Stefania Caliandro, Images d’images. Le métavisuel dans l’art visuel, Paris, L’Harmattan, 2008

Sémir Badir

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Mots-clés : métalangage, métavisuel

Auteurs cités : Jean-François BORDRON, Louis HJELMSLEV, Youri LOTMAN, Louis MARIN, Léonid Ouspensky, Ferdinand de SAUSSURE

Texte intégral

L’ouvrage que livre aujourd’hui Stefania Caliandro est le fruit de sa thèse, presque intouchée, pour le doctorat, soutenu en 1999. En dépit du délai de publication, la problématique abordée dans ce travail rencontre vivement l’actualité des recherches menées en sémiotique visuelle. Cette problématique a le mérite d’être à la fois générale et bien circonscrite. Générale, car elle concerne la question du métalangage, qui est certainement « la » question par excellence de la théorie sémiotique. Et circonscrite, cependant, par la perspective adoptée : celle d’une étude concernant les usages métasémiotiques d’images (ou usages « métavisuels ») dans les théories de l’art. Ce faisant, la recherche menée par Caliandro accomplit la vocation interdisciplinaire de la sémiotique, en s’ouvrant sur un corpus constitutif d’une discipline.

En l’occurrence, la discipline concernée est l’historiographie de l’art (ou histoire de l’histoire et des théories de l’art) et le corpus est limité à quatre auteurs choisis parmi les historiens de premier rang : Vasari, Cavalcaselle, Morelli, Warburg.

Le sous-titre pourrait laisser accroire que l’ouvrage étudie la réflexivité en peinture (tableau dans le tableau, emboîtements de cadre, citation, etc.). En fait, ce n’est pas de cela qu’il s’agit, le corpus étant beaucoup plus particulier. Caliandro, toutefois, a des raisons pour dire qu’elle étudie le métavisuel dans l’art visuel, car les pratiques épistémiques de l’art, jusqu’à la fin du XIXe siècle et encore au début du XXe siècle, ne se distinguent pas toujours nettement des pratiques artistiques, notamment dans leurs phases préparatoires (calepins d’esquisses, carnets de croquis, etc.). De fait, les quatre théoriciens de l’art étudiés sont aussi des amateurs d’art qui peignent, dessinent ou « bricolent » des images de sorte que la visée épistémique qui les anime ne se tient pas éloignée d’intérêts proprement esthétiques.

Les modalités des usages métavisuels, la variété même de ces modalités, permettent de canaliser les questions à soulever. L’ouvrage est ainsi constitués de trois grands chapitres, consacrés aux auteurs du corpus (Cavalcaselle et Morelli, quasi contemporains, se partageant le chapitre II). Un dernier chapitre, conclusif, ouvre l’étude aux questions plus directement théoriques soulevées par le métavisuel.

1. Le Libro de’ disegni de Giorgio Vasari date du XVIe siècle. C’est un recueil autographe de dessins prenant pour objet des œuvres artistiques (on dénombre un millier de feuillets). Son statut – objet d’art ou objet de science et d’enseignement – reste équivoque. D’un côté, le fait qu’il s’agit d’un exemplaire unique inclinerait à le tenir pour un objet artistique, bien qu’il soit formaté comme un objet allographique (il se présente comme un livre). D’un autre côté, le Libro manifeste une sorte de théorie pratique : il vise à connaître, par l’observation et la comparaison, des œuvres d’art, comme le font les ouvrages d’art contemporains. Cette visée épistémique passe toutefois ici par un faire artistique : la reproduction, par l’exercice du dessin, des œuvres contemplées. Même pour d’autres lecteurs que Vasari, la connaissance est modalisée par ce faire : il s’agit d’une connaissance par monstration (l’objet demande à être montré pour être connu) qui recourt, non seulement à la reproduction de l’œuvre, mais à sa mise en scène et à sa présentation au moyen d’un apparat visuel : un encadrement (lui-même extrêmement travaillé) et une mise en page.

2. Giovanni Battista Cavalcaselle et Giovanni Morelli sont deux historiens de la seconde moitié du XIXe siècle. Ils ont participé au mouvement des sciences positives qui, en matière d’histoire de l’art, consiste alors principalement à résoudre les problèmes d’attribution. De tels problèmes exigent qu’on aille au-delà de la comparaison entre deux œuvres afin d’atteindre un niveau de généralité propre aux sciences normatives. On trouve d’ailleurs, sous la plume de Morelli, l’expression de « grammaire de l’art ». L’élaboration de cette grammaire passe, cette fois encore, par une pratique de dessin, reproduisant les œuvres ou effectuant des esquisses (la photographie moderne, mobile, n’en était alors qu’à ses premiers balbutiements).  Toutefois, les similitudes entre les démarches des deux historiens s’arrêtent là et font place à des tentatives de résolution radicalement différentes. Cavalcaselle, dont le parcours est proche de celui des collectionneurs d’art (et donc aussi des musées), cherche à produire des impressions d’ensemble. À l’inverse, seul le détail intéresse Morelli, qui fut d’abord un anatomiste comparatiste. Bien entendu, on ne pose pas les mêmes questions théoriques ni n’aborde de manière équivalente le projet grammatical quand on fonde la comparaison sur l’ensemble ou qu’on la fonde sur des détails. Par exemple, la comparaison des détails pose la question, toute théorique, de la stylisation : quelle réduction peut-on admettre entre les diverses exécutions d’une main ou du pli d’une étoffe, pour atteindre l’invariant stylistique propre à un artiste ? La comparaison des ensembles, de son côté, met en avant la question de la citation : qu’en est-il des influences, avouées ou latentes, entre les artistes appartenant à un même contexte géographique et culturel ? Ces questions sont bien des questions de connaissance et relèvent ainsi de ce que Caliandro appelle le métavisuel. Elles impliquent en outre des parti-pris épistémologiques. Le positivisme atomiste de Morelli, par exemple, est de toute évidence un anti-intuitionnisme.

Dans tous les cas, il s’agit en outre d’analyser le lien qui s’établit entre le dessin et l’annotation ou le commentaire verbal. Aucun dessin n’est capable en lui-même de faire sens : il doit être soutenu par un texte argumentatif qui accomplit la comparaison. En retour, le texte seul ne peut suffire : le dessin administre la preuve de ce qui est argumenté de manière textuelle.

3. Aby Warburg entreprit en 1927 un « atlas d’images » qu’il laissa inachevé à sa mort. Connu sous le nom de Mnémosyne, ce projet consiste en l’élaboration de panneaux où sont collationnées des œuvres d’art (peinture et sculpture) en vue d’une histoire universelle. Quarante panneaux ont ainsi été réalisés (sur au moins le double projeté) rassemblant, sans légende ni commentaire, un millier de reproductions d’œuvres d’art. Comme l’œuvre de Vasari, mais à quatre siècles d’intervalle, le statut de cette œuvre est problématique en raison de son inachèvement et de son autographie. Il y a pour le livre une difficulté à retenir, sinon le visuel, du moins le métavisuel, car la métavisuel se pratique par série, par mise en parallèle, par confrontation des ensembles autant que des détails, toutes caractéristiques qui se prêtent mal, d’un point de vue technique, à la « mise en livre ».

Un autre projet de Warburg, non moins audacieux, avait reçu une issue plus heureuse. Il s’agit du projet de la Bibliothèque Warburg pour la Science de la Culture. Cette bibliothèque a pour particularité d’être basée sur une interdisciplinarité principielle. Elle est organisée selon des intentions qui, pour certains, n’ont pas d’autres effets qu’une complète désorganisation de l’histoire de l’art et, plus globalement, de la culture.

Note de bas de page 1 :

 C’est une idée similaire que développe le Barthes des cours au Collège de France, laissant au hasard le soin d’associer les « dossiers » de son cours pour un effet de désapprendre plus recherché — car plus propre à l’idée de culture — que celui de l’apprentissage.

Le rapprochement avec Mnémosyne met en évidence le problème – là encore strictement théorique, et l’un parmi les moins questionnés (sauf par J.-F. Bordron) de la sémiotique – du classement catégoriel. Si Hjelmslev, et la sémiotique européenne à sa suite, ont fait prévaloir le classement paradigmatique, d’ordre logique, il faut rappeler que Saussure avait quant à lui avancé un classement associatif, d’ordre psychologique1.

4. Dans ses conclusions, Caliandro développe la réflexion théorique appelée par l’étude de ces œuvres. Après des lectures détaillées, d’abord de Lotman et Uspensky et de leur distinction de la métalangue et du métatexte, ensuite, de Louis Marin et de son concept de métareprésentation, l’auteure est amenée à mettre en évidence les propriétés métasémiotiques de l’hypertexte. L’hypertexte, tel que le définit Genette, inclut toutes les opérations de reprise d’une œuvre dans une autre, par citation, cadrage, traduction, imitation, etc. Ces opérations, que Caliandro qualifie de « rhétoriques », se distinguent des opérations métasémiotiques proprement dites par leur aspect non directement et non explicitement cognitif ; elles laissent les œuvres mises ainsi en rapport à l’intérieur d’une même catégorie, celle de l’art. Tout indirecte ou implicite que soit leur fonction cognitive, les opérations rhétoriques de l’hypertexte « disent » cependant quelque chose sur l’œuvre citée (traduite, imitée, encadrée, etc.). Seulement, pour déterminer ce qu’elles font voir, il est nécessaire de mettre en place un second relais métasémiotique (le plus souvent verbal).

Dans ce contexte théorique, les œuvres de Vasari et de Warburg s’apparentent à des hypertextes non dénués d’effets métasémiotiques, parce qu’ils citent les œuvres en focalisant l’attention sur leur statut et leurs formes sémiotiques. Les travaux de Cavalcaselle et de Morelli sont, quant à eux, plus résolument métasémiotiques.

Ces réflexions autour du métasémiotique s’appuient sur une relecture de la hiérarchie sémiotique élaborée par Louis Hjelmslev. Elles suggèrent, comme le faisait déjà le concept de semi-symbolique, qu’entre les concepts définis par Hjelmslev il y a la place pour des concepts intermédiaires et, partant, pour des degrés intermédiaires entre le niveau premier du sémiotique et le niveau second du métasémiotique. Un hjelmslevien orthodoxe n’y retrouvera peut-être pas ses billes, mais un épistémologue ne peut que se réjouir de ce que le système théorique de la sémiotique s’affine de l’intérieur, en intégrant des corpus significatifs rarement explorés, comme le sont ceux qui ont été abordés dans cette remarquable étude.

Ajoutons que l’éditeur a eu la bonne idée de glisser un CD-rom avec l’ouvrage, de sorte que soit rendu aisé l’accès aux dessins, planches et panneaux dont il y est question.