Énonciation visuelle et négation en image
des arts aux sciences

Maria Giulia Dondero

Fonds National de la Recherche Scientifique/Université de Liège

https://doi.org/10.25965/as.2578

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : art, énonciation visuelle, modes d’existence, négation, rhétorique, science

Auteurs cités : Groupe µ , Pierluigi BASSO, Denis BERTRAND, Anne BEYAERT-GESLIN, Jean-François BORDRON, Maria Giulia DONDERO, Jacques FONTANILLE, François JULLIEN, Jean-Pierre Luminet, Paul RICOEUR, Victor STOICHITA, Claude ZILBERBERG

Plan

Texte intégral

0. Introduction

L’idée que je veux défendre avec le travail qui suit est que l’image a la capacité de prédiquer et de nier. En ce qui concerne la prédication ‑ qui est le point de départ pour concevoir la négation par l’image ‑, plusieurs études d’Anne Beyaert-Geslin, Jean-François Bordron, Jacques Fontanille, du Groupe µ et d’autres ‑ sur lesquels nous ne pourrons pas revenir à cette occasion ‑, ont démontré que l’image fonctionne comme un langage à part entière, qu’elle possède un métalangage propre, et qu’elle stratifie des instances énonciatives multiples, plus ou moins réalisées ou virtualisées. Depuis longtemps, je désire explorer la question de la négation en image qui trouve à mon sens ses fondements dans la notion d’énonciation. Ce séminaire m’en donne finalement l’occasion.

Note de bas de page 2 :

 Sur genre et statut dans le cadre de l’image photographique voir Pierluigi Basso Fossali et Maria Giulia Dondero, Sémiotique de la photographie (avec une préface de Jacques Fontanille), Limoges, Pulim, 2011.

Ce que je me propose est de prendre en compte les niveaux de pertinence sémiotique où peut se manifester la question de la négativité : le niveau de l’image-texte évidemment, qui comprend aussi la série et l’intertextualité, ainsi que ceux du genre et du statut2. Je prendrai en considération quelques exemples de négation qui se manifestent à travers des grandeurs discursives différentes et qui sont afférentes à des domaines d’interprétation variés ‑ et notamment les domaines artistique et scientifique.

En ce qui concerne le premier domaine, l’artistique, et le premier niveau de pertinence, il s’agira tout d’abord d’examiner les formes de la négation dans l’image artistique isolée et ensuite par rapport à la citation (intertextualité). Mon hypothèse est que la négation s’accomplit à travers des dispositifs que nous appelons métasémiotiques ainsi qu’au travers des stratégies énonciatives particulières. Ensuite nous examinerons la négation par rapport à des configurations génériques et à des modèles de la tradition visuelle, et notamment le genre artistique du portrait en relation à son propre pendant, la nature morte.

Note de bas de page 3 :

 Jean-Pierre Luminet, L’univers chiffonné, Paris, Gallimard, 2005.

En ce qui concerne le seconde domaine, le scientifique, il s’agira notamment de rendre compte de la figuration, en astrophysique, de phénomènes qui n’ont qu’une existence mathématique, où chaque visualisation est à concevoir comme un défi à une négation originaire, celle du non-expérimentable : c’est le cas d’objets inaccessibles via des instruments technologiques existants. Je me consacrerai ainsi aux manières dont l’image en astrophysique et notamment en cosmologie ‑ où, d’ailleurs, les images ne sont que des simulations de comportements possibles de la topologie de l’univers à partir de modèles mathématiques ‑ met en scène des contre-théories sur l’étendue de l’univers. Les images que nous examinerons proposent la théorie excentrique, formulée par Jean-Pierre Luminet3, selon laquelle l’étendue de l’univers réel est plus petite que l’univers observé.

Nous essayerons enfin de comprendre, à partir de différents corpus appartenant à ces deux différents domaines, des arts et des sciences, quels sont les types de représentations conjuguées au négatif. Est-ce que dans chaque statut, l’artistique et le scientifique, il existe une manière particulière et privilégiée d’utiliser la faculté qu’à l’image de nier ? La possibilité de nier dépend aussi, me semble-t-il, des règles en vigueur dans un domaine qui ne valent pas forcément dans l’autre.

1. Sur la négation entre énonciation et modes d’existence

Note de bas de page 4 :

 Voir à ce propos Groupe µ, Traité du signe visuel. Pour une rhétorique de l’image, Paris, Seuil, 1992.

Pour commencer il faudrait remarquer qu’il ne faut pas confondre la positivité avec l’affirmation : l’image est bien sûr positive au sens où elle exemplifie toujours des propriétés, pour le dire suivant Nelson Goodman, mais cela ne revient pas à dire qu’elle est destinée à affirmer ce qu’elle met en scène. D’un point de vue méréologique, en fait, elle peut moduler le représenté par soustraction, diminution, détournement par rapport à une attente ‑ comme l’a très bien montré la rhétorique visuelle du Groupe µ 4‑, ainsi que, d’un point de vue énonciatif, par la non-assomption d’une valeur assertée dans une autre zone de l’image ou par rapport à la tradition ; ou encore, du point de vue des modes d’existence, elle peut faire tomber dans la virtualisation des formes pourtant attendues dans le cadre d’une syntaxe figurative homogène.

Tout en mettant en scène des objets ‑ c’est en cette fonction de monstration que consiste sa positivité ‑, l’image n’est pas forcement obligée de les affirmer : elle peut moduler leurs différents degrés de présence jusqu’à les virtualiser et à les nier. Cela revient à dire deux choses qui sont intrinsèquement liées. La première est que l’image exprime le simulacre d’une énonciation, à savoir une tension entre débrayages et embrayages qui modulent les degrés d’assomption des figures représentées de la part des instances énonciatives. Autrement dit, la perspective de l’énonciation énoncée nous permet d’analyser le fait que l’image met en scène des figures qui peuvent être pleinement ou, au contraire, faiblement assumées par l’énonciateur et l’énonciataire. On pourrait dire que l’image se confesse à travers son niveau énonciatif : l’image a la possibilité de se déclarer elle-même comme véritable, erronée, fausse, infidèle ; elle peut assumer de manière contrastive ce qu’elle affirme sur le plan dénotatif : elle est une confession épistémique à côté du représenté. Cela revient à affirmer que le fait que des objets soient représentés ne signifie pas automatiquement qu’ils sont pleinement assumés comme présents, ou comme pleinement révélés à l’observateur.

Note de bas de page 5 :

 En ce qui concerne la rhétorique visuelle voir Groupe µ (1992, ibidem) et notamment le rapport entre degré conçu et degré perçu, mais aussi la version « tensivisée » par Jacques Fontanille, « Le trope visuel entre présence et absence », Protée, 24, 1, 1996, pp. 47-54.

Les modes d’existence concernent une rhétorique de l’image5 et notamment le fait que les figures représentées sont manifestées à travers des degrés de présence différents. Dans l’analyse d’une image, il faut savoir rendre compte aussi de ce qui n’est pas présent sur sa surface mais seulement présupposé ou, au contraire, rendre compte de quelque chose qui s’insère à l’intérieur d’une homogénéité figurative en n’étant pas attendu. Il peut s’agir de figures réalisées, à savoir pleinement reconnaissables et situées à la bonne place dans un environnement figuratif stable (et là, l’image, elle est bien affirmative) mais il peut s’agir également de la mise en scène de figures virtualisées, à savoir de figures qui sont absentes mais dont le manque est manifesté (par exemple, lorsqu’il y a un espace vide dans la topologie de l’image et quelque chose de manquant dans ce qui devrait être le déploiement stéréotypé de la syntaxe figurative) ; il peut s’agir aussi de figures actualisées, à savoir de figures présentes dans l’image mais faiblement assumées, cachées à l’observateur, ou dont la reconnaissabilité est rendue difficile ; et enfin il peut y avoir des figures potentialisées, à savoir en attente d’être développées par d’autre images ou par un hors-cadre ‑  et dont, pourrait-on-dire, on attend la suite. Il peut aussi se présenter des cas de superposition et de stratification des isotopies, et de tension entre positions énonciatives concurrentes.

Lors d’analyses visuelles, sur lesquelles je me pencherai tout à l’heure pour essayer d’exemplifier ces opérations discursives de l’image, il faut bien être conscient qu’on ne peut pas chercher à repérer des unités voire des éléments isolés de la négation, comme c’est le cas du « ne » ou du « pas » dans le langage naturel. Pour comprendre les manières dont le visuel peut se conjuguer au négatif tout en ne disposant pas d’une grammaire stable de signes disjoints comme le langage naturel, il faut élargir la grandeur discursive examinée aux configurations suprasegmentales, au moins celle du texte (et non des traits isolés, justement), pour que les degrés de l’affirmation et de la négation puissent ressortir d’une syntaxe totalisante des formes, voire d’une mise en tension systémique entre directions et forces spatiales en concurrence ou en opposition. Cette démarche, d’une certaine manière nécessaire dans le cas de l’image, devrait nous être utile aussi pour repenser l’étude de la négation dans le cadre du langage naturel justement, où la seule phrase ne peut jamais suffire pour déterminer la relation d’englobé/englobant entre le négatif et l’affirmatif.

Il est banal de le dire : on est malheureusement toujours tenté de chercher des unités simplesde la négation lorsqu’il faudrait plutôt approcher la négation d’un point de vue énonciatif ‑ et donc globalisant ‑ en considérant que ce qu’on entend par niveaux global et local change selon la grandeur discursive examinée : dans le cas de la grandeur du texte, le niveau global concerne l’énonciation énoncée ; dans le cas des séries le niveau global est repérable dans les styles énonciatifs récurrents ; dans le cas du genre, dans des règles de la tradition et dans la stabilité des chemins interprétatifs. On nie en fait toujours par rapport à une affirmation qui peut se manifester au niveau d’une norme linguistique, d’une œuvre citée, d’une doxa, d’une régularité des pratiques culturelles, ou alors, de manière radicale, il peut s’agir de la négation en image du rôle de l’image et de son statut, comme nous allons le voir tout à l’heure.

Note de bas de page 6 :

 Voir à ce propos Maria Giulia Dondero, Le sacré dans l’image photographique, Paris, Hermès-Lavoisier, 2009.

Note de bas de page 7 :

 Sur les différents types de négation voir Denis Bertrand « Au nom de non. Perspectives discursives sur le négatif ». Nouveaux Actes Sémiotiques [ en ligne ]. Prépublications, 2010 – 2011 : La négation, le négatif, la négativité. Disponible sur : <https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/2589> (consulté le 24/12/2011).

Dans nos exemples, il ne s’agira pas d’entendre la négation dans un sens logique (avec son principe de non-contradiction qui fait que quelque chose ne peut être affirmé et nié en même temps) : l’image est le bon exemple d’un type de négation mettant en scène surtout des contradictions de forces. D’ailleurs, il serait plus pertinent de parler d’un sens méréologique de la négation ‑ où l’organisation globale permet de reconnaître et donner sens aux relations entre les vides et les pleins ‑, ainsi que d’un sens théologique6 ‑ il s’agit souvent, en art et en sciences, de fabriquer des visualisations de ce qui n’a pas de tangibilité apparente et qui ne paraît possible à décrire que négativement7.

Je commencerai par le niveau du texte en me plongeant sur une première manière d’entendre la négation. Il s’agit de la représentation en image de l’interdit de regarder l’image elle-même : ces types d’images nient le rôle même de l’image, sa fonction fondamentale, celle d’être offerte aux regards ‑ c’est le cas, nous le verrons, d’images qui mettent en scène la dimension intime de l’homme, ainsi que l’introspection en tant que configuration de ce qui est « inviolable » et devrait être protégé du regard d’autrui.

Note de bas de page 8 :

 François Jullien La grande image n’a pas de forme ou du non-objet dans la peinture, Paris, Seuil, 2003.

Note de bas de page 9 :

 Voir à ce propos Victor Stoichita L'œil mystique : Peindre l'extase dans l'Espagne du siècle d'or, Paris, Éditions du Félin, 2011.

Je laisserai par contre de côté une autre acception de négation, celle qui est bien exemplifiée par la peinture chinoise voire la peinture décrite par François Jullien dans La grande image n’a pas de forme8 ‑ une peinture qui, sur le plan de l’expression, met en scène l’effacement des contours et la difficulté de saisir des formes dans le passage d’un état de la matière à un autre. Cette manière de traiter les éléments (eau, air, etc.) comme s’ils étaient l’un la négation de l’autre, la transformation réciproque et en acte de l’un dans l’autre, existe bien sûr dans le cas de la peinture occidentale aussi, notamment dans le cadre de la peinture religieuse des XV et XVIèmes siècles. Dans ce dernier cas, entre la partie inférieure de l’image (le domaine du terrestre) et celle supérieure (le domaine du céleste) s’interposent des nuages et toute sorte d’objet indécidable, qui marquent, sur le plan du contenu, la contradiction graduelle du niveau de l’immanence du réel (partie inférieure de l’image) en faveur d’un principe de transcendance (partie supérieure de l’image)9. Tout au contraire, dans la tradition de la peinture chinoise, il s’agit de stratégies de représentation des processus de transformations des éléments de la vie, dans une perspective tout à fait laïque et immanente, où le moteur de la transformation est interne aux éléments eux-mêmes, et où il n’y a pas de hiérarchie transcendant/immanent. Si l’opposition du net et du flou en Occident renvoie à une opposition de contrariété sémantique entre terrestre et céleste, en Chine cette opposition entre le net et le flou renvoie à la contradiction graduelle entre état et processus, le processus étant à entendre comme le lieu de la négation de toute stabilisation entre forme et lumière, entre dessin et couleur, entre visée du spectateur et saisissabilité de l’informateur.

Il me semble qu’en se référant aux distinctions faites par Denis Bertrand dans son texte d’ouverture au séminaire parisien de 2010-2011, on pourrait affirmer que le même traitement de la texture du plan de l’expression relèverait en Occident de la négation dans le sens théologique du terme (celui de la théologie négative selon laquelle Dieu ne se peut définir que négativement) tandis qu’en Chine ce traitement me paraît plus proche du sens méréologique, où la négation peut être conçue comme médiation entre différentes forces d’organisation des traits, de remplissage et de videment, où chaque forme se défait dans un mouvement de fuite et de ré-agrégation des éléments selon des densités différentes.

2. Le niveau du texte, ou l’image isolée : Suzanne et les vieillards

En commençant par l’image artistique, je me pencherai sur un tableau du Tintoret, Suzanne et les vieillards (Figure 1).

Figure 1. Tintoret Suzanne et les vieillards, 1555.

Figure 1. Tintoret Suzanne et les vieillards, 1555.

Les vieillards sont tous deux placés aux extrémités de la haie : l’un, positionné devant la femme, blotti contre la haie en bas, l’autre, situé derrière la haie, debout, lui aussi en train de se cacher.

Nous nous apercevons que la configuration perspective du tableau est construite de manière à signifier l’interdit de regarder, ou mieux l’interdiction de regarder une femme jeune, nue, en train de prendre un bain en toute intimité. Cette interdiction est censée concerner le spectateur également, lui aussi en train de franchir un interdit. Mais il ne s’agit pas en fait d’une négation manifestée au seul niveau de la thématique, elle vaut également au niveau énonciatif et métasémiotique. Au niveau énonciatif, l’observateur est face à une femme littéralement entourée par des regards indiscrets : elle est prise dans un triangle, celui constitué par la perspective, qui fonctionne à l’instar d’un cône spatial caractérisé par un « trop de visibilité ». Les côtés du triangle perspectif en fait permettent que des regards indiscrets s’infiltrent, fonctionnant comme des trous dans la membrane de séparation entre la zone d’intimité de Suzanne, constituée et limitée par les projections du miroir et par la haie, et le dehors de la zone exclusive, celle dominée par des interstices où se glissent les regards indiscrets des vieillards.

Note de bas de page 10 :

 Sur le voyeurisme en photographie voir Anne Beyaert-Geslin, L’image préoccupée, Paris, Hermès-Lavoisier, 2009.

En tant que spectateurs nous sommes aussi dans la position de regardeurs indiscrets, de voyeurs, les observateurs délégués ayant le statut d’observateurs modèles modalisant notre manière de regarder, sur le troisième côté du triangle : de la même manière que les vieillards, nous ne sommes pas vus par la femme mais nous la voyons10. Nous sommes donc nous aussi mis dans la position modale d’espions : notre regard est une trahison de l’intimité à laquelle la femme pense pouvoir disposer dans l’espace de projection du miroir en deçà de la haie.

Note de bas de page 11 :

 L’ouvrage de Victor Stoichita, L’instauration du tableau. Métapeinture à l’aube de temps modernes (Paris, Méridiens-Klinksieck, 1993), reste à mon sens le seul ouvrage systématique sur les dispositifs métasémiotiques en peinture. Il énumère et analyse à travers plusieurs exemples des dispositifs tels la fenêtre, la porte, le miroir, la carte géographique ‑ pour n’en citer que les principaux ‑, qui permettent de porter l’attention sur tout ce qui fonde une peinture et sur son rôle d’objet culturel capable de mettre en avant sa propre architecture langagière. Il réfléchit sur la platitude de la surface (les cartes géographiques) ainsi que sur l’encadrement construisant différents types de profondeurs (les rideaux à l’intérieur des tableaux, par exemple, fonctionnent comme des dispositifs permettant un encadrement particulier et donc une forme de visibilité restreinte, exclusive, qui permet le pointage ‑ les exemples dans des tableaux de Vermeer sont multiples). Stoichita analyse aussi d’autres types d’encadrement comme par exemple les tableaux dans les tableaux (c’est le cas répandu de l’image en abîme), ainsi que les fenêtres, les miroirs. Un exemple classique est bien sûr Las Meninas de Velázquez qui met en scène toute sorte de surfaces plus ou moins figurativement denses, transparentes, ou réfléchissantes, en passant donc en revue les différents types de rapport avec le monde extérieur et avec la deixis énonciative. Tous ces dispositifs auraient pour Stoichita la capacité de construire une réflexion sur les fondements du langage pictural, mais ils sont aussi des dispositifs énonciatifs divers car ils gèrent les rapports pronominaux avec l’observateur. Le miroir, notamment, s’il est montré face à l’observateur comme dans le cas de La Meninas de Velázquez, interroge l’observateur sur son rôle de producteur de l’image, et notamment sur le rôle d’artisan de son faire. On voit bien que les instances énonciative et métalinguistique se rejoignent dans ces exemples car les dispositifs métalinguistiques questionnent la vision et la production de l’image, les deux opérations énonciatives fondamentales. On peut continuer à les distinguer en affirmant que  l’énonciation énoncée concerne le simulacre de la situation de communication, et les rôles que chaque actant y joue, tandis que le niveau méta concerne la réflexivité de la peinture sur elle-même en tant que médium.

On peut expliquer cet interdit au regard aussi au niveau métasémiotique, selon les termes du théoricien de l’art Victor Stoichita11 car, bien sûr, la haie et, d’une certaine manière les arbres derrière son dos, fonctionnent comme des dispositifs qui empêchent la vision, voire comme des parois servant à dissuader l’observateur de l’action de regarder. La haie, ainsi que les arbres, fonctionnent comme des parois érigées au milieu d’un bois, que Suzanne utilise comme lieux de protection des regards d’autrui ‑ en conjuguant un pouvoir se regarder et un vouloir ne pas être vue ‑, tandis que pour les vieillards la haie fonctionne comme objet leur permettant de se cacher ‑ un pouvoir regarder et un ne devoir pas être vus ‑ : la duplicité modale de la haie, selon les positions des regardants et de la regardée, en fait un objet permettant la protection et en même temps son contraire, la violation, via son manque de clôture. Au niveau métasémiotique, cette duplicité met en valeur le fait que l’image montre l’objet permettant la vision et l’empêchant (l’accès et l’interdit du regard). La haie fonctionne comme un dispositif métasémiotique dédoublant la toile du tableau, mais fonctionnant comme la négation de cette dernière qui a d’ailleurs comme objectif essentiel non seulement de permettre la vision mais d’inviter à la vision.

Note de bas de page 12 :

 Sur le miroir comme lieu du narcissisme de Suzanne et de l’énonciataire, voir la fine analyse de Jacques Fontanille dans Les espaces subjectifs Introduction à la sémiotique de l’observateur (discours-peinture-cinéma), Paris, Hachette, 1989 (pp. 98-104).

Mais le miroir aussi, à l’instar de la haie, construit des espaces contradictoires. Il constitue un plan générateur de projections de lumière se dirigeant vers Suzanne, lumière dont Suzanne profite pour son acte d’introspection. En même temps qu’il assure à Suzanne un espace intime et exclusif, il ouvre vers le haut et le lointain. Il encadre et limite, mais sa surface plane se prolonge vers l’infini12.

De la même manière contradictoire, la haie est un dispositif se renfermant vers le sol et projetant de l’ombre, favorable pour se cacher, et en même temps elle est une membrane défensive pleine de porosité. La haie et le miroir peuvent donc se définir comme des lieux de passage (et de conflit !) entre des configurations de forces en opposition, entre ombre et lumière, renfermement et ouverture.

On voit bien ici que la négation assume un sens topologique. Mais il ne s’agit jamais d’une négation de lieux stabilisés se substituant l’un à l’autre à partir de leur « masse » d’occupation de l’espace (comme dans les cas étudiés par le Groupe µ dans sa rhétorique de l’image) : bien au contraire les orientations topologiques se contredisent à travers leurs projections et à travers la direction de leurs forces : la projection vers le lieu clos de l’intimité, ainsi que la projection vers la visibilité et l’ouverture. Le corps de Suzanne est situé dans l’espace de vision caché par la haie alors que son regard, capturé par le miroir, est pris dans un espace qui converge vers le jardin et donc vers l’infini du point de fuite. Le miroir la projette dans un espace ouvert tout en lui accordant les limites de son espace intime.

C’est donc en s’appuyant sur une analyse des éléments de la perspective au niveau énonciatif et des dispositifs métasémiotiques que nous pouvons affirmer que l’image du Tintoret, Suzanne et les vieillards, nous invite à ne pas la regarder. Il s’agit d’une image figurant un acte secret, voire un acte qui se cache et qui met en scène la manière dont il se cache, et toutes les précautions à prendre pour à la fois interdire la vision et franchir l’interdit. Nous sommes bien dans une acception très particulière de négation : il s’agit d’une négation qui ne concerne pas seulement le dispositif énonciatif de l’énonciation énoncée et notamment le fait que l’image, qui est censée être produite pour être contemplée, montre quelque chose qui ne doit pas être vu (interdit ou secret), mais qui nie aussi sa propre praxis énonciative, voire les usages de l’image : Suzanne et les vieillards ouvre le questionnement sur son statut, sur la concentration de notre regard à l’intérieur du cadre car démultiplie les centres de notre attention et nous invite à regarder ailleurs.

En prenant donc en compte le statut de l’image et non seulement ses contraintes textuelles, on pourrait affirmer que l’image du Tintoret nie notre liberté d’observateurs, la permission accordée à notre regard, mais aussi le rôle de l’image appartenant à un statut, l’artistique, qui est le statut de la contemplation gratuite, désintéressée, libre. L’image, en niant notre rôle de libres observateurs, nie aussi son statut d’œuvre à contempler, remettant ainsi en question les objectifs de la représentation artistique.

2.1 Imager l’intimité du soliloque : la série Soliloquy

Venons-en maintenant à un exemple similaire, toujours concernant la manière de nier le droit à la vision. Il s’agit de la représentation d’une vision introspective, intérieure, mais cette fois nous examinerons une taille différente, la taille de la série et précisément d’une série de photographies. Il s’agira aussi et déjà de réfléchir sur la négation d’un fonctionnement générique, celui du portrait.

Nous allons nous plonger dans la question suggérée par Denis Bertrand lors de son intervention d’ouverture au séminaire intersémiotique de Paris de l’année dernière « Au nom de non. Perspectives discursives sur le négatif », c’est-à-dire la possibilité d’envisager la pluralisation des instances énonçantes dans une perspective tensive en prenant en compte « leurs modes de co-présence et de cohabitation, sur le clavier des modes d’existence sémiotiques, détermin[a]nt un jeu négatif-positif de sélection-relégation, tel qu’il se manifeste dans les réalités discursives du conflit intérieur, dans la délibération, dans l’hésitation, dans le choix » (p. 14).

Note de bas de page 13 :

 Voir Anne Beyaert-Geslin, Le portrait entre esthétique et éthique, Thèse d’Habilitation à Diriger des Recherches, Université de Limoges, 2009.

Comme il est couramment admis, le genre du portrait garantit, dans la tradition des arts visuels, la représentation d’une identité stable, la cohésion de traits physionomiques en une totalité professionnelle et éthique ‑ comme l’a montré Anne Beyaert dans ses travaux sur le portrait13. Cette cohésion identitaire, garantie par le portrait surtout grâce à la relation entre figure et fond ‑ où la figure est d’autant plus présente qu’elle est entourée d’un fond neutre lui permettant de s’exposer en établissant un dialogue intime je-tu avec nous les spectateurs ‑, est mise en danger dans la série prise en examen (Figures 2, 3, 4).

Figure 2. Sam Taylor-Wood, Soliloquy I, 1998. © the artist Courtesy White Cube

Figure 2. Sam Taylor-Wood, Soliloquy I, 1998. © the artist Courtesy White Cube

Figure 3. Sam Taylor-Wood, Soliloquy V, 1998. © the artist Courtesy White Cube

Figure 3. Sam Taylor-Wood, Soliloquy V, 1998. © the artist Courtesy White Cube

Figure 4. Sam Taylor-Wood, Soliloquy VI, 1999. © the artist Courtesy White Cube

Figure 4. Sam Taylor-Wood, Soliloquy VI, 1999. © the artist Courtesy White Cube

Celle-ci représente toujours un personnage qui nie le dialogue, en ne s’exposant qu’à soi-même. Il s’agit en fait de la série Soliloquy I-IX (1998-2004) de l’artiste anglaise Sam Taylor-Wood, composée de neuf images. Nous nous trouvons face à la transposition en image d’un concept qui devrait renvoyer exclusivement au discours verbal : le soliloque est l’acte intime de parler avec soi-même à voix plus ou moins haute en comptant sur le fait qu’aucun interlocuteur ou auditeur n’est présent. Un soliloque visuel ne doit pas être considéré comme plus insondable que le soliloque verbal, puisque parler et regarder sont tous deux constitutivement liés fortement à une intersubjectivité et la réduction solipsiste entre soi et soi apparaît paradoxale dans l’un et l’autre cas.

Les personnages de cette série se penchent vers nous avec leur corps, mais ils nous nient tous leur regard frontal : il s’agit donc d’un mouvement de projection allant vers nous qui est arrêté dans sa durée pour devenir une replongée sur soi-même, débrayant non pas vers le hors-cadre où nous sommes mais vers l’image inférieure.

Avant de me plonger dans l’analyse, je me permets de rappeler que la photographie est un médium en partie déterminé par ce qui se manifeste comme présent dans l’ici et le maintenant de la visée, à savoir ce qui est classiquement appelé le pré-photographique. C’est donc beaucoup plus compliqué qu’en peinture de mettre en scène l’intimité de l’introspection à travers un médium si lié à la présence d’objets visibles et disponibles à la prise : ces objets pourraient sembler devoir toujours exposer leur présence pleine, entièrement réalisée car situés face à l’objectif photographique. Comment donc rendre en photo quelque chose d’intime ? A travers quelles stratégies d’organisation spatiale ?

Nous nous apercevons qu’ici la réponse est donnée par un dédoublement de chaque œuvre photographique en deux images. Chaque Soliloquy est en fait composé de deux textes photographiques de différentes dimensions mis l’un en dessous de l’autre sur un axe vertical. L’isotopie la plus évidente entre les textes de la série est que l’image supérieure, de dimensions réelles, représente toujours un seul personnage dans une attitude pensive, ou rêveuse. L’image présentée au-dessous, au contraire, de plus petites dimensions et, surtout, caractérisée par une organisation spatiale totalement différente de la première, met en scène une multitude d’acteurs.

Les index projectifs de l’image supérieure (le mouvement vers le bas du bras du jeune homme dans Soliloquy I, la queue du chien dans Soliloquy II, le coude de la femme dans Soliloquy IV, le regard vers le bas de l’homme dans Soliloquy V, la tête de la jeune fille repliée sur elle-même dans Soliloquy VI, etc.) finissent par être lus comme un acte d’instauration du panneau inférieur : nous pouvons encadrer le rapport entre les deux images comme une relation de débrayage de second degré de l’une vers l’autre. La photographie inférieure fonctionne dans tous les Soliloquy comme une visualisation entre soi et soi de la « pensée » du sujet de l’image supérieure.

Par rapport à notre problématique il faut remarquer que sont manifestées ici trois stratégies de la négation visuelle :

  1. la première concerne la tension contradictoire entre le dialogue et le soliloque, mise en scène à travers des forces contraires, à savoir l’offre de soi à autrui et le renfermement sur soi-même, dans le cadre de l’image supérieure. Cette tension est résolue avec l’affirmation d’une négation du dialogue à travers le débrayage vers l’image inférieure, et l’accomplissement du soliloque ‑ nous allons y revenir ;

  2. la deuxième stratégie concerne le fait que pour signifier un soliloque visuel il a fallu dédoubler l’image supérieure qui déploie en une autre image ce qu’elle cache : l’image inférieure est un déploiement de la première qui la contrarie car elle met en scène, dans la plupart des Soliloquy, une multiplication des simulacres identitaires qui font éclater l’unité du sujet de l’image supérieure : elle concerne donc justement la multiplication actorielle qui nie la stabilité identitaire du genre portrait ;

  3. le troisième type de négation relève de l’organisation spatiale à 360° de l’image inférieure, entendue comme déploiement de l’identité soliloquante du sujet de l’image supérieure. Cette image déployée à 360° vaut comme visualisation du discours intime du sujet soliloquant qui observe, dans les figures d’anamorphose identitaire, ses multiples soi. Cet espace résulte en fait d’une prise « continue » à travers un objectif pivotant auquel l’artiste fait faire un parcours entier sur lui-même à 360° mais cette ambition totalisante de l’énonciateur est en opposition avec la saisie de la part de l’observateur, qui se révèle compliquée à cause des anamorphoses architectoniques, qui tendent à bloquer la prise « continuiste » à 360°.

Regardons ces trois types de négation de plus près.

Note de bas de page 14 :

 Voir Paul Ricœur Soi-même comme un autre, Paris, Seuil (= Points essais), 1996.

Note de bas de page 15 :

 Nous voyons bien que ces 9 images mettent en scène l’oscillation entre l’action d’espionner (de l’observateur) et de révéler en cachant (de l’informateur). La série entière des Soliloquy dramatise un même conflit entre quelque chose d’intime à cacher et à préserver et ce qui est offert à la monstration et donc à la violation d’autrui.

La première négation concerne le type de relation de regard que les sujets soliloquants, c’est-à-dire les personnages de l’image supérieure, instaurent avec nous. Ces derniers se donnent à nous, en se retirant. Il existe dans toutes les images supérieures une tension entre forces opposées, entre un lancement du sujet vers le « hors de soi », c’est-à-dire vers l’altérité, vers le hors-cadre que nous sommes en tant que spectateurs (cette orientation sert à réaffirmer la relation instaurée normalement dans le cadre du genre portrait), et la rétention apte au maintien de sa propre intimité, de sa propre mêmeté, comme l’appelle Paul Ricœur dans Soi-même comme un autre14: cette orientation nie le dialogue typique du portrait. À travers différentes stratégies posturales, les acteurs du soliloque lancent une direction vers nous (leur corps est toujours offert au regard de l’observateur, c’est-à-dire que le corps est dirigé vers nous, en s’exposant), mais cette exposition corporelle n’est pas incarnée par le regard, ce qui empêche que le dialogue je-tu se réalise15. Tous les personnages en effet avancent vers nous, se donnent à nous à travers leur corporéité frontale, mais aucun d’eux n’échange son regard avec le nôtre. Les sujets de l’image supérieure renoncent à un dialogue avec le spectateur et préfèrent plutôt se débrayer dans un discours avec eux-mêmes : cette hypothèse est très clairement appuyée par le fait que l’acte de débrayage gestuel ou visuel des personnages énoncés dans l’image supérieure se fait vers l’image inférieure et non pas dans notre direction, comme ce serait le cas dans n’importe quel portrait.

Note de bas de page 16 :

 Les multiples simulacres au deuxième degré dans lesquels le sujet soliloquant se projette sont, avec une plus ou moins grande intensité d’assomption, reconnues et re-embrayées comme propres par le sujet même de l’acte du soliloque. L’embrayage réunifie les figures pluralisées et presque autonomisées par l’acte projectif et identifie les personnages énoncés dans l’image inférieure comme susceptibles de réunion à un unique personnage-énonciateur. Ce mouvement de retour à l’instance d’énonciation (produit par des regards vecteurs et des orientations corporelles opposés aux vecteurs projectifs) montre l’acte de soliloquer dans sa phase de ré-appropriation, de la part de l’énonciateur, des projections narratives qu’il fait de lui-même. La sémantique du soliloque et la tension entre les rythmes de dilatation et de concentration de l’identité qui caractérisent ces images composées sont figurativisées par différentes thématisations dans les images de la série, mais elles partagent une même structure de forces qui dramatise l’hiatus entre cohésion et dispersion identitaire. Aussi bien la cohésion que la dispersion sont des configurations identitaires qui se développent à travers l’image d’en haut qui met en scène l’être du sujet (le pole du caractère et de la mêmeté selon Ricœur) et l’image d’en bas qui met en scène son apparaitre à soi-même à travers sa pensée narrativisée (le pole du maintien et de l’ipseité selon Ricœur) qui est déployée à travers une spatialité complexe à 360 degrés.

Si le premier type de négation concerne sur le plan de l’expression des forces contradictoires s’incarnant dans des gestes et des postures signifiant les actes de se révéler et de se cacher, le deuxième type de négation concerne sur le plan de l’expression le dédoublement de l’image de l’identité du sujet s’éclatant en des multiples simulacres identitaires sur le plan du contenu, niant la cohésion typique du portrait. Le sujet de l’image supérieure s’énonce et se projette dans une narration qui le diffuse dans les voix d’autrui présentes en lui, qui deviennent des récits virtuels de lui-même16.

La troisième stratégie de négation concerne le fait que la saisie de l’espace qui est censée déployer de manière exhaustive une identité en tous ses méandres possibles (l’organisation spatiale à 360°), se révèle en revanche très compliquée. Bien que l’organisation de cet espace offre un regard totalisant, panoramique, il nous trahit, car trop petit : il nous empêche finalement de voir ce qu’il nous offre à 360°. Ces multiples rôles identitaires se présentent à nous par une accumulation de points de vue : ils représentent la diffusion/dispersion du soi visualisé en tant que multiples « moi ». Ces images qui se déploient devant nous, et le fait qu’elles s’offrent totalement au regard, ‑ à 360° justement ‑, est contredit par la difficulté de la préhension visuelle donnée par leurs dimensions réduites. Cet espace qui se veut insaisissable ‑ insaisissable par ses dimensions, mais aussi par le type de structuration architectonique créant des fractures rectilignes au développement circulaire du tracé à 360° ‑, montre le pouvoir qu’a l’image de mettre en scène quelque chose qui se trouve à mi-chemin entre l’exposition et la dissimulation : ici il s’agit du discours intime, fait pour soi-même seulement et qui se manifeste pourtant aux observateurs, tout en étant difficilement saisissable. Le redoublement et la multiplication/accumulation des points de vue niant la linéarité spatiale et la stabilité identitaire affirment enfin le caractère labyrinthique de l’identité.

2.2. La citation comme négation. Le cas de l’intertextualité dans Soliloquy

Venons-en très brièvement à un autre cas de négation, par citation conflictuelle, et notamment au cas de la citation de la Vénus au miroir de Velázquez de la part de Soliloquy III de Sam Taylor-Wood (Figure 5 et 6).

Figure 5. Velázquez, Vénus au miroir, 1649-1651.

Figure 5. Velázquez, Vénus au miroir, 1649-1651.

Figure 6. Sam Taylor-Wood, Soliloquy III, 1998. © the artist Courtesy White Cube

Figure 6. Sam Taylor-Wood, Soliloquy III, 1998. © the artist Courtesy White Cube

Note de bas de page 17 :

 Pour une analyse exhaustive de la relation entre la Vénus au miroir et Soliloquy III je me permets de renvoyer le lecteur à Maria Giulia Dondero, Le sacré dans l’image…, ibidem.

Il s’agit ici non pas d’une négation par rapport à des fonctionnements génériques, comme nous venons de le voir avec le cas du portrait, mais par rapport à un tableau précis de la tradition picturale. Dans ce cas la négation se fait à travers la transformation chromatique (les couleurs se transforment des vives à neutres, de chaudes à froides), ainsi qu’éidétique (les contours se transforment de circulaires à linéaires), ainsi que topologique et énonciative : dans Soliloquy III le corps de la femme s’éloigne de l’observateur et lui barre le chemin d’entrée à travers la stratification des draps et des couettes, tandis que les draps de la Vénus, à travers des mouvements circulaires, nous invitent à rentrer dans l’intimité de la pièce. Le changement le plus significatif par rapport à la série analysée auparavant est que la communication avec l’observateur est doublement niée déjà à l’intérieur de l’image supérieure. La première opération de négation concerne, comme dans le cas des autres images, le dialogue entre le personnage isolé et l’énonciataire : tout en s’exposant nue, la femme nous tourne le dos ‑ il s’agit encore une fois de nier le dialogue voire de réaffirmer le soliloque et donc de rebondir sur la tension entre les mouvements de se révéler et de se cacher. Mais la perspective interprétative de la citation nous fait remarquer deux différences encore plus importantes entre l’image de Velázquez et celle de Taylor-Wood : l’observateur délégué présent chez Velázquez est supprimé dans la photo : la femme ne reçoit aucun regard extérieur, elle ne semble que recevoir le regard d’elle-même, en toute solitude. Mais ce qui nous amène à affirmer que la négation se redouble est que, tout en rappelant un miroir ‑ le miroir est convoqué comme pertinent par la référence à Velázquez ‑, l’objet qui est posé face à la femme ne l’est pas : il s’agit par contre d’un portrait pictural ou bien photographique. En fait, la coiffure de la femme est différente vue de dos et de l’image en abyme ; en outre, le visage de la femme encadrée ne témoigne pas de l’éclat de lumière entrant par la fenêtre17. Il s’agit en somme d’une image conjuguée au passé (alors), au lointain (ailleurs) et à la troisième personne (elle), tandis que l’image reflétée par le miroir dans le cas de la Vénus lui offrait un portrait d’elle-même « en présence » : au présent et dans le même lieu de l’acte de réflexion. Taylor-Wood nous présente enfin un portrait différé et non pas un portrait dialogué.

Note de bas de page 18 :

 A ce propos voir évidemment Groupe µ (Traité du signe visuel, ibidem), mais aussi Jean-François Bordron, « Rhétorique et économie des images », Protée n°38, vol. 1, « Le Groupe µ entre rhétorique et sémiotique. Archéologie et perspectives », Badir & Dondero dirs, 2010, pp. 27-40.

Si donc dans la série prise dans son ensemble, les images qui la composent nient un modèle générique, d’un point de vue citationnel d’une œuvre particulière, la négation concerne par contre la faible assomption voire le détournement des configurations plastiques de l’œuvre ancienne, la suppression de figures (dans ce cas précis, des délégués de l’observateur) ainsi que la substitution d’un objet avec un autre ‑ dans ce cas précis, d’un objet reflétant et assurant une communication « immédiate » et réciproque avec un objet opaque ne pouvant qu’offrir une communication « médiate » et asymétrique. Ces trois opérations (faible degré d’assomption, suppression, substitution) nous montrent que la négation visuelle se sert des opérations élémentaires ayant cours dans la rhétorique de l’image18.

3. Le portrait double ou le portrait renversé en nature morte

Je voudrais à présent prendre très brièvement en considération un autre cas, celui des portraits double, où le recto met en scène le visage d’une personne, tandis que le verso montre des objets normalement appartenant à un autre genre, celui de la nature morte, et notamment, l’image du crâne annonçant un memento mori. Prenons l’exemple d’Andrea Previtali, Ritratto maschile et son verso Memento mori (1502 ca., Milan, Museo Poldi Pezzoli) (Figures 7 et 8).

Figure 7. Andrea Previtali, Ritratto maschile, Recto, 1502.

Figure 7. Andrea Previtali, Ritratto maschile, Recto, 1502.

Figure 8. Andrea Previtali, Memento Mori, Verso, 1502.

Figure 8. Andrea Previtali, Memento Mori, Verso, 1502.

Originairement la toile du recto était insérée dans un cadre s’appuyant sur un socle pivotant : en faisant tourner le recto, le verso apparaît, dans toute sa cruauté. L’inscription latine en haut du crâne contient ces mots :

HIC DECOR HAEC FORMA MANET HAEC LEX OMNIBVS VNA

« Celui-ci est le seul ornement, la seule beauté qui reste. C’est la seule loi valant pour tout le monde ».

Dans le cas du crâne, le sujet du portrait est transformé en objet inanimé et impersonnel, en contre-portrait, voire en portrait qui nie toutes les valeurs du recto : la jeunesse, la beauté, la mondanité mais surtout, justement, l’unicité et la singularité de la personne, ainsi que la vivacité du dialogue dans la relation des « yeux dans les yeux », bref les caractéristiques fondamentales du portrait. L’homme qui a établit avec nous les spectateurs un rapport personnel de je-tu dans le recto, en construisant une relation privilégiée entre deux singularités identitaires, est substitué justement par un objet inanimé et impersonnel, mais qui continue à s’adresser à nous en nous regardant depuis la même position que le visage du portrait. Les positions pronominales du recto ont été sauvegardées (l’orientation du crâne reprend exactement celui du visage de l’homme, légèrement en diagonale), mais il ne s’agit plus d’un dialogue établi entre des singularités. Le visage de l’homme a été remplacé par un visage sans traits identifiants : c’est la représentation du destin de tout homme – c’est donc un dialogue qui nous concerne tous. Nous sommes face à une nature morte qui prend sa signification en fonctionnant en tant que négation d’un portrait singularisant, car il s’agit ici d’une réflexion non pas sur un homme, mais sur l’homme, sur l’humanité en général, où le sujet impliqué se réduit à une matière humaine indifférenciée : l’image du verso nie toute ressemblance identitaire et englobe ainsi dans le dialogue tout être humain, sans différenciation, car ce destin nous attend tous. Cette fois la négation est obtenue par suppression des traits particularisants des visages, voire par généralisation, construisant un renversement générique du portrait à la nature morte.

L’effet de négation est obtenu aussi et encore une fois par redoublement, mais ici il ne s’agit pas d’une négation par débrayage interne, comme dans le cas de la série Soliloquy étudiée auparavant, où l’assertion et la négation de la cohésion identitaire typique du portrait apparaissent comme des forces contradictoires se juxtaposant pour conquérir un même champ de vision. Il ne s’agit pas non plus d’un rapport d’assomption de l’image englobée de la part de l’image englobante, voire d’enchâssements énonciatifs par degrés d’assomption : il s’agit plutôt d’une substitution paradigmatique des valeurs d’un genre dans les valeurs de l’autre. Ici la négation se donne dans l’immédiateté du changement : une image survient quand l’autre disparaît du champ de vision. Il s’agit d’une négation par remplacement, par révélation comme le dirait Claude Zilberberg, bref une négation par survenir. Le survenir du verso sur le recto n’engendre pas un récit de transformations graduelles ni la concurrence entre deux orientations différentes des gestes ou des formes se disputant la place à l’intérieur d’un même champ topologique : cette non-concurrence montre bien le tempo du renversement soudain : il s’agit d’une négation par remplacement nécessaire, où le tempo du survenir est porteur de la valeur de l’inéluctable. J’appellerai cette négation téléologique.

Résumons maintenant notre propos concernant le portrait.

Dans la série Soliloquy on passait d’une identité en cohésion à une identité diffuse voire dispersée, d’une image à la taille 1 à 1 à une taille réduite et insaisissable. La totalité identitaire était niée à travers le redoublement et la multiplication, tandis qu’ici il s’agit de la négation de l’identité personnelle tout court, voire de l’unicité de la personne représentée, qui se transforme en image de l’essence de l’humanité où tout trait personnel et unique disparaissent : la personne devient objet, le visage masque, l’homme matière périssable. Il s’agit d’une négation par renversement d’une vérité mondaine et par révélation d’une vérité plus générale, où le crâne prend la place du visage, il s’y substitue littéralement car les figures se superposent parfaitement : l’une laisse la place à l’autre.

4. La représentation photographique des trous noirs en tant que lieu de disparition de la lumière

Venons-en, quoique très brièvement, à l’image scientifique, et notamment à des images qui ont été construites dans le cadre de la recherche contemporaine en astrophysique et qui répondent à trois défis majeurs : le premier est de représenter ce qui non seulement est invisible à la détection de toute longueur d’onde mais qui n’est pas du tout expérimentable : la visualisation des trous noirs ne relève que de théories mathématiques peu ou prou justifiées par la physique.

Le deuxième défi lancé par la représentation des trous noirs en physique théorique est de visualiser la matière même dont elle est faite, à savoir la lumière, ses rayons, ses parcours, sa vitesse et notamment sa disparition.

Le troisième défi concerne la représentation de l’espace cosmologique, un espace qui est, selon un certain nombre de théoriciens, un espace beaucoup plus petit que celui que nous pouvons observer : il s’agit dans ce cas de visualiser des mirages topologiques. L’image doit donc signifier un espace plus restreint que celui qu’elle représente. Quelles sont les stratégies visuelles pour nier l’étendue mise en scène ? Pour soustraire une partie de l’espace représenté et la rendre non pertinent ?

Note de bas de page 19 :

 Voir Maria Giulia Dondero Le sacré… ibidem.

Dans un tout autre cadre, et notamment dans mon ouvrage sur le sacré et la photographie19, je me suis déjà appliquée à l’étude de la relation entre l’image artistique et la représentation de l’invisible dans le sens du transcendant, voire de quelque chose qui règle depuis une position distale le domaine du visible et de l’immanent. Je ne vais donc pas revenir sur ces questions envisagées sous l’angle de la production artistique, mais il s’agit dans les deux cas de donner corps à des événements qui sont seulement pressentis dans le cas de l’image du transcendant et seulement supposés dans le cas des images de l’astrophysique contemporaine. D’un côté, on recherche la positivité représentationnelle d’une chose qui n’est, par définition, définissable qu’en négatif (Dieu, ou le transcendant). De l’autre côté, il y a la nécessité de donner une forme a minima perceptivement saisissable à des fonctionnements possibles de la topologie cosmologique, en partant de la théorie de la relativité générale et des manipulations expérimentales de simulation dans le cadre de la géométrie topologique.

Dans les deux cas, en art et en sciences, la représentation s’efforce de donner forme à une origine si non négative du moins défective car saisissable seulement à travers l’imagination créatrice. Il s’agit d’une origine questionnant le valoir des valeurs dans le domaine du sacré, une origine insaisissable par des moyens expérimentaux dans le cas du big bang et de la formation de l’univers dans le domaine de la topologie cosmologique. Ceci dit entre parenthèses, il faut remarquer qu’il s’agit dans les deux cas de visualiser quelque chose qui est à l’origine de notre existence, existence qui est tout à fait unique et personnelle dans le premier cas, générale et collective dans le second.

Note de bas de page 20 :

 Voir à ce propos Jean-François Bordron, « L’image mathématique (suite) », Visible 9, Limoges, Pulim, 2012.

En revenant à l’image scientifique, je me pencherai premièrement sur la visualisation des trous noirs, et plus précisément sur les stratégies visuelles pouvant manifester l’engloutissement de ces sources de lumière que sont les étoiles et, deuxièmement, dans le cas de la topologie cosmologique, sur les mirages d’espaces ultérieurs, à savoir les mirages topologiques. Il s’agit d’images que, même denses et non schématiques, on peut appeler images mathématiques. Il s’agit plus précisément d’images provenant d’équations, ces dernières pouvant se définir comme les limites extrêmes de la sémioticité, car les équations semblent ne nous révéler aucun point de vue, ni position actantielle : elles apparaissent comme quelque chose qui existe déjà, de manière définitive, en tant que loi20.

Note de bas de page 21 :

 Voir à ce propos Jean-Pierre Luminet « Image of a Spherical Black Hole with Thin Accretion Disk », Astronomy and Astrophysics, 75, 1979, pp. 228-235.

Lorsque les équations doivent être traduites spatialement, il faut forcément choisir des points de vue privilégiés de l’observation, même si, comme dans le cas de cette image d’un trou noir entouré par un disque d’accrétion (Figure 9), nous sommes face à une image bolométrique c’est-à-dire une image qui est censée mettre en scène la stratification des intensités possibles de visibilité sous toutes les longueurs d’onde possibles21.

Figure 9. Jean-Pierre Luminet, Apparence lointaine d’un trou noir sphérique entouré d’un disque d’accrétion. Photographie virtuelle d’un trou noir, calculée en 1978 sur ordinateur. Image reproduite avec l’autorisation de l’auteur.

Figure 9. Jean-Pierre Luminet, Apparence lointaine d’un trou noir sphérique entouré d’un disque d’accrétion. Photographie virtuelle d’un trou noir, calculée en 1978 sur ordinateur. Image reproduite avec l’autorisation de l’auteur.

Cette visualisation est donc censée offrir tous les points de vue possibles : le devant, le derrière, l’au-dessus et l’en-dessous du trou noir. Il s’agit d’une image qui nie un point de vue privilégié, en essayant aussi, à travers le demi-cercle de la ligne lumineuse discontinue à l’intérieur du demi-cercle noir, de montrer la limite extrême de la visibilité lors d’une plongée dans son intérieur. C’est une image calculée mathématiquement, provenant d’une projection directe des résultats de la traduction spatiale des équations, et représentant un état de la matière et de l’énergie phénoménologiquement insaisissable : un objet qui fait disparaître tout objet astral et toute lumière.

Comment concevoir visuellement l’interstice qui rend visible la disparition de la lumière, voire un objet vide, qui n’est même pas un objet, mais simplement une configuration spatiale de forte intensité gravitationnelle, qui n’est pas lumineux car il est justement le lieu de la mort des étoiles ?

Il faut représenter le trou noir par des stratégies qui puissent garantir une positivité de l’objet qui supprime la lumière, donc par une positivité englobante : il faut englober la négativité du trou noir, c’est-à-dire d’un gouffre où tout devient invisible, à travers une positivité enveloppante faisant apparaître en creux le fonctionnement du vide et du noir. Il faut représenter (rendre positif à travers la lumière) la négation, par soustraction, de toute lumière. Ce qu’on voit ici est effectivement l’image d’un engloutissement représenté en tant qu’image du recouvrement : la lumière englobe la noirceur qui englobe, à son intérieur, un demi-cercle de lumière. C’est une image qui montre les états successifs d’englobement jusqu’à la disparition.

Dans ce type d’images mathématiques, il ne s’agit pas de concevoir une action de négation survenant sur l’affirmation mais c’est plutôt l’inverse : à la base il y a la négativité qui est recouverte au travers des degrés de positivité : l’affirmation serait donc la dimension englobante et la négation la dimension englobée, c’est-à-dire ce qui est encadré, valorisé, mis en avant par la positivité représentationnelle.

Comme nous l’avons dit, les trous noirs ne sont pas directement observables mais plusieurs techniques d’observation indirecte dans différentes longueurs d’onde ont été mises au point depuis les années 60 permettant d’étudier les phénomènes qu’ils induisent sur leur environnement. Les trous noirs sont donc à entendre comme des événements caractérisés par un noyau de propriétés et de fonctionnements négatifs : la théorie des trous noirs est à concevoir comme une réponse à un certain nombre de phénomènes dépendant des « extrêmes conséquences » de la relativité générale ‑ la forte courbure de l’espace dans certaines zones de l’univers ‑ qui demandent à être expliqués à travers une hypothèse unitaire. Le trou noir n’existe donc que comme explication unitaire à de phénomènes divers. Il est un objet doublement creux si l’on peut dire, à savoir non seulement un objet « matériellement » creux car il est une courbure maximale de l’espace gravitationnel duquel rien ne pourra jamais revenir, voire un trou sans fond, mais il est aussi un objet qui offre une théorie unitaire en creux, un point de vue totalisant à des questionnements sans réponse concernant un certain nombre de phénomènes appartenant au domaine de l’astrophysique des hautes énergies.

4.1 Les mirages topologiques

Pour terminer, venons-en à ce que nous avons avancé dans la présentation des défis de la visualisation contemporaine : comment pouvoir représenter le fait que l’univers physique réel, selon des hypothèses mathématiques et des expériences de la géométrie hyperbolique, est plus petit que l’univers observable ? Comment exemplifier en image qu’une partie de ce qu’elle visualise n’a pas de véritable existence physique, mais seulement optique ? Comment rendre compte des mirages topologiques, c’est-à-dire d’un espace observable par les scientifiques, mais pas réel selon les théories de la physique contemporaine ? Il s’agit d’un espace seulement optique, qui n’est pas réel au sens de la relativité générale, donc un espace non seulement plus petit en termes de volume, mais caractérisé par un passé plus restreint que ce que nous pouvons concevoir en s’appuyant sur des observations. Effectivement, lors d’observations par des télescopes spatiaux, rien ne permet de dire si toutes les galaxies sont “originales”, ou si les galaxies les plus anciennes sont des images fantômes de galaxies plus récentes, produites par un effet-miroir.

Voici une image célèbre de Jeff Weeks, publiée sur la couverture de la revue Nature 425 du 9 octobre 2003 qui rend compte de ce phénomène (Figure 10) : l’espace théorisé comme étant l’espace le plus proche de la « vérité cosmologique » est, selon la théorie de l’univers chiffonné de Luminet, pavé de dodécaèdres se multipliant comme dans un palais des glaces.

Figure 10. Jeff Weeks, Espace dodécaédrique de Poincaré, 2003. Image reproduite avec l’autorisation de l’auteur.

Figure 10. Jeff Weeks, Espace dodécaédrique de Poincaré, 2003. Image reproduite avec l’autorisation de l’auteur.

Les retours des rayons lumineux traversant les parois produisent des mirages optiques : un même objet produit ainsi plusieurs images-fantômes : comme le dodécaèdre a douze faces, le mirage global donne l’illusion de 120 dodécaèdres pavant une hypersphère.

Avec cette autre simulation numérique (Figure 11) on peut calculer la taille et les mouvements des images fantômes de la Terre les plus proches. Il s’agit bien d’une image qui met en scène un espace physique “réel”, celui centrale et donné frontalement, ainsi que toutes les images fantômes qui entourent l’espace physique réel (espace observable).

Figure 11. Jeff Weeks, Espace dodécaédrique de Poincaré. Image reproduite avec l’autorisation de l’auteur.

Figure 11. Jeff Weeks, Espace dodécaédrique de Poincaré. Image reproduite avec l’autorisation de l’auteur.

Quelles sont donc les stratégies représentationnelles qui permettent de nier la tangibilité d’une topologie afin de démontrer qu’elle n’est pas entièrement constituée par un espace réel, mais seulement optique ? Cette dernière image le fait à travers l’opposition entre frontalité et diagonale, en signifiant l’opposition sémantique entre la tangibilité et l’intangibilité spatiales. Tout ce qui est écho et mirage topologiques est représenté latéralement, comme s’il s’agissait de cellules dépendantes de la cellule centrale, moins pleinement réalisées que cette dernière.

Dans une autre image (Figure 12), considérée comme plus parfaite car elle prend en considération la courbure positive de l’espace, la négation de la tangibilité physique est construite à travers la multiplication des cellules spatiales : plus les organisations cellulaires s’entrecoupent et plus les faces de l’hypersphère se superposent, plus la tangibilité physique est virtualisée : la multiplication des relations entre les cellules nie la stabilité et la tangibilité de l’espace de chacune.

Figure 12. Jeff Weeks, Espace dodécaédrique de Poincaré. Image reproduite avec l’autorisation de l’auteur.

Figure 12. Jeff Weeks, Espace dodécaédrique de Poincaré. Image reproduite avec l’autorisation de l’auteur.

Pour conclure

Venons-en aux conclusions, quoique provisoires. En ce qui concerne la grandeur textuelle de l’image, on pourrait affirmer que nous avons identifié, à travers les exemples de Suzanne et les vieillards et de la série Soliloquy, quatre premières manières de nier :

1. La première concerne Suzanne et les vieillards et notamment la contraposition des orientations et projections des dispositifs métasémiotiques tels que le miroir et la haie qui mettent en jeu des forces de renfermement et d’ouverture en tension. Ce type de négation concerne la relation entre les dispositifs métapicturaux et le fonctionnement de la perspective, qui en prolonge les orientations (souvent en opposition entre elles). Un même type de contraposition de forces nous l’avons repéré dans la négation du dialogue dans la série Soliloquy et notamment dans le fonctionnement des regards et de leurs projections, pris dans une tension entre exposition dialogique et retenue soliloquante. J’appellerais cette négation métasémiotique.

2. Une deuxième façon contradictoire d’organiser l’espace est repérable dans le cas de la prise totalisante à 360° des images inférieures de la série Soliloquy, dont la saisie est rendue compliquée par les fractures architectoniques qui nient toute possible préhension visuelle totalisante en rendant l’espace fragmentaire et chaotique. La tension se crée entre des opérations d’exposition de l’informateur et d’obstruction du regard de l’observateur. Cette négation relèverait d’une double – et conflictuelle ‑ organisation spatiale.

3. Un troisième type de négation est exemplifié encore par le tableau du Tintoret. Il s’agit du fait que la modalisation cognitive et pragmatique de la position spatiale réservée au spectateur au troisième côté du triangle, libre et accessible, est mise en concurrence par la modalisation offerte par les observateurs modèles, les vieillards. La négation est ainsi construite à travers la contraposition entre le simulacre du regard indiscret proposé par les vieillards d’un côté et l’accessibilité au tableau de la part de l’observateur de l’autre : contraposition entre la construction modale de l’énoncé, qui nous met en scène comme des figures d’espions à l’instar des deux vieillards, et l’arrangement spatial proposé effectivement à l’observateur, tout à fait accueillant. Ce dernier type de négation relève de l’opposition entre modalisation actorielle et arrangement spatial.

4. Dans le cas de la série photographique Soliloquy, on repère un quatrième type de négation : le redoublement et la multiplication nient une unité identitaire rendue pertinente par la tradition générique du portrait, qui a toujours focalisé l’attention sur une identité bien formée, unique et totalisante. On obtient ce type de négation par addition de parties et par leur articulation.

Venons-en de manière plus précise à la grandeur du genre et à une cinquième manière de nier par l’image – tout en sachant que le dernier type de négation pris en considération relève déjà d’une opposition entre la tradition du genre et la textualité sérielle, entre attentes génériques et manifestation textuelle.

5. Comme nous l’avons étudié dans le cas du portrait double, il peut y avoir négation par des opérations de substitutionet, dans le cas précis, par généralisation d’une singularité : la relation personnelle je-tu laisse la place à une relation caractérisée par un « nous » : le portrait double se renverse ainsi en nature morte, par survenir. Ce type de négation se fait par soustraction et substitution.

Venons-en enfin aux deux cas de l’image scientifique.

6. Dans l’exemple des trous noirs, la négation de l’expérimentabilité de cet objet théorique s’exprime à travers le fait que l’image nous en offre tous les points de vue possibles. On découvre donc une autre manière de nier, qui est à mon sens typique de l’image de statut scientifique : le fait de nier un seul point de vue, de démultiplier les instances de vision, signifie qu’aucune ne peut être véritablement incarnée par un observateur (ni humain ni machinique). Stratifier l’un sur l’autre tous les points de vision possibles équivaut à admettre qu’aucun n’est, au moins pour l’instant, disponible. Nous avons là une négation par abstraction du point de vue et par multiplication des instances énonciatives possibles.

7. Avec l’exemple des mirages topologiques on est face à un septième type de négation, qui permet de nier une tangibilité physique réelle voire pleine en faveur d’un jeu d’optique. Cette négation se fait par croisement et superposition.

Si on voulait généraliser ces acquis provisoires, on pourrait affirmer que dans le domaine artistique, tout en partant d’un corpus très partiel, ce sont surtout les stratégies de soustraction et de substitution, ainsi que d’adjonction et multiplication qui sont en jeu et qui visent la mise en tension de points de vue en conflit. En revanche, il me semble qu’en sciences, et dans le cas particulier de ces images mathématiques, la négation ne se fait pas par soustraction, ni par la mise en contraposition de points de vue, mais par des opérations d’adjonction de points de vues, densification, multiplication, superposition et entrecroisement qui n’ont pas forcément des visées conflictuelles.