Pierre Fresnault-Deruelle, Images à mi-mots. Bandes dessinées, dessins d’humour, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2008, 224 pages, 60 illustrations noir et blanc

Jan Baetens

Université de Leuven

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Mots-clés : bande dessinée, dessin de presse, écriture

Auteurs cités : Roland Barthes, Umberto Eco

Texte intégral

Plus que sémioticien, Pierre Fresnault-Deruelle est sémiologue. Ce n’est pas là querelle de mots, mais question de méthode et, la chose est essentielle ici, de sensibilité. Car davantage encore que sémiologue –c’est-à-dire savant qui analyse tout système de signes à la manière d’un langage plutôt que comme une forme de logique ou de communication, comme en sémiotique–, Pierre Fresnault-Deruelle est artiste et écrivain, et de cette dimension ses derniers livres –de son étude sur le Lotus bleu en 2006 à au présent recueil– portent admirablement témoignage.

On sait que Pierre Fresnault-Deruelle fut un des premiers à défendre la bande dessinée à l’université, non pas comme objet ou exemple de la culture de masse, mais comme véritable (neuvième) art, et qu’il a mis tout son talent au service de ce que le genre a produit de mieux. A l’instar des critiques-artistes, il lui est difficile de parler de ce qu’il n’admire pas, si bien que le corpus étudié par Pierre Fresnault-Deruelle ressemble toujours à un peu à une bibliothèque idéale. Images à mi-mots ne déroge nullement à cette règle (les auteurs étudiés s’appellent de préférence McCay, Jacobs, David B., Guibert, Mathieu, Peeters, Spiegelman et ainsi de suite).

La bande dessinée apparaît donc ici comme un langage sui generis, caractérisé avant tout par l’inscription paradoxale de plusieurs images en une. D’abord le genre offre un dessin ouvert aux métamorphoses thématiques les plus surprenantes, comme si l’invraisemblance logique y était la norme. Ensuite, toute case de bande dessinée fait toujours partie d’un enchaînement d’images où le virtuel, représenté par le blanc entre les cadres, ne compte pas moins que l’actuel. Enfin, une image de bande dessinée fait toujours partie d’une culture visuelle et contient par conséquent de multiples échos d’autres images qui lui donnent tout son sens. Cette définition ressemble-t-elle à une méthode ? Peut-être. Mais une méthode n’est rien si elle n’est pas aussi un art, et c’est ici que l’analyse sémiologique de la bande dessinée, qui n’existerait pas en France sans Pierre Fresnault-Deruelle et ses élèves, se transforme en quelque chose d’autre : une écriture.

Par ce mot, il faut entendre deux choses. D’abord, le soin extrême du mot juste. Non pas seulement du concept théorique, du mot technique, de l’item taxinomique, mais de tous les mots de la phrase, dont la forme, vocabulaire et syntaxe confondues en vient à garantir la vérité de l’analyse. Une lecture de Pierre Fresnault-Deruelle ne peut donc se paraphraser –c’est là sans doute le défaut de sa méthode. Mais cette particularité –et c’est là tout son avantage– offre aussi un type de compréhension qu’une approche plus convenue, moins personnelle, en un mot moins littéraire, n’admettrait jamais. Ensuite, l’écriture de Pierre Fresnault-Deruelle fait aussi de chaque analyse un véritable texte, c’est-à-dire un tissu dont tous les éléments se tiennent et se renforcent mutuellement. Or, ce parti pris du texte permet à Pierre Fresnault-Deruelle toutes les audaces. Le système vers lequel il tend n’est pas un système fermé, qui chasserait tout élément étranger, mais au contraire un système ouvert, qui pose au chercheur le défi de trouver une place à ce qui constitue la base de toute lecture originale : les connotations, les associations d’idées, les souvenirs visuels, les rêveries de l’herméneute, les dérives du scripteur –bref tout ce qu’Umberto Eco appellerait l’encyclopédie du texte et sa séduction vertigineuse.

L’écriture, dès lors, est une machine à produire mais aussi à gérer un intertexte, une mémoire et une culture visuelles et littéraires hors pair. Elle est, si l’on veut, l’équivalent macroscopique du soin microscopique du mot juste, qui n’est jamais donné mais toujours construit : il ne suffit pas de nommer les choses, encore faut-il les nommer bien ; de même, il ne suffit pas de convoquer les mille et une absences sur lesquelles s’appuie nécessairement l’image in praesentia, encore et surtout faut-il en modeler la cohésion et la pertinence. C’est le double programme et la double morale qu’exemplifient tant d’analyses de Pierre Fresnault-Deruelle. Les pérégrinations de l’auteur en terre de bande dessinée excèdent de toutes parts les divisions en écoles, en périodes, en aires linguistiques, mais c’est pour mieux façonner des familles d’auteurs et d’œuvres dont les styles s’éclairent ou s’interrogent les uns les autres.

Images à mi-mots rassemble surtout des études sur les « grandes formes » que sont les romans graphiques et les bandes dessinées et, dans une moindre mesure, des analyses des « petites formes » que sont les dessins de presse (précisons toutefois que l’opposition entre grand et petit est purement quantitative, car rien n’est plus étranger au regard de Pierre Fresnault-Deruelle que le mépris de l’apparemment secondaire ou marginal). Les quelque vingt chapitres qui composent ce livre illustrent avec bonheur la sémiologie frénaldienne, solidement enracinée dans la sémiologie visuelle française inspirée de Barthes, mais jamais limitée par des ambitions qu’on pourrait appeler technicistes. Images à mi-mots est un volume qui ne néglige pas le plaisir –on pourrait dire presque la volupté– du lecteur. Pierre Fresnault-Deruelle brise aussi le tabou qui pèse sur l’expression personnelle en régime scientifique : l’auteur ne dit pas seulement « je », il pense aussi « je ». Le lecteur n’y perd rien, car le « je » de Pierre Fresnault-Deruelle est moins un je égotiste qu’un je collectif, qui aide le lecteur à mieux se retrouver dans les intuitions et les hypothèses de l’auteur même.

Un dernier mot sur le titre. Images à mi-mots renvoie littéralement au fait que de nombreux dessins, qu’ils soient de bande dessinée ou de presse, comportent un élément verbal sous-jacent, que l’image permet de deviner plus ou moins facilement. De manière superficielle, c’est donc tout le champ des calembours visuels que défriche Pierre Fresnault-Deruelle. Plus radicalement, pourtant, Images à mi-mots est un concept à insérer dans le paradigme de termes comme « caméra-stylo ». L’auteur insiste en effet sur l’impossibilité de séparer texte et image en général : le dessin prend assise sur le texte, mais doit lui-même se compléter par un autre texte –en l’occurrence celui du sémiologue–, lequel finit par faire partie du réseau visuel. C’est là aussi une leçon de sémiologie et faut rendre grâce à Pierre Fresnault-Deruelle d’avoir creusé le charme d’un tel mariage.