Le Débat

Auteurs cités : Noëlle Batt, Émile BENVENISTE, Rudolf Carnap, Ernst CASSIRER, Roger Chambon, Antoine Culioli, Ivan DARRAULT-HARRIS, Gilles DELEUZE, Jacques DERRIDA, Algirdas J. GREIMAS, Louis HJELMSLEV, Francis Jacques Jakobson, Emmanuel KANT, Claude LEVI-STRAUSS, Louis MARIN, Marcel MAUSS, Maurice MERLEAU-PONTY, Charles Sanders PEIRCE, Jean PETITOT, Tereza Pinto-Abbadie, Vladimir PROPP, Paul RICŒUR, Edward Sapir, Lucien TESNIÈRE, René THOM, Knud Togeby, Francisco VARELA, Jean-Jacques Vincensini, Ludwig WITTGENSTEIN, Alessandro ZINNA

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Texte intégral

Jean-Claude Coquet :

Je voudrais d’abord rappeler le problème qui nous a motivés, pendant des décennies, à savoir le problème de la pluridisciplinarité : voilà pourquoi j’ai longtemps collaboré et continue à le faire avec Jean Petitot. Ensuite, en tant que linguiste, je me suis intéressé au statut du langage, lequel recouvre l’ensemble des langues, et qui est spécifié par un acte qui lui est propre, celui de signifier. Et j’ai relevé ce que j’appelle l’ambivalence du langage, retenue dans le titre de l’ouvrage que j’ai récemment publié, Phusis et Logos : une phénoménologie du langage. Le langage, à mes yeux, mais aussi déjà aux yeux d’Aristote, est un combiné de phusis et de logos. Par phusis, il faut entendre l’être, la réalité, et par logos la raison, l’esprit. L’ambivalence est donc le fait de pouvoir jouer sur ces deux éléments qui composent le langage.

Je poserai ensuite deux questions à Jean Petitot : la première porte sur les structures et la deuxième sur l’idéalité du sens. Vous verrez qu’elles se relient très étroitement.

Je terminerai par le lien entre la phusis, c’est-à-dire l’être, la nature, l’étant (Heidegger) et l’instance corporelle, la chair (Leib). Et avec trois exemples, dont l’un porte sur un écrivain, Hélène Cixous, un autre sur un peintre, Cézanne, et le dernier qui pose un problème symptomatique de traduction, celle d’un passage de l’Odyssée, reprise par Paul Ricœur, qui donne lieu à une remarque critique.

Évoquons rapidement ce problème de pluridisciplinarité.

Vous savez tous, même si vous êtes très jeunes, que la linguistique et ses problèmes reposent sur le lien que nous avons eu avec des domaines divers comme l’anthropologie, l’histoire culturelle, la sociologie, la psychologie, la philosophie, et, ajoute Sapir (anthropologue américain), la physique et la physiologie, même si les liens sont plus lointains. Voilà ce que disait déjà Sapir dans cette période de la fin du XIXème et du début du XXème siècle. Cette référence à Sapir, c’est Jakobson qui nous l’a donnée et je peux dire que Jean Petitot a continué à tenir ce rôle de médiateur entre les domaines scientifiques évoqués par Sapir et les sciences du langage. À ce titre, le travail de Jean Petitot est pour tout un chacun, pour moi en particulier, une source constante de réflexion, me permettant de renouveler ma propre enquête.

La sémiotique a été pendant longtemps un point de convergence entre nous, pour nos recherches sur le langage ; pour moi, dès 1964, date à laquelle j’ai rencontré Greimas. Nous avons voyagé ensemble entre Paris et Poitiers, en train et en voiture. Greimas était bavard : on apprenait beaucoup de choses à l’occasion de ces trajets. Toujours en voiture, on est allé de Paris à la propriété du Dr Hécaen (spécialiste de la pathologie du langage) près d’Illiers-Combray, et c’est là que j’ai connu le géomètre René Thom (médaille Fields en 1958) et son adversaire déclaré, l’algébriste Schützenberger (qui considérait Thom comme un peu fou).

J’ai donc fait ainsi une expérience de la pluridisciplinarité.

À Poitiers, j’enseignais la grammaire structurale et l’analyse distributionnelle, fidèle au principe d’immanence. J’ai tout de suite compris que Greimas apportait autre chose dans le domaine de la sémantique (on ne disait pas sémiotique à ce moment-là), une nouvelle réflexion sur le sens. Greimas avait à l’époque un seul élève capable de le comprendre et de le suivre, François Rastier, qui m’a été confié lors du départ de Greimas pour l’EPHE de Paris. François Rastier m’expliquait, une fois par mois, à partir de 1965, quel était le cours de sémantique que Greimas donnait à l’Institut Poincaré. C’était l’époque des commencements.

En 1973, dans le Dictionnaire de linguistique paru chez Larousse, il est dit que l’objet de la sémiotique est l'étude des systèmes de signification. C’est la théorie générale des modes de signifier, ce qui englobe énormément de choses : ambition considérable.

La référence première est bien Saussure, qui a mis en avant la notion de système ; s’ajoute le principe d’immanence développé par Hjelmslev. Mais le langage est aussi un fait social, un fait de culture. Rastier est resté fidèle à cette orientation en proposant une sémiotique des cultures. Sous l’influence de Dürkheim, de Lévi-Strauss, de Merleau-Ponty, la règle est alors d’objectaliser le langage, de décrire l’ "espace social", la "réalité sociale", l’ "autonomie de l’objet social".

Ces quelques citations proviennent à la fois de l’«  Actualité du saussurisme » (publié par Greimas en 1956) et d’une brochure en l’honneur de Merleau-Ponty qui venait de mourir (éditée par l’Université d’Ankara, où Greimas enseignait, en décembre 1961). Elle contient les hommages de Louis Marin et de Greimas, que je cite : Merleau-Ponty voit dans le langage qui n’est que "le mode d’existence des superstructures sociales - systèmes de valeurs, structures de mentalité, institutions culturelles", le "lieu où se situe non seulement le spectacle, mais aussi la réalité du devenir historique de l’humanité".

Premier point : Quel est le statut du langage ?

Cela posé, mon premier point consiste à me demander quel est le statut du langage. Cette référence au social est-elle le dernier mot sur le statut du langage ? En particulier quelle place réserver au fonctionnement du langage, à l’énonciation ? À l’époque, aucune. Greimas le regrettait mais lui-même avait une formation de lexicographe, son goût pour les dictionnaires n’a pas cessé pendant toute sa carrière, et l’époque allait vers la constitution de modèles mais pas vers l’analyse du fonctionnement du langage, du "sujet parlant" et du dialogue entre partenaires. Certes Greimas avait été professeur de linguistique française à Alexandrie, à Ankara, à Istanbul, mais à Poitiers il s’intéressait davantage à la théorie linguistique, à celle de Togeby, proche de Hjelmslev, ou à celle de Tesnière.

Greimas citait cette définition de Tesnière : la phrase est un spectacle, "le monde se donne à nous sous forme de spectacles-énoncés". Une mise en forme de l’univers, telle qu'elle nous est donnée et non pas en train de se faire.

Rapidement ce sont les structures transphrastiques, ce qu'il appelait en 1966 : "les formes transphrastiques du discours", à l’œuvre dans les contes et les mythes, qui l’ont intéressé, mais là encore le fonctionnement du langage et l’énonciation n’ont aucune part.

En 1966, date de Sémantique structurale, contrairement à Ricœur, Greimas ignorait l’importance qu’avait prise Benveniste (le premier tome des Problèmes de linguistique générale date aussi de 1966). Greimas ne connaissait pas les notions introduites de discours, d’énonciation, d’intersubjectivité. Ce qui n'arrangeait rien, les étudiants réunis peu à peu autour de Greimas à Paris étaient en majorité des littéraires et j’étais le seul linguiste du séminaire de Greimas à suivre les cours de Benveniste au Collège de France.

Deuxième point : l’ambivalence du langage.

Dans les années 1960, cette ambivalence du langage, l' "unité de la phusis et du logos [certes à dissocier dans l’analyse] qui apparaît dans le système d’Aristote", Cassirer la souligne, lui qui apparaît à Derrida comme le prédécesseur le plus proche de Benveniste. Mais à cette époque, nul n’en souffle mot.

Pourtant la pratique du langage implique d’abord la saisie perceptive, phénoménale, du monde et sa mise en forme cognitive ensuite. Voilà une articulation banale. La reconnaissance des deux strates est certes banale, mais sur la première, la phusis, rien ! L’analyste se cantonne, par paresse, aveuglement, surtout par habitude de pensée, dans le logos, la seconde strate qui devient, de fait, l’unique.

À la suite de ce coup de force jamais justifié, le langage se confond dès lors avec le métalangage et, conséquence à peu de frais, la phénoménologie du langage est absorbée par la philosophie du langage.

Un exemple éclairant que je prends chez cet autre fondateur de la sémiotique, l'Américain Peirce, 1839-1914, mathématicien, logicien, philosophe, et non pas "sociologue", comme le seront les Français, (Mauss, Lévi-Strauss) ou psychologue, comme Merleau-Ponty. Quand il traite de l’ "interprétant" (qui n’est pas comme chez Morris, 1901-1979, l’ "interprète"), il le présente comme un mode de penser qui, s’appuyant sur le "representamen", la lettre, la page, construit l' "objet", le texte. Ce troisième terme, résultant de l’opération, l'objet, le texte, est alors appelé : "le construit de la lecture".

[Jean-Claude Coquet dessine un schéma et le commente]

Trois termes, donc : on part du premier qui représente la lettre, la page, l’objet matériel, pour arriver, par l'intermédiaire de l'interprétant, au plus important, l’objet qui se trouve en bout de chaîne, l’objet construit.

La sémiotique de Peirce (c’est une remarque de J. Poulain, compagnon de Pierre Boudon), "pour la première fois et de façon irréversible, effectue la transformation d’une philosophie cartésienne de la conscience en philosophie du langage". Et cette sémiotique donne l’occasion à "l’être humain de se reconnaître identifié en toute expérience à l’usage des signes [et l’interprétant est le signe moteur] et de penser cette expérience et donc [ ce "donc" pose problème] de la faire". C’est toujours le terme de logos qui revient et, comme vous le voyez, la phusis n’y a pas de place.

Un autre exemple, moins illustre (qu’Anne Hénault veuille bien m’excuser) est fourni par le métaséminaire qu’elle dirige avec Jean-François Bordron, comme Peirce, amateur de vin de Bordeaux, et intitulé « Sémiotique et philosophie du langage ». J’y ai fait un exposé récemment portant sur la phénoménologie du langage et n’y ai point été entendu ! Cela dit, Anne Hénault a raison dans la mesure où elle reste fidèle à l’orientation orthodoxe de la sémiotique dans les années 70 dont elle ne s’est jamais départie.

Dans Sémiotique et sciences sociales (1976), Greimas essaie de "montrer comment, à partir d’une philosophie du langage, s’est constituée une science [linguistique et sémiotique]".

Le sous-titre du séminaire d’Anne Hénault, « La sémiotique et le monde sensible », devrait faire problème : comment, à partir de la philosophie du langage, peut-on accéder au monde sensible en utilisant le seul filtre du logos ? Un phénoménologue, comme Merleau-Ponty, répondrait que ce n’est pas possible : « Réduire la perception à la pensée de percevoir" serait "renoncer à comprendre le monde effectif et passer à un type decertitude qui ne nous rendra jamais le « il y a » du monde. »

Autrement dit, pour accéder au monde sensible, il faut passer par la phusis : c’est ce que j’avais expliqué chez Anne Hénault l’an passé.

Le philosophe du langage a d’ailleurs une position « mystique ». Je ne sais si cette remarque a déjà été faite. Prenons deux référents indiscutables, Paul Ricœur et Francis Jacques, également proches un temps du projet sémiotique de l’École de Paris.

Pour le premier, Paul Ricœur, "l’immédiat est perdu", car l’homme n’a pas accès directement au monde : c’est une façon de dénier la phusis, pour autant que la phusis ait fait partie de ses préoccupations. Le langage au mieux ne peut servir que de "médiateur [on va reconnaître quelque chose qui va plaire à Jean Petitot] entre l’homme et le monde". Pour Francis Jacques, "le sens n’est là qu’en tant qu’il manque, mais s’il manque c’est que, d’une certaine manière, il est déjà là". Et ce constat du manque, ajoute F. Jacques, "ne peut qu’intimider le philosophe du langage".

En somme, ce à quoi le philosophe du langage a affaire (Peirce, Greimas, Ricœur, Jacques), ce sont des objets construits : il s’agit de l’être-écrit, le texte, ou de l’être-dit, l’acte de discours. « Qu’est-ce que la philosophie du langage », reprend Ricœur, « sinon la philosophie elle-même, en tant qu’elle pense [le logos] le rapport de l’être à l’être-dit. »

De la phusis il n’est jamais question. La philosophie du langage ne connaît que la dimension du logos. Pour coupler les deux dimensions du logos et de la phusis, il faut se référer à la phénoménologie du langage.

Troisième point : existe-t-il un lien entre le langage et la phusis ?

On connaît déjà la réponse en philosophie du langage : aucun (pour autant qu'une telle question puisse être formulée quand on a adopté ce point de vue).

À l'inverse, pour la phénoménologie du langage, la phusis est inhérente au langage, à son fonctionnement, à son énonciation. Phusis et "réalité" ("réalité du langage") sont synonymes : insistons sur ce point. Un linguiste, Émile Benveniste, dira, c’est vrai, de manière isolée, que la réalité du langage est celle de l’être, celle de l’homme, car "le langage est dans la nature de l’homme qui ne l’a pas fabriqué". Il serait donc vain de vouloir "dissocier de l’homme la propriété du langage". C’est le langage, dans son ambivalence phusis/logos qui "enseigne la définition même de l’homme". Ne retenir que le logos conduit à une aporie. Le phénoménologue, ici, Merleau-Ponty, dit de même : « Nous ne pouvons avoir l’idée du logos que par notre participation charnelle à son sens, qu’en épousant par notre corps [phusis], sa manière de 'signifier' ". 

Ainsi se constituent, du point de vue ontologique un continuum, du type <être-monde-langage> et son type inverse, linguistique : <langage-monde-être>. L’être est au monde ce que le monde est au langage, dira le phénoménologue et, à l’inverse, du côté linguistique, le langage est au monde ce que le monde est à l’être. On peut retenir ici cette remarque de Merleau-Ponty, à mes yeux si pertinente : "Le langage est second corps et corps ouvert … Il passe dans le monde et le monde dans le corps".

C’est le premier continuum qui me paraît le plus proche du structuralisme substantiel défendu par Jean Petitot. Une fois posé qu’il y a "une organisation sémio-physique du monde sensible", il s’agit d’en reconnaître les niveaux (ou strates ou couches) et les passages de l’un à l’autre. Il y a un niveau de base, dit J. Petitot, "l’être physique", la matière, ou encore le "monde réel" d’où "émerge" un niveau intermédiaire, "morphologique", phénoménal, où se situe l’apparaître sensible, d’où "émerge" à son tour, le niveau du sens tel qu’il nous est transmis par le langage, plus précisément par les structures linguistiques.

Pour moi, linguiste, là est le point : les structures relèvent du logos, l’énonciation de la phusis. Le problème est donc double : celui du statut du langage, qui est ici l’aboutissant de la chaine d’émergence et de son articulation avec le niveau intermédiaire, le niveau de "l’apparaître phénoménologique", le "niveau autonome des formes".

Et le deuxième problème, c’est celui du logos, dans cet ensemble auto-organisationnel. Il est l’instance a quo, de départ et aussi l’instance ad quem, point d’arrivée. Le mouvement nous conduit, à la manière platonicienne, vers "l’idéalité du sens", "une idéalité dynamique, une idéalité 'physique', une 'potentialité active', un logos interne à l'objet", note Jean Petitot, en référence au phénoménologue R. Chambon.

De là la question posée à Jean Petitot, celle des structures linguistiques, d’une part, et celle de l’idéalité du sens, d’autre part. Jean Petitot s’abrite, dirait-on, derrière Platon, qui énonce dans le Phédon : « J'ai craint que mon esprit ne fût totalement aveuglé si je regardais les choses avec mes yeux . Il me sembla dès lors que je devais me réfugier du côté des choses intelligibles. »

Donc, ce mouvement nous conduit vers l’idéalité du sens, une idéalité physique, dynamique, une potentialité active, un logos interne à l’objet. On peut reprendre Peirce et dire avec lui que « l’esprit de l’homme qui s’est développé sous l’influence des lois de la nature pense pour cette raison naturellement un peu en conformité avec le schéma de la nature. » Mais en disant cela, on ne sort pas du logos. On peut dire aussi, avec Thom, que "chaque chose a son logos". Si on fait retour un instant au principe d'immanence de Hjelmslev, on dira, avec Greimas, que "le type d'existence" des objets sémiotiques suppose que soit "dépassée" la perception. "L'existence sémiotique" n'est rien d'autre alors que "pure idéalité", ce qui "permet d'évacuer le problème de l'être, les problèmes ontologiques. C'est très important". Évidemment, du point de vue de la philosophie du langage, c'est essentiel.

Mais la question rebondit : si finalement tout est recouvert par le logos, qu’en est-il de la phusis ? Et si elle existe, commet l’articuler au logos ? Le logos du langage doit-il effacer la phusis du langage ? C’est précisément la question posée par l’ouvrage Phusis et Logos. "Le fond des choses", notait Merleau-Ponty, est qu' "on ne sait pas dire le sensible". Pour résoudre ce problème, "dire le sensible", il faut cesser de s'en tenir au seul logos.

Dès 1967, en opposition à Benveniste, le recours à la "substance" est condamné par Ricœur au motif (est-ce au philosophe de décider ?) que nous sommes sortis indûment du domaine de la linguistique.

Plus tard, en 1984, après la mort de Benveniste (en 1976), même condamnation, cette fois par A. Culioli, le linguiste du groupe BCG , créé en 1966 (dont Bresson, était le psychologue, spécialiste des sciences cognitives et critique de la phénoménologie de Merleau-Ponty, Culioli, le linguiste, et Grice, le psychologue piagétien) : Benveniste, en prenant appui sur l’être, disait Culioli, témoigne d’une "curieuse dérive d’une pensée si subtile et si novatrice". Son "discours [en] est [dès lors] brouillé. » Rappelons que Benveniste se rangeait, si l'on peut dire, du côté d’Aristote pour qui la "substance" (l’être) impliquait l’unité fondamentale de la phusis et du logos. En bon phénoménologue, note Derrida, Aristote "a tenté de reconduire l’analyse jusqu’au lieu de surgissement, soit à la racine commune du couple langue/pensée. Ce lieu est celui de 'être' ".

Il y a donc entre phusis et logos un mouvement de bascule qui nous renvoie aux deux formes de continuum, ontologique et linguistique, et que résume cette double question posée par Derrida : "Comment l’être [ phusis] se dit" ? et "Comment se dit [logos] l’être" ? Soit la suite <être, monde, langage>, soit la suite <langage, monde, être>.

Pour un philosophe du langage comme Ricœur, qui ne pose pas ce problème-là, par formation, malgré sa vigilance et sa perspicacité, le langage offre ce qu'il appelle un "paradoxe", à ses yeux, insoluble, faute d'avoir reconnu la dimension de la phusis : d’une part, dit-il, "le langage [comme logos], n’est pas premier, ni même autonome, il est seulement l’expression seconde d’une appréhension de la réalité, articulée plus bas que lui [phusis]", d'autre part, " c’est toujours dans le langage que sa propre dépendance à ce qui le précède vient se dire [logos]". Parfait, mais Ricœur s’arrête là : le paradoxe reste entier. Il ne peut pas articuler phusis et logos.

"Reconduire l’analyse jusqu’au lieu de surgissement" du phénomène, jusqu’à "l’étant visé comme phusis", précise Heidegger, implique l’abandon dans un premier temps (celui de l’apparaître, du "surgissement") de la position d’observateur adopté par le sémioticien greimassien ou le philosophe du langage. Problème de la "bonne distance", comme nous l’enseignait Lévi-Strauss.

C’est à partir du corps, de mon corps (Leib), note Husserl, " mon corps qui est le point zéro, le hic absolu, le centre d’un monde primordial", premier, "orienté autour de moi" (Umwelt), c'est à partir de sa position dans l’espace, de son ancrage temporel et surtout de son champ d’expérience sensible, de ma propre expérience vécue (Erlebnis), (et non de la seule expérience de pensée, Erfahrung ), que commence la reconquête du sens. Le corps "naturel", c’est l’instance de base de la sémiotique des instances, développée dans l’ouvrage Phusis et Logos. Un corps enregistreur, un corps percevant, "fondement de droit, dit Husserl, pour toutes les constructions de la connaissance".

C’est une question de point de vue, paradigmatique, atemporel, qui conduit le Husserl des Ideen I et II, lorsqu’il évoque la notion de fondement de droit, à étager les structures, à "diviser l’être" en "couches" successives, comme le fait aussi Jean Petitot, qui utilise le terme husserlien de "couche d’être du sens qui s’identifie, dit-il, sur la couche d’être de la forme". Ordre paradigmatique, "principe des principes", souligne Husserl : "nous devons remonter à des évidences premières, indiscutables".

Principe structural aussi : ce n’est pas un hasard si Jakobson, en 1941, a choisi comme épigraphe de son livre sur le langage des enfants Langage et aphasie cet aphorisme de Husserl extrait de la IIIe Recherche logique : « Ce qui unit véritablement toutes choses, ce sont les rapports de fondation. »

Merleau-Ponty fait sien aussi cet ordre paradigmatique, vertical, quand il donne pour consigne de "retrouver l’ordre de la phusis sous le logos".

Ce qu’accomplit admirablement la littérature dont la "fonction irremplaçable", ajoute Merleau-Ponty, est de dévoiler "cette région au-dessous des idées" où travaille l’écrivain qui, comme Claude Simon, "ne dit [pourtant] que son contact avec les choses. Or, c’est bien "là qu’est le solide, le durable, là qu’est l’Être irremplaçable pour la philosophie même", dira Merleau-Ponty.

D’un côté l’ordre paradigmatique, de l’autre l’ordre syntagmatique, temporel, que l’analyse du discours permet de suivre aisément. D’abord la phusis, l’expérience sensible, que traduisent les prédicats de réalité, (les prédicats somatiques liés au corps), ensuite le logos, le lieu de toutes les "constructions de la connaissance" que prennent en charge les prédicats cognitifs.

En somme, d’abord la prise, domaine de la phusis, ensuite la reprise, domaine du logos. D’abord l’expérience sensible, ensuite sa traduction. Je prends un exemple chez Hélène Cixous : "D’abord le feu, dit-elle, et ensuite la traduction de l’incendie". Elle se place sur le plan des passions, bien entendu : d’abord l’épreuve du feu et ensuite la traduction de cette expérience de l’épreuve. Ou, ce qui revient au même, toujours chez le même auteur, d’abord le corps, l’instance de base, ensuite la mise en forme linguistique de cette expérience sensible par des opérations mentales, cognitives, ce que les linguistes appellent aussi l’ "expression" : "La vie fait texte àpartir de mon corps. Je suis déjà du texte".

C’est du passage du corps, instance de base, au texte, instance judicative, voire de l’inhérence charnelle du texte qu'il s'agit. L’être (la phusis) et le texte (le logos), ne faisant alors plus qu’un. Le corps, en contact avec le monde, les choses, les êtres, – il y a entre eux un "rapport d’embrassement" (expression de Merleau-Ponty bien connue)- « enregistre" les événements, comme une plaque sensible, notait Cézanne. Voici donc une citation du peintre qui me paraît aussi extrêmement illustrative : « L’artiste doit être comme une plaque sensible, un appareil enregistreur simplement, au moment où il œuvre », avec cette conséquence qu’il doit se garder de tout recours au logos. J’ajoute : s’il recourt au logos, il rate son tableau. Et en effet Cézanne termine : « Si je pense en peignant, si j'interviens, patatras ! Tout fout le camp ! » La phusis, la réalité à saisir, à "traduire", c’est par exemple, expérience sensible que donne Cézanne, "le hasard des rayons, la marche, l’infiltration, l’incarnation du soleil à travers le monde".

Quatrième point : quelles sont les traces de l’expérience sensible inscrites dans le discours ? Comment se dit l’être ?

C’est là que les prédicats somatiques ont leur rôle à jouer : leur repérage et leur analyse nous permettent de répondre à cette question. Encore faut-il avoir l’idée de le faire. Il revient à ces prédicats de noter la perception, la durée d’un phénomène, son apparition ou sa disparition, ou le contact, en particulier la position dans l’espace, la proximité, ou l’éloignement, ou le degré d’un affect, etc.

Le phénomène de la phusis est somme toute banal mais tout se passe comme si, faute d’avoir les outils d’analyse appropriés, il échappait à l’analyste. C’est pourquoi Ricœur, en philosophe du langage, ne voit que par le logos.

Je reprends un exemple que j’avais donné lors de la séance du séminaire d’Anne Hénault, celui de l’épisode de la reconnaissance d’Ulysse par son chien. La traduction classique dit que le vieux chien d’Ulysse reconnut son maître. Or il ne s’agit pas de cognition mais de perception. Les traducteurs ont d’ailleurs fait erreur sur le verbe, comme s’ils étaient aveuglés par le logos : Homère n’emploie pas, comme l'écrit à son tour Ricœur, le verbe gignôskein(qui signifie "identifier la chose qui se pense", nous enseigne l'helléniste J. Bollack) mais le verbe noeîn (qui note, selon B. Cassin, autre helléniste, le "rapport immédiat à l’être", "l’immédiateté d’un apercevoir"). Bref, le verbe entre dans le champ des prédicats somatiques et non pas dans celui des prédicats cognitifs, comme le croyait Ricœur. Cela tombe sous le sens : il s’agit de l’expérience sensible d’un animal. À l’approche (eggus) de cet homme en haillons, il "flaire" (noêin)son maître. D'où cette traduction rectifiée, introduisant un prédicat somatique et non pas un prédicat cognitif : "Dès que le chien Argos eut flairé son maître dans cet homme qui s'approchait, il remua la queue et coucha les deux oreilles".

En conclusion, saisir la totalité du langage, définir son statut, suppose qu’on saisisse ces deux dimensions du langage, qu’on sache les articuler : la phusis précède (d'abord/avant), ou, si l'on veut, soutient (au-dessous) le logos. La phusis d’abord, le logos ensuite, la phusis avant, le logos après ; les prédicats somatiques disent le sensible, les prédicats cognitifs le traduisent. Benveniste déclare en 1963 que "la fonction du langage" est de "re-produire la réalité". Déclaration obscure, apparemment, puisqu’elle n’a pas été reconnue. Inscrire le principe de réalité comme soubassement du principe d’immanence – le seul admis alors par la communauté scientifique - pouvait apparaître comme « une curieuse dérive, une dangereuse anomalie chez un homme dont la pensée pourtant était si subtile et si novatrice. »

Sans doute la réalité première, empirique, n’est pas langagière, mais elle n’est pas perdue pour autant. C’est là le problème. Tel est le rôle des prédicats somatiques. « Le langage peut dire le sensible », pour reprendre Merleau-Ponty. Comme le souligne encore Benveniste, le langage peut présenter une seconde fois la réalité,la "re-présenter" ; il peut faire "renaître par son discours l’événement et son expérience de l’événement" et « chaque fois le monde recommence », ajoutait-il. La re-présentation (Darstellung) fait appel à la phusis. La représentation, en un seul mot, (Vorstellung) est en revanche de l’ordre du logos. Deux ordres de "réalité", par conséquent. Le plus difficile pour les linguistes, et, sans doute, pour les sémioticiens, disons, pour les tenants de la philosophie du langage, est d’accepter que le langage ne soit pas qu’une "activité mentale", comme le soutient encore Culioli. De reconnaître, en somme, qu’il est ambivalent.

On ne résout pas un problème en le simplifiant.

Jean Petitot :

Merci beaucoup mon cher Jean-Claude. Ton exposé est très enrichissant pour nous tous et je vais essayer d’expliquer pourquoi. Je suis particulièrement heureux de cette occasion de discuter avec toi de ton livre, et cela me rappelle avec nostalgie les longues années pendant lesquelles nous avons co-organisé ce séminaire de sémiotique. Et d’abord félicitations pour le titre. Quand j’avais écrit Physique du sens, Deleuze m’avait gentiment répondu, puisque c’était un clin d’œil à Logique du sens, et il avait commencé sa lettre par « Quel beau titre ! ». Phusis et Logos, c’est vraiment le titre qu’il fallait, non seulement parce qu’il est très joli et culturellement lourd, mais aussi parce il renvoie à ce que Deleuze, à propos de Lautman, appelait une idée problématique. Il existe un certain nombre de conflits dialectiques comme Fini/Infini, Discret/Continu, etc., grandes oppositions, dont on ne sort pas, parce qu’elles relèvent de ce que Thom appelait des apories fondatrices. Il existe une historicité des réponses que l’on peut apporter à de tels conflits dialectiques et inscrire les débats contemporains dans de telles chaînes historiques, c’est vraiment ce qu’il faut faire. Derrière des débats techniques que tu as cités, entre Benveniste et le structuralisme formaliste, Greimas, Thom, etc., il y a en fait l’histoire de la pensée qui est à l’œuvre. Il y a beaucoup de nouveautés mais en même temps beaucoup de reprises : on ne se sort pas des conflits dialectiques.

Il y aurait évidemment énormément de points à discuter. Mais je vais me concentrer sur ce qui motive le dialogue entre nous. Par rapport au public qui est jeune, et je m’en réjouis, peut-être y aura-t-il parfois des renvois à une histoire du débat que vous ne connaissez pas forcément. Je vous prie à l’avance de m’en excuser. Dans la discussion, on pourra revenir sur les points qui demandent des précisions.

Ce qui est pour moi particulièrement intéressant dans le dialogue avec Jean-Claude Coquet, c’est que nous sommes essentiellement d’accord sur deux points fondamentaux :

  1. Compte tenu de ma formation en mathématiques, en sciences de la nature, je suis particulièrement intéressé par les problèmes de modélisation. Quand je parle de phusis, j’ai donc tendance à aller plutôt vers la physique, la réalité externe non subjective. Nous sommes donc d’accord sur la critique du formalisme de type logiciste qui a dominé la modélisation dans le structuralisme (qu’on peut appeler structuralisme formel), l’option formaliste étant liée au rejet de la physique.

  2. Nous sommes aussi d’accord sur la nécessité d’introduire sous le logos la couche phénoménologique de la phusis. Maisen même temps il y a une certaine différence entre nous concernant ce à quoi nous renvoyons cette couche. Pour ta part, tu as tendance, comme Husserl et le premier Merleau-Ponty, à la renvoyer plutôt au sujet de l’expérience vécue, à travers le Leibkörper (tu l’as parfaitement expliqué). Pour ma part, j’ai plutôt tendance, avec d’autres références et le dernier Merleau-Ponty, à l’orienter vers une philosophie de la nature et un enrichissement du concept de nature. Ce que j’appelle la naturalisation du sens. Toi tu vas du côté énonciation, moi du côté naturalisation. Toi plutôt vers un enrichissement du sujet et moi, de la nature. Ce sont des aspects complémentaires. Il faut enrichir le structuralisme, mais comme on est dans la corrélation Sujet/Monde, on peut aller d’un côté ou de l’autre.

Il s’agit d’un débat très intéressant que j’ai eu avec toi mais aussi avec d’autres collègues comme Francisco Varela réunis en séminaire sur une longue période, ce qui a abouti à la publication d’un pavé : Naturalizing phenomenology.

Je vais donc d’abord reprendre ce sur quoi nous sommes parfaitement d’accord.

Le premier point est qu’il faut, en plus du logos et de la façon dont il est pensé dans le cadre du structuralisme formel à partir du principe d’immanence, refaire place d’une manière ou d’une autre à la phusis. Et tenir compte de la phusis, c’est reprendre en compte la phénoménologie de l’apparaître sensible avec son caractère, comme disait Husserl, préjudicatif, antéprédicatif, oucomme on dit maintenant, pré-conceptuel. La phénoménologie de la perception de Husserl reprise par Merleau-Ponty, joue ici un rôle absolument clé.

Dès mes premiers travaux de sémiotique à partir de René Thom dans les années 1970, c’est vraiment le point sur lequel j’avais essayé d’insister : le langage est ancré dans la phusis et c’est là qu’il faut trouver les universaux du langage.

La phusis, c’est le corps phénoménologique, mais c’est aussi la physiologie. C’est aussi le fait que nous sommes des organismes vivants qui résultent d’une évolution. Dire que le langage est ancré dans le vivant, c’est dire que le langage a une épaisseur que ne reconnaissent pas les approches fondées sur le principe d’immanence. Mais n’oublions pas que ce dernier principe est méthodologique : c’est une façon de rompre avec l’interdisciplinarité et d’affirmer que l’on n’a pas besoin de biologie en sémio-liguistique. Mais comme toujours quand la méthodologie devient une ontologie, elle débouche sur des limites dogmatiques.

Comme tu le rappelles très bien p. 174, « Dans ces approches dites morpho-dynamiques des années 1970, il y avait en fait un double ancrage du logos dans la phusis ». Je voudrais maintenant insister sur ce point.

Il y a d’une part la phénoménologie de la perception (Husserl, Merleau-Ponty, etc.), mais il y a aussi, tu l’as évoqué, le niveau proprement « morphologique » macro-organisationnel de la nature qui n’est pas de l’ordre de la phénoménologie de la perception. Si une fleur, si les organismes sont organisés comme ils le sont, s’il y a des formes dans la nature, cela ne relève pas de la phénoménologie de la perception.

Le niveau macro-morphologique est celui de l’émergence des formes dans la nature. Il fait l’objet du courant qui va de Goethe à René Thom, le lien avec la phénoménologie de la perception, c’est chez moi un des points-clé, étant que l’existence de formes dans la nature permet la phénoménalisation de la nature pour des sujets percevants. Le contact que les sujets percevants ont avec la nature est essentiellement dû au fait que la nature avec sa physique sous-jacente est capable de s’auto-organiser en formes qualitatives macroscopiques.

L’idée est donc que le morphologique permet la phénoménologie de la perception. La perception est capable de prendre en charge le niveau morphologique, et à partir de là s’amorce une chaîne côté sujet (qui va rejoindre la phusis dans ton sens) que le logos est capable de traduire à un niveau beaucoup plus abstrait et conceptuel.

C’est pour cela que j’ai souvent insisté, chez Husserl et Merleau-Ponty, sur les liens qu’ils établissaient eux-mêmes entre la phénoménologie de la perception et la problématique morphologique. Chez Husserl, j’ai souvent commenté les magnifiques passages des Ideen I où il parle de ce qu’il appelle le flux héraclitéen des morphologies sensibles - émergeant de la physique - qui remplissent la spatialité intuitive et qui servent de base à la phénoménologie de la perception. Il y a chez Husserl, contrairement à ce que l’on pourrait croire (il était l’opposé d’un idéaliste subjectiviste), un sens extrêmement aigude la problématique morphologique. Et chez Merleau-Ponty, il y a, comme je l’ai dit, un passage progressif de la phénoménologie de la perception vers une philosophie de la nature qui apparaît dans ses derniers cours au Collège de France, à la fin des années 1950. Selon lui (on est presque chez René Thom) on a besoin d’une théorie dynamique des formes et des structures qui permette d’expliquer, sur des bases physiques, biochimiques, thermodynamiques et cybernétiques – la théorie des systèmes de l’époque – ce qu’il appelle les gradients morphogénétiques qui apparaissent dans les organismes. Il faut comprendre, la formule est admirable, comment l’organisation réinvestit l’espace physique. Il faut comprendre, je cite : « L’émergence entre les micro-phénomènes de macro-phénomènes originaux , lieux singuliers de l’espace. » On ne peut pas mieux définir ce qu’a essayé de faire Thom.

Cette problématique est très néo-goethéenne : une phénoménologie plus une philosophie de la nature. Merleau-Ponty, qui avait travaillé sur le sens de façon proche de la tienne (cf. son analyse de Cézanne), émet cette idée que les formes naturelles manifestent, comme il dit, figurativement « une force lisible dans une forme », ce lien entre morphologie et physique constituant le soubassement du sens.

Cette problématique très goethéenne domine chez Thom et on la trouve également chez l’un de tes auteurs préférés, que grâce à toi j’ai aussi commenté, Paul Valéry, exemple admirable d’une autre complémentarité, celle entre formes naturelles et poésie.

Dans notre discussion, nous pourrons peut-être revenir là-dessus. Le morphologique relève de ce que Kant appelait dans la troisième Critique, la technê de la nature, différente de ses mécanismes physiques etproductrice de formes organisées, bref, la nature comme art.

Notre second point d’accord concerne la critique du structuralisme formel. Tu expliques très bien, et je crois qu’il faut le faire car ce n’est pas toujours très clair dans la mesure où ces grands auteurs ont effacé leurs références, que derrière Greimas, il y a évidemment Hjelmslev, mais que derrière Hjelmslev, il y a essentiellement le Cercle de Vienne avec le logicisme de Carnap.

Tu en parles p. 41 et p. 80 tu insistes sur le fait qu’il y a là une disjonction du logos et de la phusis. Et, dans ta seconde partie « point de vue sur la phénoménologie du langage », tu expliques en détail ce caractère nominaliste et logiciste du structuralisme abstrait qui, en éliminant la phusis, va éliminer l’historicité, la substantialité du sens, le corps (au sens du Leibkörper de Husserl et de la chair de Merleau-Ponty) et l’énonciation au sens de Benveniste. Opération extraordinairement lourde !

Et il ne faut pas oublier que, même si les scientifiques sont courtois et aussi, parfois, les philosophes, ils se font de véritables guerres. Pensons à Wittgenstein et à la façon dont il a voulu éliminer toute subjectivité. Ce fut une guerre terrible contre l’instance du sujet.

Il y avait aussi beaucoup de connotations politiques dans l’idéologie du cercle de Vienne, car la place du sujet, c’était le social. Il fallait donc subordonner le sujet au social. Comme tu le dis très bien, il s’agissait d’une domination du « il » contre le « je ». Culturellement (tu en as peu parlé), quand on y réfléchit a posteriori, cela a quelque chose d’un peu terrible la domination du « il ». Ce n’est pas anodin, mais évidemment, sur le plan scientifique, cela permet de viser des universaux formels et des grammaires pures.

Troisième point d’accord fondamental : le fait que le lien avec la phusis qu’il faut absolument reprendre en compte, ce à quoi il faut faire justice à l’intérieur même des sciences du langage, passe par le corps propre, le Leibkörper, qui fait partie de la phusis.

J’aimerais donc revenir de façon un peu plus précise sur le Leibkörper chez Husserl. J’ai écrit il y a longtemps un texte à ce sujet dans les Actes sémiotiques à partir de la source qui se trouve dans les Ideen II et est à l’origine des travaux de Merleau-Ponty. Husserl fait un parallèle avec la phénoménologie de la perception qui explique comment un processus de constitution extrêmement complexe, part du flux optique de la sensorialité, de la hylé sensorielle, et à travers des opérations que Husserl appelle des synthèses noétiques produit le noème de la perception avec ses objets perçus dans un monde tridimensionnel. Mais Husserl explique qu’il y a un domaine où il y a des processus de constitution parallèles, celui non plus de la perception mais de la valeur attribuée à des objets. Ces valeurs qui peuvent être esthétiques, affectives ou morales ont la capacité d’investir les objets et de les constituer en « objets de valeur ». Et la théorie greimassienne des objets de valeur vient en grande partie de là. Husserl formule les choses ainsi : « La valeur est le corrélat noématique de l’affect. » Donc, au lieu d’avoir, comme dans la perception, la sensation comme hylé et comme corrélats noématiques les objets perçus, on a comme hylé l’affect, et, en sortie, côté noématique, à travers les synthèses noétiques, des objets de valeur.

En ce sens, comme le dit Husserl, l’objet de valeur est « une forme évaluée » et c’est ainsi que les objets deviennent des objets de désir (Husserl parle de « désir évaluatif »). Mais ce qui est particulièrement intéressant, est que cette couche fondamentalement sémiotique ne constitue pas une couche indépendante mais se fonde sur la couche morphologique donnée par la perception : la valeur se fonde dans la forme perçue.

Derrière Husserl, se profile une problématique esthétique qui remonte à la troisième Critique kantienne : l’idée qu’il peut y avoir quelque chose d’intrinsèquement esthétique dans les formes.

Bref, il y a chez Husserl un parallèle entre objets de perception et objets de valeur. La valeur est au perçu sensible ce que le sentiment est à la perception et ce que les affects sont aux sensations. Et c’est là que va intervenir le corps vivant parce que les affects relèvent du corps. On pourrait discuter ici du thymique qui est chez Greimas une dimension de cet ordre relevant du corps vivant.

Il y a, dit Husserl, des moments dynamiques et énergétiques, de tension, de relaxation, d’inhibition, de détente du corps proprioceptif. Les affects sensibles, dit Husserl, constituent les soubassements hylétiques de la vie de désir et de vouloir. Les sujets sont en corrélation avec des objets-valeur à travers le corps qui en constitue le soubassement hylétique. Voici une autre citation qui montre que la couche du sens émerge du corps propre : « L’appréhension du corps (Leibkörper) comme corporéité charnelle fondatrice (le Leib) sert de soubassement constituant pour l’appréhensions compréhensive du sens. » Le sens étant compris comme valeur. On ne peut pas mieux dire.

Nous sommes, je crois, d’accord sur tout cela, et en plus sur le fait que pour approfondir cette phénoménologie, on peut s’inspirer, outre de ces génies que sont Husserl ou Merleau-Ponty, des artistes : écrivains, peintres qui en sont des véritables théoriciens. On peut penser à Valéry et à Cézanne, que tu as cités. Je me suis intéressé aussi à la phénoménologie de la perception chez Proust.

À propos de la petite phrase de Vinteuil (cf. mon ouvrage Morphologie et Esthétique), Proust commence par dire qu’il éprouve une impression, c’est-à-dire un contact du corps avec la mélodie. Puis ensuite l’impression se conceptualise et se schématise. Comme le dit Proust, il ne s’agit plus alors de musique et de mélodie, mais d’expression, de contenus conceptuels formulables linguistiquement, de dessin, d’architecture. On a vraiment chez Proust une théorie de la façon dont l’impression au niveau du corps esthésiologique est prise en charge par le logos.

Ma seconde partie porte sur les différences qui existent entre nos points de vue respectifs.

J’ai l’impression que, chez toi, ce qu’on pourrait appeler le corps-phusis approfondit substantiellement le sujet considéré comme instance : c’est l’instance du sujet qui s’enrichit du corps-phusis. Et tu fais le lien – c’est caractéristique de ton apport théorique – avec le sujet de l’énonciation comme instance assumant les énoncés en tant qu’« opérateur d’assertion » (p.26). Selon toi, « le corps est le niveau substantiel de l’instance énonçante » (p.176).

Tu vas même plus loin (et tu pourrais peut-être l’expliciter davantage) en disant que ce corps-phusis, bien que très égocentré par nature, est pourtant la base de l’empathie. Mon corps n’est pas uniquement le mien, mais, comme tu le dis, « relation charnelle avec l’autre » (p.95). « La leçon de la phénoménologie, c’est que le corps propre est prémonition d’autrui » (p. 182), ce qui est confirmé par de nombreuses observations scientifiques du côté des sciences cognitives qui s’intéressent aux émotions (cf. l’ouvrage récent d’Alain Berthoz sur l’empathie).

Il y a là un nœud où le Leibkörper husserlien repris par Merleau-Ponty rejoint le sujet de l’énonciation chez Benveniste : la thèse de Benveniste, telle que tu la reformules, est que le logos peut reproduire la phusis, et que le discours peut traduire en significations un sens d’abord captif (comme tu le dis très bien) dans le monde vécu.

C’est dans cette alliance entre Husserl, Merleau-Ponty et Benveniste que la position du linguiste-phénoménologue peut se constituer et devenir tenable.

Mais ma position est plus celle d’un bio-physicien-phénoménologue : comment les sciences de la nature peuvent-elles rejoindre la phénoménologie ?

Et nous arrivons à ce point à une certaine différence : la subjectivisation de la phusis d’un côté et la naturalisation de la phusis de l’autre. Je comprends bien ta critique de la naturalisation de la phusis quand tu dis que, en dépit du gigantesque effort qu’elle fait pour rendre justice à la phusis, elle fait en fait triompher le logos.

Jean-Claude Coquet : Je te signale que tu n’as pas répondu à la question sur l’idéalité du sens.

Jean Petitot : Je vais essayer d’y venir. Je disais donc que tu affirmes que le statut du langage est tout autre que celui qui lui est attribué par le structuralisme formel (sur fond de principe d’immanence), ou même par l’approche morphodynamique, au sens d’une théorie scientifique des morphologies naturelles. Aux pp. 89-91, tu vas assez loin dans cette critique, puisque tu affirmes, à propos des travaux de Thom et des miens, que la morphodynamique est en fait un triomphe du logos, qui à son tour répète l’exclusion de la phusis. Alors qu’apparemment tout notre effort a consisté au contraire à faire place à la phusis.

Je crois que c’est la problématique de la naturalisation qui est ici en cause. Comme tu le dis (note 29 de la p. 80), évoquant, entre autres, mes travaux, « La naturalisation de l’esprit et du sens subordonne la phusis au logos. » Et dans la note 80 p.99, à propos de la sémio-genèse qui monte de la forme vers le sens, et de l’enracinement du langage dans les structures qualitatives morphologiques naturelles vers une idéalité du sens, tu reprends cette même critique.

Il est vrai que je m’intéresse à la modélisation , et que, dès que tu fais de la modélisation, avec simulations informatiques et formalisations mathématiques, tu opères du côté du logos.

Mais il s’agit d’un logos qui est tellement au service de la compréhension de son objet qu’il n’a rien à voir avec un primat métaphysique du logos. Galilée, ce n’est pas le triomphe du logos. La thèse que la nature parle le langage des mathématiques signifie que l’on doit pouvoir reconstruire mathématiquement une complexité empirique absolument extraordinaire. Le prix qu’on a dû payer avec la rupture galiléenne et le développement de la physique fondamentale est qu’on a du coup rendu incompréhensible la possibilité de phénoménalisation de la nature. On a réduit la nature au mécanicisme, à des mouvements dans un espace-temps galiléen, et donc, tout ce qui relève des formes, des qualités sensibles, etc., a été éliminé et est devenu quelque chose de refoulé dans la science moderne. Mais petit à petit, on a vu les sciences de la nature se complexifier suffisamment pour qu’elles puissent redire quelque chose sur les formes. Déjà, au moment où Merleau-Ponty parlait de cybernétique, on essayait de comprendre les processus naturels que la science galiléenne avait éliminés.

De même que dans le structuralisme formel, il y a eu une élimination du sujet, dans la science moderne post-galiléenne, il y a eu une élimination du morphologique. Chacun de nous dit qu’il faut que le refoulé fasse retour.

Toi, côté sujet, tu dis qu’il ne faut pas avoir peur de réintroduire scientifiquement l’instance de l’énonciation dans les sciences du langage. Thom, moi-même et d’autres disent qu’il faut réintroduire le niveau morphologique de la phusis dans les sciences de la nature.

Mais ces nouvelles sciences de la nature ne sont pas un triomphe du logos, même si, au niveau des méthodes, elles ne peuvent guère utiliser autre chose que les mathématiques. Pour dire la phusis, les artistes doivent bien aussi à un certain moment utiliser le logos. Mais la question est de savoir si l’on réduit ou non l’objet au logos. Et les sciences ne font jamais cela. C’est pour cela qu’elles sont empiriques.

Nous arrivons ainsi à ce que je crois être le noyau du débat, qui a en fait une très longue histoire, celle de l’organisation morphologique de la nature comme tiers terme entre sujet et nature. Cette histoire remonte au moins à Aristote.

J’ai particulièrement étudié les points suivants : la troisième Critique où Kant analyse la nature comme technê et comme art ; Goethe et sa problématique morphologique qui provient de la troisième Critique appliquée à la biologie : la métamorphose des plantes bien sûr, mais aussi les analyses des œuvres d’art (ainsi l’étude du Laocoon) au cours desquelles Goethe explique qu’il faut traiter les œuvres d’art comme des organismes biologiques. A ce propos, il faut insister sur le fait que le structuralisme à la Jakobson, et ensuite à la Thom, et non pas le structuralisme formel, viennent directement de la morphologie allemande à travers les formalistes russes (écoles des morphologistes des années 1920), qui veulent appliquer les mêmes méthodes aux textes en les considérant comme des organismes. C’était aussi la période de la Gestalt pour la perception et des théoriciens comme Vladimir Propp en proviennent directement.

Du côté de la phénoménologie, il y a évidemment l’évolution de Merleau-Ponty vers la philosophie de la nature, mais il y a aussi un phénoménologue que j’aime beaucoup et dont je parle souvent, Roger Chambon, qui, à propos de la phénoménologie husserlienne et de Merleau-Ponty, disait : le problème est de savoir de quel concept de nature on a besoin pour comprendre la phénoménalisation de la nature, c’est-à-dire une nature qui doit porter en elle-même la possibilité de sa phénoménalisation. Si l’on veut éviter un idéalisme projectif selon lequel le mental construirait à lui seul la phénoménalité, il faut comprendre comment la nature est capable de produire ce niveau de phénoménalité organisée.

En résumé, je vois les choses ainsi :

  1. Accord sur la critique du structuralisme formel et son principe d’immanence et affirmation du principe de réalité avec adjonction d’un ancrage du logos dans la phusis.

  2. Approche phénoménologique et morphologique de la phusis et, à partir de là, une orientation soit plutôt vers une subjectivisation de la phusis à travers Benveniste et l’énonciation, soit plutôt vers la naturalisation de la phusis à travers la morpho-dynamique thomienne.

En conclusion : nous développons une problématique d’enrichissement du structuralisme qui est parfaitement commune et se pense dans le cadre de la corrélation Sujet/Monde dont les deux termes ne sont pas indépendants. On peut mettre l’accent plutôt côté Sujet ou plutôt côté Monde. C’est ce que nous faisons de façon complémentaire, et Merleau-Ponty est particulièrement intéressant parce que chez lui les deux points de vue ont été parfaitement développés.

Jean-Claude Coquet : Il y a de fait beaucoup de questions à discuter. Des points positifs d’abord : Jean Petitot est un exemple de pluridisciplinarité qui m’a inspiré et continuera à m’inspirer. Et je pense par exemple à la question du morphologique, à la part donnée à la notion d’organisation et d’auto-organisation, qui permet ensuite la perception. Cette espèce de présupposition d’un univers organisé, auto-organisé, morphologique, d'une phusis organisée, c’est une donnée qui permet ensuite d’enrichir, de préciser le projet phénoménologique. Et c’est là-dessus, par exemple, sur le plan de la pluridisciplinarité, que l’apport de Jean Petitot est considérable. Ce qu’il fait, moi, je ne peux pas le faire, c’est clair.

Un autre point, de correction : on avance souvent, comme un trait caractérisant mon travail, cette espèce de leit-motiv que vient de reprendre à son tour Jean : « sujet, sujet, sujet… »

Il y a deux décennies, j’ai cru nécessaire de faire valoir que si une sémiotique était objectale, on pouvait en concevoir une autre, subjectale : le sujet arrivait alors immédiatement au premier plan. Or tout le travail de Phusis et Logos et le travail précédent, ainsi dans La Quête du sens, c’est de faire apparaître que le sujet n’est qu’une instance dans un ensemble instanciel : quand je parle du corps, ce n’est pas le sujet. Quand je dis que le sens dépend de la position du corps et de sa dynamique, ainsi sa capacité d’embrasser le monde, d’avoir prise sur le monde, c’est le corps qui est premier (cf. le hic absolu de Husserl, mon corps, le centre d'un monde primordial, orienté autour de moi).

Il y a, dans la sémiotique des instances, une répartition entre l’instance de base, le non-sujet, qui est l’instance du corps, et l’instance judicative qui est l’instance sujet : le sujet n’arrive qu’après le corps. Il faut avoir cela en perspective. Nous sommes ici dans la région de l'autonomie.

De l’autre côté, nous entrons dans la région de l'hétéronomie si on cherche les forces qui influent sur le comportement du non-sujet (l’instance de base, le corps) et qui influent sur le sujet : ce sont des forces tierces que j’appelle tiers immanent et tiers transcendant. Le tiers immanent, c’est aussi la nature, en tant que force intégrante, inhérente au corps, qui pousse et modifie le corps, qui peut l’assaillir, le trahir, le condamner mais aussi autoriser au corps un moment de gloire. Le tiers transcendant, c’est cette autre force modélisante à qui nous donnons des noms divers. En psychanalyse, c’est le Père. C’est aussi la Société, le Parti, l’Histoire (avec un grand H). C’est le Libéralisme ! Autre force qui modifie et règle le comportement du non-sujet et du sujet. Cessons donc d’employer à mon propos de manière permanente et non pertinente la notion de sujet.

Ivan Darrault-Harris : Je prends un court instant la parole avant de la laisser au public. Ce à quoi nous venons d’assister ce matin, c’est un débat innovant et très clair. Les deux positions défendues par l’un et l’autre semblent donc tout à fait articulables. En écoutant Jean Petitot exposer les points de convergence mais aussi les points de différence, ainsi le fait de fonder une strate supplémentaire et plus profonde, celle de l’auto-organisation de la nature, productrice de formes. Il en fait le présupposé d’une phénoménologie de la perception, que permet donc le fait que la nature est déjà morphologiquement organisée. Tout cela permet de dessiner un parcours génératif qui se complexifie : au plus profond on aurait la nature morphologiquement organisée, ensuite un non-sujet engagé dans le processus de perception (c’est l’étape de la prise), le contact avec le mode et puis, ensuite, éventuellement, mais ce n’est pas une obligation, le non-sujet est en relation avec une instance sujet, qui reprend tout cela et qui reproduit à la fois le monde morphologiquement organisé et la perception de ce monde pour un destinataire qui, idéalement, est le miroir du producteur de tout ce parcours génératif du sens et qui va pouvoir peut-être remonter, dans la réception qu’il a du logos, jusqu’au monde morphologiquement ainsi reconstruit.

Alessandro Zinna : J’avais deux observations. La première concerne la question de l’idéalité du sens : à un certain moment, les humains s’échappent des morphologies, l’idéalité du sens intervient et l’on peut faire de l’art conceptuel – c’est Duchamp – se déplacer par rapport à la morphologie, et par là augmenter les niveaux d’abstraction et parvenir à cette idée de l’idéalité du sens. Il s’agit certes de prégnances mais ces prégnances sont en décalage par rapport à une morphologie sensible. Et cela pose un problème par rapport à une théorie qui se veut entièrement morphologique. Si cela fonctionne très bien avec les animaux – la prégnance c’est la prégnance des formes – il y a un moment où l’idéalité du sens s’échappe par l’abstraction et il nous faut quelque chose de plus humain.

Je suis d’accord avec Jean Petitot quand il fait le partage entre un premier et un second Merleau-Ponty. Et j’aimerais faire la même chose avec Hjelmslev. C’est vrai, il y a un Hjelmslev formel, c’est celui des Prolégomènes où il semble adhérer au projet logique de Carnap. Mais en fait il n’y a jamais réellement adhéré ! Et je suis allé consulter les manuscrits qui contenaient des oppositions qui ont été effacées. Et il y a donc un autre texte de Hjelmslev, La Stratification du langage, qui va dans une autre direction. On lui pose la question : cette substance, il faut en tenir compte ou non ? Comme l’a dit Jean Petitot, qui a raison, pour une question de procédure et de méthode, on a fermé l’objet. Mais Hjelmslev ne croit pas dans cette fermeture. À tel point que dans La Stratification du langage, il s’interroge en disant qu’il y a des niveaux de stratification de la substance, ainsi le niveau physique, le niveau socio-biologique. Si l’on veut dépasser le niveau d’apparence formaliste des Prolégomènes, on retrouve un Hjelmslev plus riche, celui de La Stratification du langage.

Ultime remarque : je suis d’accord avec Jean-Claude Coquet sur le fait que, chez Greimas, il n’y a pas la dimension de l’énonciation. Il y a quand même, dès 1966, un souci d’imaginer la phénoménologie. Cette division de types de sèmes, figuratifs, thymiques, abstraits, c’est une manière d’introduire quelque chose qui jusque-là n’existait pas, et c’est le monde phénoménologique, grâce à un outil méthodologique : comment peut-on faire avec. Cette différence plus ou moins substantielle entre sèmes figuratifs, thymiques, abstraits, qui n’a jamais trouvé véritablement une définition fonctionnelle (à l’intérieur de l’analyse du lexème tête, on ne le retrouve pas). Il y a là une ouverture vers la phénoménologie.

Quant à la reconnaissance d’Ulysse dans Homère, c’est un joli passage car il y a trois reconnaissances : la reconnaissance, olfactive, d’Argos, le chien, la reconnaissance de la nourrice, la cicatrice sur la jambe, et la reconnaissance de Pénélope (qui n’accepte pas de le voir, même après la réussite de la tâche difficile de faire passer une flèche dans les anneaux) entièrement cognitive : la réponse à la question de descendre le lit, qu’on ne peut déplacer à cause de sa position près d’un arbre. Il y a une sorte de montée du perceptif vers le cognitif dans ces trois formes de reconnaissance.

Jean-Claude Coquet : La dernière remarque est très judicieuse ! Merci, Alessandro. Maintenant, pour les sèmes avancés par Greimas, bien sûr, il suffit d’imaginer, comme dans le cas de Ricœur, car tout est en place : oui, il y a de la phénoménologie ! De la chair ! Du corps ! Mais chez Ricœur, c’est uniquement métaphorique. Quand il parle de la morsure du réel, c’est de la métaphore. Cela ne correspond absolument pas à un point de vue phénoménologique, à un prédicat somatique. Personne ne mord rien dans cette affaire !

Quand Greimas fait une sorte d’analyse, dans De l’Imperfection, du texte de Calvino, Paloma, qu’est-ce qu’il fait ? Il fait une présentation d'une expérience sensible – je me dis : ça y est, c’est l’ouverture ! – mais cette ouverture est factice, parce qu’elle se bloque tout de suite sur le logos. Il y a une sorte d’attouchement par le regard sur une femme étendue sur la plage, attouchement à distance, dit Calvino. Comment Greimas rend-il compte de cet attouchement à distance ? Pas par des prédicats somatiques, mais par le logos. Il dit : sur le plan cognitif (le seul qu’il reconnaisse vraiment) il y a une conjonction totale ou une éventuelle conjonction entre le sujet et l’objet. Voilà, c’est terminé et enterré ! Pas de notation de l'expérience sensible. Pas de place pour la phusis. Il faut reconnaître les choses et ne pas faire la moue, Alessandro ! On ne fait pas de la phénoménologie du langage sans avoir un appareil entre les mains qui permette de l’exercer ! Si on reprend cette phénoménologie du langage en philosophie du langage, c’est raté !

Jean Petitot : Une petite réponse très brève : je ne propose pas du tout une théorie entièrement morphologique. Il s’agit simplement d’un ancrage du sens dans le morphologique mais évidemment après, et très vite, s’opère une complète émancipation du sens par rapport à cet ancrage morphologique. Cela va de soi. Il y a là, dans une certaine mesure, un triomphe du logos, qui s’émancipe complètement de la phusis.

Noëlle Batt : Jean Petitot a fait allusion à Valéry mais sans citer de texte particulier, et il y a un texte de Jean-Claude Coquet…

Jean Petitot et Jean-Claude Coquet : C’est sur ce même texte de Valéry (L’Homme et la coquille) que nous avons tous les deux écrit.

Noëlle Batt : Je pense que L’Homme et la coquille comprend, contient toutes les réponses et permet justement cette articulation entre vos deux positions. Valéry rappelle bien que l’homme lui-même est fabriqué comme la coquille, lui aussi est un organisme. Et le rapport entre la nature, le côté morphologique de la nature et le non-sujet se fait là : l’organisme humain doit percevoir l’organisme naturel, il y a un élément d’empathie et si le poète est celui, précisément, qui peut faire les deux, c’est que le poète accepte de ne pas congédier le corps ; il ne se réfugie pas du côté du logos, immédiatement ; il accepte donc d’assumer sa partie organisme qui le met en empathie avec l’objet de la nature et qui lui permet de percevoir l’organisation morphologique de la nature. Il accepte de rester suffisamment longtemps là pour être en prise. Ensuite vient l’autre phase, car si on en restait là, il n’y aurait pas de création humaine, laquelle nécessite ce passage au stade du logos. Valéry insiste pour dire que la création artistique implique la participation des deux aspects. Il y a là une remarquable réponse à votre débat.

Jean Petitot : Certains textes de Valéry, relativement tardifs, sont particulièrement intéressants. Ils ressemblent beaucoup aux textes de la dernière période de Merleau-Ponty. Valéry essaie de concevoir les conditions pour penser toutes ces structures naturelles auxquelles l’homme est préférentiellement relié. Ce sont des spéculations mais, comme Merleau-Ponty, il voit très bien les choses. Il a une très bonne intuition du type de progrès que l’on pourrait et que l’on devrait faire.

 Jean-Jacques Vincensini : Je regrette le départ d’Alessandro Zinna et voudrais dire que le refus du substantialisme chez Greimas est, de fait, un levier fécond. Il a eu besoin, à une certaine époque du structuralisme, pour fonder une épistémologie de réflexion sur la signification, de dire : Je veux éviter l’ontologie, la métaphysique. Mais nous sommes d’accord pour dire que cela a induit un certain nombre de difficultés.

Jean-Claude Coquet : Il ne pouvait pas faire autrement.

Jean-Jacques Vincensini : Ce que j’ai évoqué la dernière fois, un développement qui va vraiment dans ton sens (il s’adresse à Coquet), de Per Aage Brandt, dans Sens et ontologie. Celui-ci dit que toute discipline développe à la fois une ontologie et une méthodologie, et l’ontologie est ce qui protège contre le nominalisme de ses modèles. Le fait de prendre en considération les mécanismes fondamentaux de type morpho-dynamique de la nature ferait que cela préciserait un peu ce que tu appelles le tiers immanent. Car je trouve que c’est là du nominalisme. Qu’est-ce que c’est que le tiers immanent ?

Jean-Claude Coquet : Tu jettes cela comme une fleur dans un cimetière !

Jean-Jacques Vincensini : C’est un terme qui, dans une autre dimension scientifique, ainsi la théorie des catastrophes, le calcul des seuils, les basculements de systèmes, donnerait une objectivation qui n’émane pas des notions que tu utilises. Tu mets des mots, mais sur quoi ?

Jean-Claude Coquet : Tu n’as pas lu Phusis et Logos ! Il n’est pas possible que tu dises cela ! Car je suis tout à fait en accord avec Jean Petitot.

Jean-Jacques Vincensini : La troisième chose – et l’on poursuivra la discussion pour voir si l’on parle des mêmes régulations – consiste à rappeler les points de convergence : rejet de l’autonomie de la sémiotique, l’affirmation phénoménologique, plus le souhait de penser la conversion des régulations naturelles physiques dans le logos via l’actantialité narrative.

 Jean Petitot : De cela nous n’avons pas parlé !

Jean-Jacques Vincensini : Est-ce que les mécanismes morpho-dynamiques passent par les processus évoqués, y compris ceux de la perception, directement dans la langue ? L’exemple que tu as donné, et qui illustre ce que je dis, c’est le flair d’Argos. Il y a tout un récit de perception, de reconnaissance matrimoniale. Est-ce qu’il n’y a pas un niveau d’émergence des formes morpho-dynamiques avant même les questions lexico-actantielles, un niveau proprement narratif, au sens de Propp. Je ne suis pas du tout proppien mais est-ce qu’il n’a pas découvert des règles de prédation…

Jean Petitot : C’est vraiment la thèse de Thom : l’actantialité vient de cette régulation.

Jean-Jacques Vincensini : Le niveau humain du morpho-dynamique, avant d’être le logos linguistique, est le logos narratif.

Jean-Claude Coquet : Si tu as entendu ce que j’ai dit tout à l’heure, une des questions que je posais à Jean Petitot, comme il n’est pas linguiste, quand j’évoque l’énonciation, par exemple, ce qui arrive tout de suite dans son champ épistémique, c’est structures syntaxiques. Il pense en terme de structure. Nous sommes d’accord : c’est l’un des niveaux qui doit être pris en considération, mais c’est le niveau structural. Ce n’est pas du tout le niveau du surgissement dont parlait Derrida. Le niveau du chien, de son flair, c’est autre chose, mais cela peut s’imprimer dans une structure narrative. Ce sont deux points de vue différents.

Jean-Jacques Vincensini : Quand tu dis structure, cela a une apparence négative ! Pour positiver ta remarque, tu pourrais dire que ce sont des dynamiques narratives qui sont régulées par des dynamiques prégnantielles, d’origine animale, etc. Et là, on la voit, la montée de l’humanité.

Jean-Claude Coquet : D’accord, si tu veux.

Tereza Pinto-Abbadie : Est-ce qu’on peut faire aussi sans la montée de l’humanité ? Ce n’est pas par hasard que le flair, c’est celui d’un chien. Par rapport à votre déclaration M. Coquet « On ne sait pas dire le sensible », est-ce que, justement, la question est que l’on ne sait que dire le sensible ?

Jean Petitot : Vous avez en partie raison. Nous rencontrons là une aporie qui remonte à des débats très anciens. Toute thèse réaliste consiste à dire que le logos interprète quelque chose, la phusis. Mais comment avons-nous accès à cette phusis ? En général, il ne peut pas y avoir d’autre accès à la phusis que la traduction de la phusis dans le logos. Et l’on sait bien qu’il y a là un cercle vicieux qui dure depuis l’Antiquité. Pour sortir de cette contradiction, il faut disposer d’accès à la phusis qui soient autres que la transcription de la phusis dans le logos.

Jean-Claude Coquet : Jean Petitot a commencé en disant que l’important est de savoir poser les problèmes. Même si on n’a pas la solution. Quand Merleau-Ponty dit : « On ne sait pas dire le sensible », il y a là un problème sur lequel on peut réfléchir. Cela ne veut pas dire, comme vous le suggériez tout à l’heure, que c’est toujours du sensible que l’on dit. Non, on ne sait pas dire, donc il y a un problème qui est sous-jacent : on ne sait pas.

Jean Petitot : On ne sait pas dire le sensible qui ne serait pas dit. Dans le débat des sciences cognitives contemporaines sur la perception, ce point est absolument central. On est presque obligé d’être réaliste, mais en même temps, ce quelque chose qui ne serait pas du langage, et que le langage prendrait en compte, on n'y a souvent accès qu’à travers le langage. Il y a donc un cercle, d’où l’intérêt fondamental – et c’est pour cela que je me suis appuyé sur Thom – de disposer de descriptions des structures sensibles qui ne relèvent pas du logos.

Tereza Pinto-Abbadie : Lorsque vous parlez de science empirique, j’ai pensé à G. Lantéri-Laura qui parlait beaucoup de l’épistémologie de la médecine en prenant l’exemple de l’étudiant de médecine de première année qui regarde ses premiers échantillons dans un microscope et qui ne voit rien, parce qu’il ne sait pas voir.

Jean-Claude Coquet : D’où la difficulté de dire le sensible.

Ivan Darrault-Harris : La remarque de Tereza Pinto me suggère que l’on pourrait se tourner, pour alimenter la discussion, vers les formes pathologiques du langage. Et particulièrement, ce que Tereza Pinto connaît bien, c’est-à-dire la parole des schizophrènes, la schizophasie. Laquelle pourrait être analysée comme une prise du monde, un contact avec le monde mais qui s’arrête là. Et qui ne va pas jusqu’au logos. Lorsque nous écoutons les schizophrènes, ils parlent, sans doute, mais leur parole est souvent néologique d’un bout à l’autre. On pourrait réfléchir ici sur des à-coups du parcours génératif qui a été dessiné ce matin.

Jean Petitot : Et, en plus, cela correspond à des recherches très actuelles parce qu’une des hypothèses sur la schizophrénie est qu’il y a un dysfonctionnement dans les différents niveaux de traitement. Pour passer à une description linguistique de la perception, il faut éliminer une énorme partie de l’information perceptive comme non pertinente et, si ces filtrages se font mal, le passage au langage devient complètement chaotique.

Ivan Darrault-Harris : Nous sommes contraints, vu l’heure, d’arrêter là notre débat, et je voudrais qu’on remercie les intervenants en les applaudissant. Cette séance est mémorable.