Nicole Pignier, Benoît Drouillat, Le webdesign. Sociale expérience des interfaces web, Paris, Hermès Sciences Publications, Coll. Forme et sens, 2008

Sébastien Genvo

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Mots-clés : ethos, pratiques culturelles, webdesign

Auteurs cités : Espen J. Aarseth

Texte intégral

Loin des habituels ouvrages d’initiation technique ou ergonomique consacrés au sujet, le présent ouvrage aborde la mise en forme des sites Internet comme un processus de communication relevant de pratiques culturelles. Il s’agit d’être particulièrement attentif aux effets de sens que véhiculent les pages web à travers les choix d’interaction, d’organisation et de représentation de l’information. Pour ce faire, les auteurs ont opté pour une approche qui concilie les problématiques pratiques de conception aux réflexions théoriques issues des sciences humaines, essentiellement les sciences de l’information et de la communication et la sémiotique. Ce choix d’ancrer la réflexion dans des préoccupations issues du « terrain » constitue la première force de l’ouvrage et ouvre la lecture à la communauté scientifique et professionnelle. Soucieux de leurs lecteurs, les auteurs définissent et justifient systématiquement les concepts mobilisés tout en proposant à chaque chapitre de nombreuses études de cas. Cela permet à la recherche de s’écarter de spéculations théoriques tout en fondant un cadre d’analyse original pour penser le webdesign en tant qu’expérience sociale et sensible. Le domaine est en effet présenté comme un champ consacré à la conception d’espaces de représentation et de parcours de l’information à travers des « pages-écrans » en ligne, tels que des sites, blogs, etc. Il s’agit dans cette perspective de considérer ces interfaces non pas uniquement comme des outils de communication mais comme des espaces de mise en scène qui renvoient, par leurs manières de communiquer, à des manières d’être et de vivre en société. En somme, et c’est là l’apport substantiel de la réflexion au domaine, chaque créateur, chaque marque, chaque annonceur, chaque « énonciateur » présente par l’interface de ses pages-écrans un « ethos » qui lui est propre, c’est-à-dire un système de valeurs, des traits de caractères, une sensibilité sociale que l’internaute est invité à partager dans l’usage.

Cet ethos constitue ses effets de sens à partir de trois critères principaux. Tout d’abord à partir du travail effectué sur le support formel de l’information, soit sa forme d’organisation spatiale : l’information est-elle organisée sous forme de grille modulaire (ce qui est un héritage de la presse écrite et de pratiques picturales), sous forme de carrousel, en séquence qu’il faut faire défiler (en référence au cinéma), etc. ? Nicole Pignier et Benoît Drouillat montrent à travers de nombreux exemples (consultables en ligne) que chaque mise en discours d’un support formel génère pour l’internaute des effets de sens spécifiques via l’ethos mis en œuvre par l’énonciateur. Il ne s’agit pas ainsi de proposer une analyse systématique figée mais de donner des outils de compréhension permettant de restituer pour chaque site la façon dont l’organisation du contenu ancre l’acte de communication dans une mémoire culturelle, que le designer active comme cadre pratique nécessaire au parcours de l’internaute.  Il faut souligner que ces principes d’organisation prennent place au sein d’un support matériel, qui donne un lieu d’ancrage de l’information et  qui fonctionne sur le mode de la métaphore : une page (le plus courant), un bureau, un théâtre, un écran de cinéma, un paysage, etc. Sur ce point, « les effets de sens d’une métaphore d’interface ne sont pas générés par la copie, le rapprochement, le mimétisme, plus ou moins réussi entre l’élément comparé, l’écran donc, et l’élément comparant à savoir la page, le paysage, la ville, etc. C’est justement le jeu, la vacance, le vide, laissés entre les deux éléments, le comparé et le comparant, qui offrent une expérience plus ou moins insolite du texte par l’usager » (p. 171). Cette expérience se fait notamment à partir d’un troisième critère essentiel : les principes d’interaction mis en œuvre par le site, dénommés sous le terme de support ergodique, en référence aux travaux du chercheur Espen J. Aarseth. Les auteurs s’intéressent notamment aux signes fonctionnels mis en place (icones, aspects des liens hypertextuels, etc.), qui peuvent aider l’internaute à accomplir sa quête d’informations s’ils répondent à des conventions bien acceptées, ou qui peuvent au contraire chercher à le déstabiliser afin de susciter une expérience singulière, poétique, ludique, etc. Un autre aspect du support-ergodique qui retient l’attention des auteurs est le mode d’interaction corporelle. Selon qu’il invite à une répétitions intenses de clics ou simplement à quelques survols du pointeur, un site ne va pas entraîner les mêmes effets de sens. Encore une fois, il s’agit d’ancrer l’expérience de l’utilisateur dans un contexte social et culturel, car en insistant sur le rapport au corps, les auteurs soulignent aussi que « tout outil nécessite une manière d’agir, un apprentissage culturel du geste dans l’objet […]. Un média est un outil destiné à la communication, il donne lieu à une mémoire fonctionnelle, opératoire, imprégnée de culture » (p. 107). Pour cette raison Nicole Pignier et Benoît Drouillat préfèrent employer le terme d’usager à celui d’utilisateur. Ils mettent ainsi l’accent sur le fait que l’internaute est aussi un co-énonciateur qui va « pratiquer quelque chose » (l’information), en faire l’expérience (sociale et culturelle) et non simplement utiliser une interface de façon mécanique.

Ces précédentes réflexions invitent selon nous à ouvrir la recherche aux questions de la communication interculturelle que de nombreux sites, potentiellement ouverts à la globalité, posent de façon particulièrement manifeste. À travers des questions de partage de mémoires culturelles et d’expériences sociales communes, la présente recherche attire l’attention sur les processus, complexes, d’affirmation d’une identité singulière (un ethos) mise en tension avec un impératif de communication normée pour tendre au global (mais avec quelles normes ?). Cette problématique sous-tend plusieurs interrogations des auteurs, comme lorsque ceux-ci concluent au sujet des types de signes fonctionnels : « comment mettre en place des signes fonctionnels codifiés mais qui activent en même temps une représentation morale et imaginaire capable de rapprocher l’usager de la marque et du produit via une même sensibilité sur le web ? » (p. 185). Plusieurs pistes d’exploration sont alors esquissées en conclusion, en invitant tout d’abord le lecteur à resituer le webdesign dans l’ensemble plus large des designs d’interaction, qui concerne de façon générale la conception des interfaces de machines informatisées. En quoi les échanges entre le webdesign et d’autres domaines du design, comme le game design, vont favoriser, ou complexifier, les processus de communication entre le concepteur et ses usagers ? Dans quelles mémoires culturelles ou médiatiques le webdesign doit-il puiser pour construire un ethos qui fasse sens au sein de l’ensemble de ses usagers potentiels ? Le webdesign. Sociale expérience des interfaces web permet de poser les jalons nécessaires à l’exploration de ces questions, en montrant que le média est porteur de nombreux possibles en terme de mondes partagés. L’ouvrage permet de ce fait aux concepteurs et aux chercheurs d’envisager la multiplicité des pratiques de communication que nous offre le webdesign.