Sens, excès de sens, négation du sens
le cas des paraboles évangéliques

Louis Panier

Université Lyon 2, UMR 5191 – ICAR (CNRS-Lyon2-ENS)
Université Catholique de Lyon, Centre pour l’Analyse du Discours Religieux (CADIR)

https://doi.org/10.25965/as.2587

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Texte intégral

Dans la perspective de ce séminaire qui porte sur la négativité et la négation, je propose une observation du « parler en paraboles » dans les évangiles. Cette proposition s’inscrit dans le cadre d’une recherche que je mène depuis quelques années sur les rapports entre la mise en discours du dispositif figuratif et l’énonciation.

J’envisage l’énonciation comme « mise en discours » des grandeurs figuratives, en m’appuyant sur les propositions de Greimas et sur les travaux de J. Geninasca à propos du statut des grandeurs figuratives en discours. Cette recherche s’applique à un champ d’observation particulier : les textes bibliques (en particulier le Nouveau Testament).

Dans cet exposé, je ferai d’abord le rappel de quelques perspectives théoriques à la base de cette recherche, puis j’évoquerai certains travaux déjà réalisés sur des textes bibliques. J’aborderai ensuite une lecture du chapitre 4 de l’évangile de Marc pour développer plus précisément la question des paraboles. L’hypothèse d’ensemble est celle-ci : les paraboles évangéliques constituent une forme particulière de discours et d’énonciation (« parler en paraboles ») qui met en jeu une dialectique entre le domaine du « sens » dans l’énoncé et l’émergence de l’énonciation qui vient « barrer » le sens, ou le nier au profit du « réel » de l’énonciation. Nous serons ainsi amené à décrire les relations sémiotiques entre la « métamorphose » et l’« anamorphose » en montrant, dans le cas du chapitre 4 de Marc, que la composition textuelle du chapitre construit un structure d’anamorphose impliquant un détour ou un déplacement de l’instance d’énonciation énonciataire.

Quelques références théoriques

En quoi la question de l’énonciation est-elle concernée par la problématique de la négation ? Il apparaît que la négativité pourrait être envisagée au fondement d’une théorie de l’énonciation et qu’elle pourrait être constitutive du procès même de l’énonciation : la négation est le geste inaugural de la mise en discours.

On retrouve en effet ce principe de négativité dans la définition de l’énonciation que donne le DRTL de Greimas et Courtés.

 « D’un autre côté, si l’énonciation est le lieu d’exercice de la compétence sémiotique, elle est en même temps l’instance de l’instauration du sujet (de l’énonciation). Le lieu qu’on peut appeler l’ « ego hic et nunc » est, antérieurement à son articulation, sémiotiquement vide et sémantiquement (en tant que dépôt du sens) trop plein : c’est la projection (avec les procédures que nous réunissons sous le nom de débrayage) hors de cette instance, et des actants de l’énoncé et des coordonnées spatio-temporelles, qui constitue le sujet de l’énonciation par tout ce qu’il n’est pas; c’est la réjection (avec les procédures nommées embrayage) des mêmes catégories, destinées à recouvrir le lieu imaginaire de l’énonciation, qui confère au sujet le statut illusoire de l’être. »

(DRTL 1, 127a) nous soulignons.

Voir également l’article “Débrayage“ du DRTL que l’on pourrait mettre en regard de certaines propositions de Benveniste sur l’expérience de l’énonciation fondant tout à a fois le discours et son sujet.

« L’acte de langage apparaît ainsi comme une schizie créatrice, d’une part du sujet, du lieu et du temps de l’énonciation, et, de l’autre, de la représentation actantielle, spatiale et temporelles de l’énoncé » (DRTL 1, 79a)

Le sujet (réel) de l’énonciation n’advient au domaine du sens que par une opération négative, une « schizie » (débrayage) et ne se manifeste que par « tout ce qu’il n’est pas ». On est tenté de faire quelques rapprochements avec la conception lacanienne du sujet pris dans le « nœud borroméen » où se nouent le Réel, le Symbolique et l’Imaginaire. C’est bien le « Réel » du sujet de l’énonciation qui « dis-paraît » au moment de (et du fait de) l’énonciation dans sa projection en discours produisant à la fois une structure discursive (forme symbolique) et un « lieu imaginaire » (fonction représentative du figuratif et position d’un « lieu imaginaire » de l’énonciation).

Nous retrouvons chez J. Geninasca ce principe de négation dans le traitement énonciatif des grandeurs figuratives, et dans la notion de statut « figural » des figures (qui a été repris dans plusieurs travaux du CADIR). L’acte d’énonciation à partir duquel s’instaure un « discours » est d’abord une opération négative, une opération de « vide » et d’abolition du « sens » qui ouvre la possibilité du discours (et des opérations qui en tissent le « sens »), et de la manifestation d’une instance d’énonciation.

« Au moment de l’inscription, à l’intérieur d’un discours-occurrence, d’une figure de « dictionnaire figuratif », tout se passe comme si, préalablement à toute actualisation de l’une ou de l’autre de ses virtualités relationnelles, l’instance d’énonciation commençait pas restituer au formant son statut premier de « structure topologique », de l’instaurer comme totalité discrète, intégrale (« lieu vide »), dont l’identité est indépendante des virtualités relationnelles (afférences ou valences) qui en ont déterminé la convocation et sans préjuger des transformations susceptibles de l’affecter dans le discours particulier où se définit son devenir sémantique. »

(La Parole Littéraire, p. 27 [nous soulignons])

Dans leur ensemble, les approches sémiotiques de l’énonciation s’intéressent à l’émergence du sens, aux conditions fondamentales (phénoménologiques et logiques) de sa manifestation en discours. L’énonciation est envisagée comme « origine » du sens en discours, comme ce qui est à l’origine de la production du sens et du discours. Mais serait-on en droit d’envisager également une « fin » du sens », une position de discours qui abolirait le sens et qui en tracerait la limite ?

L’hypothèse serait alors de poser une relation dialectique entre énonciation et énoncé. Le « lieu réel de l’énonciation » (cf. DRTL cité plus haut) « dis-paraît » dans les dispositifs figuratifs qui l’attestent en discours et qui déploient le champ du « sens ». Mais certaines failles dans les dispositifs figuratifs pourraient être considérées comme des résurgences du réel de l’énonciation.

Plusieurs textes bibliques travaillés ces dernières années laissent supposer une telle possibilité de « négation » du sens, de suspens ou de « fin » du sens, et  cela sans tomber dans l’absurde (le non-sense), mais en mettant en cause l’énonciation elle-même. L’énonciation, dans son rapport au Réel, s’atteste dans des faits de non-sens, d’abolition du sens discursif, dans des manifestations du statut « figural » des figures ne fonctionnant plus comme des « signes » saussuriens (Sa/Sé), mais, vidées en quelque sorte de leur contenu, ayant statut de « signifiant » relatif au sujet de l’énonciation. Ce fait nous est apparu dans plusieurs textes que nous rappellerons rapidement maintenant.

Rappels de quelques travaux

On rappellera ici rapidement quelques travaux d’analyse effectués sur des textes bibliques et à l’occasion desquels cette hypothèse s’est fait jour.

Note de bas de page 1 :

 Cf. L. Panier, « Récit et figure dans la Parabole des Mines (Luc 19). Un modèle pour une sémiotique du discours », Modèles Linguistiques, tome XXIV-1, vol 47, 2003, 97-108 ; « Polysémie des figures et statut figural des grandeurs figuratives : l’exemple de la Parabole des Mines (Evangile de Luc 19,12-27), in S. Rémi et L. Panier, éd. – La polysémie ou l’Empire des sens. Lexique, discours, représentations, Lyon, PUL, 2003.

La parabole des mines1

Evangile de Luc, 19, 9-26

(9) Et Jésus lui (Zachée) dit : « Aujourd'hui le salut est arrivé pour cette maison, parce que lui aussi est un fils d'Abraham. (10) Car le Fils de l'homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu ». (11) Comme les gens écoutaient cela, il dit encore une parabole, parce qu'il était près de Jérusalem et qu'on pensait que le Royaume de Dieu allait apparaître à l'instant même.

(12) Il dit donc : "Un homme de haute naissance se rendit dans un pays lointain pour recevoir la dignité royale et revenir ensuite. (13) Appelant dix de ses serviteurs, il leur remit dix mines et leur dit : "Faites [des affaires] jusqu'à ce que je vienne". (14) Mais ses concitoyens le haïssaient et ils envoyèrent à sa suite une ambassade chargée de dire : "Nous ne voulons pas que celui-ci règne sur nous".

(15) Et il advint qu'une fois de retour, après avoir reçu la dignité royale, il fit appeler ces serviteurs auxquels il avait remis l'argent, pour savoir ce que chacun avait fait [produire].

(16) Le premier se présenta et dit : "Seigneur, ta mine a rapporté dix mines". (17) "C’est bien bon serviteur, lui dit-il ; puisque tu t’es montré fidèle en une petite chose, reçois le pouvoir sur dix villes".

(18) Le second vint et dit : Ta mine, Seigneur a fait cinq mines". (19) À celui-là encore il dit : « Toi aussi, sois à la tête de cinq villes ».

(20) L'autre vint aussi et dit : "Seigneur, voici ta mine que je gardais déposée dans un linge". (21) Car j'avais peur de toi, qui es un homme sévère, qui prends ce que tu n'as pas mis en dépôt et moissonnes ce que tu n'as pas semé".

(22) Je te juge, lui dit-il sur tes propres paroles, mauvais serviteur. Tu savais que je suis un homme sévère, prenant ce que je n'ai pas mis en dépôt et moissonnant ce que je n'ai pas semé. (23) Pourquoi donc n’as-tu pas confié mon argent à la banque ? À mon retour, je l'aurais retiré avec un intérêt".

(24) Et il dit à ceux qui se tenaient là : "Enlevez‑lui sa mine, et donnez-la à celui qui a les dix mines".

(25) "Seigneur, lui dirent-ils, il a dix mines !"

(26) "Je vous le dis : à tout homme qui a l'on donnera ; mais à celui qui n'a pas on enlèvera même ce qu'il a". (27) Quant à mes ennemis, ceux qui n’ont pas voulu que je règne sur eux, amenez-les ici et égorgez-les en ma présence".

Note de bas de page 2 :

 On distinguera le « parcours figuratif » et le « parcours discursif ». Le parcours figuratif rassemble l’ensemble des figures qui développent la manifestation d’un rôle thématique dans un texte. Le parcours discursif concerne les transformations d’une grandeur figurative dans un discours donné.

Dans ce récit-parabole, nous nous sommes intéressés au parcours discursif 2 des « mines ».

Note de bas de page 3 :

 « Cent deniers, ou le salaire de cent journées de travail » (Evangile selon Luc, trad. Sœur Jeanne d’Arc, Les Belles Lettres, Desclée de Brouwer, 1986, p. 153).

Note de bas de page 4 :

 Telle pourrait être l’attente de l’  « homme sévère qui prend ce qu’il n’a pas déposé».

La mine initiale, donnée à chacun des serviteurs, a le statut d’objet. Cette figure peut donner lieu à une interprétation référentielle si l’on remarque que, la « mine » désignant une certaine somme d’argent3, le discours déploie une isotopie financière. La mine est une mise de fonds dont on peut attendre un produit 4. Mais cette mine initiale s’inscrit dans un procès de transmission : elle est associée à une parole du maître (une consigne) ; elle est aussi ce qui signale le départ et l’absence du maître et ce sur quoi s’inscrivent les effets possibles de ce départ, ainsi que le montre la différence entre le comportement entre les serviteurs.

Dans la phase médiane du récit, la mine est prise dans une opération métonymique : les mines se succèdent et se multiplient à l’identique (tantôt 10, tantôt 5 pour 1). Les mines n’ont de valeur quantitative qu’à être multipliées.

La mine est alors reprise dans un dispositif métaphorique, dans une opération interprétative qui l’installe dans un dispositif de signe (Sa/Sé), par une correspondance entre l’isotopie financière (somme d’argent produite) et l’isotopie politique (pouvoir sur les villes).

En fin du parcours des mines, la mine initiale (restituée par le 3ème serviteur) trouve à être signalée et rappelée dans le déséquilibre final (-1 vs +1). Non prise en considération au départ par les « bons » serviteurs, surdéterminée par le troisième (« petite chose » oubliée dans le processus qu’elle ouvre vs « objet-valeur conservé dans un linge pour être rendu »), cette mine vient comme en surplus, elle n’entre pas dans la comptabilité des mines, elle n’entre pas dans la construction d’un signe (elle n’a pas d’équivalence comme les 10 ou 5 autres). Elle assure, par son rappel, par sa présence surnuméraire pour l’un et son retrait pour l’autre, la fonction de marque pour l’identification des sujets. Loin d’être un signe thématisable, interprétable (comme les mines associées à des villes), elle a le statut figural d’« in-signe », de non-signe désignant la singularité d’un sujet dans le parcours figuratif qui le représente, à partir de sa position en tant qu’énonciataire de la parole reçue au départ du maître (petite chose, fidélité).

On remarque donc ici comment la dernière « mine » introduit dans le discours une abolition, ou une fin du parcours d’expansion sémantique de la figure en discours. Posée au début du récit, la figure est susceptible d’expansions, d’exploitations métonymiques ou métaphoriques que le terme du récit vient rompre : la dernière mine n’a pas de « sens », mais elle renvoie directement au statut des sujets (comme une marque d’identité) et à leur place dans le dispositif d’énonciation mis en place au départ du maître.

Note de bas de page 5 :

 Cf. L. Panier, « Le mémorial de l’attente. La courbure du temps dans les récits évangéliques de la dernière Cène », in Bertrand D et Fontanille J. éds. : Régimes sémiotiques de la temporalité. La flèche brisée du temps, coll. Formes Sémiotiques, PUF, 2006, 261-275 ; « Le récit de la dernière Cène. Forme discursive et modèle théologique », dans Ph Abadie (éd.), Aujourd’hui, lire la Bible. Exégèses contemporaines et recherches universitaires, Lyon Profac,2008, 127-144.

Les récits de la Cène5

Matthieu 26

26 Ayant pris du pain et prononcé la bénédiction, (il le) rompit et, ayant donné aux disciples, dit : “ Prenez, mangez, ceci est mon corps. ”

27Et ayant pris une coupe et rendu grâces, il (la) leur donna, disant : “ Buvez en tous,

28car ceci est mon sang de l’alliance qui est répandu pour beaucoup en rémission de péchés

29Or je vous (le) dis, je ne boirai plus désormais de ce produit de la vigne jusqu’à ce jour-là où je le boirai avec vous, nouveau, dans le royaume de mon père.

Une étude des trois récits du dernier repas de Jésus avec ses disciples, en Matthieu, Marc et Luc, révèle un phénomène analogue. Un dispositif d’énonciation, relativement complexe, ouvre la possibilité du discours et d’un déploiement figuratif, que vient rompre l’inscription d’une figure « vide » au statut figural, directement référée à la possibilité du sujet de l’énonciation.

Ces récits peuvent se découper en trois séquences correspondant à trois paroles de Jésus : une parole sur le pain (« ceci est mon corps… »), une parole sur la coupe (« ceci est la coupe de la nouvelle alliance… ») et une parole sur le départ et l’absence (« je ne boirai plus… »).

Ici encore on pourra observer un parcours de l’énonciation, de la schizie initiale, en passant par l’expansion figurative pour aboutir à une forme d’abolition du sens dans une grandeur figurale. Analysons successivement ces trois paroles de Jésus.

Première parole

Note de bas de page 6 :

 Cf. La citation du DRTL mentionnée plus haut à propos du « lieu réel » de l’énonciation. Cette opération énonciative est à l’origine de l’émergence de la signification (sémiose) si l’on en croit E. Güttgemans : « Un signe est un corps détaché du corps humain (…), la production des signes est un acte de détachement (…) Pourquoi l’homme a-t-il cette “ pulsion ” de démultiplier, par un acte de détachement, le monde des choses physiques dans un autre monde, qui est, lui aussi, constitué par des choses physiques, utilisées comme des signes ? » (E. Güttgemans, 1993, p. 137).

La première parole, sur le pain, installe l’énonciation à partir d’une coupure qui affecte de sujet réel de l’énonciation (le corps parlant). Réfléchissant au statut de Jésus dans cette première partie du récit, on peut noter que le lieu originaire de l’énonciation, le corps parlant se trouve scindé, divisé, ou détaché de lui-même : MON corps (là d’où JE parle) est dans CE pain qu’il n’est pas et où JE ne suis pas : présence et absence, identité et différance6. Cette énonciation met très précisément en acte (et en discours) une coupure constitutive de l’énonciation : le sujet de l’énonciation, en tant que la parole s’y incarne, est un sujet « divisé ».

Note de bas de page 7 :

 Cette question sera largement et longuement débattue dans la réflexion théologique sur le sacrement de l’eucharistie.

La corrélation signifiante produite par cette parole ne se réduit pas à une relation d’équivalence entre le pain d’un côté et le corps de l’autre, pris comme des « objets » singuliers. Le pain n’est pas le signe visible d’un corps invisible (surtout pas dans ce récit où Jésus est présent devant ses disciples : il y a bien là pour eux et le corps et le pain !) 7. L’acte de parole mis en discours dans le récit construit une relation d’homologation entre deux parcours, celui du pain et le celui du corps. Le parcours du pain (saisi, béni, rompu et donné) s’applique au parcours du corps (donné pour vous), mais cela concerne « MON corps », le lieu réel de l’énonciation présente ; les deux parcours du pain et du corps construisent le parcours figuratif de l’acte énonciatif lui-même.

À la suite du débrayage énonciatif et énoncif (« Je » / « ceci est »), le pain (saisi, béni, rompu, donné, désigné) manifeste la coupure qui définit « mon-corps » c’est-à-dire la condition charnelle d’une énonciation qui prend corps. Il est le signifiant de la coupure qui marque, en tant que lieu de la parole, un corps toujours perdu/donné.

La première parole de Jésus énonce (et met en acte) les conditions mêmes de l’énonciation, et le statut d’un corps divisé par la signifiance.

Deuxième parole

Note de bas de page 8 :

 Qualifiée comme alliance et posée comme nouvelle (dans le récit de Lc), cette coupe fait sens de son rapport à une alliance ancienne qu’elle présuppose : ainsi se trace un parcours entre des figures, un parcours de figures susceptible de lier un discours et définir un registre thématique (une isotopie). Mais ce parcours a une forme, le discours de Jésus marque un point d’accomplissement : l’acte présent de l’énonciation (dont les conditions viennent d’être dites et signifiées par la parole et le geste sur le pain) accomplit sans la périmer l’alliance ancienne, et ainsi la constitue en « figure » pour ce qui, ici et maintenant (dans ce repas, ‘la nuit où il fut livré’) s’effectue de réel. L’alliance trouve son ancrage réel dans cela qui advient maintenant et ici, mais ce réel, concernant justement le corps de Jésus et son lien à la parole, ne peut être que « figuré », dans l’enchaînement de ces figures venues du premier testament.

La deuxième parole, sur la coupe, développe, à partir de l’énonciation initiale, les possibilités du « discours » qui enchaîne des grandeurs figuratives, le sang, l’alliance, la multitude, les péchés… (en particulier chez Matthieu où ce parcours est le plus développé), et les articule selon les règles du discours, la métaphore et la métonymie. Il y amétaphore si le sang est celui de l’alliance et si le discours articule et conjugue deux isotopies distinctes qui recatégorisent chacune des figures considérées ; il y a métonymie si l’alliance ici désignée fait sens dans un parcours d’alliance qui l’inclut et dans un parcours narratif qui la finalise comme acte (« sang répandu pour beaucoup, pour la rémission des péchés ») 8.

Ici encore on n’est pas dans un dispositif symbolique de signe (signifiant / signifié) entre la coupe et le sang : la coupe signale la coupure qui, dans l’événement pascal, atteint le corps réel de Jésus et ne pouvant être directement dite ou représentée, ne peut être que signalée à l’horizon du jeu des figures, de leur répétition, de leur reprise.

Si la parole sur le pain nous situe aux conditions initiales de la parole, la parole sur la coupe indique les conditions de signifiance du discours que cette énonciation déploie : du sens advient dans le jeu des figures (alliance nouvelle / ancienne ; sang répandu pour la rémission des péchés), dans leur parcours qui développe le champ du « sens ».

Troisième parole

C’est la troisième parole qui nous intéresse ici. En Matthieu, Marc et Luc, le dispositif temporel ouvre un temps futur: “ Je ne boirai plus désormais du produit de la vigne jusqu’à ce jour-là où je le boirai nouveau dans le royaume de Dieu ”. On peut être surpris de trouver ici la figure de ce produit de la vigne (genêma) répliquant à la figure précédente de la coupe de l’alliance nouvelle. En effet, il a été question jusqu’ici de la coupe et du sang, ouvrant le parcours figuratif de l’Alliance ancienne et nouvelle, et du sang versé pour la rémission des péchés. La coupe a été donnée aux disciples pour qu’ils la boivent, mais ici, il s’agit, mais pour Jésus lui-même, de boire le produit de la vigne. La métaphore et la métonymie semblent abolies ; la coupe se trouve soudain comme vidée de tout sens “ figuré ” pour être prise, a minima, dans sa valeur la plus prosaïque ou immédiate : il n’est plus question de sang ni d’alliance... il n’est même pas question directement de vin, il ne reste que “ le produit de la vigne ”.

Du ‘montage’ figuratif extrême où la coupe du repas pascal a pu être inscrite dans le parcours des figures de l’alliance, il reste ... le produit de la vigne à boire… et c’est dans cette figure prosaïque ultime que se dit l’ultime accomplissement, l’orient et le terme de la répétition et de la reprise des figures. Et s’il s’agit pour Jésus de boire, c’est bien que le corps à nouveau est en place… et c’est bien de Jésus en tant que sujet de l’énonciation qu’il est question.

Le “produit de la vigne“ n’est plus une figure comme le pain / corps et la coupe / sang (de l’alliance), il n’est pas l’objet d’un assertion (« ceci est »), il n’entre pas dans un dispositif d’interprétation, mais il touche et marque, comme boisson, ce corps qui, dans l’acte d’énonciation, s’est trouvé engagé (et perdu) dans la signifiance et dans l’ordre du discours. La boisson nouvelle atteste un corps retrouvé et une existence partagée.

Ici encore une figure vidée de son sens vient rompre le parcours d’expansion discursive des figures et fait advenir le lieu de l’énonciation.

L’apocalypse de Jean

Note de bas de page 9 :

 Cf. La revue Sémiotique & Bible a consacré plusieurs articles au livre de l’Apocalypse : n° 128 (2007) ; 129 et 130 (2008) ; 138-139 (2010) ; voir également J. Calloud, « Pour une théorie du signifiant : l’Apocalypse de Jean », Postface, in J. Delorme & I. Donegani, L’Apocalypse de Jean. Révélation pour le temps de la violence et du désir, vol. 2, Paris, Cerf, 2010, 225-234.

Il est difficile de rappeler ici un ensemble de travaux récents du CADIR sur l’Apocalypse de Jean 9. Ce livre vient clore le corpus biblique et peut être globalement analysé comme une manifestation de la fin des « signes » dans la profusion des « signifiants »

Note de bas de page 10 :

 Il s’agit du livre qui apparaît dans une vision au ch 5 : « Et je vis dans la main droite de celui qui siège que le trône un livre roulé, écrit au recto et au verso et scellé de sept sceaux »

Note de bas de page 11 :

 Dans le livre de l’Apocalypse : 5, 5.

« Dans le Livre que nous lisons, un petit livre 10 ; de l’écriture donc, beaucoup d’écriture, autant qu’il est possible d’en écrire, en dedans et en dehors, à l’endroit et à l’envers. Mais un écrit sept fois scellé, à ne pas ouvrir, à ne pas regarder, à ne pas lire donc ; comme une partition en attente, comme la trace d’un propos secret, absolument. Tout le livre de l’Apocalypse est, de quelque manière, dans ce petit livre; et le livre de l’Apocalypse n’est pas la lecture de ce « livret ». Entre l’un et l’autre, nous le savons, il faudra l’intervention du lion de la tribu de Juda, du rejeton de David11. Cette longue chaîne des actes de l’Agneau, unique « interprète » de l’écrit tenu dans la main de Celui qui siège ; au sens le plus strict de ce terme : celui qui se prête à l’acte d’expression, qui fait sonner au plus juste la partition écrite et entendre ce qui doit être entendu ; en acte et en actions, sans recours au sens.

On aura compris que le petit livre dans le grand Livre s’interprète comme partition ; en termes linguistiques disons qu’il est un recueil de « signifiants ». Ce terme désigne précisément, dans le « signe », le donné perceptible, audible ou visible, donné de quelque manière à percevoir ou à interpréter. Pour les linguistes, à la suite de F. de Saussure, le signifiant est interprétable en termes de signifié ou de sens. On comprend que ce ne peut être, dans le contexte de l’Apocalypse, le modèle adéquat, puisqu’il n’est, en aucune manière, question de « lire », donc de comprendre le contenu du livre scellé. Je fais donc ici une autre proposition : les signifiants s’interprètent ici d’être simplement mis en suites ordonnées et finalisées. Ils ont, plutôt qu’un sens ou, ensemble, une signification, capacité de se constituer en chaînes et en ensembles de chaînes, jusqu’à une fin reconnue comme effet ou comme fruit.

Il se trouve que la structure littéraire de l’Apocalypse de Jean est pour une part une structure de chaînes ; ainsi les septénaires angéliques. Ce n’est pas pur hasard qu’à partir du chapitre 8 les anges, ici plus acteurs que messagers, prennent le relais de l’Agneau dans cette fonction signifiante initiée par l’ouverture des sceaux.

D’autres textes mériteraient attention, et le travail devrait être poursuivi sur ceux-ci. On constate dans ces discours un processus d’expansion du sens (de déploiement indéfini) qui vient à être rompu, interrompu, par l’installation d’une grandeur « figurale » quasiment non-interprétable, échappant au domaine du « sens » pour fonctionner comme « signifiant » (marque ou ‘in-signe’) de l’énonciation. L’énonciation survient comme « trou » dans le discours, comme « fin » du sens.

Excès et négation du sens dans les paraboles de Mc 4

« Parler en paraboles » est, selon les évangiles, une caractéristique du discours de Jésus.

Par de nombreuses paraboles semblables, il leur disait la parole comme ils pouvaient l’écouter ; sans parabole, il ne leur parlait pas, mais à l’écart, à ses disciples à lui, il expliquait toutes choses. (Mc 4, 33)

Mais ce « parler en paraboles » produit pour certains des effets de non-sens, ou de perte du sens, que nous nous proposons d’observer.

A vous le mystère du règne de Dieu a été donné. A ceux-là, à ceux du dehors, toutes les choses adviennent dans des paraboles, afin que regardant ils regardent et ne voient pas, et qu’écoutant, ils écoutent et ne comprennent pas, de peur qu’ils ne changent d’esprit et qu’il ne leur soit fait rémission. (Mc 4,11)

« Parler en paraboles », il s’agit bien de la parabole comme énonciation envisagée non seulement du point de vue de sa communication, mais du point de sa structure et de ses effets. Parmi ces effets, comme l’indique déjà le verset cité plus haut, notons que le parler en paraboles opère une division :

  1. dans l’auditoire de Jésus. S’agit-il d’une opération de « tri » dans laquelle deux formes d’enseignement, en paraboles ou « en clair » développeraient la forme du secret ? A certains serait réservé un savoir (sur le règne de Dieu ou sur l’identité de Jésus), aux autres, la foule, serait dispensé un enseignement figuré ou obscur, susceptible de les égarer…

  2. dans la gestion et dans la réception du sens si le sens premier (immédiat, obvie) du récit-parabole s’avère, dans la perspective de Jésus aboutir à une perte de sens (« regardant, ils regardent et ils ne voient pas ») ;

  3. les deux formes de division signalées ici sont sans doute à relier : la question du sens, et de sa perte, est relative à une position (une posture) d’énonciation (énonciataire) par rapport au discours en paraboles.

La parabole serait-elle là pour faire « perdre le sens » ?

Récit-parabole et dispositif parabolique

A première lecture, le ch. 4 de Mc se présente comme un récit qui raconte l’enseignement de Jésus : « il enseignait beaucoup de choses en paraboles ». On peut alors essayer de suivre comme une intrigue ce ch. 4 qui présenterait l’activité de Jésus enseignant et les effets de son enseignement.

Mais le texte de Mc résiste à ce simple traitement narratologique. Jésus enseigne, certes, mais les effets sur l’auditoire présent (« la foule nombreuse ») ne sont pas racontés. C’est un autre groupe qui interroge sur les paraboles et c’est Jésus lui-même qui, dans les vv. 11-12 et 24-25, énonce (annonce) les effets du « parler en paraboles », et c’est Jésus encore qui propose une application du récit du semeur que personne ne lui a demandée… Ces points d’observation nous engagent à porter attention à la composition textuelle du chapitre et à penser que, au-delà des « personnages » du récit évangélique, c’est le lecteur qui est concerné par cette mise en discours des récits-paraboles.

On peut alors faire l’hypothèse que le texte de Mc 4, de manière inaugurale et typique, développe un « dispositif parabolique » et que, pour le lecteur de Mc, c’est l’ensemble du chapitre qui manifeste les conditions sémiotiques du « parler en paraboles ».

Nous nous intéresserons en particulier aux deux segments textuels que sont : le récit des semailles (vv. 3-8) d’une part, et l’« explication » de la parabole d’autre part (vv. 14-20). Tout se passe comme si le récit des semailles seul ne faisait pas « parabole », mais que c’était la juxtaposition et l’écart entre le récit et l’« explication » qui constituaient le dispositif parabolique.

Note de bas de page 12 :

 A bien des égards, notre travail est redevable aux travaux du CADIR de Lyon et en particulier aux analyses et lectures de Jean Delorme : « La communication parabolique d’après Marc 4 », Sémiotique et Bible, n° 48,1987, 1-17 ; L’Heureuse Annonce selon Marc. Lecture intégrale du 2ème évangile, vol. 1, Lectio Divina 219, Cerf/Médiaspaul, 2007, 261-311 (nous lui empruntons la traduction du ch. 4 de Mc).

Les conditions du « sens », de sa position, de son expansion et de son arrêt retiendront particulièrement notre attention. Nous observerons comment s’établit la communication de la parabole et comment la mise en rapport du récit et de son « explication » construit tout à la fois l’expansion et la négation du « sens » et fait place à l’énonciataire qu’elle convoque 12.

Une entrée en matière…

Le récit évangélique (4,1) précise bien les conditions d’énonciation du premier récit, et organise la scène de l’enseignement de Jésus avec les lieux et les acteurs concernés. On distinguera particulièrement les trois types d’auditoire mis en scène ici :

- la foule nombreuse sur terre, à distance de Jésus dans la barque sur la mer et concernée seulement par le premier récit parabole,

- puis « ceux autour de lui avec les douze » qui sont concernés par l’explication de la parabole (10-25),

- enfin un auditoire indifférencié détaché apparemment de la situation de communication de la première parabole (26-32).

On notera également les consignes d’écoute qui encadrent le récit.

Ecoutez (4,3) - Celui qui a des oreilles pour écouter, qu’il écoute ! (4,9)

L’énoncé du récit est introduit et conclut par un appel à l’énonciation, et aux conditions « somatiques » de l’énonciation. Il s’agit de se servir de ses oreilles… pour écouter, ce qui peut paraître banal. Mais cela nous alerte sur l’acte d’énonciation dont il est question ici, et nous engage à distinguer dans ce premier récit le dit (récit parabolique) comme énoncé, et le dire (et l’écouter) comme actes d’énonciation (« enseigner beaucoup de choses en paraboles » / « écouter »), et à voir comment s’articulent dialectiquement le récit et son énonciation, le « sens du dit » et la force du dire. Notre hypothèse est que la force énonciative vient « barrer » l’expansion du sens et produire un effet de « non-sens » dans le discours.

Quelques remarques brèves sur le récit des semailles

3  « Écoutez ! Voici : Le semeur sortit pour semer 4. Et il advint dans le semer qu'il en tomba [une part] le long du chemin, et les oiseaux vinrent et dévorèrent cela. 5. Et une autre tomba sur la pierraille, là où elle n'avait pas de terre abondante, et aussitôt elle leva parce qu'elle n'avait pas de profondeur de terre ; 6. et quand se leva le soleil elle fut brûlée, et parce qu'elle n'avait pas de racines, elle fut desséchée. 7. Et une autre tomba dans les plantes-à-épines, et les plantes-à-épines montèrent et l'étouffèrent ; et elle ne donna pas de fruit. 8. Et d'autres tombèrent dans la terre, la belle, et ils donnaient du fruit en montant et en croissant, et portaient : un trente et un soixante et un cent. » 9. Et il disait : « Celui qui a des oreilles pour écouter, qu'il écoute. »

Note de bas de page 13 :

 On peut s’interroger sur la « sortie » du semeur, elle comporte un trait de /déplacement/ et de /séparation/. Curieusement ce trait n’est pas repris dans l’explication du récit, où il aurait pu s’homologuer à la coupure (schizie) de l’énonciation de “la parole“.

Note de bas de page 14 :

 Litt. « Il advint dans le semer – en tô speirein » (Mc 4,4).

Le récit s’ouvre sur l’activité du semeur (le semeur sème) 13 et définit par là un rôle thématique plus qu’il ne met en oeuvre un réel programme narratif (avec un objectif, un enjeu de valeurs, ou des modalités du sujet). Il ne sera d’ailleurs plus question du semeur dans le récit : la parabole n’est pas l’histoire du semeur, mais celle du « semer » 14, et des lieux de réception de la semaille. Quatre lieux sont distingués (le long du chemin, la pierraille, les épines, la bonne terre) qui correspondent aux conditions de chute de la semence et à leurs effets.

On relèvera qu’il y a trois épisodes d’échec (chemin, pierraille, épines) et un épisode de réussite, articulé en trois niveaux de rendement (trente, soixante, cent), mais moins détaillé figurativement et narrativement (pas de mention d’adjuvants qui pourraient correspondre aux opposants de la première partie). Cette histoire agricole se solde par une expansion : le « semer » produit trente, soixante, cent…, expansion qui se retrouvera dans les deux dernières séquences du chapitre 4 (la graine qui pousse toute seule, et la graine de moutarde qui produit la plus grande des plantes).

Telle est l’histoire du « semer » ; elle pourrait se suffire à elle-même, s’il n’y avait l’enchâssement de ce récit dans le récit évangélique, la mention de l’enseignement « en paraboles » (4,2), et, en introduction et conclusion (4,3 et 9), la consigne d’écoute et cette alerte pour les « oreilles »… Il y a un enseignement et quelque chose (ou quelqu’un) à « écouter » dans le récit. Tel qu’il est introduit et conclu, le récit des semailles est sémantiquement déséquilibré. Y a-t-il dans ce récit plus de sens qu’il n’apparaît ? Mais alors, comment dévoiler ce surplus nécessaire ? Ou bien y a-t-il, du fait de l’énonciation, une limitation du sens au profit d’une autre dimension du récit ? Comment la faire apparaître ?

Ce récit (cette narration) demande un « plus » :

- du côté du « sens » : y a-t-il un « sens », un surplus de sens, au-delà de cette histoire de semailles ? Ce récit est-il le comparant d’un comparé à définir, ou la transposition figurative (figurée) d’un contenu thématique (abstrait) à découvrir ?

- et/ou du côté de l’énonciation : la parabole est-elle un mode d’énonciation (« parler en paraboles ») qui nécessite un certain type d’énonciataire ?

Pourquoi parler en paraboles ?

Cette question fait l’objet des vv. 10-13 dans l’échange entre Jésus et ceux qui sont « autour de lui avec les douze ».

Nous n’avons pas d’autres précisions sur la composition de ce groupe des proches de Jésus, sinon qu’ils sont ceux qui à l’écart de la foule interrogent Jésus sur les paraboles, alors que le premier récit n’est suivi d’aucune réaction de l’auditoire (la foule nombreuse). Ceux-là, à l’écart et proches de Jésus, l’interrogent, et ils reçoivent une information sur le pourquoi et le comment des paraboles, et leur est également révélée la capacité particulière qui est la leur pour occuper cette place. Comme les différents terrains sur lesquels tombe la semence, ce groupe, comme plus loin le groupe de « ceux du dehors », est défini par sa situation dans la réception du parler en parabole.

Leur question porte sur les paraboles (et pas directement sur le récit des semailles) sans plus de précision ; c’est Jésus qui informe sur les conditions et les effets des paraboles, et qui propose, de manière méta-discursive, l’application de cette parabole à “la parole“.

« A vous le mystère du règne de Dieu a été donné. A ceux-là par contre, à ceux du dehors, toutes les choses adviennent dans des paraboles, afin que regardant ils regardent et ne voient pas et qu'écoutant ils écoutent et ne comprennent pas, de peur qu'ils ne changent d'esprit et qu'il ne leur soit fait rémission. »

Les proches ont une compétence (A vous le mystère du règne de Dieu a été donné), mais elle ne les rend pas aptes pour « décoder » ou interpréter la parabole (c’est Jésus qui en propose l’application à “la parole“), ni pour « parler en paraboles » (cf. v. 30). De quelle compétence peut-il donc s’agir ? Il leur est dit, révélé, que « le mystère du règne de Dieu (leur) a été donné ».

Note de bas de page 15 :

 Mt et Lc dans les récits parallèles ont une version différente : « A vous a été donné de connaître le mystère… ». Mais connaître le mystère ne signifie pas forcément savoir ce qu’il contient et qu’il cache.

Note de bas de page 16 :

 La tension entre figure et vérité, perception et interprétation court tout au long de la réflexion médiévale. Elle est clairement posée dans cette requête adressée par le roi Charles le Chauve au théologien Ratramne de Corbie (IXè s.) : « Votre majesté demande si le corps et le sang du Christ, ceux que dans l’église reçoit la bouche des fidèles, se présente en mystère ou en vérité. Autrement dit, n’y a t-il rien de secret, accessible uniquement aux yeux de la foi, ou bien le regard du corps saisit-il de l’extérieur ce qu’aucun mystère ne doit voiler, ce que l’œil de l’esprit regarde de l’intérieur, de telle sorte que ce qui se manifeste apparaît tout entier dans la lumière de sa manifestation ; et d’autre part, s’agit-il de ce corps qui est né de Marie, a souffert, est mort, a été enseveli, et après être ressuscité est monté aux cieux, et siège à la droite du Père ? »
Dans sa réponse, Ratramne définit la figure et la vérité : « La figure, elle est une ombre, qui présente sous des voiles ce qu’elle découvre… Par contre la vérité est la désignation claire d’une chose que ne voile l’ombre d’aucune image, mais qui se fait voir dans sa signification simple, évidente, naturelle. Si ce mystère s’accomplit sans aucune figure, on a tort de l’appeler mystère. On ne peut appeler mystère ce en quoi rien n’est caché… Mais ce pain qui, par le ministère des prêtres, devient corps du Christ, c’est autre chose qu’à l’extérieur il laisse saisir aux sens humains, et autre chose qu’à l’intérieur il proclame aux âmes des fidèles. »

Il y a bien un mystère, au-delà (ou en deçà) ou dans les paraboles, un mystère peut-être manifesté dans le récit qui vient d’être énoncé ; et ce mystère demeure : il n’est pas dévoilé ou porté à la connaissance15. Jésus n’en donne pas la « clef » ; ce mystère reste voilé dans les paraboles. Mais il est peut-être révélé aux proches qu’elles en constituent même le voile16.

Ce mystère « a été donné » ; cela a été réalisé sans qu’on puisse dire où, quand, ni comment. La déclaration de Jésus prend la forme et la place d’une sanction narrative soldant une performance accomplie, mais celle-ci n’est pas racontée (ou pas racontable dans la logique du parcours narratif). Dans l’organisation narrative du ch. 4, le don du mystère ne se montre que dans le fait que, pour cet auditoire proche, il y a eu et il y a question sur les paraboles.

Note de bas de page 17 :

 J. Delorme, L’heureuse annonce…, vol. 1, 282. On peut comparer leur sort à celui du 3ème serviteur dans la parabole des mines en Lc 19 : il n’entre pas dans la perspective ouverte et représentée par le don de la mine initiale par le maître sur le départ à ses serviteurs.

Note de bas de page 18 :

 Selon les catégories proposées par C. Zilberberg. Cf. C. Zilberberg, Eléments de grammaire tensive, Limoges, PULIM, 2006.

Quant à « ceux du dehors », pour autant qu’il s’agit du rapport à la parole et d’une capacité de réception, ils sont ceux qui restent en dehors de la parole, et « on les reconnaît à ce qui leur arrive »17. Tout leur arrive en paraboles, on n’est pas dans la logique narrative simple du « parvenir », mais dans la logique du « survenir »18, où des effets sensibles et observables attestent, comme des symptômes, des événements (d’énonciation) qui ne peuvent être directement mis « en discours ».

Note de bas de page 19 :

 Jean Delorme parle du cas 4 de Marc comme du « pont aux ânes », passage étroit mais obligé, pour les disciples … et pour le lecteur de l’évangile.

Mais on n’échappe pas à la parabole ! Qu’on entre ou non dans la question des paraboles, elles produisent leur effet. A ceux du dehors « toutes choses adviennent dans des paraboles » ; il y a là plus que l’enseignement de Jésus, plus que les récits-paraboles particuliers, il y a « ce qui advient » (ta panta ginetai). Il est alors question de l’instauration et de la posture du sujet devant l’événement, devant le « survenir », devant des choses qui arrivent et qu’on regarde sans voir et qu’on écoute sans entendre. « Tout advient dans des paraboles », qui sont là comme un obstacle à franchir, comme un défi 19 qui rend nécessaire la conversion du regard et de l’écoute.

L’obstacle de la parabole, du récit-parabole, tient peut-être à sa facilité, à l’évidence d’un simple récit, qui masque le « mystère » et fait qu’au-delà du récit, il n’y a rien à « voir », rien à « entendre ». Pour ceux du dehors tout ce qui advient a ce statut d’évidence qui bloque l’alerte de la vision et de l’écoute. Aucune marque de non-sens (de négation du sens) ne vient rompre le domaine du sens et ses possibilités d’expansion : on peut toujours interpréter et ajouter du sens au sens !

Note de bas de page 20 :

 L’enchâssement du récit-parabole dans le récit principal signale déjà l’évidence trompeuse et l’apparente autonomie du récit-parabole.

Mais l’énonciation de la parabole, le fait qu’elle soit un mode de discours doit alerter sur un « impossible à dire » “la parole“, et sur le détournement de sens nécessaire à la perception et à la réception de “la parole“20.

Note de bas de page 21 :

 Il semble qu’on peut retrouver ici la distinction entre ces deux formes de discours que sont le discours transitif et le discours intransitif qui implique chacun une compétence et une saisie sémiotique spécifique. Le premier est orienté vers un objet qu’il donne à voir, il est de l’ordre de la représentation et de la connaissance du monde représenté (« le semeur est sorti pour semer »… que dire de plus ?) ; il fait appel à une compétence « encyclopédique » (le savoir commun) et à une saisie pratique. Le second, par sa structure, élabore les conditions d’émergence du « signifier » et de manifestation d’un sujet de la parole.

Ceux du dehors, regardant, regardent sans voir, écoutant, écoutent sans entendre… Par rapport à cette situation, sans doute dysphorique, il ne semble pas qu’il y ait un programme narratif à accomplir, un progrès à réaliser, un effort à faire pour passer de regarder à voir, d’écouter à entendre, d’une perception superficielle à une compréhension plus profonde ; nous ne sommes pas dans une structure narrative du continu ou du progrès, mais dans une forme du discontinu21.

Non seulement la parabole semble représenter un défi pour l’écoute, mais cette disposition énonciative semble orientée par une intentionnalité assez difficile à bien situer. « Toutes choses adviennent dans des paraboles afin que…. de peur que… ». Que penser de l’apparente intentionnalité de la parabole ?

Note de bas de page 22 :

 Sur ces versets assez difficiles, voir J. Delorme, L’Heureuse annonce, op. cit, 284-288.

La forme impersonnelle du « toutes choses adviennent» suggère que l’intentionnalité présupposée par « afin que » et « de peur que » ne peut pas être celle du narrateur des paraboles qui déploierait une stratégie pour éviter la conversion et la rémission des auditeurs, qu’il considérerait comme des conséquences nuisibles de son enseignement. Il faut supposer plutôt que cette intentionnalité relève du processus parabolique lui-même, ou même qu’elle caractérise un vouloir insu de « ceux du dehors », tel que leur position devant la parabole détermine une résistance à entrer dans le dispositif des paraboles, un point de vue qui pose comme néfastes la conversion et la rémission22.

Une « explication » du récit-parabole ?

A ceux à qui « le mystère du règne de Dieu a été donné, Jésus ouvre la parabole. Que vaut cette interprétation ? S’agit-il même d’une interprétation ?

Note de bas de page 23 :

 Cf. J. Geninasca, « La semence et le royaume », in J. Delorme (éd.), Parole, Figure, Parabole, Lyon, PUL, 103-124.

Mais qu’est-ce qu’interpréter une parabole ?

L’interprétation peut s’entendre comme la mise en correspondance de deux isotopies23, une isotopie corrélée et une isotopie topique. L’isotopie topique concerne ce dont on parle réellement à l’aide de la parabole, le thème dont elle est le comparant. Ce dispositif métaphorique concerne l’énoncé parabolique, le récit-parabole comme comparant d’un comparé qui peut être mentionné (le « règne de Dieu » par exemple).

L’interprétation peut être une application, en rapport à la situation de communication de la parabole, à laquelle celle-ci prête ses formes narratives. La parabole sémiotise la situation dans laquelle elle est racontée, comme ce pourrait être le cas avec les paraboles du ch. 15 de Lc : Brebis perdue retrouvée, drachme perdue retrouvée, enfant prodigue… Ces trois récits viennent répliquer au reproche qui est fait à Jésus de manger avec les pécheurs. Les trois récits mettent en scène la joie de retrouver ce qui était perdu : « C’est ainsi je vous le dis qu’il naît de la joie devant les anges de Dieu pour un seul pécheur qui se repent. » (Lc 15,10)

La mention de l’écoute et des oreilles en Mc 4 nous alerte sur les conditions de réception de la parabole plus que sur une structure métaphorique à décoder, ou plus exactement elle indique le lien indissoluble entre la structure du discours parabolique et le fait de son énonciation. Cela engage une attention à l’énonciation (parler en paraboles / écouter) plus qu’à l’énoncé. La nécessité de l’interprétation et la juxtaposition, dans le texte de Mc 4, de la parabole des semailles et de son application à “la parole“ pose évidemment la question du « parler en parabole », de son statut énonciatif et de sa fonction. Le récit des semailles est une parabole de “la parole“ (« le semeur sème la parole »), Il met “la parole“ en parabole. La juxtaposition du récit et de son application à l’énonciation elle-même (“la parole“) manifeste le nouage indissociable ici de l’énonciation et de l’énoncé.

Pourquoi cette vague histoire de semailles ? Et pourquoi cette « explication » qui introduit “la parole“ ? Ne peut-on donc pas dire « directement », simplement, la parole ? Pourquoi ces détours et ces détournements ? Nous avons rejeté comme insuffisantes les hypothèses d’une stratégie du locuteur : stratégie perverse du « maître » ou stratégie plus bienveillante d’une pédagogie pour les « simples ». Il nous faut peut-être envisager que ces détours paraboliques répondent à une nécessité. “La parole“ comme telle, et sa vérité, ne peuvent être manifestées que dans les détours du discours figuratif et ne peuvent être perçues que dans les conditions de leur réception. On ne peut pas « dire » “la parole“ sans la mettre dans un énoncé qu’elle n’est pas ; elle ne peut se manifester que dans un énoncé et dans le « détournement » de cet énoncé.

L’« explication » du récit-parabole ne répond pas à une demande d’interprétation ou d’éclaircissement de la part des « proches », elle n’est suivie d’aucune réaction de leur part. Elle est posée là, articulée au récit par la séquence du questionnement des proches et de la déclaration de Jésus sur la fonction d’obscurité du récit-parabole, nouant ainsi, par cette juxtaposition, expansion et négation du « sens », contenu sémantique discursivsé et acte énonciatif.

Note de bas de page 24 :

 Il n’est pas sûr que “la parole“ développe ici une isotopie ; la transposition du récit-parabole développe plutôt des figures de la réception de la parole : la parole enlevée par Satan, la chute à cause de la persécution, la parole étouffée qui ne produit pas de fruit, le fruit produit (trente, soixante, cent).

« Le semeur sème la parole » ; deux isotopies24 se nouent. “La parole“ vient s’adapter (s’appliquer) au semer du premier récit. Les formes de réception de la parole viennent s’appliquer aux types de terrain du récit des semailles. Quelques éléments de décodage des figures pourraient laisser croire que tout est élucidé par la conjonction de deux isotopies, et par la mise en rapport des configurations discursives qui leur correspondent.

C’est le récit des “semailles“ avec son parcours narratif et ses configurations discursives qui prend en charge “la parole“, l’investit de contenus figuratifs et la rend ainsi dicible et racontable. “La parole“ ne peut être dite (et reçue) que par le détour du récit qui fournit un environnement, une « forme » figurative et narrative, en développant d’ailleurs justement les parcours de la réception de “la parole“ plus que ceux de parole elle-même et de son énonciation. On ne s’intéresse pas beaucoup au semeur dans le récit et en mettant en discours “la parole“, on ne mentionne pas spécifiquement son énonciateur, mais on installe une instance (ou un procès) qui surplombe les actants énonciateur et énonciataire.

L’application du récit des semailles, son rapport à la réception de la parole, sont établis par Jésus pour ceux à qui « le mystère du règne de Dieu a été donné ». On place le sujet énonciataire (auditeur de Jésus dans le récit évangélique, et lecteur de l’évangile) entre ces deux discours dont aucun ne peut remplacer l’autre. A lui seul le récit des semailles ne demande aucun prolongement, à elle seule la séquence sur “la parole“ ne se tient pas, mais la juxtaposition des deux séquences manifeste l’incomplétude de chacune et le suspens de sens qui les fait tenir ensemble.

C’est sur ce point que s’articulent l’excès du sens et sa négation, dans l’entre-deux du récit et de son application, le nouage entre l’énoncé et l’énonciation se fait ainsi à la manière de la bande de Moebius : parcourant l’énoncé du récit on aboutit à l’énonciation-réception de  “la parole“ ; s’intéressant à la mise en discours de “la parole“ on se retrouve dans l’énoncé narratif… L’application du récit dans l’histoire de “la parole“ ne vient pas périmer le récit-parabole, mais elle ne vient pas non plus en donner « le sens ».

La mise en discours de “la parole“ doit passer par la forme du récit qu’elle emprunte (ou quel « habite »), mais l’entre-deux demeure car “la parole“ n’est pas de l’ordre du « sens », elle n’est pas un « contenu » thématique du récit, elle relève de l’énonciation et plus précisément, comme parole, elle se manifeste dans la disposition d’écoute de l’énonciataire et des effets qu’elle y produit (« Qui a des oreilles… » - « A vous le mystère du règne de Dieu a été donné »).

L’histoire de la parole ne vient pas montrer le sens du récit (son « vrai sens »). Parce que la parole relève de l’énonciation, elle renvoie aux conditions de l’énonciation du récit qui n’appartiennent pas au récit lui-même, mais à son entour énonciatif (« écoutez », « qui des oreilles… »). L’histoire de la parole ne vient pas dire « le sens » du récit, au contraire, elle vient le limiter, en quelque sorte le nier : ce récit n’a pas de « sens », mais il est le support, la manifestation dialectique de la parole qui s’indique par ses effets sur les sujets qui la reçoivent (ou non). L’énoncé du récit ne développe pas son « sens » de manière autonome parce que l’histoire de la parole qui lui est associée par Jésus renvoie cet énoncé à la parole comme énonciation, aux conditions mêmes de la parole que porte et voile le récit.

Note de bas de page 25 :

 Rappelons ici cette expression de J. Lacan :« Je parlerai en paraboles, c’est-à-dire pour détourner » (J. Lacan, « Radiophonie », Scilicet 2/3, Paris, Seuil, 1970, 16), cité par Cusin M., « Parole et symptôme dans la parabole », in Delorme J. (éd.), Parole, figure, parabole, Lyon, PUL, 1987, 37-48.

On ne saisit la parole à l’œuvre que dans le décalage, le détour de la parabole25. Mais il faut bien préciser ce « détour » (« détournement »). La parabole est-elle un discours détourné ? Mais pour l’affirmer il faudrait pouvoir maîtriser (connaître) ce à partir de quoi il y a détournement, le topic dont elle fournit une isotopie corrélée. Ou bien faut-il plutôt – comme dans l’expérience de l’anamorphose - se détourner du récit-parabole et de sa clarté (de sa simple évidence) pour regarder ce qu’il peut laisser voir de “la parole“ ? S’il y a détour, il concerne l’énonciataire de la parabole et non le « sens » du récit. On se rappelle l’exemple célèbre d’anamorphose dans le tableau de Holbein, « Les Ambassadeurs » : une vision « frontale » du tableau laisse voir et impose à la vision les deux personnages richement vêtus et leur environnement luxueux et fait apparaître à leur pied une tache informe. Mais si le spectateur se déplace et regarde le tableau depuis son bord, en vision latérale, il voir surgir à la place de la tache, une tête de mort qui occulte la vision précédente. L’anamorphose implique un déplacement du regard.

L’expérience de la parole suppose que soit en quelque sorte « nié » le déploiement figuratif du sens mis en discours et pourtant nécessaire à la manifestation de la parole. La parabole évangélique est un cas intéressant de cette structure : le récit par sa simplicité, par son allure de discours figuré, par le fait de son énonciation enchâssée est susceptible de donner lieu à des expansions sémantiques (des « interprétations ») qui prolongent les configurations discursives, opèrent des transpositions d’isotopies sous le signe de la « métamorphose ».

Note de bas de page 26 :

 Cf. F. Martin, « Figures et Transfiguration », Protée, vol. 21/2, 1993 ; article repris dans Sémiotique et Bible, n° 70, 1993, 3-12.

Mais il semble bien que, dans la perspective du texte de Mc, le dispositif de la métamorphose soit celui dans lequel « regardant, ils regardent et ne voient pas », parce que, en effet, la métamorphose travaille le sens sans déplacement du sujet d’énonciation (énonciataire). En revanche, l’anamorphose 26 est un dispositif de sens dans lequel le « déplacement » du sujet est nécessaire pour « voir », ou, plus précisément ici, pour « écouter ».

Par son enchâssement dans le récit principal et par les consignes énonciatives qui l’encadrent, la parabole est un discours qui alerte sur ce qui échappe à la figurativité du discours : la place de l’énonciation a priori toujours présupposée par l’énoncé et l’expérience de l’énonciation dans la posture de l’énonciataire. Elle le fait ici en juxtaposant le récit et son application, en mettant en discours dans (par) le récit ce qu’il ne peut dire (l’énonciation) – mais qui ne peut être dit qu’en dehors de lui (consignes d’écoute avant et après le récit) : la « parabole de la parole » (vv. 14-20) ne peut tenir seule son sens. Elle n’est là, pourrait-on dire, que pour faire limite à l’expansion du sens du récit-parabole.

La lampe et la mesure

Suivent alors deux petites paraboles adressées au même auditoire restreint, qui semblent mettre en discours d’un côté le survenir de l’énonciation et de l’autre les modalités de réception qui lui seraient liées. Ici encore c’est le processus énonciatif, ses conditions d’émergence et de réception qui sont mis en forme narrative.

La lampe « advient » pour être mise (posée) sur le lampadaire, elle s’inscrit dans un processus de manifestation, un survenir inéluctable et nécessaire (cf. le passif : être manifeste). Le passage du caché au manifesté, du secret au manifeste ne relève pas d’une transformation narrative, d’un « progrès » ou d’une interprétation développant le « sens caché » de la parabole, elle relève d’une nécessité (devoir-être). C’et la « loi » de la parole : la parole qui soutient le discours doit être manifeste… mais elle ne peut l’être que dans un discours !

La parabole de la mesure se place du côté du dispositif de la réception et du côté des ressources dont dispose un énonciataire (avoir / ne pas avoir). Ici encore ces conditions font appel aux capacités du corps sensible (écouter, regarder). On notera ici encore la place des opérations passives non attribuées à des instances actorielles précises (« vous serez mesurés … il vous sera donné »).

Suit une formulation assez obscure et à la logique assez complexe. 

Car celui qui a, il lui sera donné, et celui qui n’a pas, même ce qu’il a lui sera enlevé.

Cette formule est présente dans les trois évangiles synoptiques (Mt 13, 12, Lc 8, 11) dans le même contexte. On la retrouve en Mt 25, 29 et Lc 19, 26 dans le récit de la parabole dites des Talents (parabole des Mines chez Luc) lorsque le maître justifie la sanction apportée aux différents serviteurs. Les économistes, paraît-il, ont appelé cette règle le « principe Matthieu » : les riches reçoivent toujours plus, les pauvres ont toujours moins et perdent le peu qu'ils ont. Mais dans les évangiles, ce principe n'est pas une théorie des échanges économiques, c'est la règle d'opérativité du discours parabolique, un théorème de l'énonciation parabolique.

Nous pouvons faire quelques remarques sur la formule.

Cette règle suppose : i) un système d'objets qui ne connaît pas l'équilibre des échanges, ou l'équivalence des valeurs, ii) une structure actantielle qui distingue un sujet d'état pour le don ou la dépossession, et un opérateur pour les transferts, iii) une disposition temporelle entre un présent (avoir/ne pas avoir) et un futur (recevoir/perdre), et iv) un objet non figuré et non valorisé en lui-même (qu'est-ce qu'on a ou n'a pas en face de la parabole ?) mais à partir duquel se déploient les valeurs de l'attribution (surplus) et de la dépossession (perte), et les écarts entre les positions de sujet.

En quoi cette structure peut-elle concerner les effets de la réception des paraboles ? Il serait trop facile de dire qu'il suffit d'avoir la clef de l'énigme pour comprendre la parabole (et que celui qui n'a pas cette clef reste dans l'obscurité de l'énigme) ; on l’a vu, l’explication du récit des semailles reste une parabole... et elle s’adresse à ceux « à qui le mystère du règne de Dieu a été donné » alors que cette attribution ne fait pas l’objet d’un récit dans les évangiles et que le mystère reste mystère !

Pour tenter de comprendre ce principe, nous pouvons voir comment il s'applique dans la parabole des Mines chez Luc dont nous avons parlé plus haut : le serviteur pour qui une mine en a produit dix se voit gratifié de dix villes et reçoit en plus la mine que le troisième serviteur avait conservée sans la faire fructifier. Ce qu'on a... ce qu'on n'a pas... ne désignerait donc pas la mine comme objet-valeur évaluable au terme d'une performance mais plutôt la parole donnée au moment de la disparition du maître dont cette mine est le signifiant, le signifiant de la rupture énonciative (schizie) inaugurant et instaurant le discours.

Note de bas de page 27 :

 Cette division peut intervenir entre les sujets, ou dans le sujet lui-même, dans la mesure où, nous l’avons vu, les auditoires se déterminent, comme les terrains où tombe la semence, par leur capacité de réception de la parole.

Note de bas de page 28 :

 Nous reprenons ici l'expression utilisée par Greimas : "La parabole, une forme de vie" (in CADIR, L. Panier (éd.), Le temps de la lecture. Exégèse biblique et Sémiotique. Mélanges offerts à J. Delorme, Paris, Cerf Lectio Divina 155, 1993.

Cette règle, chez Matthieu, Marc et Luc, s'applique à la communication des paraboles, à la position des auditeurs (« celui qui a des oreilles pour entendre... »), ou des énonciataires dont elle annonce la division27. Elle ne formule pas un principe axiologique entre les bons et les mauvais récepteurs, elle énonce le constat et déploie les effets de ce qui, dans la réception des paraboles, est déterminant et qui pourrait être négligé. Mais que peut-on bien avoir ou ne pas avoir en face de la parabole ? Préjugeons qu'il ne s'agit pas de compétences morales ou intellectuelles ; la parabole n'est pas un enseignement élitiste, elle annonce plutôt pour tous les conditions singulières d'entrée dans le règne de Dieu, c'est-à-dire l'émergence singulière d'un sujet pour cette forme de vie28.

De la semence qui pousse toute seule à la graine de moutarde.

La fin du chapitre concerne un auditoire non spécifié (« il disait », vv. 26 et 30) comme si ces deux petits récits se trouvaient extraits  du contexte particulier du ch. 4, et concernaient la pratique globale et habituelle de l’enseignement de Jésus, le « parler en paraboles ».

Il disait (26) - Par de nombreuses paraboles semblables, il leur disait la parole. (33)

Ces deux dernières paraboles du chapitre ont la forme de la comparaison, proposée par Jésus (« Il en est du règne de Dieu comme d’un homme… »), ou suggérée à son auditoire (« A quoi allons-nous comparer le règne… »).

Ces deux paraboles ont en commun de manifester des processus positifs et expansifs. La croissance de la semence est permanente (« de jour… de nuit »), de la semaille à la moisson. La semence pousse d’elle-même, c’est la terre qui produit le fruit ; on retrouve là des éléments de la première parabole du chapitre. La fructification de la semence (parole ou règne de Dieu) est relative aux qualités ou aux postures de la réception, elle est un fait de réception. La plus petite graine produit la plus grande des plantes, et l’on retrouve les oiseaux de la première parabole (4,4), mais en position de bénéficiaires du processus de croissance. Ces deux récits-paraboles ne viennent pas répéter le récit des semailles, même si on y retrouve certains éléments figuratifs. Peut-être viennent-ils, au terme du chapitre, rappeler la fécondité de la parole qui passe (et ne peut passer que) par les paraboles.

Sans paraboles, il ne leur parlait pas

Retour aux conditions d’énonciation de la parole. Elle ne peut être « dite » que dans les paraboles, que par les paraboles ; elle ne peut être reçue qu’en passant l’obstacle (le « pont-aux-ânes ») des paraboles. Il ne s’agit pas de réserver les paraboles à ceux qui sont incapables de mieux, et de réserver un discours clair aux privilégiés. La parabole est pour tous la manifestation de “la parole“ et de son secret. La parole se perçoit dans l’anamorphose figurative, dans l’écart auquel elle conduit, dans une négation du « sens » qui oblige à un déplacement de l’énonciataire.

En guise de conclusion

Dans notre observation du ch. 4 de Mc, nous avons pris la parabole comme un dispositif d’énonciation (plutôt que récit ou énoncé métaphorique), et nous avons envisagé une relation dialectique entre énoncé et énonciation. Il n’y a pas d’énoncé sans énonciation, mais l’énonciation (indépendamment des « indices d’énonciation » manifestés dans l’énoncé), est absente de l’énoncé. Si toutefois cette énonciation vient à produire ses effets, ce sera par des opérations de négation du sens énoncé ou par détournement (anamorphose) du discours. Il nous a semblé que les récits-paraboles évangéliques et la « théorie » qui en est faite, en particulier dans le ch. 4 de Mc, constituent un bon terrain d’observation de ces phénomènes.