Phénoménologie et sémiotique
théories de la signification

Jean-François Bordron

CeReS, Université de Limoges

https://doi.org/10.25965/as.2743

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : phénoménologie, signification, valeur

Auteurs cités : Jocelyn Benoist, Peer Bungaard, Noam CHOMSKY, Gottlob Frege, Algirdas J. GREIMAS, Louis HJELMSLEV, Edmund HUSSERL, Maurice MERLEAU-PONTY, Jean PETITOT, Ferdinand de SAUSSURE, Leonard TALMY

Plan
Texte intégral

Nous voudrions proposer quelques réflexions sur le voisinage entre la sémiotique et la phénoménologie, voisinage souvent remarqué, ne serait-ce que pour des raisons thématiques (la perception tout particulièrement) et historiques (l’influence de Merleau-Ponty par exemple) mais dont il est finalement assez difficile de fixer le centre de gravité, celui-ci se dérobant le plus souvent sous forme d’influences partielles, d’emprunts terminologiques voire de raccourcis suggestifs. Les rapports possibles entre la phénoménologie et la sémiotique sont en effet à la fois si nombreux et si incertains qu’il convient d’abord de fixer une perspective qui puisse permettre de les percevoir sans trop de déformation. Il est à la fois aisé de montrer que de nombreuses thématiques unissent ces deux méthodes, comme il est également manifeste que ces mêmes thématiques ne sont jamais tout à fait prises au même sens dans l’un et l’autre cas. Mais disons tout d’abord que l’une et l’autre démarches sont bien des méthodes et non des disciplines constituées en vue de l’étude d’un objet qui serait particulier à chacune, comme cela se rencontre dans les sciences humaines. Il serait difficile de trouver un domaine qui n’ait en quelque façon fait l’objet d’une phénoménologie et, le temps passant, il en va peu à peu de même pour la sémiotique. S’il s’agit bien de deux méthodes, elles ont au moins en commun d’être indéfinissables par la seule extension de leurs objets d’étude. Ce point est essentiel même s’il ne suffit pas à lui seul pour construire la perspective que nous recherchons. Faisons quelques remarques préliminaires sur la nature de ces méthodes et sur le domaine d’étude qui nous semble devoir être privilégié dans les limites de cet article.

Husserl explique ainsi le statut de la phénoménologie :

Note de bas de page 1 :

 Edmund Husserl L’idée de la phénoménologie [cours de 1907], traduction française par Alexandre Lowit, PUF, 1970, p. 45

« Phénoménologie : cela désigne une science, un ensemble de disciplines scientifiques ; mais phénoménologie désigne en même temps et avant tout, une méthode et une attitude de pensée : l’attitude de pensée spécifiquement philosophique, et la méthode spécifiquement philosophique. »1

Cette attitude de pensée « spécifiquement philosophique » s’oppose à la méthode qui prévaut dans les sciences de la nature, de telle sorte que si la phénoménologie peut prétendre à la scientificité, ce n’est pas au même sens que ces dernières. La différence réside dans la mise entre parenthèses de toute croyance au monde à laquelle renvoie le terme d’épochè et qui est le nerf et la raison d’être de cette méthode. On peut dire en ce sens que la phénoménologie peut se confondre avec le projet philosophique lui-même, du moins selon une certaine conception de celui-ci. Il faut ajouter que l’épochè ne supprime pas véritablement la croyance au monde mais la révèle comme croyance. Elle est ainsi moins une négation qu’une libération par laquelle la croyance peut être décrite pour ce qu’elle est.

Note de bas de page 2 :

 Edmund Husserl, L’idée de la phénoménologie, idem, p.65

Ce point de départ bien connu possède à notre avis son correspondant dans la méthode sémiotique, bien qu’il soit rarement souligné et plus difficile à mettre en valeur. Mais si l’on se demande comment une description de ce que peut être le sens, tâche de la sémiotique, peut être simplement possible, on se rendra compte qu’il serait proprement absurde de s’imaginer que cela puisse être accompli sans une prise de distance avec notre croyance en lui. La différence entre un commentaire, par exemple un commentaire littéraire ou un commentaire philosophique, et une analyse sémiotique, réside d’abord en cela que le commentaire fournit une expansion du sens qui n’exige pas qu’une véritable distance par rapport à lui ait été prise, et en cela il se conforme à ce que Husserl appelle « une attitude naturelle », alors que l’analyse sémiotique, parce qu’elle cherche à décrire des conditions de possibilité, demande un point de vue que l’on peut comparer à la mise en œuvre de l’épochè. Comme nous l’avons déjà souligné, cela n’implique pas ici une suppression du sens mais une suspension de la croyance en lui. N’y aurait-il que ce point de contact entre la phénoménologie et la sémiotique, cela suffirait pour affirmer leur très grande proximité. Ce point est à nos yeux essentiel parce qu’il fait ressentir la spécificité de la sémiotique, méthode que l’on assimile à tort à une science humaine commettant ainsi une erreur du type de celles dénoncées par Husserl dans ce qu’il énumère comme « le psychologisme, l’anthropologisme, le biologisme »2, c’est-à-dire la confusion entre les points de vue naturalistes et celui de la réflexion. L’erreur consiste le plus souvent en cela que l’attitude naturelle voit des causes, et donc des explications, là où l’attitude réflexive voit au contraire le déploiement d’une énigme. En cela l’attitude sémiotique est comparable à l’attitude phénoménologique, précisément parce qu’elle n’a pas besoin de légitimer ses descriptions par le recours à des instances supposées naturelles qui lui serviraient de source inépuisable de causalité. Ceci étant souligné, il n’en résulte pas que l’on doive assimiler les deux méthodes pour la seule raison qu’elles ont des attitudes voisines. Nous allons essayer au contraire, sur un point particulier, de comprendre pourquoi certaines analyses peuvent étonnamment diverger lors même que l’on aurait pu s’attendre à une convergence plus entière des résultats. Bien que l’on puisse d’abord penser à la théorie de la perception, pour laquelle la phénoménologie a beaucoup inspiré la sémiotique, nous nous attacherons essentiellement à quelques points qui concernent la théorie de la signification, domaine à l’évidence commun.

I- La théorie de la signification

La théorie de la signification, telle qu’on la rencontre dans la première des Recherches Logiques de Husserl, s’appuie sur l’affirmation selon laquelle toute expression a une prétention à la signification et pour cette raison même une prétention à la référence (ce qui ne veut pas dire que celle-ci existe effectivement). C’est là un point critique :

Note de bas de page 3 :

 Edmund Husserl, Recherches Logiques I, §15 [1901, 1913], traduction française P. Ricœur, Paris PUF, 1969, p.61.

« C’est dans la signification que se constitue le rapport à l’objet . Par conséquent employer une expression avec sens, et se rapporter par une expression à l’objet (se représenter l’objet), c’est là une seule et même chose. La question n’est nullement en l’occurrence de savoir si l’objet existe ou est fictif voire même impossible. Mais si la proposition que la signification se rapporte à un objet du fait qu’elle possède une signification en général est interprétée au sens propre, c’est-à-dire au sens qui implique l’existence de l’objet, l’expression a alors une signification, s’il existe un objet qui lui corresponde, et elle est sans signification si un tel objet n’existe pas. »3

Il y a donc à la fois, pour la signification, un rapport nécessaire à son objet et, en même temps, une distinction importante qui fait que, dans une expression, on ne doit pas confondre la signification et l’objet. Cette conception, au moins sur ce point, se rapproche à l’évidence de celle proposée par Frege, dans Sens et dénotation. Beaucoup de points cependant différent, comme nous le verrons.

Ainsi située, la notion de signification reste cependant d’une nature multiple, difficile à cerner exactement, car elle va dépendre à la fois de son objet, qui paraît être d’abord sa raison d’être, voire ce avec quoi on pourrait au moins la confondre, mais aussi, et même essentiellement, des actes donateurs de sens qui l’instituent, avec leurs intentions, leurs visées, et enfin de ce que Husserl nomme du terme étrange de « remplissement » et qui relève plutôt de l’intuition. Ce sens « remplissant » est tel qu’il s’accorde à l’intention de signification. Mais la question est de savoir comment ce qui est visé par l’intention de signification peut s’accorder à ce qui par ailleurs est donné ou se donne dans l’intuition. Le sens remplissant est d’une certaine façon toujours là dans toute signification, qu’il y ait objet ou non. En même temps, il peut être là comme absent de telle sorte que l’on peut dire également qu’il n’y a pas de « remplissement » mais que cette absence en est d’une certaine façon une forme possible.

Le problème du « remplissement » est celui de l’adaptabilité de ce que je vise à ce qui m’est donné (donc l’adaptabilité de deux intentions). Dans la Recherche VI (§8), Husserl parle de l’unité dynamique entre expression et intuition :

Note de bas de page 4 :

 Edmund Husserl, Recherche VI §8

« Au lieu de la coïncidence immobile, pour ainsi dire statique, entre signification et intuition, considérons maintenant la coïncidence dynamique ; qu’à l’expression figurant d’abord à titre purement symbolique vienne s’associer l’intuition (plus ou moins) correspondante. Si cela se produit, nous vivons une conscience de remplissement présentant des caractères descriptifs spécifiques : l’acte de pur signifier trouve, à la manière d’une intention orientée, son remplissement dans l’acte d’intuition. Dans ce vécu de transition se manifeste en même temps, et ce de manière explicite, dans leur fondation phénoménologique, l’appartenance mutuelle de deux actes : l’intention de signification et l’intuition qui lui correspond de manière plus ou moins parfaite. Nous éprouvons intuitivement comment, dans l’intuition, la même objectivité est rendue présente intuitivement, alors qu’elle était « simplement pensée » dans l’acte symbolique, et nous éprouvons également qu’elle devient intuitive précisément à titre de chose déterminée de telle et telle manière, telle qu’elle avait été tout d’abord simplement pensée (simplement signifiée). Ce qu’on ne fait qu’exprimer autrement en disant : l’essence intentionnelle de l’acte d’intuition s’adapte (plus ou moins parfaitement) à l’essence significative de l’acte d’expression. »4

Note de bas de page 5 :

 E. Husserl, Recherche VI §9

La notion de signification se situe donc à l’intérieur d’un dispositif dans lequel il faut distinguer au moins quatre composantes : l’expression verbale, l’acte du signifier, l’acte d’intuition et enfin, les subsumant, « le caractère d’unité du connaître et du remplissement »5. Husserl pense naturellement, dans le cadre logique qui est le sien, de préférence à des énoncés doxiques, ce qui n’exclut pas de considérer par ailleurs, et spécialement dans la VIème Recherche, les énoncés comportant ce que l’on appellerait aujourd’hui des attitudes propositionnelles. Mais le plus intéressant pour nous est la corrélation qu’il fait, dans le contexte de cette VIème recherche, entre les vécus de remplissement liés à l’expression linguistique dans le cadre d’un acte de connaissance et ceux qui ont cours dans la perception. L’exemple classique de la perception d’une mélodie est de ce point de vue éclairant :

Note de bas de page 6 :

 Recherche VI §10

« Quand, par exemple, se fait entendre le commencement d’une mélodie connue, il éveille des intentions déterminées qui trouvent leur remplissement dans le développement progressif de la mélodie. Il se produit encore quelque chose d’analogue même quand la mélodie nous est inconnue. Les lois qui régissent le mélodique conditionnent des intentions, qui manquent sans doute de détermination objective complète, mais qui pourtant trouvent aussi ou peuvent trouver des remplissements. »6

La problématique du remplissement possède de multiples aspects, que nous ne pouvons passer en revue ici. Conformément à notre point de départ, nous rechercherons ce qui, dans cette problématique, permet de déterminer ce qu’est le plus exactement possible ce qu’on appelle le « sens » et la façon dont on y accède.

Le remplissement peut sans doute réussir, mais il peut aussi échouer, globalement ou partiellement. Un exemple intéressant est celui du conflit :

Note de bas de page 7 :

 Recherche VI §11

« Une intention ne se déçoit sur le mode du conflit que par ce fait qu’elle est une partie d’une intention plus vaste, dont la partie complémentaire se remplit (mis en italique par l’auteur). »7

L’intuition fondamentale semble être ici qu’une méréologie des intentions de significations est possible, du moins telle que l’échec du remplissement pourrait la manifester. Un problème intéressant est alors de se demander si cette méréologie devrait porter sur des éléments syntaxiques, comme le terme de conflit peut le suggérer, ou s’il s’agit d’un conflit sémantique à l’intérieur de l’intention de signification elle-même (un sens conflictuel en quelque façon). Peer Bungaard a beaucoup insisté, à la suite de J. Benoist, sur cette notion de méréologie sémantique, qui semble pouvoir être entr’aperçue au tout début de la IVème Recherche Logique, consacrée à l’idée de Grammaire Pure, mais tout aussi bien se trouver remplacée par la suite par celle de méréologie des éléments syntaxiques. Parmi les raisons possibles de ce déplacement, P. Bundgaard souligne celles-ci :

Note de bas de page 8 :

 Peer F. Bundgaard,  « Configuration sémantique et combinaison syntaxique dans la IV Recherche logique de Husserl » dans Recherches Husserliennes (21), 2004.

« L’évidence qui semble accompagner la question « pourquoi certaines séquences de mots font-elles sens, alors que d’autres ne le font pas ? » a, d’une part, voilé le fait que la démarche dans les premiers paragraphes de la Recherche est explicitement sémantique, et, d’autre part, elle a servi à asseoir une autre évidence : à savoir que dans le domaine des significations linguistiques, le problème de la configuration des parties en un tout est par essence un problème syntaxique concernant la connexion latérale de parties dans une séquence bien formée. Finalement, l’exposition de ce système combinatoire sémantique, telle qu’elle est effectuée dans la IV RL, semble doublement fragilisée. D’abord parce que Husserl ne donne pas le moindre exemple élaboré susceptible d’illustrer le principe structural, et non pas « associationniste », « pragmatique » ou encore « psychologique », qui est censé régir la composition sémantique dans le domaine du langage. Ensuite, parce que l’idée même d’un système combinatoire sémantique semble impliquer l’existence d’un principe en charge de la composition de pensées et non pas de symboles linguistiques ; elle semble donc étrangère au domaine spécifique du langage : or, ce que Husserl cherche à établir sont les lois constitutives de l’essence spécifique du langage. »8

Note de bas de page 9 :

 L. Talmy, Toward a Cognitive Semantics, Cambridge (Massachusetts): MIT Press, 2000.

Note de bas de page 10 :

 Jean Petitot,  Morphogenèse du sens, Paris: PUF, 1985 et Physique du sens, Paris, Editions du CNRS, 1992.

Retenons de ces remarques que la question d’une méréologie sémantique est précisément le point à partir duquel un contact direct avec les recherches sémiotiques paraît possible, que l’on pense aux travaux de Saussure, de Hjelmslev ou de Greimas, contact qui passe aussi avec une bonne part de la sémantique cognitive, en particulier celle de Talmy9 ou encore avec la physique du sens de Petitot10. Il faut reconnaître cependant que le conflit entre méréologie sémantique et méréologie syntaxique, s’il est aigu lorsque l’on pense à une syntaxe de type symbolique, celle de Chomsky par exemple, l’est beaucoup moins si l’on se réfère, comme c’est le cas la plupart du temps pour la sémiotique, à une syntaxe fondamentalement sémantique. Quoi qu’il en soit, ce qui, pour notre part, paraît le plus fascinant n’est pas la méréologie des formes de signification, telle que l’on peut les rencontrer dans les IIIème et IVème Recherches, mais bien celle des intentions de significations esquissées dans la VIème Recherche et dont la question surgit au moment même ou l’échec du remplissement prend la forme du conflit. Cela demande que nous examinions un peu plus longuement ce jeu, que l’on peut dire dialectique, entre les intentions de significations et les intuitions remplissantes.

Note de bas de page 11 :

 Edmund Husserl, Logique formelle et logique transcendantale [1929], traduction Suzanne Bachelard, Paris, PUF, 1965.

Dans Logique Formelle et Logique Transcendantale11, Husserl reprend la thématique de la désillusion, donc d’une certaine forme de non remplissement, dans le cadre d’une réflexion portant sur le statut de la logique (apophantique formelle) dans son rapport à l’ontologie formelle et sur la raison de leur différence possible. Le point de départ peut être situé dans cette affirmation sans cesse répétée :

Note de bas de page 12 :

 E. Husserl, Logique formelle et logique transcendantale, idem, § 42d

« Celui qui juge est dirigé vers l’objet et étant ainsi dirigé, il n’a affaire à l’objet jamais autrement que dans des formes catégoriales quelconques (ou comme nous disons aussi syntaxiques) qui sont donc aussi des formes ontologiques. »12

Ou encore :

Note de bas de page 13 :

 Edmund Husserl, Logique formelle et logique transcendantale, idem, § 43

« L’analytique, en tant que doctrine formelle de la science a, comme les sciences elles-mêmes, une direction ontique, et à vrai dire, grâce à sa généralité apriorique, une direction ontologique. »13

Cette confusion possible entre les formes catégoriales, relevant de la syntaxe, et les formes ontologiques, pose la question de savoir comment la « région sens » à laquelle appartient la syntaxe, peut se distinguer de la région ontologique. Un commencement de réponse apparaît dans ce que Husserl appelle un déplacement thématique que vient illustrer l’expérience de la désillusion :

Note de bas de page 14 :

 Edmund Husserl, Logique formelle et logique transcendantale, idem, §44b

« Mais l’intention dirigée vers la signification, donc, pour celui qui juge, l’effort pour parvenir à l’objet lui-même et pour être près de lui-même, pour apercevoir sur lui-même « ce dont il s’agit », cette intention peut aussi, au lieu d’être remplie, être désillusionnée. Certes, elle est remplie alors dans des positions partielles, mais celles-ci se complètent au contact des choses elles-mêmes pour former la position totale d’une objectivité catégoriale avec laquelle « entre en lutte » l’objectivité à laquelle on croyait auparavant…lutte qui rend originellement nécessaire le biffage de cette objectivité. Cela s’exprime par exemple sous la forme : « L’état des choses ne se présente pas comme je le pensais ». L’adjonction « comme je le pensais » exprime alors une modification de sens. Car l’«  état de chose » n’est pas et ne pourrait rester dans ce contexte l’ancien état de chose auquel on continue à croire, il est (grâce au biffage qui possède maintenant ce caractère de validité) l’état des choses qui était « auparavant simplement intentionné. » »14

Note de bas de page 15 :

 Algirdas Julien Greimas, De l’imperfection, Fanlac, Périgueux, 1987.

L’absence de remplissement, au niveau d’un simple biffage (Husserl aurait pu parler d’un soupçon, d’un doute, d’une inquiétude) suffit à faire apparaître la région sens qui pour ainsi dire se détache de la croyance première à l’être qui faisait l’objet de la recherche. Il est en un sens émouvant de constater que, vingt-huit ans après les Recherches Logiques, Husserl utilise les mêmes thèmes du conflit, de la lutte, de la désillusion pour rendre sensible ce qu’il y a au fond d’étonnant dans le fait qu’il y ait une « région sens ». Mais l’on remarquera surtout que ce phénomène du non remplissement est finalement indissociable de l’attitude phénoménologique elle-même, de l’attitude réflexive et de son épochè, comme s’il fallait, pour que le sens apparaisse, que quelque non-être, aussi partiel soit-il, vienne se glisser dans la certitude naturelle des choses. C’est là une expérience fondamentale que l’on peut rapprocher sans trop de risque de celle que Greimas a décrite sous le terme d’imperfection15 et sur laquelle nous reviendrons un peu plus loin. Finalement la région sens se trouve clairement délimitée par l’attitude propre à la phénoménologie :

Note de bas de page 16 :

 E. Husserl, Logique formelle et logique transcendantale, idem, § 48

 « Se poser la question de la signification ou du sens d’un énoncé, et se rendre clair le sens de cet énoncé, ce n’est manifestement pas autre chose que de passer de l’attitude immédiate de l’être qui juge et énonce, attitude dans laquelle nous « avons » seulement les objets considérés, à l’attitude réfléchie, à l’attitude dans laquelle viennent à être saisies ou posées les opinions correspondantes relatives aux objets, aux états de chose. Ainsi pouvons nous également qualifier cette région de région du sens »16

Note de bas de page 17 :

 L. Hjelmslev « Résumé d’une théorie du langage », in Essais Linguistiques, Paris, PUF, 1985.

Les quelques points de repère que nous venons de prendre dans les Recherches logiques et dans Logiques formelle et logique transcendantale, donc à des étapes différentes du développement de la phénoménologie husserlienne, montrent que la même démarche, la même ascèse, le même jeu dialectique entre intention de signification et intuition remplissante, sont nécessaires pour déterminer ce qu’est le domaine de la signification. Bien sûr, nous avons laissé en marge tout ce qui concerne les structures logiques proprement dites, ainsi que la question de l’ontologie formelle, parce que ce sont là des domaines qui reposent sur une conception du langage assez éloignée de celle que l’on rencontre ordinairement en linguistique ou en sémiotique. Aussi bien trouvera-t-on sur ces points autant de différences que l’on voudra entre nos deux méthodes. Il faut espérer qu’un jour la dimension logique du langage sera suffisamment considérée en sémiotique pour qu’une nouvelle approche de ces problèmes soit possible. Il faut cependant souligner l’importance de la Troisième Recherche Logique dans la construction du Résumé d’une théorie du Langage de Hjelmslev17 et plus récemment, la reprise de la perspective méréologique dans divers travaux concernant la sémiotique des objets. On aura remarqué également que le domaine de l’être se trouve invariablement déterminé chez Husserl comme « être objet », ce qui relève de décisions philosophiques dont nous n’avons pas à discuter ici, et, du moins peut-on le ressentir ainsi, d’une certaine obsession. Il n’en reste pas moins que la méthode elle-même, son jeu dialectique, possède, comme Husserl et ses successeurs l’ont montré, de multiples résonances aussi bien dans le domaine des expériences existentielles que dans celui de la perception, les deux étant inextricablement mêlés. Notre propos n’étant pas de confronter des thèses reliant plus ou moins explicitement les deux méthodes mais plutôt de trouver le centre de gravité dont nous avons parlé en commençant, il nous semble maintenant utile de citer un texte de Greimas dans lequel la méthode phénoménologique se perçoit à l’évidence. Il s’agit d’une discussion sur la nature du langage pictural :

Note de bas de page 18 :

 A.J Greimas, De l’imperfection, Fanlac, Périgueux, 1987, p. 77

« Tout se passe comme si, à la rencontre des gestalten, formes sous lesquelles les figures du monde se dressent devant nous, notre lecture spécialisée se projetait en avant et les habillait en les transformant en images, interprétant les attitudes et les gestes, inscrivant les passions aux visages, conférant de la grâce au mouvement ; mais, qu’aussi, parfois, en vue d’une « déformation cohérente » du sensible, comme le dirait Merleau-Ponty, une lecture seconde, révélatrice des formes plastiques, allait au devant des gestalten iconisables et y reconnaissait des correspondances chromatiques et eidétiques « normalement » invisibles, d’autres formants plus ou moins « défigurés », auxquels elles s’empresserait d’attribuer de nouvelles significations. Ainsi, dira-t-on, la peinture se met à parler son propre langage. »18

On reconnaîtra dans ce petit texte plusieurs points essentiels à la phénoménologie, même si ils ne sont pas énoncés explicitement mais, pour ainsi dire, agis.

  • le double registre de l’intuition, d’une part tournée vers les formes offertes et en quelque façon « remplissantes », d’autre part étant d’abord faites d’actes donateurs, les deux s’accordant plus ou moins, le thème de l’imperfection qui donne son titre au livre soulignant ce fait.

  • ce que Husserl nommait un « a priori de la corrélation », posant qu’il n’y a pas de réalité absolue mais que toute réalité est nécessairement corrélée à des actes (ce l’on peut interpréter en disant qu’il n’existe pas d’être sans donation de sens).

  • enfin le jeu des variations intentionnelles qui, dans ce cas, constitue le milieu même de l’expérience sémiotique.

II- Le plan de la description

Du bref parcours que nous venons de faire, on peut au moins conclure qu’un certain style de pensée paraît offrir un centre de gravité commun à ces deux méthodes. D’autres points pourraient être pris en considération, en particulier ce trait partagé qui consiste à étendre une méthode au champ entier de l’expérience ou encore l’affirmation du caractère essentiellement descriptif du travail à engager. Il n’en est que plus étonnant qu’à certains égards, les résultats puissent paraître si différents lorsqu’il s’agit de la question, pourtant stratégique, du langage. Sur ce point, il me semble nécessaire de considérer le trait le plus essentiel par lequel se définit la signification chez chacun de ces deux auteurs, apparemment si différents, que sont Husserl et Saussure. Nous avons jusqu’ici tenté de définir un style de pensée, nous voudrions maintenant voir comment le plan même de la signification est abordé quant à sa nature.

Posons immédiatement les deux traits fondamentaux qui nous intéressent :

  • Pour Husserl, le domaine des significations est essentiellement un domaine d’idéalités.

  • Pour Saussure, il n’y a pas d’autre définition possible de la signification que négative.

Nous voudrions essayer de comprendre si ces deux thèses sont aussi étrangères l’une à l’autre que notre formulation abrupte peut le laisser penser.

Note de bas de page 19 :

 E. Husserl, Sur la théorie de la signification, traduction française Jacques English, Paris, Vrin, 1985

Dans le cours de 1908 sur la théorie de la signification19, Husserl affirme

Note de bas de page 20 :

 E. Husserl, Sur la théorie de la signification, idem, p. 55

« L’expression, celle qui est une et la même, signifie l’unité idéale, par exemple le mot allemand lion ; il veut dire quelque chose, et ce qu’il veut dire là, c’est quelque chose d’identique par opposition à la multiplicité des actes du parler et du signifier. L’expression « un lion » peut être prononcé d’innombrable fois et comprise dans le même sens. Le sens, la signification, est une. L’expression « le vainqueur d’Iéna » a sa signification et c’est là une signification unique, aussi souvent que sa prononciation s’accomplit. Les actes conférant la signification sont des vécus fugitifs : la signification elle-même est une unité idéale, intemporelle, identique à soi comme toute idée. Naturellement, la signification ne peut donc pas être non plus un moment du vécu, qui serait en effet fluide et fugitif comme le vécu tout entier. »20

On remarque dans ce passage la présence de plusieurs thèses :

  • L’acte de signifier est orienté vers l’objet.

  • Il y a un primat de l’acte et de l’intention de signifier.

  • Pourtant ce n’est pas l’acte individuel qui porte la signification car elle reste inchangée d’acte en acte, mais aussi de personne à personne (sa validité est intersubjective).

  • La signification est une (ce qui ne veut sans doute pas dire qu’elle ne comporte pas de parties mais qu’elle se réalise en tant que totalité).

  • Elle est intemporelle.

  • Elle est indépendante du vécu.

La compatibilité de ces thèses entre elles est difficile à établir. En quel sens une signification est-elle indépendante du vécu, surtout si l’on accorde un certain primat aux actes conférant une signification ? Husserl commence par refuser très classiquement l’interprétation de la signification comme fait psychologique :

Note de bas de page 21 :

 E. Husserl, Sur la théorie de la signification, idem, p. 55

« Si la signification n’est rien psychologiquement d’individuel, ni un acte psychique ni un moment en lui, ni, de même, du point de vue phénoménologique, un datum phénoménologiquement singulier, cela pourrait être alors conçu peut-être comme une unité spécifique qui s’individue dans l’acte du signifier d’une façon semblable ou analogue à l’espèce rouge dans les moments singuliers de rouge. (…) Ce ne sont pas les représentations individuelles effectives qui sont là les significations – celles-ci sont en effet des unités idéales – mais certaines espèces s’individuant en elles. »21

Si cette unicité de la signification peut être comparée, même avec une évidente prudence, a l’individuation d’une espèce (le rouge) dans des moments singuliers, il n’en demeure pas moins qu’à l’inverse, des significations différentes peuvent se rapporter au même objet et cela en tant qu’elles sont des différents modes de visée :

Note de bas de page 22 :

 E. Husserl, Sur la théorie de la signification, ibidem..

« Dans l’exprimer actuel et corollairement dans le signifier qui y est accompli, quelque chose d’objectif devient conscient pour nous, il devient nommé, énoncé ; mais il peut, et, cela en étant aussi un objectif un et le même, y être malgré tout visé de manière différente, représenté d’une manière différente. Et c’est aux différents modes de visée ou de représentation (mots qui veulent dire ici la même chose) que correspondent les significations différentes. »22

Note de bas de page 23 :

 Voir sur ce point J. Benoist, Entre acte et sens, la théorie phénoménologique de la signification. Paris, Vrin, 2002.

Les significations sont donc des essences idéales qui ne consistent ni en leur occurrence singulière dans telle ou telle énonciation, ni non plus dans le fait de signifier unitairement tel ou tel objet ou fait singulier puisque chaque objet, chaque état de chose peut être donné selon des significations différentes, conformément à la thèse frégéenne. Les significations se situent donc entre la multiplicité des actes et des occurrences individuelles d’une part et, d’autre part, l’autre multiplicité que forment les visées aussi nombreuses que l’on veut, des objets et états de chose. On a discuté de savoir s’il s’agissait ou non d’un platonisme des significations23 Il semble aller de soi que Husserl ne pense en aucun cas à un monde idéal séparé de notre monde sensible (mais Platon le pensait-il ?). Peut-être pourrait-on poser le problème autrement : n’est-il pas nécessaire, et même absolument nécessaire, que dans la multiplicité des actes, des occurrences, des sujets et des situations individuelles, des visées et des intentions, n’émergent ce que Husserl appelle des « espèces de significations » et qui soient bien en effet uniques prises en elle-même, dans leur essence, et dont le sens soit fondamentalement réactivable d’énoncé en énoncé ? Sinon comment pourrait-on dire et penser quelque chose de ce flux des vécus dont parlent aussi bien Husserl que W. James ?

Si Husserl affirme l’unicité idéale de la signification, nous allons voir que Saussure affirme radicalement la multiplicité.

Note de bas de page 24 :

 Ferdinand de Saussure, Écrits de linguistique générale, Texte établi par S. Bouquet et R. Engler, Paris, Gallimard, 2002.

On sait que la signification selon Saussure est essentiellement définie par la notion de « valeur ». Nous ne discuterons pas sur le point de savoir si la valeur et la signification sont deux notions distinctes, comme la lecture du Cours peut le laisser penser ou si, au contraire, comme cela est dit explicitement dans les Écrits de linguistique générale24, il s’agit d’une seule et même notion. L’affirmation de ce dernier texte est suffisamment catégorique pour que l’on puisse le tenir pour une thèse sur laquelle il est possible de faire fond :

Note de bas de page 25 :

 F. de Saussure, Ecrits de linguistique générale, idem, p. 28

« Nous n’établissons aucune différence sérieuse entre les termes valeur, sens, signification, fonction ou emploi d’une forme, ni même avec l’idée comme contenu d’une forme ; ces termes sont synonymes. Il faut reconnaître toutefois que valeur exprime mieux que tout autre mot l’essence du fait, qui est aussi l’essence de la langue, à savoir qu’une forme ne signifie pas mais vaut : là est le point cardinal. Elle vaut, par conséquent elle implique l’existence d’autres valeurs. »25

La signification, pour garder ce terme commode, ne se définit donc pas ici comme une idéalité mais comme une valeur et donc, de toute nécessité, comme un ensemble de rapports à l’intérieur de domaines paradigmatiques et syntagmatiques. La valeur requiert donc une théorie des relations mais aussi une théorie de la mesure puisqu’une valeur n’est jamais déterminable que par rapport à une unité arbitrairement choisie. Cela est vrai pour tous les domaines où s’exerce la valeur, qu’il s’agisse d’espace, de temps ou de marchandises. La valeur semble donc devoir exiger comme un référentiel positif sur lequel elle pourrait se fonder. C’est pourquoi les économistes classiques, Marx y compris, fondaient la valeur sur le travail qui était comme sa garantie ontologique. Mais pour Saussure au contraire, la valeur est essentiellement négative, raison pour laquelle le sens ne peut en quelque façon que compter sur lui-même. Il n’y en a nulle part quelque garant, comme l’est la référence à l’objet pour Husserl. De la sorte, nous n’avons affaire qu’à des rapports de valeur dont le sens finalement fuit à l’infini. Plusieurs passages de Saussure sont sur ce point parfaitement explicites. Ainsi, quant à la différence du sens propre et du sens figuré :

Note de bas de page 26 :

 F. de Saussure, Ecrits de linguistique générale, idem, p. 72

« Il n’y a pas de différence entre le sens propre et le sens figuré des mots (ou : les mots n’ont pas plus de sens figuré que de sens propre) parce que leur sens est éminemment négatif. Parle-t-on par exemple (et nous choisissons exprès un exemple relativement [  ]) d’une personne qui a été le soleil de l’existence d’une autre, c’est que

1° on ne pourrait dire qu’elle a été la lumière, ou

2° s’il existait en français soit un terme signifiant clair de soleil (comme clair de lune) soit un terme signifiant dépendance où est la terre par rapport au soleil ; soit d’autre part deux termes pour soleil selon qu’il se lève ou se couche, ou selon qu’on le compare ou non à d’autres corps célestes, il est absolument douteux qu’on pût encore employer soleil dans la locution soi-disant figurée qui a été employée. »26

Le jeu de renvoi entre les termes est tel qu’il exclut que l’on puisse définir le registre du « propre » nécessaire à la notion de figure. Il en va de même pour la synonymie :

Note de bas de page 27 :

 F. de Saussure, Ecrits de linguistique générale, idem, p. 77

« La « synonymie » d’un mot est en elle-même infinie, quoi qu’elle soit définie par rapport à un autre mot »27

Il ressort de cette infinité le fait étrange qu’il est impossible, « parfaitement chimérique » de vouloir épuiser le sens d’un mot :

Note de bas de page 28 :

 F. de Saussure, Ecrits de linguistique générale, idem, p.77

« Quant à épuiser ce qui est contenu dans esprit, par opposition à âme, ou à pensée, ou ce qui est contenu dans aller par opposition à marcher, passer, cheminer, se porter, venir, ou se rendre, une vie humaine pourrait sans exagération s’y passer. »28

La conception saussurienne de la synonymie et par là celle de la valeur ouvre donc le sens à l’infini. On comprend que ces trois refus, refus de la distinction du propre et du figuré, de la synonymie, d’une définition limitative du sens d’un mot, reposent sur la même appréhension strictement négative du sens linguistique. Mais cela ne veut pas dire que l’on doive pour autant renoncer à l’analyse, c’est-à-dire à une démarche qui, d’une façon ou d’une autre, trie, classe, hiérarchise. Si une telle analyse s’avère simplement possible, n’est-ce pas parce que, dans l’infinité du sens, dans le jeu aussi vaste que l’on puisse l’imaginer des rapports de valeur de toute origine, quelques formes, même fugitives, sont déterminables ? Toute la pensée post-saussurienne s’est bien sûr manifestée, Hjelmslev en particulier, par la recherche de formes que celles-ci soient dites méréologiques, ou structurales. Mais ces structures, définies par Hjelmslev comme des « systèmes de dépendances internes » sont non seulement proches des idéalités husserliennes, mais en sont directement issues.

Nous avons choisi de citer des textes qui paraissent de prime abord antagonistes, quant à leur façon d’aborder le langage. Nous avons cherché à suggérer, dans une première partie, que la sémiotique et la phénoménologie possédaient une inspiration commune. Nous avons voulu montrer par la suite que certains textes canoniques paraissaient totalement étrangers les uns aux autres. Ces faits nous paraissent indéniables, mais les conséquences que l’on peut en tirer sont incertaines. Les positions inaugurales peuvent sembler se contredire sans que les conséquences historiques n’offrent autre chose au regard que des eaux mêlées. Il est certain que les travaux des phénoménologues ont donné des outils conceptuels à la sémiotique. Mais le contraire est tout aussi vrai comme le montre l’exemple de Merleau-Ponty. La conclusion que l’on doit sans doute en tirer est que les créations conceptuelles finissent, pour une bonne part, par échapper au point de vue initial qui pourtant les a fait naître et trouvent parfois d’autres motifs d’exister pour peu qu’une nouvelle inspiration veuille bien les prendre en charge.