  faire être à partir d’ [elles] du sens, idéalement […] sous la forme du Poème »56. Nous voilà donc confronté à l’épineuse question du système signifiant que donne à lire le parfum. Il nous faut voir comment ce dernier se présente comme un langage, et comment s’articulent l’extéroceptivité (plan de l’expression ou Sa) et l’intéroceptivité (plan du contenu ou Sé), articulation au centre de laquelle se trouve la proprioceptivité. Notons au passage que cette question concerne le rapport entre la perception et la figurativité, comme nous le verrons plus bas. A mesure qu’on avance dans  le fragment, la sensation visuelle en vient à s’enchevêtrer subrepticement dans la sensation olfactive, donnant lieu à un syncrétisme sensoriel.

a − Esthésie et figurativité

Note de bas de page 57 :

 Cf. « Vision, hallucination et figurativité » in P. Ouellet, Action, passion, cognition, Québec/Limoges, Nuit Blanche. Editeur Pulim, 1997, pp.155-156.

La prise en compte de la dimension affective du discours a donné lieu à une « définition de la figurativité non plus structurale mais phénoménologique, c’est-à-dire qui s’attache à l’acte sensible entre le sujet et l’objet de la perception », note Denis Bertrand57

Examinons de plus près, d’abord, les deux niveaux de ce langage olfactif. En effet l’isotopie florale et végétale sous-tendue par l’énumération de ces substances : « ambroisie, lavande de Mitchum, pois de senteur, bouquet », associées à la « fusion de tubéreuse, de fleur d’oranger et d’amande », tout ceci s’apparente à l’extéroceptivité ; quant à l’intéroceptivité, elle se donne à lire à travers la naissance (produite vraisemblablement par la distillation des substances en question) des « artificiels lilas » et des tilleuls exhalant leur effluve que « simulait l’extrait du tilia de Londres. »

Note de bas de page 58 :

 Pour plus de détails sur cette notion, voir le livre de Denis Bertrand Précis de sémiotique littéraire, (3ème partie : « Figurativité »), Nathan, Paris, 2000.

Manifestement, le contenu figuratif ne manque pas de poser un conflit de sens, intimement lié à la figurativité58. Notion centrale qui a connu plusieurs acceptions dans l’histoire de la sémiotique, la figurativité se déploie comme on sait en deux pôles : iconique et abstrait. Si l’iconicité se caractérise par cette tendance à représenter un objet du monde naturel, l’abstraction, elle, tend à s’en éloigner. Dès lors, l’intéroceptivité se donne à lire, précisément dans notre texte, comme une transgression de la mimesis, conférant ainsi au discours une dimension  autonymique. Mais ceci ne doit pas occulter, au demeurant, la question qui nous occupe, à savoir le rapport entre l’esthésie et la figurativité. Tel est en effet le cœur du problème posé par notre fragment. Il faut précisément rappeler ici que la figurativité est rattachée à son fondement phénoménologique : la perception olfactive. Voilà ce qui nous conduit immanquablement et tout droit à l’intéressante définition de la figurativité ancrée dans la sensorialité, proposée par Greimas :

Note de bas de page 59 :

 De l’imperfection, idem,. p. 78.

« La figurativité […] est cet écran du paraître dont la vertu consiste à entrouvrir, à laisser entrevoir, grâce ou à cause de son imperfection, comme une possibilité d’outre-sens. Les humeurs du sujet retrouvent alors l’immanence du sensible. » 59

Cette définition appelle deux remarques : l’ « outre-sens » envisagé et qui se situerait au-delà du paraître se vérifie, dans notre séquence, par le sémantisme du verbe « simuler » annulant ainsi la dimension mimétique (ou figurative) de l’énoncé (« …des tilleuls s’éventèrent, rabattant sur le sol leurs pâles émanations »). Ce simulacre est renforcé par l’énoncé qui suit (« Ce décor posé […] fuyant à perte de vue sous ses yeux fermés ») où l’annulation de la perception visuelle, annulation qui fonctionne comme élément isotopant (perte de vue, yeux fermés), prouve que le contenu figuratif de l’intéroceptivité a partie liée avec la thymie de des Esseintes (marquée par la névrose).

Note de bas de page 60 :

 Pour plus de détails, cf. Sémiotique du discours, idem, pp. 238-263. Fontanille reprend le concept de saisie traitée par Jacques Geninasca (La parole littéraire, PUF, 1997) pour lui donner une assise plus rigoureuse à travers la distinction sous forme de carré sémiotique (saisie molaire, saisie sémantique, saisie technique, saisie sémantique, saisie impressive). Pour tenter de simplifier, on peut dire que contrairement à la saisie molaire qui est « essentiellement référentielle et inférentielle », la saisie impressive  « suspend la vision conventionnelle, prépare la vision esthétique. »

Rompant définitivement avec le mimétisme et le transcendant, cet « outre-sens », subrepticement entrevu par la perception olfactive, a ceci de singulier qu’il nous propulse dans l’onirisme aux allures sinon de fantastique, tout au moins de surréalité. Qu’on songe aux différents effets insolites de la manipulation de des Esseintes, occupant son champ de présence perceptif et sensible : « un fleur naturel de rires en sueur, de joies qui se démènent au plein soleil », « ces ondes odorantes, conservant seulement la campagne », l’évanouissement progressif des femmes, l’apparition et la disparition d’usines et de fabriques, « des gerbes de foin s’élevèrent, amenant une nouvelle saison » … Et le processus de « manipulation-création » enfin – last but not least – ira crescendo jusqu’à ce que « dans la touffeur exaspérée de la pièce (où il se trouve), éclata une nature démente et sublimée ». Tel semble le point culminant de cette isotopie du bizarre et de l’hallucination, comme mue par ce que Baudelaire appelle la « Reine des facultés ». C’est ici que se vérifie la réflexion de Fontanille affirmant que « l’esthésie est le moment critique de la saisie impressive par lequel le monde se donne à nous autrement. »60. Tout se passe comme si l’esthésie, en annulant et abolissant la figurativité, préparait à l’avènement de l’esthétique.

Note de bas de page 61 :

 Sémiotique du discours, idem. p. 72. Les italiques sont de l’auteur.

Ce point culminant se manifeste au niveau de la fonction sémiotique par la corrélation de l’intensité que donne à lire « la touffeur exaspérée de la pièce », et l’étendue signalée par le prédicat « éclata une nature démente et sublimée ». Cette corrélation rattachée à la visée et à la saisie « convertissent les deux éléments graduels en axes de profondeur. »61 Cette profondeur est d’autant plus importante que le contenu figuratif de l’étendue (perceptive) génère comme par effet de marcottage une infinité d’images toutes aussi surprenantes qu’invraisemblables. En effet « la nature démente et sublimée » qui surgit, presque soudainement, dans la pièce sur fond d’une « touffeur exaspérée », s’avère chargée d’une « artificielle brise », d’« une nature pas vraie et charmante » ; elle réunit par ailleurs des éléments exotiques et indigènes, et cette mise en abyme s’enchaîne jusqu’à la création d’ « un parfum général, innommé, imprévu et étrange dans lequel reparaissait, comme un obstiné refrain, la phrase décorative du commencement, l’odeur du grand pré, éventé par les lilas et les tilleuls. »

b − Un « musical parfum fantastique » ?

Note de bas de page 62 :

 A Rebours, idem, p. 181.

De proche en proche, nous constatons dans cette espèce d’ « odyssée olfactive » que des Esseintes effectue, combien il est difficile d’établir, s’agissant de langages non verbaux, la frontière entre l’extéroceptivité et l’intéroceptivité (ou plan de l’expression et plan du contenu). Au terme de cette expérimentation qui s’apparente à ce que Marc Fumaroli appelle poétiquement des « coûteuses orgies de parfum, de fleurs », tout le champ de présence du sujet se trouve totalement envahi par ce halo olfactif, et des Esseintes semble incapable de se dégager de cette inhérence à l’alchimie effluente. Toute catégorisation du parfum se révèle irréalisable. Des Esseintes ne peut par conséquent prédiquer, réembrayé qu’il est à un sujet tensif, et réduit à humer « l’odeur du grand pré, éventé par les lilas et les tilleuls ». Ce défaut de catégorisation le relègue au statut d’  actant non modalisé, « susceptible seulement de réagir aux tensions, sensibles et affectives, qui traversent son champ de présence. »62 En effet, les trois adjectifs « innommé, imprévu, étrange », tout en montrant l’incapacité du sujet à nommer le phénomène et à se saisir de lui, suggèrent l’isotopie fantastique – le  fantastique étant précisément ce qui dépasse l’entendement et l’intelligible. Cet effet fantastique semble tirer son essence de toue une série d’oppositions qui innervent le passage dans son intégralité, lui donnant ainsi unité et cohérence. Cette kyrielle d’antonymies qu’on relève dans : « « essences humaines et quasi félines », « la vie factice » et « le fleur naturel », « purulence de l’air » et « doux effluves », « odeur répugnante et exquise », « délicieuse senteur » et « immonde puanteur », « nature démente et sublimée », ou encore l’exotique et l’indigène, toutes ces oppositions, qui prennent la forme de l’oxymore, ont pour effet d’annihiler le sens. Au fond, ce sens n’a d’autre lieu que la musicalité émanant ostensiblement de cet « obstiné refrain » que donne à sentir « l’odeur du grand pré, éventé par les lilas ». Comment ne pas être tenté de parler d’ « un musical parfum fantastique » ? A l’absence de la saisie intelligible fait écho la présence du sens sensible dans sa musicalité olfactive éprouvée par des Esseintes, sommes-nous tenté de dire. A bien des égards, cette musicalité se révèle comme une scène typique de la passion olfactive de des Esseintes.

Ce court fragment est intéressant à double titre. Il établit une analogie entre des Esseintes l’amateur et des Esseintes le créateur de parfum, l’élément isotopant résidant manifestement dans ce qu’on pourrait appeler « la sorcellerie évocatoire » du parfum, et la prodigieuse harmonie qui s’y dégage. Parallèlement, on ne peut que souligner la belle orchestration poétique que donne à voir la structure circulaire du parfum créé, « l’odeur du grand pré, éventé par les tilleuls » renvoyant, telle une ritournelle, aux « artificiels lilas [et aux] tilleuls [qui] s’éventent » du début de la séquence.

Note de bas de page 63 :

 E. Landowski, Passions sans nom, idem, p. 147.

Note de bas de page 64 :

 Conformément à l’étymologie, il faut rappeler que « savourer » et « savoir » ont le même étymon latin : « sapere ».

Ainsi, n’étant pas en mesure de ramener ce phénomène olfactif à « l’ordre du connu, à [le] réduire à du déjà répertorié en  [le] catégorisant, en le nommant »63, des Esseintes, ostensiblement mu par la commotion, ne peut que se délecter de la musicalité olfactive qu’il savoure64 et éprouve en s’y abandonnant, à la faveur de la co-présence des deux corps, le sien et celui du parfum, dans l’immédiateté de l’expérience sensible.

Il faut ajouter qu’à la tonalité ou la modulation musicale du parfum (modulation circulaire) correspond l’essoufflement de des Esseintes, marqué par le retour de la névrose.

Pour conclure

Note de bas de page 65 :

 A ce propos, nous voudrions préciser que l’échec par lequel se solde l’expérience esthétique de des Esseintes n’est pas sans nous rappeler une réflexion de Raùl Dorra : « L’intensification de la perception conduit à la perte du sens. Comme on l’entend, ″ perdre le sens″  veut dire perdre à la fois l’orientation, la raison et la conscience : défaillir. La limite supérieure du parcours est donc une défaillance du souffle, défaillance qui survient au moment où le sens est sur le point de se livrer dans sa plénitude. », in E ; Landowski Lire Greimas, Limoges, PU Limoges, 1997, p. 200. C’est, mutatis mutandis, à peu près dans les mêmes conditions que des Esseintes perd la conscience et subit une sorte de syncope à la fin du chapitre  X.

Note de bas de page 66 :

 « Les hommes de ″génie″, qu’ils soient […] philosophes ou écrivains, ou qu’ils soient, ailleurs, artistes, sont ceux qui, en actualisant de nouvelles configurations signifiantes à travers la saisie des relations qui nous lient dynamiquement aux objets du monde sensible, nous invitent à ″parler le monde″ différemment, à y reconnaître certaines potentialités de sens que nous n’avions jamais encore perçues, et certains goûts que nous n’avons jamais éprouvés. Personne n’invente de substances nouvelles (au sens hjelmslévien du terme), mais quelques-uns savent les articuler de manière inattendue, produisant à la fois des effets de sens éclairants et des goûts savoureux. », E. Landowski, Passions sans nom, idem, pp304-305.

Au terme de cet essai d’analyse sémiotique dans sa dimension sensible, il apparaît que l’expérience olfactive effectuée par des Esseintes revêt une originalité d’une importance capitale. Comment s’en étonner quand on sait le dandysme irréductible de son auteur. Toute banale qu’elle puisse paraître, étant l’œuvre d’un homme souffrant, cette expérience se révèle manifestement porteuse d’un projet esthétique qui est celui de Huysmans : « resémantiser le monde et les objets ». La méthode que nous avons choisie, à n’en pas douter perfectible, celle de la « perspective du discours en acte », nous a permis de suivre le parcours passionnel de des Esseintes dans sa mise à l’épreuve esthésique avec le parfum. La sémiotique narrative fondée sur l’action aurait été incapable de nous dévoiler la dimension sensible du sens. D’où l’intérêt de la sémiotique de la passion tournée vers le soubassement sensible de la connaissance. L’expérience olfactive de des Esseintes, en même temps qu’elle donne à voir comment celui-ci est parvenu à déchirer l’écran du paraître pour atteindre l’être du parfum, a prouvé si besoin est que l’œuvre littéraire tire sens et valeur de cette manière propre à elle d’augmenter « notre connaissance du monde ». Peu importe que l’expérimentation à la tonalité fantastique n’ait pas abouti à endiguer définitivement les souffrances lancinantes qui minent de l’intérieur des Esseintes65. L’essentiel n’est-il pas ailleurs : précisément dans  cette tentative extraordinaire de hisser le parfum au rang d’un art qui possède une langue, une grammaire, et qui se prête partant à une vraie  poïétique. A vrai dire tout le parcours de des Esseintes, tel que nous avons tenté de le restituer dans ce chapitre X du roman, se lit comme une parabole de l’œuvre romanesque que Huysmans est en train d’écrire. Une œuvre d’essence intelligible mais aussi, peut-être surtout sensible66.