Vécu sonore et mots d’enfants

Elise Fouassier

Professeur d’éducation musicale, coordinatrice « Musique »,
Mission Académique pour l’Education et la Culture,
Rectorat de Limoges

Marie-Caroline Douvion

chargée de mission « Jeune public »,
Centre Culturel de Rencontre La Borie

https://doi.org/10.25965/as.2846

Index

Articles des auteurs de l'article parus dans les Actes Sémiotiques : Elise Fouassier et Marie-Caroline Douvion.

Plan

Texte intégral

Un témoignage issu d’une expérience de désignation de sources sonores variées par des enfants en situation d’écoute et de création sonore par informatique

Notre expérience provient de l’animation de multiples ateliers dans le cadre d’un dispositif expérimental visant à relier écoute et création sonore grâce au support facilitant qu’est l’informatique. En effet, depuis 2004, le rectorat de Limoges et le CCR La Borie collaborent sur la création et l’expérimentation d’ateliers de création sonore par informatique s’appuyant sur un logiciel nommé DJ Mozart, imaginé par le compositeur et designer sonore Louis Dandrel. L’expérimentation s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui auprès d’enfants et adolescents de 7 à 15 ans, à travers diverses structures accueillant des jeunes ou formant des professionnels amenés à intervenir auprès de jeunes : écoles, collèges, centres aérés, association humanitaires, IUFM du Limousin, dumistes (musiciens intervenants en milieu scolaire).

La particularité de cet outil fut dès l’origine la capacité de mettre à disposition des jeunes une sonothèque d’environ cinq cents sons réels et synthétiques (enregistrés dans le monde entier par Louis Dandrel ou composés par lui-même), les objectifs majeurs étant de conduire les jeunes, en trois séances de deux heures :

  • de l’écoute spontanée à l’écoute attentive et raisonnée,

  • à trouver les mots justes pour décrire leurs perceptions et représentations personnelles,

  • à devenir de véritables « chercheurs d’indices sonores ».

Ensuite, la possibilité de créer soi-même et librement des paysages et histoire sonores représente un prétexte efficace pour :

  • capter leur attention

  • stimuler leur mémoire auditive

  • affiner leurs perceptions auditives

  • leur permettre de prendre conscience de la logique de narration. Tout l’enjeu étant de raconter des histoires sans mots, avec de l’invisible, et se faire comprendre d’un auditeur extérieur.

La possibilité de créer donne envie d’écouter

« Ecouter doit conduire l’Homme à agir ! » (Louis DANDREL)…

Partant de l’idée qu’une lecture des sons familiers peut ouvrir aux enfants la perspective d’un monde riche et transparent, les guidant par une conscientisation accrue de la polyphonie des bruits quotidiens vers la composition musicale, nous avons élaboré un programme de création sonore par informatique dont l’ambition est de faire progresser l’écoute des jeunes jusqu’à l’acte créatif, à partir d’un matériau original : les sons du monde réel. Ainsi, la progression proposée s’organise-t-elle généralement en trois ateliers de deux heures chacun afin de mobiliser, chez chaque jeune, trois démarches distinctes :

L’écoute active : attentive- plaisir du son- puis motivée – répondre à un enjeu d’écoute, réagir à l’écoute proposée

La composition : construction polyphonique, on assemble des sons librement

La narration : construction logique, on assemble des sons selon une logique narrative compréhensible par autrui.

Grâce à un dispositif de diffusion sonore de grande qualité (haut-parleurs avec caisson de basse pour les phases d’écoute collective et casques individuels avec amplificateurs multiprises pour les phases de création sur l’ordinateur), les jeunes auditeurs sont constamment plongés au cœur du phénomène sonore et naviguent peu à peu dans leur propre vécu et imagination sonore…

Enfin, sachant que la manipulation des sons permet d’apprendre à écouter plus attentivement, (à saisir le réel et même au-delà), en stimulant le goût de l’enfant pour le son tout en lui donnant la possibilité de manipuler ensuite des sons de façon libre et autonome (à la façon d’un DJ mais avec des sons réels), ces ateliers permettent à chacun de préserver et/ou renforcer son puissant potentiel auditif tandis qu’il redécouvre sans s’en apercevoir ce qu'est écouter véritablement.

La verbalisation au cœur des activités d’écoute

Louis Dandrel nous a rappelé que les enfants possèdent un goût inné pour le monde du son ainsi que des capacités auditives encore inaltérées. Il apparaît aujourd’hui nécessaire et urgent depréserver ces capacités face à la multitude des informations sonores produites par la société contemporaine, et, pour les jeunes plus âgés et les adultes de « Déglobaliser » l’écoute de l’individu confronté à des environnements sonores souvent saturés, choisis ou non.Or, nous savons que l’enfant qui verbalise tend à aiguiser sa perception, et que la nécessité de partager ses propres perceptions de façon orale incite l’auditeur, même le plus jeune, à devenir « acteur » du phénomène sonore en tentant de le verbaliser.

Nous avons donc imaginé et créé des progressions d’écoute capables de mettre en condition les jeunes auditeurs depuis l’écoute collective jusqu’à la création, à partir de jeux d’écoute avec des sons réels destinés à activer le vécu sonore de chacun tout en représentant des prétextes à la verbalisation des perceptions immédiates et des représentations personnelles. Pour ce faire, l’introduction d’un atelier s’organise toujours autour d’un aller-retour incessant entre l’écoute de propositions sonores issues de la sonothèque (sons isolés, ambiances sonores) ou composées par nous-mêmes (jeux ou histoires sonores) et la narration de l’enfant (récits spontanés et émissions d’hypothèses).

Engager l’enfant à exprimer ses perceptions, son ressenti et ses souvenirs demeure donc le point crucial de démarrage de chaque moment d’écoute, suscité par un questionnement simple : « Je vais vous faire entendre des sons ; que reconnaissez-vous ? » ; les consignes d’intervention orale étant données auparavant : lever la main lorsque le son est totalement fini, afin d’écouter jusqu’au bout et laisser le temps à chacun d’imaginer de quoi il s’agit.

A cette situation d’écoute collective succède un temps d’échange verbal libre. La parole individuelle circule grâce à l’animatrice, indiquant toutes les redites, pointant les nouvelles idées apportées par les enfants, accueillant toutes les formes de verbalisation possibles : exclamations par onomatopées, chuchotements avec le voisin…, mais également toutes les réactions physiques et émotionnelles liées au ressenti de chacun : rire, sursaut, étonnement, immobilisation, souffle, jeux de coudes pour partager son enthousiasme, mains devant la bouche pour s’empêcher de parler avant la fin…

Après cette phase de partage de mots et d’émotions où la parole de l’enfant est libre et spontanée, l’animatrice synthétise les réponses et engage le groupe, par des remarques et un questionnement et à l’occasion d’une nouvelle écoute, à approfondir les différentes perceptions évoquées, faire progresser ou valider les hypothèses émises. Notons ici que la part de verbalisation de l’adulte s’ingénie constamment à « dire sans dire », à parler de l’objet sonore sans en dévoiler la nature, grâce à la reformulation des idées des enfants (« Tu dis que ça roule, donc pour toi, il s’agit de quelque chose qui a des roues ou bien qui a une forme ronde ?… »), l’humour (« on vient d’entendre un son très fort, si c’est un cheval il est vraiment très gros ! » - imaginer les gestes associés…-), l’utilisation de références familières (« Peut-on entendre le son de l’eau dans une forêt ?... Oui ?... alors sous quelle forme ? ») et l’emploi d’un vocabulaire propre au domaine du son (hauteur, durée, fréquence, nuance, acoustique…). Ce moment court et dynamique constitue un moment de partage avec le groupe impliquant la nécessité de choisir ses mots pour traduire son propre vécu sonore. Enfin, cette démarche, réitérée à chaque lancement d’atelier à partir de jeux sonores et en cours d’atelier à partir des créations intermédiaires ou finales, offre la possibilité à chaque jeune de prendre conscience de la profondeur de son écoute, de ses propres sensations ainsi que des images mentales réelles ou imaginaires survenues pendant l’écoute.

Cette compétence narrative sollicitée à l’oral se transpose ensuite en phase de création lorsqu’il s’agit de raconter une histoire, ou construire un simple paysage sonore, à l’aide des sons du logiciel, librement puis à partir d’un thème donné par l’animatrice ou par le projet engageant ces ateliers.

Pour résumer, voici la structure de l’atelier de lancement :

  • jeux de mise en oreille

  • découverte du logiciel

  • exercices pratiques de création sonore

  • autonomie des enfants en phase de création.

Situations concrètes et points de réflexion

Notre témoignage pourrait en partie illustrer la question que posait Patrick Susini (chercheur à l’IRCAM) « Qu’est-ce qu’on entend quand on écoute ? », en proposant de nombreux niveaux de description. Avec un public d’enfant, nous constatons que tous les niveaux avancés sont utilisés et que les enfants décrivent spontanément leur perception auditive par : la source, l’objet, l’évènement même, le contexte, la scène interprétée (références culturelles), le vécu sonore lié à la scène sonore, et parfois, par les caractéristiques du son (c’est aigu ! c’est grave).

Pour mieux entrer dans la parole des jeunes qui seront cités en exemple un peu plus loin, voici le matériel sonore et le protocole utilisés pour nos « Mises en oreille » :

  • le matériau sonore : des sons réels

    • sons ponctuels (décontextualisés)

    • sons contextualisés (avec fond sonore identifiable)

    • compositions sonores (création induisant un paysage ou un scénario sonore)

  • le protocole d’écoute : les sons à reconnaître sont diffusés une première fois soit à volume sonore constant –ce qui permet à l’enfant d’entrer directement dans sa mémoire auditive- soit en crescendo -stratégie pour « capter » l’oreille et l’attention de l’enfant au son le plus faible et faire émerger plusieurs représentations au fil du crescendo (ainsi, l’enfant peut partir d’une idée et en changer en cours de route lorsque le son est parvenu à un niveau d’audition normal) ; cela permet également l’émission de nombreuses hypothèses validées ou non collectivement. Les sons en question sont diffusés une deuxième fois pour rechercher des indices sonores et faire émerger de nouvelles représentations, ou simplement pour valider de bonnes réponses.

Quelques mots d’enfants

Premier constat, les enfants décrivent immédiatement une scène et le vécu sonore lié à cette scène.Ainsi, au son « battre à la fourchette », les enfants s’exclament « maman qui fait des crêpes ! » ou bien « c’est quelqu’un qui fait une omelette ! » ou même « c’est quelqu’un qui fait ça » (et l’enfant montre le geste en question).

Ensuite, à la proposition « cuisson et crépitement de graisse », un enfant donnera une description précise de ses images mentales «  c’est de la pluie qui tombe sur une véranda » ou bien « quelqu’un qui roule sur du gravier », tandis qu’un autre parlera du son lui-même « on dirait le son d’une douche ».

Enfin, à l’écoute de « Radeau » (mettant en scène les bruits produits par une personne en train de ramer sur un radeau), les enfants déclarent entendre  « un tonneau qui flotte » ou bien « quelqu’un qui tape sur un tonneau pour faire des percussions » (influencé par le son grave régulier produit par les rames contre le bois du radeau, faisant effectivement penser à une sorte de tambour).

Cette propension de l’enfant à contextualiser et à donner du sens à un son isolé s’exprime d’autant plus lorsque la source ou le phénomène sonore proposé est trop éloigné de son environnement familier ou des connaissances qu’il peut avoir selon son âge (sons non familiers, étrangers ou fictionnels). Ainsi, lorsque les enfants ne peuvent pas connaître les sons proposés (sons inconnus ou étranges), nous constatons qu’ils essaient immanquablement de les raccrocher à des choses familières ou concrètes pour eux (phénomène naturel du cerveau qui n’aime pas rester dans l’inconnu …). Par exemple, à l’écoute du son d’une coulée de lave (sorte de roulement grave avec craquements), certains enfants imaginent des scènes familières comme «  papa qui sort les poubelles » ou« la machine à laver qui tourne »,ou parfois « un  train roulant sous un tunnel ». Par ailleurs, lorsqu’une bonne réponse est donnée parmi les réactions citées ci-dessus, ou lorsqu’aucune bonne réponse n’émerge du groupe d’enfants, c’est l’animatrice qui se retrouve en situation de verbalisation afin de les aider à identifier des indices sonores dans l’écoute proposée.

Cette démarche induit alors une notion de logique faisant surgir de nouveaux mots à partir de l’analyse guidée de la composition du phénomène sonore donné. Ainsi, dans l’exemple d’un petit chien qui boit, à partir de réponses telles que « c’est quelqu’un qui verse de l’eau » ou bien « c’est un cheval qui marche sur la plage ou dans l’eau », l’animatrice fait remarquer le point commun à toutes les perceptions : l’élément eau en mouvement. Ensuite, par un jeu de questions, les enfants sont amenés à se poser des questions sur ce qui peut faire bouger cette eau, à quelle vitesse, si c’est animal : est-il petit ou gros ? a-t-il une grosse ou une petite langue ? si l’on est sur une plage que devrions-nous entendre en fond sonore ? le bruit de l’eau est-il régulier ? … Mais les réponses variées entraînant un phénomène d’association d’idées, la réponse du type « c’est un cheval qui boit !!! » surgit à tous les coups !

Lorsque sont diffusées des scènes sonores plus complexes, avec plusieurs plans et sources sonores, c’est la notion de logique de narration qui va permettre à l’enfant d’exprimer sa perception immédiate en mobilisant son bon sens, au-delà de son simple vécu sonore. Par exemple, la diffusion de l’enregistrement d’une famille hollandaise en train de prendre un repas dans un fond sonore animé par une télévision (en arrière-plan) suscite bien des questions au moment de dénombrer les personnes présentes, les voix du poste étant parfois considérées comme « des invités restés au salon pendant que la famille mange à la cuisine ! »… Ici, le bon sens permettant de souligner qu’une telle situation semble très impolie, la verbalisation émerge alors de débats d’idées, de vécus sonores et de nouvelles hypothèses quand à l’identité de personnes entendues « au loin » par rapport à la scène sonore du premier plan (avec les sons de couverts et objets manipulés se mêlant à des conversations mère/bébé, mère/enfant de sept ou huit ans, ou enfants/parents).

Enfin, lorsque viendra l’histoire sonore intitulée « Ile de Vassivière », créée de toute pièce par un enfant de dix ans sur le thème « Raconter une journée de vacances », faisant appel véritablement à la logique de narration, les mots épars des enfants seront exploités pour reconstituer de façon collective le scénario sonore écouté.

Conclusion

Au terme de l’exploitation de ces souvenirs de paroles d’enfants, nous avons appris que les mots les plus simples et les plus naïfs portent en eux tout le vécu sonore de celui qui les prononce, chargé d’affectif, de sensations et d’images associés selon une logique personnelle à la fois rationnelle et émotionnelle. Dans notre recherche d’adulte à poser des mots sur un réel finalement toujours subjectif, cela nous rappelle que les enfants ont toujours raison lorsque ils décrivent les phénomènes sonores du monde en alliant le bon sens empirique à la magie indicible du ressenti.