Corps sécrétant
(La maison et l’escargot)

Raúl Dorra

https://doi.org/10.25965/as.2907

Index

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Mots-clés : action, corps latent, corps sentant, corps senti, déliaison, dessaisie, esthésie, passion, perception, sentir

Auteurs cités : ARISTOTE, Raúl DORRA, Jacques FONTANILLE, Algirdas J. GREIMAS, Herman PARRET

Plan
Texte intégral

1. La bave de l’escargot et autres écoulements

Note de bas de page 2 :

 Algirdas Julien Greimas et Jacques Fontanille, Sémiotique des passions, Paris, Seuil, 1991. Les citations se trouvent dans l’introduction (p. 18) et le chapitre premier (p. 22).

L’escargot est un mollusque qui, en se déplaçant, sécrète une substance visqueuse. Nous pourrions dire que, similaire à la voix humaine, la bave de l’escargot est un corps qui s’écoule. Mais, à la différence de la voix, la bave adhère immédiatement à la tactilité des doigts où elle semble se coller, pour autant que nous nous limitions à un examen visuel réticent. Lorsqu’on découvre dans le jardin de la maison, à la lumière du matin, la trace sinueuse laissée par un de ces mollusques, on est assailli par la sensation que sous nos yeux, dans cette sente grisâtre qui déclenche un intérêt confus et une confuse répugnance, se trouve le corps qui pendant la nuit est passé par là ; un corps humide et mou, lent mais jamais immobile. Ce corps, on en vient à le croire même si on voit les bords des feuilles mangés avec une voracité appliquée, n’est pas passé par là poussé par un instinct de déprédation mais par une obscure crainte de la mort : il est passé à la recherche d’un endroit pour se cacher. Ce corps est sans doute tout proche, en train de se dissimuler sous la terre, bavant. La trace se perd et émerge plus loin, comme s’il s’était enfoncé pour réapparaître ensuite et sans cesse, incertain. On suit la sente des yeux et surtout d’une impulsion de la main, sans savoir si l’on veut vraiment arriver au moment où, entre l’herbe et la pierre, on verra dépasser les faibles tentacules, la tête sans pesanteur, toujours en fuite. Car si ce moment arrive, on hésitera entre tendre la main comme si on avait décidé de le toucher, et chercher une pierre, quelque chose pour donner sur le champ la mort à ce mollusque qui s’étire et se transforme, ou encore s’attarder à l’examiner avec certaines précautions. Ce corps est pure tactilité silencieuse, sans défense, continuellement dilatée et dénoncée par la bave qui le précède même si c’est lui qui l’a sécrétée. Entre cette bave et lui il y a une continuité diffuse, et on ne saurait dire si ce corps commence ou finit dans cette substance de couleur indécise, de densité changeante, puisque la bave est avant lui et après lui et qu’elle est lui-même. Ainsi, si le sentir nous met devant « la chair vive, la ‘proprioceptivité sauvage’ », si le sentir « s’identifie avec le principe de la vie même »2, si le sentir est un battement indifférencié, primordial, un aller-retour continuel entre quête et rejet, nous pouvons postuler que l’escargot, comme tous les corps baveux dans lesquels son corps se projette, est une métaphore du sentir, ou même le sentir au sens propre.

Note de bas de page 3 :

 Aristote, De l’âme,III, 1, Paris, « Les Belles Lettres », 1966.

Il en va différemment – mais aussi pareillement – pour l’araignée. L’araignée sécrète des fils extrêmement ténus et précis qui composent un réseau dont la géométrie est si complexe, si subtile, que plus qu’un réseau ils forment un véritable labyrinthe. On regarde ce réseau éclairé par un rayon de soleil oblique qui arrive jusqu’à l’angle du mur et du plafond, ou éclairé par un rayon horizontal qui traverse la fenêtre toujours ouverte, et on sait immédiatement qu’au centre se trouve l’arthropode qui jamais ne cesse de guetter. Endormie ou éveillée, l’araignée est pure expectation. A un moment donné, quelque mouche, ayant perdu la boussole, donnera contre ces fils adhésifs et à l’instant même le prédateur connaîtra la taille de sa proie et l’endroit exact où elle s’est emmêlée. L’araignée est animal de chasse mais son mode de chasse consiste à demeurer toujours à sa place. Elle n’a pas besoin, comme Argos, de posséder cent yeux pour être sûre qu’à tout moment elle en disposera d’au moins cinquante qui lui permettront de continuer sa veille même pendant le sommeil. L’araignée est créature de l’air et, suivant Aristote, nous devons croire que son point fort est le sens de l’ouïe car l’audition est par nature aérienne3. Dans l’air elle attend. En se heurtant aux fils, à l’un des fils, la mouche produira une petite vibration qui sera immédiatement transmise au centre du réseau, où l’araignée écoute. A contempler l’ingénierie des fils, leur sensibilité et leur expansion, on s’aperçoit que le réseau est déjà le corps de l’araignée, une araignée étendue. Ce réseau est le piège et aussi l’ouïe de l’araignée. Et aussi sa peau tendue, pourvue d’une sensitivité qui ne se repose pas. L’araignée est là, toute entière : mesurant, contrôlant. Si le percevoir est une opération discriminatoire, analytique, un travail de sélection et de reconnaissance, nous pouvons dire que l’araignée est une métaphore du percevoir, ou même le percevoir au sens propre.

Cependant, en examinant de plus près l’état de veille de l’araignée, on peut se convaincre qu’au fond de cette tâche perceptive gît quelque chose de plus obscur. Il est impossible, en effet, de veiller aussi exhaustivement si l’on n’est pas pressé par quelque crainte ; il n’est pas possible de segmenter et de calculer sinon sur une matière qui, par principe, est continue et difficile à déchiffrer. Le réseau, avons-nous dit, est le corps tendu de l’araignée, et cette tension assure un contrôle qui s’exerce millimètre par millimètre ; mais un corps tendu est, outre percevant, un corps sentant. L’araignée est aussi un insecte passionné, et cette passion – cette esthésie – la conduit à sécréter sans cesse des fils adhésifs afin que le réseau reste parfait et en parfaite croissance. Car à tout moment, ce qui touche le réseau peut ne pas être une mouche mais un brin de poussière, un souffle de vent qui s’est infiltré par la fenêtre, ou une vibration de l’air provoquée par le hasard d’un éclatement qui a fait trembler les vitres et même le mur. Sensitif par nature, le réseau enregistre le mouvement, il tremble lui aussi et ce tremblement fait sortir l’araignée de son centre. Il la fait sortir inutilement, il déséquilibre le système. L’araignée est exposée à de tels déséquilibres qui menacent sa vie, puisqu’en définitive, si elle a construit ce labyrinthe, ce n’est pas par un penchant mathématicien mais par un instinct avare de conservation. Si le réseau tremble en vain, si le système court un danger, ce qui commence vraiment à être en péril, c’est la survie de l’araignée. La mouche doit tomber dans le piège parce qu’elle, l’araignée, a besoin de se nourrir. L’attente de l’araignée n’est donc pas la veille sportive de celui pour qui la chasse est un cadeau du dimanche, ce n’est pas un excès de vie mais, au contraire, une forme de défense, voire sa seule et ultime défense. Comme pour tout bourreau, son destin dépend de la victime. L’araignée est condamnée à attendre, et par là même condamnée à l’éventualité d’une attente insatisfaite durant laquelle elle continue à secréter ces fils afin d’élargir son appareil perceptif. Aussi le percevoir de l’araignée s’enregistre-t-il sur la toile de fond du sentir, le calcul est pour elle action aussi bien que passion, la minutieuse élaboration du triomphe procède de la crainte de la mort.

Mais si le percevoir, pour s’accomplir, a besoin du substrat du sentir, on peut se demander si, de son côté, le sentir n’a pas besoin du percevoir. Dans les situations de souffrance extrême où le sujet passionné devient pur trouble, il semble que toute activité perceptive cesse. Si, par exemple, l’araignée, trompée par un faux mouvement des fils, perdait ses repères et, au moment de sortir, se trouvait elle-même à son tour devant un danger soudain – un insecte de dimension inattendue, au regard vorace – et si ce qui était auparavant chasse systématique devenait désordre et dispersion, peut-être arriverait-elle à un point où son être ne serait autre chose qu’une fuite aveugle, éperdue. Cette fuite serait en réalité une forme de paralysie ou un retour à la « proprioceptivité ‘sauvage’ ». Dans cette extrémité, pourrait-on dire, l’araignée serait transformée en un pur sentir de sursaut. Ce ne serait plus une araignée. Nous serions devant un corps sentant et non plus devant un corps senti.

Or, si tout se passe ainsi, qu’en est-il de l’escargot ? L’escargot – que nous avons décrit comme modèle de corps sentant –, se trouvera-t-il situé dans cet extrême ou, plus prudent, maintiendra-t-il son corps sur le seuil de quelque degré de la perception ? Habitué à la fuite, l’escargot a fait de la dissimulation une forme de vie. Dès lors, son corps, outre sentant, est un corps senti.Il doit donc s’en occuper autant, voire plus, que de la coquille sous laquelle il s’abrite puisque, comparé à elle, ce corps est extrêmement vulnérable. Se-sentir ainsi fait qu’il pousse à l’extrême les précautions avec lesquelles il se meut. Les cornes qu’il porte sur la tête lui servent en définitive d’antennes et plus lentement il se déplace, mieux elles fonctionnent. Sa lenteur est donc un mélange d’instinct et de calcul. Mou, lent, le corps prend la forme du terrain sur lequel il avance, ce qui l’assure contre tous les accidents du chemin. Et s’il expulse cette bave, c’est parce qu’il en a besoin pour bouger. Ainsi, l’escargot ne bave pas d’accablement ou d’épuisement mais pour des raisons de motricité, car plus il bavera, plus loin il arrivera. Faible, l’escargot trace un plan dans la nuit et cela explique que le lendemain on découvre dans le jardin de la maison les feuilles dévorées avec une application si patiente que des plantes il ne reste que la dépouille laissée par un déprédateur silencieusement disparu de la scène. Mais l’escargot n’aurait pu être l’agent de toute cette destruction s’il n’avait un appareil perceptif huilé comme son pied. L’escargot entend aussi et il sait bien quand avancer, quand prendre une déviation, quand reculer. Et s’il est toujours en fuite, c’est parce que, prévoyant et perceptif, il doit planifier la fuite plutôt que l’attaque. Il dévore et il dévore mais il ne s’attarde pas, il est toujours prêt à se dérober une fois de plus. Arriver, dévorer, fuir, arriver encore une fois et encore une fois poursuivre le chemin de la fuite, cela suppose un effort considérable de sa musculature et par là même une considérable sécrétion de cette substance visqueuse sans laquelle il ne pourrait faire un pas. Voilà pourquoi celui qui ignorerait ces choses, en regardant le matin dans le jardin de sa maison les feuilles rognées et cette trace blanchâtre qui émerge et qui se perd, pourrait penser que celui qui est passé par là n’était pas un déprédateur mais une créature pleurante, si pleurante que les feuilles sont tombées, effondrées de tristesse.

Note de bas de page 4 :

 Babosa  (« baveuse ») : en espagnol, nom familier donné aux mollusques dû au fait que, à première vue, l’une de leurs caractéristiques principales est la sécrétion d’une bave [N. du T.].

Tout-ce qui a été dit jusqu’ici semble être inspiré par la lecture du Livre de la Nature, ce texte omniprésent qui tant et si longtemps attira l’attention des théologiens, des physiciens et des philosophes. Etant donné que celui qui écrit ceci ne croit pas que la Nature ou le monde animal lui sont accessibles, il a choisi, tous l’ont peut-être fait, le recours à une fable. Le corps de l’escargot, comme celui des mollusques qui reçoivent le nom générique de « babosa »4, se charge de puissance signifiante dans la mesure où il montre un corps qui s’écoule sans cesse, qui expulse son intimité sous la forme d’un liquide dense et adhésif. Si l’absorption de substances provenant du monde – l’air que l’on aspire, les aliments que l’on ingère – consolide notre mêmeté symbolique et somatique, l’écoulement dans le monde – l’air que l’on expire, l’expulsion de liquides ou même de la voix – se manifeste comme une énonciation vaste et continue où le sujet se constitue non pas en se faisant mais, au contraire, en se dé-faisant puisque ce sur quoi il prend appui – à savoir son corps – est continuellement en train de sortir de soi.

1.1

Note de bas de page 5 :

 Le vocable latin scribere serait une dérivation de l’indoeuropéen skrîbh (gratter), et celui-ci une dérivation de skeri (couper, tamiser). Pour le terme espagnol « escribir », voir vol. II du Diccionario crítico etimológico castellano e hispánico de J. C. Corominas et J. A. Pascual, Madrid, Gredos, 1980. Voir aussi : Breve diccionario etimológico de la lengua española de Guido Gómez de Silva, FCE-CM (Colmex), Mexique, 1985.
Pour le terme français « écrire », voir A. Rey, dir., Le Robert. Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 1992. T. 1, p. 658 : « Ecrire est issu (vers 1050) du latin scribere ‘tracer des caractères’, ‘composer (une œuvre)’, qui s’apparente à des termes indoeuropéens signifiant « gratter », « inciser », ce qui rappelle l’origine matérielle de la plupart des écritures, gravées sur pierre ou incisées » [N. du T.].

Note de bas de page 6 :

 Il est opportun de se rappeler que, de son côté, l’encre est le liquide sécrété par une variété de mollusques marins, dont quelques uns – comme le murex – donnèrent réputation et prospérité à certaines villes phéniciennes. L’encre tiré du murex et d’autres mollusques analogues était non seulement utilisée, certes, dans un luxueux travail de teinture de toiles, mais aussi comme matériel de documents écrits coûteux. D’où il s’en suit que notre escargot est intimement lié à l’écriture. Evidemment, il y a à propos de la confection et des usages de l’encre une abondante bibliographie qui pourrait être consultée : Agustín Millares Carlo, Introducción a la historia del libro y de las bibliotecas (chap. I : « El libro manuscrito »), Mexique, Fondo de Cultura Económica, 1971.

Comme on l’a déjà remarqué dans le chapitre précédent, le corps expulse la voix qui, à son tour, touche d’autres corps comme une excrétion contagieuse. Mais, par des excès qui peuvent être continus, occasionnels ou spasmodiques, le corps, lui aussi, élabore et dégage diverses sécrétions (sueurs, odeurs, flegmes, flux, semence, déjections diverses) plus ou moins formées à partir de substances toujours chargées d’un fort potentiel signifiant – symbolique ou signique – sur lesquelles existe par ailleurs une littérature bien nourrie, y compris aujourd’hui une littérature historiographique. Il existe une histoire de la signification des excréments, de la crasse, des éruptions et des sécrétions dans différentes cultures ou suivant les étapes historiques successives de la culture occidentale. Peut-être pourrions-nous ajouter à cet ensemble l’é-criture, qui – selon  une étymologie probable5 – est aussi un é-couler, un versement au dehors, acception  qui s’est vraisemblablement répandue quand la pratique de l’écriture cessa d’être une inscription (une gravure du trait creusant son sillon, avec un instrument pointu, sur une tablette d’argile ou une planche en métal) pour devenir un ex-créter, le flux d’un liquide (l’encre6) qui s’incorporait à la surface du papier au moyen d’un instrument (la plume) dont la fonction était celle d’ajouter et, pourquoi pas, d’écouler et de répandre cette matière ténue sur une matière dense.

Note de bas de page 7 :

 C’est ainsi qu’Herman Parret définit la voix dans son article « La voz humana entre el ángel y la máquina », dans Oscar Quezada Macchiavello (éd.), Fronteras de la semiótica, Lima, Universidad de Lima-FCE, 1999.

L’écriture est inscription parce que nous pensons à la surface ouverte par un instrument qui y a laissé sa trace. Mais, si nous changions la perspective et focalisions notre attention non plus sur le support patient mais sur l’agent qui a produit ce trait, nous pourrions alors penser l’écriture comme une sorte d’excrétion. Envisagée donc comme écoulement programmé d’un liquide sur une surface, l’écriture – la trace de l’encre – pourrait être incorporée à ce catalogue de matériaux tangibles, adhésifs, au moyen desquels le corps laisse couler, ou sécrète, ce qui se forme à l’intérieur de lui pour rendre à l’extérieur, comme dans le cas de la respiration, ce qu’il lui a emprunté ; le lui rendre, oui, mais transformé en un « morceau » d’intimité, en un « morceau de corps qui s’écoule »7, voire qui s’expulse. Il n’est pas étonnant que l’intérêt pour donner forme à une histoire de l’écriture se soit développé en même temps que l’intérêt pour recueillir et mettre en ordre l’existence et la signification des autres sécrétions humaines.

Note de bas de page 8 :

 « Nuestro juramento » (« Notre serment »), chanson de Julio Jaramillo (La traduction est nôtre [N. du T.]).

L’écriture cependant, incorporée à ce catalogue de matériaux, pourrait faire l’objet d’une double observation ou d’une double discrimination. D’un côté, elle relève du produit d’une technique et, de l’autre, elle ne jaillit pas d’un corps mais plutôt s’organise elle-même comme un corps. L’écriture est spatialisante et l’écoulement suppose la dimension temporelle. Ainsi, pour insister sur l’incorporation de l’écriture, nous ne pouvons qu’invoquer ces textes à propos desquels on dit qu’ils ont été écrits avec du sang par la douloureuse intensité qui les a motivés. Les écritures de sang sont des excès – des écoulements – de l’amour ou de la haine. Beaucoup de gens connaissent l’histoire des amants qui jurent de s’aimer jusqu’à la mort et, anticipant – souhaitant ? – deux fins possibles, l’aimée promet que si c’est lui qui meurt le premier elle versera sur son cadavre « tous les pleurs » que sa tristesse expulsera pour que le monde connaisse sa douleur, tandis que l’amant de son côté promet, si c’est l’aimée qui le devance dans la mort, qu’il écrira l’histoire de cet amour invincible et qu’il le fera de la façon la plus véritable : « je l’écrirai avec du sang / avec l’encre-sang du cœur »8. Elle inscrirait alors en pleurant sa douleur sur le cadavre de l’aimé ; et laisserait ainsi, ici, l’histoire écrite. Il aurait recours aux larmes de son cœur pour que cet écoulement apprenne au monde que son amour survivra comme écriture de sang. Pleurs, encre et sang sont trois substances ferventes qui se réunissent ici dans un seul but et dans une même passion.

Ajouterons-nous donc le sang à cette isotopie des écoulements ?  Pour que le corps expulse du sang il faut qu’il ait été l’objet d’une violence extérieure. Il existe néanmoins une conviction répandue et peut-être inévitable qu’une violence affective, si elle est trop intense, peut aussi à cette extrémité parvenir à faire saigner le corps. Employant une figure que nous ne pourrions appeler métaphore car ce qu’elle transporte n’est pas un nom mais bien cette conviction, les gens indiquent qu’un sujet conduit jusqu’à l’insupportable pleure des larmes de sang – dans l’ardeur insupportable de la passion, les larmes ne peuvent être que rouges –, et l’évangile de Luc assure que Jésus, tordu par l’angoisse au moment de l’épreuve, sua du sang dans le verger de Gethsémani. Aussi la littérature n’a-t-elle cessé d’enregistrer cette proximité, voire cette identité, du sang et des larmes. Le « Romance somnambule » de García Lorca raconte la malheureuse rencontre de deux gitans : l’un, blessé, retourne mourir chez la « fille amère » qu’il avait de manière insensée abandonnée, et l’autre, le père de la « fille », ne peut plus lui offrir cette consolation puisqu’elle est désormais un corps privé de vie, un corps qui se balance attaché aux balustrades, et que lui, vidé par cette mort, est resté sans son « je » et sans sa « maison ». Le nouvel arrivé insiste ; il veut, au moins, monter jusqu’aux balustrades où pend le corps de la gitane morte. Le poème nous informe :

Note de bas de page 9 :

 Federico García Lorca, « Romance somnambule », Romancero Gitan, traduction d’André Belamich, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1981.

Les deux compagnons s’élèvent
vers les hautes balustrades.
Laissant des traces de sang.
Laissant des traces de larmes.9

Tout a été défait par le malheur et maintenant, sur cette côte, un corps verse du sang et l’autre verse des larmes. Celui qui verse du sang serait, du moins en principe, le corps du gitan blessé, et celui qui verse des larmes serait le corps du gitan devenu orphelin de sa fille. Cependant, l’un saigne comme s’il pleurait et l’autre pleure comme s’il saignait et pour cela, et parce qu’ils ont le même destin, une trace se mêle à l’autre ou s’échange avec l’autre. Sang et larmes sont, dans ce cas, des excrétions d’un corps sentant pourvuesde la même intensité, de la même température et du même pouvoir signifiant. Et je dis bien « dans ce cas » car ici le sang, dans son écoulement, mène celui qui observe sa trace à la sensation d’un corps blessé au centre de son affectivité et, dès lors, passionné. Ceci revient à dire que dans ce cas la signifiance des pleurs subordonne la signifiance du sang, en lui communiquant son mode esthésique. Ainsi, lorsqu’on traite de la passion, faudrait-il peut-être commencer, parmi l’ensemble des flux auxquels nous avons fait allusion – ensemble qui pourrait probablement donner lieu à une sémiotique spécifique–, par s’arrêter sur les pleurs. Les pleurs, en effet, sont un écoulement auquel la littérature, en tant que discours résultant de l’expansion de deux éléments tensifs et acentrés et par là fortement disruptifs dans la phrase – l’interjection et le vocatif –, a attribué une place primordiale.

1.2.

Nous nous arrêterons donc sur les pleurs, cette réserve à laquelle le corps a recours pour établir la continuité à l’endroit même de la rupture, de telle manière que le creux de la perte puisse être habité comme s’il s’agissait d’un refuge. Si la littérature, si l’art en général et même toutes les formes du comportement humain sont autant de façons de conjurer – d’atténuer – le sentiment originel de la perte ; si l’occupation préférée des dieux – selon une tradition recueillie dans L’Odyssée –consiste à tisser les malheurs des hommes pour que ceux-ci, à leur tour, façonnent ces rites d’affliction que sont en définitive leurs grandes sagas ou les continuelles compositions versifiées, il n’est pas étonnant que les pleurs, avec la tonalité affective qui leur est associée, soient un recours si habituel dans l’expérience esthétique que nous ne puissionsguère la concevoir sans lui. Les Achéens vainquirent les Troyens dans une grande guerre oùs’affrontèrent les héros et les dieux; Ulysse, après une interminable navigation, parvint à rentrer et même à récupérer son trône à Ithaque ; mais si ces triomphes laborieux n’avaient pas inculquédans les générations le goût du malheur, les hommes ne disposeraient pasdes poèmes homériques, dont la vie fut incomparablement plus longue que les guerres et les aventures qu’ils contiennent.

Les pleurs sont l’une des expressions caractéristiques du corps sentant et, de son côté, le corps sentant – le corps esthésié – nous apparaît comme la condition de l’expérience esthétique. Expression – excrétion – du corps sentant, les pleurs, c’est-à-dire les larmes au moyen desquelles ils se rendent perceptibles, sont aussi – et, pour ainsi dire, d’une manière extrêmement éloquente – « corps qui s’écoule ». Ce qui nous intéresse alors, c’est d’observer ici la fonction spécifique de cet écoulement dans le régime du sentir, ainsi que sa relation avec le percevoir. Ilest inutilede répéter qu’à cet égard l’art en général et la littérature en particulier nous ont laissé des scènes aussi ineffaçablesqu’instructives. Nous en reprendrons quelques unes, spécialement deux.

2. Les pleurs de Charlemagne

Note de bas de page 10 :

 Celle-ci et les citations suivantes, en français ancien et moderne, de La chanson de Roland proviennent de l’édition bilingue de Pierre Jonin, Paris, Gallimard, 1979 [N. du T.].

Près du terme de la Chanson de Roland, Charlemagne se dirige vers le défiléde Roncevaux, le cœur contrit car il a entendu l’appel au secours de son neveu et il sait bien que ce guerrier altier ne pouvait faire sonner l’olifant que dans les ombres de la mort. Roland, souvenons-nous, chef de l’arrière-garde de l’armée de l’empereur, a été piégépar les Sarrasins et contraint à une bataille dure et inégale. Arrive Charlemagne à Roncevaux qui, voyant les cadavres de tant de braves chevaliers, se met à pleurer tandis qu’il cherche, tandis qu’il craint de trouver, le corps de son neveu : « En Rencesvals en est Carles venuz / Des morz qu’il troevet cumencet a plurer. / Dist a Franceis : ‘Segnurs, le pas tenez, / Kar mei meïsme estoet avant aller / Pur mun nevold que vuldreie truver’ »10. Il avance, donc, en larmes ; il voit du sang sur l’herbe, il voit les traces féroces que l’épée de son neveu a laissées sur des blocs de pierre, il voit le corps tombé. En pleurant l’empereur descend de cheval et en pleurant il s’en va prendre ce corps dans ses bras. Mais les larmes ne lui suffisent pas : l’empereur «  Sur lui se pasmet, tant par est anguissus ». Parmi les qualités littéraires de ce poème on peut compter le procédé qui consiste à montrer que cet évanouissement s’étire dans le temps comme s’il avait lieu une fois et encore une autre, et même qu’il s’amplifie : cent mille Français pleurent et s’évanouissent avec lui. De la même manière, le retour de l’évanouissement est annoncé une fois et puis une autre : « Li empereres de pasmeisuns revint », lit-on dans la laisse CCVI, et dans la suivante on relit : « Carles li reis se vint de pasmeisuns ». Ainsi, la recherche de son neveu mort, sur le champ de bataille, et son union avec lui ont-elles pour médiation les larmes de l’empereur. Son entrée dans le défilé de Roncevaux produit en même temps un rétrécissement de la focalisation, maiscette réduction n’a pas pour conséquence une plus grande netteté du regard ; bien au contraire, les objets du monde deviennent plus diffus, leur proximité, intolérable, ramène en lui le souvenir tandis que la vue cède progressivement sa primauté au toucher. Lorsqu’il voit les premiers corps morts, Charles préfère, comme pour orienter sa recherche, se rappeler une fête où il entendit dire à Roland qu’il ne mourrait pas en terre étrangère sans être arrivé, dans le combat, bien en avant de ses pairs et de ses vassaux. Ce souvenir lui indique qu’il doit chercher toujours plus loin et l’exempte donc d’une inspection où ses yeux seraient obligés de procéder avec plus de rigueur. Il peut chercher, alors, tout en ayant recours aux pleurs. En pleurant, Charles gravit un monticule, voit les fleurs « Ki sunt vermeilles del sanc de noz barons ! » et, à les voir, sent que la découverte redoutée est proche, qu’elle est inévitable, et ses pleurs angoissés augmentent : les arbres parmi lesquels le corps, encore vivant, passa, les traces du coup de l’épée qui, furieuse, s’abattit contre la pierre, sont présence et diversion : là, dans ces traces, persiste le corps de son neveu comme une imminence, et il persiste comme corps vivant. Mais, face à ce qu’il cherchait et ne voulait pas trouver – le corps maintenant devenu cadavre –, Charles avance dans le sentir – ou laisse le sentir s’emparer de lui – pour que les pleurs fassent leur ouvrage. Les pleurs déréalisent le corps de son neveu, le rendent inconsistant et, au moment de tendreles bras pour le prendre, l’évanouissement vient suspendre cet autre moment où le contact lui indiquerait qu’il est en train de toucher la mort. La dérive esthésique de Charles est une progressive obturation du champ ou, si l’on veut, un passage de l’extéroceptif à l’intéroceptif. Charles cherche son neveu en lui-même, dans l’abandon de l’activité perceptive et dans le retour àla continuité indiscriminée du sentir. En allant d’un extrême à l’autre, il a suspendu la visualité, cette fonction qui lui avait permis de reconnaître, hors de lui-même, d’abord la terre humidifiée par le sang du héros, puis la rage de son bras perdurant dans les crevasses ouvertes sur la pierre, et finalement le corps inanimé. La visualité recule pour qu’émerge la fonction du toucher, enveloppante, intériorisante.

Note de bas de page 11 :

 Garcilaso de la Vega, « Première églogue ». La traduction est nôtre, du fait qu’elle a dû être adaptée aux commentaires de Dorra à propos de ce poème. La traduction publiée de ce texte est celle-ci : « L’excessive douleur ne connaît de mesure ! / On ne pourra m’ôter la sensibilité / à la douleur, si l’on ne m’ôte tout d’abord / complètement le sentiment. », Garcilaso de la Vega, Poèmes, traduction de Paul Verdevoye, Paris, Aubier-Flammarion, 1968 [N. du T.].

Cette dérive esthésique est dans une certaine mesure prévisible puisqu’au moment de regarder, ce que Charles a vu, ce sont les traces laissées par le corps de Roland, il a vu ce contact agonique, désormais irréversible, et maintenant, à la fois pour ensevelir son neveu et pour envelopper sa propre douleur, il ne dispose de rien d’autre que, pour ainsi dire, des toiles de ses pleurs. Refuser de voir, se couvrir de pleurs, passer de l’articulé au continu, est en même temps un geste de pitié au bénéfice de son neveu – que Charles ensevelit dans sa propre obscurité – et surtout au bénéfice de lui-même. Voilà les pleurs, cette sécrétion qui, en le couvrant, en le mouillant, fait du corps un pur sentir et dans cette mesure le soustrait aux objets du monde. Mais si bien qu’ils défassent, en irréalisant la consistance corporelle de Roland, les pleurs ne suffisent pas à apaiser la blessure que Charles lui-même s’inflige, car désormaisson intériorité est cette blessure qui ensevelira le corps du héros. Charles est un « vieux roi » dont la barbe blanche témoigne de ses innombrables années et de ses innombrables batailles. Les pleurs qui intériorisent la douleur, qui transforment sa vie entière en un pur sentir, ne sont pas une défense  suffisante ; bien au contraire, ils font émerger une limite qu’il ne peut plus franchir. Charles se trouve dans la situation du berger Nemoroso qui, pleurant son aimée morte, pousse la plainte suivante : « L’excessive douleur ne connaît de mesure ! / On ne pourra m’ôter le douloureux / sentir, si l’on ne m’ôte tout d’abord / complètement le sens »11.

Parmi les nuances fines et variées que réunit le vocable sens, celle qu’actualise la plainte de Nemoroso exprime peut-être une  –  la  – fonction nucléaire. Ôter le sens – qui pourrait aussi se dire : ôter au sens ou ôter le senti –, c’est ôter le soi-même en tant que le soi-même est, avant tout, le noyau du sentir et celui-ci, à son tour, la manifestation primaire de la vie. Le sens s’exprime d’abord comme le senti qui est cela quisent. C’est pourquoi « perdre le sens », c’est perdre cela-qui-sent et qui, dans les êtres vivants, est précisément ce qui donne la possibilité d’être. Voici qu’à l’instant où Charlemagne se penche pour prendre son neveu, il découvre que faire de son propre corps un tombeau pour le contenir et pour se contenir lui est insupportable, et que pour cela « Sur lui se pasmet ». Charles perd le sens. L’obturation du champ – le passage du visuel au tactile – où la douleur l’avait mené, devient maintenant une occlusion totale. En perdant le sens, Charles perd ce qui est senti car il a perdu le sentant, c’est-à-dire le soi-même en tant que conscience (douloureuse) de vivre.

2.1

Nous disons que Charles « perd le sens » ou « s’évanouit » en recourrant, par une constriction de la grammaire, à la voix active pour indiquer l’expérience d’un pâtir. Si nous cédions à une tentation psychologiste, nous pourrions argumenter que Charles veut perdre le sens dans le but de perdre « le douloureux sentir », et que dans ce cas nous nous trouvons devant un sujet actif, un sujet de désir. Cependant, selon la perspective que nous nous proposons pour décrire les événements, nous devons nous imaginer placés dans une sorte de voix moyennepuisque, comme le texte le suggère, l’évanouissement est ce qui a lieu à l’intérieur de Charles. Intervalle, suspens ou finitude du sens, quand l’évanouissement a lieu Charles reste hors de lui car ce qui était auparavant son soi-même est maintenant un vide. Tout ce qui a lieu dans cet intervalle a lieu dehors. L’évanouissement fait de Charles un corps abandonné, un oubli, et aussi – ou pour cela même – un semblable de Roland qui ne peut être récupéré que dans le regard discriminateur des quatre nobles – Naimes, Acelin, Geoffroy et Thierry – qui l’accompagnent.

La perte de/du sens est aussi entendue commeévanouissement. « Perdre le sens », c’est donc s’évanouir : evanescere, se dissiper, disparaître, devenir vain. Le corps évanoui de Charles est un corps dissipé et vide. Mais ce qui s’est évanoui et ce qui est vide ne peuvent néanmoins pas se prédiquer à propos du même sujet-objet car ce que prédique l’un des termes contredit ce que prédique l’autre. Ce qui s’est évanoui,disparaissant,n’est pas cela qui s’est vidé. Le corps de Charles est là, vide, mais il est vide précisément parce qu’il yest, c’est-à-dire parce qu’il ne s’est pas évanoui. Qu’est-ce donc ce qui s’est évanoui, ce qui n’est plus là ? Voici que la question nous renvoie à la définition initiale ; cependant, nous remarquons maintenant qu’elle abritait à la fois une tautologie et un déplacement sémantique. La perte du sens s’entend comme évanouissement non pas du corps mais, précisément – tautologiquement, – du sens. Et cet évanouissement est ce qui fait du corps un corps vain, un corps-là mais vide, évidé.

Charles s’est donc évanoui sur le corps mort de son neveu Roland. Les quatre capitaines qui ont accompagné l’empereur ont maintenant devant eux le spectacle de ces deux corps vides. S’agira-t-il du même type de vide ? Si l’un quiconque de ces quatre se sentait interpellé par cette question, il nous regarderait avec étonnement, voire avec incrédulité. N’est-il pas évident que l’un des corps s’est vidé de/du sens tandis que l’autre – ou parce que l’autre – s’est vidé de la vie ? Il n’est pas besoin de toucher le corps de Charles pour savoir que ses artères ou que son triste cœur, bien que diminués, continuent de battre, que ses larmes sont encore tièdes et que peut-être même elles glissent toujours sur son visage. Le corps de Charles est un corps vide mais non un corps dépouillé, ni même muet. En effet, ayant été témoin de ce qui vient d’arriver, l’un quiconque de ces quatre saurait qu’il ne faut pas non plus poser l’oreille sur la poitrine de l’empereur pour entendre les rumeurs de la vie qui, bien qu’atténuées, continuent à circuler comme il en va de la mer lorsque l’eau se retire momentanément de la plage. Tandis que le corps immobile de Roland est un corps mort – c’est-à-dire, même plus un corps –, celui de Charles est un corps latent. Autrement, comment se serait-il évanoui sur celui-là après avoir pleuré pour lui ? Comment sortirait-il de son évanouissement, une fois et encore, pour continuer à pleurer pour lui ? Nous pourrions dire que ces quatre hommes ont vu comment, dans une trajectoire d’occlusions, le corps de Charles passa de l’état de corps percevant à celui de corps sentant pour devenir, à l’extrême, un corps latent. Percevant-sentant-latent seraient les trois étapes parcourues par ce corps qui a abandonné progressivement l’esthésie pour trouver refuge dans l’anesthésie.

2.2

Note de bas de page 12 :

 Traducteur en espagnol de la Chanson de Roland, édition bilingue, Barcelone, Seix Barral, 1983 [N. du T.].

Note de bas de page 13 :

 « (Il) revient de son évanouissement » [N. du T.].

Note de bas de page 14 :

 « (Il) récupère les sens » [N. du T.].

Note de bas de page 15 :

 En français, « revenir à soi ». Cependant, en espagnol cette expression suppose une altération de la directionalité inhérente au terme « volver » (a ou hacia un lieu) – « revenir » (à ou vers un lieu) – car dans ce cas le verbe est suivi de la préposition « en », qui introduit un sémantisme spatial sans notion de déplacement. En français, l’expression équivalente serait « revenir en soi » [N. du T.].

Note de bas de page 16 :

 [N. du T.]

Le soi-même de Charlesocclus, son « sens » ôté, la narration contenue dansLa Chanson a dû, à son tour, changer de perspective. Le récit se situe maintenant au lieu qu’occupent ces quatre capitaines qui ont accompagné l’empereur. Ils ont été témoins de ce processus de clôture et c’est maintenant à travers leur regard qu’on perçoit le retour, la seconde phase de la dérive esthésique. Combien de fois ont-ils vu comment le sens abandonnait Charles, et combien de fois ont-ils vu comment il lui revenait ? Le texte de La Chanson, avons-nous dit, répète deux fois la même scène afin de suggérer que la substance de cette scène est la durée. Naimes, Acelin, Geoffroy et Thierry voient comment Charles « de pasmeisuns revint » (laisse CCVI) ou comment il « se vint de pasmeisuns » (laisse CCVII) et à chaque fois ils se penchent vers lui pour le tenir pendant que le corps se remet debout. Dans le premier cas, Angel Crespo12 traduit « vuelve de su desmayo »13 et, dans le deuxième, « recupera los sentidos »14. En espagnol on décrit d’habitude ce processus comme « volver en sí »15. Dans tous les cas, comme on peut le voir, on fait allusion à un mouvement de retour qui est lié au sens ; mais il y a une certaine vacillation selon laquelle il semblerait qu’on mette l’accent tantôt sur l’idée devenir de (l’évanouissement) qui s’exprime en français moderne parsortir de (l’évanouissement)16 et tantôt sur l’idée devenir vers (le sens) : « de pasmeisuns revint » indiquerait unmouvementde retour (de l’évanouissement)– un « sortir »(de l’évanouissement), tandis que « se vint de pasmeisuns » indiquerait un mouvement vers soi, un retour au sens. Dans la traduction espagnole cela devient plus clair, et on pourrait même réunir les deux versions en une seule phrase qui dise : Charles « revient de son évanouissement » et, dès lors, « récupère les sens ». Évidemment, à cet égard la traduction peut être trompeuse car elle doit être attentive à des facteurs tels que le mètre et l’assonance.

Note de bas de page 17 :

 Cf. note 13 [N. du T.].

Note de bas de page 18 :

 « *Je suis revenu – ou tu es revenu – à soi  » au lieu de « Je suis revenu à moi » ou « Tu es revenu à toi ».

De toute façon, on se trouve toujours devantune transformation qui implique un déplacement de l’anesthésie vers l’esthésie, mais surtout devant un sujet actif bien qu’il s’agisse, paradoxalement, d’un sujet pâmé. Cette vision, celle d’un sujet actif, on ne pourrait l’avoir que si l’on observe le processus depuis son moment terminal, lorsque le sens a déjà été récupéré, quoique, si on voit les choses de manière assez réaliste, on ne puisse dire que ce processus ayant fini dans la « récupération » a été initiéparun sujet évanouiou « hors de lui ». C’est pourquoi l’expression « volver en sí », habituelle dans ce cas en langue espagnole17, bien que plus énigmatique, est peut-être plus proche de la voix moyenne qui serait l’expression appropriéepour une description de cette occurrence. Si l’on dit que Charles « ha vuelto en sí », « est revenu à lui », on n’est pas en train d’indiquer un déplacement spatial mais une transformation réalisée en un même lieu qui a changé le statut de son être. « Volver en » n’est pas énoncer une absurdité si l’on pense le sujet comme le lieu de ce qui est là en tant qu’objettransformé, un siège qui est resté vacant, comme une mer dont les eaux se seraient retirées en laissant un vide ; une mer qui ensuite, avec le retour de la marée, ne revient pas de soivers soi mais revient ensoi. « Volver en sí » est apparaître dans le disparu, émerger dans le sentant depuis le latent. Dans son Diccionario de dudas de la lengua española, Manuel Seco attire l’attention sur l’usage pronominal incorrect que l’on fait en espagnol du terme soi, en l’employant souvent pour la première et la deuxième personnes,lorsqu’on dit par exemple : « Volví – ou volviste – en sí » au lieu de « Volví en mí » ou « Volviste en ti »18.  En prenant actede cette erreurde régime grammatical, il faudrait encore se demander si la persistance d’une telle erreur si habituelle parmi les locuteurs n’obéirait pas à l’intuition – suggérée par la langue elle-même – que le soi que l’on récupère, indicateur de la mêmeté, avant de signaler la position de la personne – c’est-à-dire avant d’indiquer une fonction grammaticale – a peut-être été sélectionné pour signaler un état – un être-là – permanent et antérieur au régime pronominal lui-même. Par ailleurs, il est possible de penser que la troisième personne pourrait se signaler par la phrase « Il est revenu à lui » puisque cette phrase permettrait de conserver le soi en tant qu’espace commun, continu, préalable à la segmentation. Aussi pourrait-on comprendre que si je dis « je suis revenu à soi » pour indiquerque j’ai récupéré le sens, je suis en train d’indiquer que je suis revenu à ce-qui-sent, que mon corps, en somme, a récupéré la propriété d’être un corps sentant, une propriété préalable à la segmentation qui effectuera sur le sentant – sur le ce-qui-sent – la distinction entre un sujet placé dans la position de première, de deuxième ou de troisième personnes. Peut-être l’insistance à préférer l’expression « je suis revenu à soi », à ce-qui-sent, pour rendre compte de la récupération du sens, indique-t-elle que, au fond de la personne, et la soutenant, persiste cette non-personne dont l’être-là, toujours présent, me permet de reconnaître que, avant le moi-même, il y a le soi-même. Cela voudrait dire que, en moi – ainsi qu’en toi ou en lui –, le sentant est autre que moi, un autre fondant la possibilité de la segmentation pronominale. De telle manière que, selon cette interprétation, le soi-même du roi Charles, ce en quoi il réapparaît, n’est pas encore la personne de Charles mais ce qui, en la soutenant, lui permettra de prendre sa forme.

Dans sa phase primaire en effet, le sentant, le sentant de soi, est l’expérience en formation d’une continuité primaire dont l’organe est le toucher, un tactqui n’est pas un con-tact mais – bien que l’expression ne soit peut-être pas heureuse– un auto-tact. Le revenir à soide Charles est un processus graduel qui le mène de l’autotact au contact. Charles revient à soi en pleurant, en se touchant lui-même non seulement avec ses larmes mais avec la sensation propre et diffuse du réveil. Ensuite, les quatre capitaines le prennent, le mettent debout et l’adossent à un pin (« Prenent le rei, sil drecent suz un pin »). Au contact de ces bras et de cet arbre, le corps de Charles acquiert nécessairement la sensation de ses limites et aussi, par là même, des limites des autres corps. L’espace se segmente peu à peu et les images commencent à récupérer leur identité. En pleurant, Charles prononce une longue prière en hommage posthume à son nobleneveu Roland. Dans cette prière, le roi évoque son malheur, se rappelle les prouesses de Roland, s’attriste par anticipation en imaginant son étreinte lorsque, de retour à la cour de Laon, ses vassaux, venus de différents lieux, lui demanderont pourquoi Roland ne se trouve pas à ses côtés, et qu’il devra leur répondre qu’il gît mort en Espagne et que pour cette raison lui et son royaume demeureront en deuil à jamais. Après cette lamentation où le souvenir s’unit à l’anticipation de ce qui est encore à venir, ses capitaines le ramènent au présent et lui demandent d’ordonner le combat qui permettra aux Français de venger la mort de Roland et des douze pairs de France. Charles prend progressivement en charge la situation et donne le premier ordre : « Pour cela sonnez de votre cor » (« Sunez en vostre corn ! »).

2.3

Si nous tentions de décrire la dériveesthésique de Charles dans sa phase de retour, nous pourrions dire qu’il est passé de l’état de corps latent (soit du degré zéro de l’esthésie) à celui de corps sentant (d’abord comme un soi, puiscomme un lui : ce qui va de l’auto-tact au contact) pour finir ensuite par émerger comme un corps percevant, un corps face aumonde et incorporé au flux de la mémoire. Cette description aurait peut-être le défaut de suggérer qu’il s’agit d’étapes qu’on laisse en arrière au fur et à mesure qu’on les franchit, c’est-à-dire, qu’on passe d’une étape à l’autre. Cependant, ce que nous avons appelé dérive– au sens d’une succession d’acquisitions – pourrait être imaginé comme la construction d’une géologie ou, mieux encore, comme une construction de strates qui auraient la consistance de l’eau. De fait, nous devons peut-être parler de degrés ou de strates qui, chacun conservant sa profondeur, ne cessent de produire un effet de réunion des uns avec les autres de telle manière que, vue depuis la surface, on observerait une interpénétration continuelle faisant que la masse acquerrait des densités et des colorations changeantes. Le corps sentant contient le corps latent et les deux sont ensemble contenus dans le corps percevant, tandis que ce dernier se rétro-projette sur les corps antérieurs. Il s’agirait, en somme, d’un discourspuisqu’un discours n’est que cette densité manifestée où émergent des composantes de niveaux plus profonds qui sont, à leur tour, affectés par le manifesté.

Note de bas de page 19 :

 « Tuz lur amis qu’il i unt morz truvet, / Ad un carner sempres les unt portet. / Asez i ad evesques e abez, /  Munies, canonies, proveires coronez, / Sis unt asols e seignez de part Deu ».

Note de bas de page 20 :

 Il est nécessaire d’observer que Charles – que La Chanson montre comme un homme vieux et fatigué de se battre – est en réalité une figure tragique car tout ce qu’il entreprend, il le fait malgré lui, en obéissant à l’ordre que l’archange Gabriel lui a transmis. En considérant le poème dans son extension, on pourrait dire qu’il y a des degrés ou des alternances dans un état d’âme dominé par la dysphorie ou par le sentiment de pesanteur. De telle manière que ces affirmations à propos du passage du dysphorique à l’euphorique ont une valeur relative.

Charles récupère donc peu à peu sa capacité perceptive, ce qui ne veut pourtant pas dire qu’il se dépouille de son corps sentant ni de son corps latent. Récupérer la capacité perceptive, c’est-à-dire la capacité de reconnaître les figures du monde et de se réinstaller dans le devenir, n’est ni plus ni moins que récupérer la mémoire. « Volver en sí » serait un retour de la mémoire ou, mieux encore, un revenir, en la mémoire. La différence, radicale, entre le corps latent et le corps sentant, est que le premier n’a pas de mémoire – de mémoire consciente – de soi, tandis que le second en a une, bien que de manière diffuse. Le passage graduel du sentant au percevant est marqué par les opérations de la mémoire en tant qu’ellesegmente, discrimine, reconnaît. De telles opérations sont un complément nécessaire à la récupération du langage. L’ordre donné par Charles à Geoffroy d’Anjou de convoquer, avec le son de son cor, l’armée des Français, vient de la décision de récupérer, avant le commandement de ses troupes, le commandement de soi-même. La première mesure que prend Charles devant son armée donne lieu à une opération de reconnaissance et de discrimination : « Tous leurs amis qu’ils retrouvent morts, / ils les portent aussitôt dans une seule et même fosse. / Il y a un grand nombre d’évêques et d’abbés, / de moines, de chanoines, de prêtres tonsurés. / Ils leur donnent absolution et bénédiction au nom de Dieu »19. Il ordonne ensuite les honneurs funèbres pour Roland, pour son ami Olivier et pour l’archevêque Turpin ; c’est ainsi qu’arrive à son terme un cycle où les actions sont autant de réponses à des pressions dysphoriques. Fini le deuil, les circonstances établissent un changement dans l’état d’âme : maintenant Charles s’apprête à se battre contre les païens20.

3. Modalités et sujets des pleurs

Note de bas de page 21 :

 « Art poétique », dansJorge Luis Borges, traduction de Nestor Ibarra, L’auteur, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1999.

Note de bas de page 22 :

 Dans El árbol de la copla. Antología de coplas populares argentinas, Ediciones del Instituto Movilizante de Fondos Cooperativos, Buenos Aires, 1999.

Interrompus par l’évanouissement,marqués par le chagrin, les pleurs de Charles connaissent deux moments: le premier est l’abandon à ce chagrin qui le mèneà une perte de conscience et partant, à un abandon du corps et à une dissolution de la présence ; le second le conduit, au retour de l’évanouissement, à une progressive récupération, non pas de la consolation, mais du principe de réalité où sont inclus corps, monde et temps, soit mémoire. Les pleurs qui avaient d’abord invalidé Charles finissent par devenir un chemin pour la réappropriation de ses rôles. Si ces pleurs ont ici pour motif – ou pour déclencheur – le chagrin, on peut observer que toutes les passions de l’âme où une concentration d’intensité croissante pousse le sujet à un déséquilibre explosif et à ce point algide qu’il semble sans retour, finissent dans les pleurs ; il y a donc d’innombrables raisons de débordement passionnel qui mènent aux pleurs : ainsi, on pleure de colère, de peur, d’impatience, de nostalgie, de regret, d’orgueil, de pitié envers autrui, de ferveur religieuse ou patriotique, on pleurede bonheur.
En faisant cette énumération incomplète et maladroite d’états passionnels qui mènent aux pleurs – lesquels ont tous en commun de mettre violemment le sujet face à sa propre impuissance –, nous pourrions facilement nous convaincre que les pleurs, cet écoulement, ont une charge pathémique non seulement dominante mais aussi exclusive. Néanmoins, les pleurs survenant au moment où le sujet, mené à un point intolérable de l’esthésie, vit l’expérience d’un abattement, il est possible de penser qu’il s’agit aussi, ou surtout, d’une stratégie manipulatoire du réel. Pensant ainsi, nous devrions nous corriger et conclure que ce qui prédomine en eux, c’est leur charge pragmatique. Évidemment, on sait que l’enfant a recours aux pleurs pour manipuler l’attention des adultes – surtout l’attention maternelle –, ou encore pour récupérer l’équilibre qu’ont brisé une douleur physique ou un trouble émotionnel. Cette ressource, étendueà une diversité innombrable d’expériences traumatiques, reste incorporée comme une réserve dans la négociation que nous effectuons constamment avec le monde, avec autrui ou avec nous-mêmes, et fait donc subtilement partie de l’éducation éthique et esthétique de toute communauté. Vus comme une ressource du faible quipallie d’ordinaire la faiblesse par l’astuce, les pleurs, dit-on, sont affaire d’enfants ou de femmes. Cependant, la littérature abonde en pleurs d’hommes, héros mythologiques ou simples mortels. Il en est qui se plaisent à imaginer les larmes qui, selon toute vraisemblance, coulèrent sur le visaged’Ulysse lorsque le héros, au retour de ses peines, vitson île « verte et modeste »21. Les pleurs du héros marquent le sommet de sa noblesse ou la profondeur de sa tragédie. A cet égard, on pourrait penser que la réaction d’Œdipe – s’arracher les yeux – lorsqu’il apprendsa conduite incestueuse est une hyperbole des pleurs ou, pour ainsi dire, une hyperbole de second degré. Si les pleurs, en effet, ont pour conséquence un affaiblissement ou un suspens momentané de la vision, se priver des yeux fait de ce suspens une occlusion définitive. Cette relation pleurs-aveuglement est toujours latente. Tandis qu’Œdipe préféra l’aveuglement aux pleurs, on dit de Saint-François d’Assise qu’il devint aveugle, tellement il pleura. Bien que ces pleurs aient des valeurs différentes, ils supposent dans les deux cas un détachement radical et un radical dévouement à la solitude humaine. Suivant une autre direction, une certaine littérature – surtout la littérature traditionnelle – a élaboré une vision selon laquelle les pleurs sont la manifestation positive de l’attachement à une présence qui, depuis son absence, dans la douleur qui insiste pour la retenir, nous assure que, tant que la douleur se maintiendra, la perte véritable ne sera pas encore accomplie : « Il est des peines qui ne sont pas des peines / si haut qu’elles font peiner / car plus douloureux que les pleurs / est de ne pas avoir pour qui pleurer »22.

Note de bas de page 23 :

 Au sens de à cause d. [N. du T.].

S’il en était ainsi, il nous faudrait revenir sur ce que nous avons dit de la valeur et de la fonction du sentant – exemplifié ici par les pleurs – dans l’itinéraire esthésique du sujet. Le sentant ne se limiterait pas à être une étape dans ce parcours mais serait plutôt une forme complexe de concentration et d’organisation de l’esthésie. Le sentant non seulement demeureraitdans le percevant mais il ne pourrait même y avoir de place pour lui sans une sorte de contemporanéité entre l’un et l’autre, de telle sorte qu’il y aurait en réalité une réunion oùtantôtle sentant prédomine sur le percevant et tantôt le percevantsur le sentant. Ce qui a de quelque façon été toujours reconnu devient maintenant plus clair : on ne pleure pas seulement pour23(élément pathémique des pleurs) mais aussi, et souvent surtout, afin de (élément pragmatique). En suivant cette ligne de raisonnement, nous pourrions distinguer, outre des registres, des modalités des pleurs : un pouvoir, un vouloir, un devoir et même un savoir pleurer, modalités auxquelles s’opposeraient un ne pas pouvoir, un ne pas vouloir, un ne pas devoir et un ne pas savoir s’opposer aux pleurs qui surviennent. De manière que si les pleurs ont lieu à un moment extrême, à la limite de l’abattement, si les pleurs rendent diffus et continu ce qui était auparavant net et articulé, ils ne cessent d’exprimer une impulsion irrépressible ou une volonté ultime du sujet. La volonté de pleurer, le dévouement intime au chagrin, ajoute un élément moral à un acte qui jusqu’alors se montrait comme un pur pâtir du sujet. L’un des sonnets les plus célèbres de Sœur Juana Inés de la Cruz décrit dans ses deux premier quatrains ce pleurer afin de, modalisé par le vouloir et par le pouvoir pleurer :

Note de bas de page 24 :

 DansSœur Juana Inés de la Cruz, Poèmes d’amour et de discrétion, traduction de Frédéric Magne, Paris, La Délirante,  1987.

Ce soir, mon bien, quand je te parlais,
comme dans ton visage et tes traits je voyais
qu’avec des mots je ne te persuadais pas,
j’ai voulu que tu voies mon cœur ;

et Amour, qui aidait mes pensées,
réussit ce qui semblait impossible :
car entre le pleur, que la douleur versait,
le cœur défait il distillait24.

Les éditeurs des œuvres de la religieuse mexicaine ont donné pour titre à ce sonnet « Où elle satisfait un soupçon par la rhétorique du pleur ». La formule« rhétorique du pleur » (à laquelle on fait ici évidemment appel en raison du fait déclaré qu’on a recours aux pleurs pour leur efficacité persuasive) revient souvent dans la littérature baroque et fait référence aux pleurs que provoquent non seulement l’amour humain mais également l’amour divin. La « rhétorique du pleur » est encore plus fréquente dans la littérature – et dans le comportement – ascétique et mystique. Le sonnet de Sœur Juana montre clairement comment cette disposition pragmatique de la passion (qui, dans une certaine mesure, est un contresens puisqu’elle nous met face à une passion agent) aboutit à la construction d’une figure discursive qui affecte l’inventio, la dispositio, l’elocutio et enfin l’actio. On remarque en elle à la fois une négation – en tant qu’elle ne montre pas le triomphe de la voix mais sa claudication dans les pleurs – et une confirmation – en tant que le fait de pleurer construit une figure avec laquellele sujet occupe la scène – de l’art oratoire antique. L’orateur, le maître d’un art de parler, exhibe en avançant sur l’espace public un pouvoir, un vouloir et un savoir utiliser la capacité persuasive de la parole, tandis que celui qui pleure doit agir à partir d’un ne pas pouvoir, d’un ne pas vouloir et d’un ne pas savoir verbaliser. Cette incapacité – plus d’une fois préférée – est souvent compensée par un pouvoir, un vouloir et un savoir pleurer. Pour certains styles de vie ou certaines formes de la sensibilité, de telles compétences sont douées d’une efficacité persuasive plus grande que la maîtrise éloquente de la parole.

Note de bas de page 25 :

 José Hernández, Le retour de Martin Fierro, XXV, 4663-4664,traduction de Paul Verdevoye, Paris, Nagel, 1995.

Ces réflexions qui, à première vue, peuvent paraître surprenantes, font en réalité partie du patrimoine de toute philosophie populaire. Dans des chansons ou dans des refrains, on trouve encore et encore des allusions aux diverses manières dont le pathémique et le pragmatique entrent en rapport dans les pleurs. La misogynie occupant un espace considérable dans la philosophie populaire, il est facile de remarquer la fréquence avec laquelle l’élément pathémique (qui serait l’indicateur de pleurs spontanés et sincères) apparaît comme trait dominant dans les pleurs masculins, tandis que le pragmatique (indicateur d’une attitude de calcul) domine dans les pleurs féminins. D’après certaines conceptions, les pleurs féminins peuvent même devenir une modalité de l’astuce défensive ou de la tromperie agressive. C’est pourquoi nous ne sommes pas étonné qu’un personnage aussi paradigmatiquement misogyne que le Vieux Vizcacha – personnage du poème Martin Fierro – estime « que l’homm’ ne doit jamais croire / ni aux larmes de la femme, / ni aux boiteries des chiens »25.

4. Les pleurs de Marie Madeleine

Note de bas de page 26 :

 Voir le chapitre intitulé « El cuerpo amado » de mon livre Profeta sin honra, BUAP-Siglo XXI Editores, Mexique, 1994. Dans le même évangile de Jean, ainsi que dans les synoptiques, il y est d’autres récits de la résurrection ou de l’apparition du Ressuscité, mais celui auquel je fais référence présente des caractéristiques complètement différentes.

Avec des conséquences si transcendantes que personne ne saurait imaginer le monde sans elles, il y eut des sanglots de femme auxquels une société d’hommes, dont l’idéologie était comparable – du moins en ce qui concerne la misogynie – à celle du Vieux Vizcacha, ne fit pas la sourde oreille. Je parle des pleurs de Marie Madeleine devant le sépulcre de Jésus, d’après la narration contenue dans l’évangile de Jean. On peut retrouver dans ces pleurs les éléments que nous avons déjà analysés dans les pleurs de Charlemagne, mais – à la différence de ceux-ci – dans les pleurs de la Madeleine la fonction pragmatique joua un rôle décisif et conduisit à un dénouement radicalement différent, comme si, de fait, elle eût exploré une autre possibilité et eût construit une autre dériveesthésique. Parmi tous les récits que la littérature a mis sous nos yeux, celui qui se trouve dans le chapitre 20 du Quatrième Évangile est peut-être celui qui exemplifie le mieux ce pouvoir, vouloir et savoir pleurer – qu’on peut décrire, négativement, comme un ne pas pouvoir ne pas pleurer – où l’on exprime simultanémentle chagrin face au ne pas pouvoir faire et la volonté qui surgit du ne pas pouvoir ne pas faire. J’ai eu ailleurs26 l’opportunité de m’occuper de ces pleurs – dont le Vieux Vizcacha se serait méfié, comme s’en sont méfiés, à leur heure, les disciples de Jésus. J’y reviens maintenant dans une perspective en un sens différente, mais surtout complémentaire.

Note de bas de page 27 :

 Pour la traduction en français, celle-ci et les autres citations de la Bible, sauf mention spéciale, proviennent de La Bible de Jérusalem, Paris, Les éditions du Cerf, 1974. [N. du T.]

Dans ce but, il convient de rappeler que Jésus, mort à la tombée du jour un vendredi – c’est-à-dire peu de temps avant que commence le repos sabbatique obligatoire – avait été déposé à la hâte dans une caverne située en un verger proche de l’endroit de la crucifixion pour que son cadavre ne reste pas sans sépulture. Cette opération avait été suivie par quelques femmes impuissantes qui se retirèrent avec la douleur de n’avoir pas pu accomplir les rites funéraires et surtout avec la crainte que, sitôt fini le jour du repos, le corps de Jésus ne fût soustrait et emporté dans un endroit inconnu. Selon Jean, celle qui s’y est rendue, seule et dans la pénombre de l’aube du dimanche, fut Marie Madeleine. Arrivée au verger, elle vit sa crainte confirmée : la pierre qui couvrait le sépulcre avait été enlevée et le corps, absent, avait laissé un creux qu’elle n’osa pas regarder. Immédiatement, la Madeleine courut chercher Pierre et « l’autre disciple, celui que Jésus aimait »27 (disciple que la tradition identifie à Jean) et leur dit : « On a enlevé le Seigneur du tombeau et nous ne savons pas où on l’a mis ». Les deux disciples coururent donc au sépulcre et en entrant ils virent qu’à l’intérieur il n’y avait que des linges « ainsi que le suaire qui avait recouvert sa tête ; non pas avec les linges, mais roulé à part dans un endroit ». Persuadés qu’il ne leur serait plus donné de voir le corps de celui qui fut leur Maître, les deux disciples prirent le chemin du retour. Mais la Madeleine fit le contraire : elle resta « près du tombeau, au-dehors, tout en pleurs ».Ce rester en pleurant de Marie Madeleinefut-il la conséquence d’une décision – stratégique, dirions-nous – ou, au contraire, la conséquence de son accablement, c’est-à-dire de son pâtir ? Pensés en termes positifs, ces pleurs exprimeraient-ils un vouloir, un devoir, un savoir et même un pouvoir-faire dont les deux disciples ne disposaient pas ? Pensés en termes négatifs, exprimeraient-ils un ne pas vouloir, un ne pas devoir, un ne pas savoir ou un ne pas pouvoir faire ce que ces deux hommes avaient fait ? Et, en supposant que le faire de ces hommes dût être compris comme un non-faire : faudrait-il entendre les pleurs de la Madeleine comme un ne-pas-pouvoir-faire et, en même temps, comme un ne-pas-pouvoir-ne-pas-faire ?

Note de bas de page 28 :

 A cet égard, dans mon livre cité Profeta sin honra, les deux premiers chapitres sont consacrés à l’analyse des problèmes concernant la formation, la composition et les auteurs des récits évangéliques.

Si les pleurs conduisent à un émoussement de la perception en vertu duquel le monde devient continu et diffus ; si, comme dans le cas de l’empereur Charles, ils peuvent mener jusqu’à l’extrême où le corps sentant se réduit à un corps latent, le récit de Jean nous offre une autre vision des pleurs. Selon Jean, durant les pleurs de la Madeleine, des transformations décisives ont lieu qu’on ne saurait situer dans une dimension précise car elles se produisent à l’intérieur du diffus et du continu, et se plient à cette dimension qui réunit l’extensif et l’intensif. Tout se passe comme si la Madeleine, avec ses pleurs, s’était mise elle-même hors d’elle afin de créer un tel espace. Aussi l’évangéliste nous apprend-il qu’en étant « au-dehors », « elle se pencha vers l’intérieur du tombeau ». Des compositions textuelles telles que ce récit de Jean – ou tout son évangile, ou toute la Bible – étant l’œuvre de générations qui reproduisirent ou déformèrent sur une plus ou moins grande échelle un texte original qui n’exista jamais autrement que comme un supposé construit, il n’est pas du tout pertinent de se demander si la préposition française « dehors » ou la locution prépositionnelle « vers l’intérieur de » s’approchent de ce texte ou le trahissent28. Néanmoins, les unités narratives qui composent le récit, ainsi que la logique des actions, de par leur caractère supra-linguistique, nous permettent de reconstruire le mouvement de ses acteurs aussi bien que l’orientation et la fonction de cet épisode. Ainsi, quelle que soit la traduction à laquelle on ait recours, il sera toujours clair qu’alors que les deux disciples entrent, voient et sortent du sépulcre sans beaucoup s’attarder – c’est-à-dire qu’ils transitent –, la Madeleine reste dans une zone proche, sans entrer ni sortir. Et il sera toujours clair que, tandis que les disciples, les yeux ouverts, examinent l’endroit où sont restés les linges et le suaire, la Madeleine couvre ses yeux de pleurs et, grâce à cette ressource, se met à distance de la présence qu’imposent ces formes métonymiques du corps mort de Jésus. Le corps mort imbibe ces linges, il devient flagrant dans le creux qui est justement ce que Marie Madeleine ne veut, et surtout ne peut, voir. D’où le fait que se pencher pour regarder dedans peut être lu comme un acte consistant à s’épancher sur soi, les yeux toujours voilés ; s’épancher sur ce sépulcre qu’est maintenant son corps. Selon l’évangéliste Jean, en vertu de ce mouvement, Marie Madeleine vit « deux anges, en vêtements blancs, assis là où avait reposé le corps de Jésus, l’un à la tête et l’autre aux pieds ». Voici que Marie Madeleine a maintenant devant elle l’intérieur du sépulcre  tout entier, mais elle ne voit des linges et du suaire que deux anges.

Les anges lui demandent : « Femme, pourquoi pleures-tu ? ». Et elle de répondre : « Parce qu’on a enlevé mon Seigneur, et je ne sais pas où on l’a mis ». Le dialogue a alors la consistance flexible du rêve : il a lieu pendant qu’elle pleure – car à aucun moment elle n’a cessé de pleurer –, c’est-à-dire pendant que, emportée par ses pleurs, elle s’enfonce jusqu’à entendre non pas deux voix mais une seule,sortie de deux créatures venues d’un autre espace, et elle répond sans savoir à qui. Cette réponse sonne étrangement car, dès qu’elle l’a prononcée, au lieu d’attendre la réaction des anges, elle se retourne pour regarder derrière elle « et elle voit Jésus qui se tenait là, mais elle ne savait pas que c’était Jésus ». Cet homme qui « se tenait là » lui reposela question, cette fois de manière plus explicite : « Femme, pourquoi pleures-tu ? Qui cherches-tu ? » A ce moment, nous pourrions nous demander : qui cherche-t-elle dans ses pleurs ou avec ses pleurs ? Question inutile ou dont la seule utilité est de nous rappeler qu’ici tout se passe parce que la Madeleine est retenue dansses pleurs (il serait en effet inimaginable que ces choses arrivent aux disciples pressés, toujours en transit) ; mais tout a lieu à la fois ici et là, dans et hors ses pleurs. Elle, Marie de Magdala,entendcette voix et pense que c’est celle du jardinier, le propriétaire de ce sépulcre. Évidemment, la réponse s’adresse à lui, qu’elle ne peut pas voir (si l’on en croit l’évangéliste), voilée comme elle est à cause du flux de ses larmes : « Seigneur, si c’est toi qui l’as emporté, dis-moi où tu l’as mis, et je l’enlèverai ». Mais maintenant cet homme change brusquement, il se révèle êtreautre, familier, autre qui, emphatique, se découvre devant elle en lui disant : « Marie ! ». Cela donne lieu à une nouvelle torsion étrange ou gênante (étrange, dirais-je, pour quelqu’un qui s’obstinerait à lire en imposant au récit une logique qui n’est évidemment pas celle que les générations ont construite, bien que cette logique ne cesse d’être en lui) car, encore une fois, Marie Madeleine se retourne puis se re-retourne (serait-ce que l’homme avait à nouveau parlé derrière elle et qu’elle le découvrait par sa voix ?, serait-ce qu’elle est restée à regarder une fois de plus le sépulcre ?) et cette fois, enfin convaincue qu’elle était en face de l’homme pour qui elle était venue, pour qui elle avait pleuré, elle change ses pleurs en un cri : « Rabbouni ! » (Maître). En criant, la Madeleine est sur le point de se jeter à ses pieds, mais Jésus l’arrête avec un ordre énigmatique et disruptif que la postérité a néanmoins recueilli avec insistance et profit : « Ne me touche pas ».

4.1.

Je me suis attardé à chaque détail de ce bref récit pour montrer comment ce corps sentant que Marie Madeleine était devenue, ce corps arrêté par les pleurs, installé face à un corps absent qui lui rendait impossible le ne-pas-faire auquel ses pleurs semblaient la condamner, s’est converti, au milieu de la diffusion et en l’utilisant pour sa propre cause, en un corps actif, précis, sans cesser d’être un corps sentant, un corps en train de s’écouler. Si les pleurs de Marie Madeleine la confondent et l’accablent, ils ne la mettent pourtant pas hors d’elle-même, comme il en est de Charlemagne ; bien au contraire, ils semblent l’enfoncer dans son soi-même. Enigmatiquement, les pleurs lui donnent la possibilité d’accéder àune dimension où l’irréparable acquiert une consistance telle qu’il peut se renverser. Les pleurs de Marie Madeleine que l’Evangile de Jean nous apprend sont en vérité des pleurs afin de, des pleurs parcourant un chemin qui, depuis le ne-pas-pouvoir, installent la Madeleine dans le ne-pas-pouvoir-ne-pas-pouvoir pour la mener enfin là où son propre chagrin voulait la conduire : le pouvoir-pouvoir. Ce Quatrième Evangile, si plein d’énigmes que les spécialistes de la littérature néotestamentaire lui ont depuis toujours réservé une place à part, semble nous offrir ici une lecture réaliste aussi bien de la production des faits que de la trajectoire suivie par les pleurs de l’héroïne ; en même temps, il sembles’inscrire dans une très ancienne tradition qui attribue aux pleurs – aux pleurs féminins – la capacité d’opérer cet effet de dissolution et de restauration du corps sentant et du corps pleuré.

Note de bas de page 29 :

Tom Lutz, Crying. The natural and Cultural History of Tears, WW Norton, 2001.

Note de bas de page 30 :

 Cette ville, détruite vers le XIIème siècle av. J.-C. par un tremblement de terre, fut dès l’antiquité considérée comme fruit de l’imagination mythologique. Mais vers 1931 elle finit par être localisée puis partiellement reconstruite grâce à un patient travail archéologique.

D’après Tom Lutz29, le plus ancien registre d’un épisode de pleurs provient de quelques planchettes caananites du XIVème siècle av. J.-C. qui furent confectionnées dans la cité d’Ugarit, considérée jusqu’à récemment comme mythique30. On y raconte l’épisode où la déesse vierge Anat boit, comme s’il s’agissait de vin, les larmes abondantes qu’elle verse elle-même pour la douleur que lui cause la mort de son frère Ba’al. Comme un effet de ce recours éploré – boire ses larmes « comme du vin » –, la vie revient au corps de Ba’al. Ces pleurs nous rappellent irrésistiblement ceux qu’Isis versa sur le corps mort d’Osiris avec le même résultat et ils rappellent surtout que cette réunion de contraires (effusion de larmes-suspension de la vie, avec les caractéristiques et les conséquences déjà mentionnées) constitue une matrice signifiante qui réapparaît dans de nombreuses narrations. Je ne suis pas sûr que le récit de Jean doiveêtre incorporé à ces traditions, quoiqu’en considérant les antécédents et les liaisons qu’on lui attribue – par exemple, sa relation avec des sectes et des philosophies hermétiques –, je crois que l’on pourrait du moins rechercher dans la direction que de telles traditions signalent.

4.2

Quoi qu’il en soit, si on lit le récit de Jean comme je suggère ici de le lire, Marie Madeleine, avecses pleurs, aurait fait le nécessaire pour que Jésus revienne à la vie sous ses yeux inondés de larmes. Sous ses yeux, dis-je, qui étaient des yeux sentants – des yeux faits d’une tactilité diffuse – et non pas des yeux voyants comme ceux des disciples qui entrèrent dans la tombe et ne virent autre chose que des linges inutiles et un drap vide et froissé.

Note de bas de page 31 :

 Jn 20 25.

A cet égard, le dernier épisode auquel nous avons fait référence est instructif. Nous savons que la vision– la vision des yeux – est un sens projectif au moyen duquel nous analysons et segmentons les figures du monde. Nous savons aussi que le toucher – le toucher des mains – complète cette activité projective puisque, outre l’appréhension de la forme des corps que la vue segmente et restitue, la main nous renseigne sur leur consistance. La forme que la vision appréhende peut être celle d’un corps inconsistant, fantomatique, qui nécessite le concours de la main car c’est elle qui ap-prend les objets en les palpant. En réalité, l’œil qui appréhende agit comme une main qui opère à distance sans avoir, dans ce cas, le propre de la main qui consiste à entrer en contact non seulement avec la forme mais avec la consistance du corps-objet. C’est pourquoi il en est qui toujours se méfient de la seule information pourvue par l’œil, ceux qui se conduisent comme l’apôtre Thomas qui, d’après Jean lui-même, ayant entendu dire que Jésus se promenait par là en se montrant aux gens sous la forme du Ressuscité, aurait dit : « Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je ne mets pas mon doigt dans la marque des clous, et si je ne mets pas ma main dans son côté, je ne croirai pas »31. Jean ajoute que Jésus, ayant appris ces paroles et dans le but de donner une leçon au méfiant, offrit son corps blessé (un corps qui, ajouterons-nous, n’était ni sentant ni percevant mais seulement senti et perçu) à ce tripotage élémentaire du disciple.

Mais, sans doute, ce Jésus qui « était là » où Marie Madeleine avait vu le jardinier n’était alors pas encore prêt à affronter cette épreuve. Madeleine elle-même l’aura-t-elle compris une seconde avant de se jeter à ses pieds ? Comment et où se seraient formées ces paroles qui arrivèrent jusqu’à elle en la prévenant de ne pas le toucher ? Car, si la Madeleine avait couru le risque de se jeter aux pieds du Maître, peut-être aurait-elle touché quelque chose qu’elle ne devait pas toucher, ou peut-être n’aurait-elle rien touché. D’après ce récit, la résurrection de Jésus s’accomplit dans ce cri, et surtout dans cette rétraction d’un corps arrêté en pleine impulsion. En réalité, il est difficile de déduire la direction qu’aurait pris le mouvement que Marie Madeleine était sur le point d’accomplir puisqu’elle s’était auparavant retournée plusieurs fois, comme si cet homme qui « se tenait là » où elle avait cru voir le jardinier était toujours derrière, ce qui l’obligeait à se retourner chaque fois pour l’avoir devant elle.

Le retour à la perception, le retour à cet état qui est dans ce récit la perception, est aussi un retour du corps vers ce qui demeure invisible pour lui. Le corps ressuscitant est toujours placé « là » où la Madeleine ne voit pas et vers où elle doit se tourner puisque, inondé de larmes, son corps sentant est touché par une voix toujours inattendue mais aussi toujours attendue, toujours appelée. Car si Marie Madeleine est restée pour pleurer, c’est parce que, d’une manière ou d’une autre, dès le début elle avait décidé – mais « décidé » n’est pas le mot exact – de s’installer dans ce que Greimas décrirait comme « l’attente de l’inattendu ».

De cette façon, en allant des pleurs de Charlemagne devant le corps mort de son neveu Roland jusqu’à ceux de Marie Madeleine devant le sépulcre vide de Jésus, et en passant par nombre d’autres pleurs que la littérature a recueillis avec soin, on pourrait dire que, dans une sémiotique des excrétions du corps, cette forme de l’exposition de la douleur mériterait un chapitre particulier. Un chapitre qui analyserait comment les pleurs peuvent être aussi bien abandon au désespoir impuissant que mise en marche d’une attente déchirée, inconsolable et pour cela même tellement active qu’elle fasse advenir l’inattendu, voire l’inespérable. Placés entre le pathémique et le pragmatique, les pleurs sont un espace de transformations où la discursivité atteint à la fois une concentration et une expansion maximales, de même qu’elle met en mouvement divers parcours passionnels et actualise divers modes d’accord/désaccord entre le corps et la blessure qui, en l’ouvrant, l’anéantit en même temps qu’elle le potentialise.

5. Se défaire et se dessaisir

Note de bas de page 32 :

 Tom Lutz, Crying. The natural and Cultural History of Tears, ibidem.

Lorsque Tom Lutz32 rapporte l’expression « boire des larmes comme du vin », il suggère que les larmes sont des manifestations du désir de socialité : elles réunissent ou, à l’autre extrême, elles dénoncent l’interruption de l’union et promeuvent la réparation de l’interrompu, même dans un espace imaginaire. Mais cette image fait aussi allusion au parcours que, dans de nombreux rites d’affliction comme dans la littérature la plus ancienne, les larmes peuvent accomplir pour mener de la douleur au plaisir. La douleur qui fait sourdre les larmes provient de l’expérience d’un corps sentant qui, pour être tel, est continu et se vit en même temps lui-même comme concentré en un point de tension maximale ; et le plaisir que procurent les larmes résulte d’une distension : inondé, le corps se défait, et ce sedéfaire est en même temps un s’écouler et un revenir. Mais la comparaison des larmes avec le vin suppose l’intervention d’un deuxième sens – le goût – qui s’ajoute à l’expérience pure du toucher et fait donc émerger un principe d’activité. Bues, associées au vin, les larmes ne sont plus celles qui jaillissent des yeux ou qui coulent sur les joues mais celles que recueillent les lèvres ou la langue. Si ce que l’on boit ce sont ses propres larmes, nous devons imaginer ce parcours qui commence par un débordement des yeux et se poursuit par un glissement, ou un coup de balai, opéré sur le visage. Les larmes, chaudes, provoquent la brûlure desyeux et brûlent ensuite la peau pendant qu’elles demeurent chaudes et même quand elles se refroidissent. Cette brûlure, pure matière du toucher, permet de les associer à une affectivité elle aussi ardente, dotée de capacité transformatrice. Lorsqu’Isis pleure sur Osiris, le corps immobile de son frère recueille cette brûlure, le chagrin fervent qui finit par le ramener à la vie. Suivant la lecture des mythologues, nous sommes devant un récit de renaissance végétale : les larmes d’Isis sont la pluie du printemps, une eau vivifiante qui tombe pour réveiller la terre en léthargie. Il s’agit, bien sûr, d’une lecture symbolique. Littérale, notre lecture voit dans ces larmes d’Isis leur poids saumâtre et corrosif et dans le corps d’Osiris une chair qui, au moment d’être blessée par les pleurs, se découvre comme matière sensible. Isis a-t-elle bu ses propres pleurs ? Les a-t-elle bus pendant qu’ils glissaient de ses yeux ou les a-t-elle bus après, penchée sur le corps de son frère ? Grâce à l’information que Lutz nous fait parvenir, nous savons d’Anat qu’elle les a bus et que leur goût était comme celui du vin. Nous ne pouvons savoir si elle les a recueillis sur son propre visage ou sur le corps de son frère mais, en tout cas, il nous est permis d’en déduire que l’organe collecteur fut aussi l’organe dégustateur, classificateur. Cet organe fut, est, la langue.

Note de bas de page 33 :

 Euripide, Les troyennes, Iphigénie en Tauride, Electre, Traduction de Léon Parmentier, Paris, Les Belles Lettres, 1982.

La langue – ainsi que les lèvres – est l’extrême de la peau où le toucher rejoint le goût et où – d’une façon plus marquée que pour les lèvres – la passivité devient active. Tandis que la peau, pour accomplir sa fonction d’organe de la tactilité, doit être touchée, la langue peut bouger à la recherche de ce qui la touchera : dans un cas nous sommes face à une attitude réceptrice et dans l’autre face à une activité réceptrice. La langue sort de la bouche pour recueillir les larmes – pour être touchée par elles – et pour les introduire ensuite de façon à ce que l’on puisse en percevoir le goût. Anat trouva ainsi que les larmes avaient la saveurdu vin. Diverses déesses, nous dit-on, perçurent cette même saveur dans des moments semblables à celui qu’a vécu Anat, mais d’autres, qui n’étaient pas toujours déesses quoique héroïnes de narrations exemplaires, se convainquirent que les larmes avaient un goût amer, et d’autres encore que les larmes, bien qu’elles eussent le goût du malheur – ou précisément parce qu’elles ont le goût du malheur – étaient, au contraire, douces. A propos de cette association du malheur et de la douceur, Tom Lutz nous rappelle un passage des Troyennes où le coryphée répond à la lamentation d’Hécube par ces paroles : « Quelle douceur trouvent les malheureux aux larmes, aux thrènes gémissants et aux chants de douleur ! »33.

Note de bas de page 34 :

 Pour un développement plus détaillé de ce sujet, voir : Raúl Dorra, « La mirada en el tiempo », dans Tópicos del seminario 4, Benemérita Universidad Autónoma de Puebla, juillet-décembre 2000.

D’autres personnages, peut-être plus simples, trouvèrent que les larmes sont salées. La perception du goût salé des larmes, procheen principe de la composition chimique de cette substance liquide, n’est jamais dépourvue, quoique plus réaliste, d’un effet symbolique puisque dans ce cas le sel est associé à la douleur d’une blessure, comme une écriture brûlante qui laisse son message sur la peau. Les images que la littérature – et surtout l’ancienne poésie espagnole – nous a transmises d’une femme blessée d’amour qui laisse glisser son regard sur l’eau de la mer pendant que les larmes coulent sur son visage, associent, dans la plupart des cas sans le dire, le goût saumâtre à la brûlure, à la rétraction et à l’éloignement irréversible : à la perte34.

En vérité, les larmes – quelle que soit la saveur par laquelle elles s’expriment – ne peuvent être perçues sans qu’il se produise dans le sujet un effet de sens qui les revête de puissance symbolique. Les larmes opèrent un transfert : elles sont écoulement et récupération du corps, un corps si fortement esthésié qu’il atteint toutes les nuances du sentir. Aussi les larmes peuvent-elles être enivrantes « comme le vin », amères, dirait-on comme le fiel, douces comme le nectar des fleurs, brûlantes ou saumâtres, de même qu’elles peuvent être légères ou pesanteset tomber à flots ou glisser mollement sur le visage. Au moment de les recueillir, la langue – associée aux lèvres – les classe selon leur saveur mais aussi selon d’autres facteurs tels que leur vitesse ou leur poids. La langue est un pli du goût et du toucher et aussi le lieu de transfert de l’extéroceptif à l’intéroceptif, de l’aller et du retour. Si les larmes sont – deviennent ? – amères ou douces, c’est parce qu’elles évoquent un état d’âme qui à son tour les convoque. Leur amertume ou leur douceur sont autant de façons d’interpréter, ou de construire, cet état et de ce fait elles en sont la cause et la conséquence. Dans la langue s’opère ce transit continuel.

Or, nous avons considéré jusqu’ici l’activité réceptrice de la langue, activité qui la montre comme la partie mobile de la peau. Lorsque les dents et les lèvres se séparent, la langue sort de la cavité de la bouche afin de cueillir les larmes et de se recueillirensuite pour entreprendre la tâche de jonctionet de classification. Il s’agit d’une activité qui s’accomplit vers l’intérieur. Mais la langue peut accomplir, et de fait elle accomplit, un autre type d’activité ; la langue peut aussi s’attarder à toucher un corps extérieur en l’examinant et, pour ainsi dire, en le goûtant. La langue réalise alors une tâche de conformation et d’appropriation. Imaginons une scène que la littérature ou le cinéma ont tant de fois montrée : la langue sort de la bouche pour cueillir les larmes qui sont en train de recouvrir le visage aimé. Le fait de sortir ainsi ne relève pas toujours d’une impulsion qui s’arrête dans la cueillette. La langue devient souvent une extension délicate du corps aimant : elle touche, caresse le visage aimé, elle cherche à prendre sa forme et sa température, son tremblement et son accablement. Dans ce cas, l’activité de la langue s’accomplit vers l’extérieur. La langue agit ici comme une main mais, en un certain sens, comme une main malhabile pour laquelleil est difficile de définir avec précision les contours de l’objet qu’elle touche et qui, d’ailleurs, ne peut que toucher lentement car ce qu’elle tente de faire, c’est de répondre à la demande des pleurs, c’est de restaurer l’unité, d’offrir une consolation, de couvrir la blessure. L’inhabilité de la langue à appréhender la forme-visage (habilité propre à la main) est néanmoins, en un autre sens, une ressource qui favorise l’appropriation. Etant donné que la langue, plutôt que des contours, définit des densités, des températures et des saveurs, l’objet touché par elle se distend, éprouve une dilatation au moment du contact et s’offre ainsi à une sorte de lente pénétration. C’est pourquoi, alors que la main appréhende la forme externe de l’objet touché, on pourrait dire que la langue perçoit, ou poursuit, sa forme interne. Si on ajoute à ceci le fait que la langue ne touche que ce qu’elle a immédiatement devant elle, nous remarquerons qu’en vertu de sa proximité avec l’odorat on ne peut toucher sans sentir en même temps l’odeur dece qui est touché. L’expérience perceptive devient alors considérablementplus complexe, et il faudrait encore dire que cette expérience ne peut avoir lieu sans entraîner avec elle des sensations à caractère affectif : désir, pitié, répulsion, compassion.

Note de bas de page 35 :

 Charles Baudelaire, « Correspondances », Les fleurs du mal, Robert Laffont, Paris, 1980.

Quelle est l’odeur des larmes ? Il en est de l’odeur comme de la saveur : les larmes sentent la pluie, une pluie paisible ou inclémente ; ou, comme l’air marin, elles sentent le sel ; elles sentent la défaite quant elles entraînent le maquillage d’un visage féminin ; elles sentent la tristesse ou la haine selon que leur température expose le degré de lassitude ou de crispation de la peau. Aussi la perception sensible devient-elle perception affective en donnant lieu à des synesthésies qui, à la surface de la peau, joignent des facteurs extéroceptifs à des facteurs intéroceptifs. Certainement, nous connaissons depuis longtemps ces « correspondances » en vertu desquelles l’homme, immergé dans des « forêts de symboles », transite parmi des « choses » infiniment expansives « comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens / Qui chantent les transports de l’esprit et des sens »35 ; mais peut-être seule la langue – morceau de musculature humide qui ne peut demeurer que dans le concave – a-t-elle la capacité de s’installer, de façon réelle ou imaginaire, dans les zones internes des « choses » qu’elle touche.

5.1

Je me suis arrêté sur les pleurs puisque, si nous envisageons une possible sémiotique des excrétions corporelles, ils y occuperont sans doute une place privilégiée ; et cela non seulement parce qu’en quête d’un sens – ou face à la menace d’une perte du sens –, nous y avons plus souvent recours qu’à d’autres excrétions, mais aussi parce que, l’art ayant fait des pleurs l’un des sujets les plus récurrents, nous disposons d’un abondant matériel d’observation. Parmi les différentes excrétions du corps, les pleurs semblent être celles qui illustrent le plus visiblement l’expérience du corps qui se défait en vue de se convertir en une substance homogène, continue et amorphe où le sens se dissout à la recherche d’un renouvellement. Fin et promesse de recommencement, les pleurs peuvent marquer un évanouissement in-fini du corps ou la recherche d’un point limitrophe à partir duquel le renouvellement recherché pourrait trouver son chemin. Dans le sonnet cité plus haut de Sœur Juana Inés de la Cruz, le sujet énonçant décrit le « cœur défait » par les pleurs, un cœur qui distille et qui, dans cette distillation, parvient à rendre visible – au moment même de se défaire – sa capacité de récupération du sens. Dans ce sonnet a lieu une transposition en vertu de laquelle c’est maintenant la main qui réalise l’activité de la langue : « si en humeur liquide tu as vu et touché / mon cœur entre tes mains défait ». Si le cœur se défait en larmes, s’il s’est tout entier converti en pleurs, l’organe qui peut en propre le recueillir et l’examiner, c’est la langue ou, en tout cas, la main en tant qu’elle accomplit la fonction de la langue puisqu’elle entre en contact avec une forme intérieure. L’action de se défaire est une expérience du corps qu’accompagne l’expérience d’un dessaisissement du sujet. Tandis que le corps se défait, distille des humeurs, le sujet se dessaisit, c’est-à-dire éprouve un détachement non seulement par rapport au corps mais par rapport à lui-même. Dans une ancienne chanson espagnole de tradition orale, le sujet exprime cette double expérience de la façon suivante :

Note de bas de page 36 :

 La traduction est nôtre [N. du T.]. Voici le texte original :
En qué nos parecemos
Tú y yo a la nieve:
Tú en lo blanca y galana,
Yo en deshacerme.

En quoi sommes-nous semblants
Toi et moi à la neige ?
Tu es blanche et gracieuse,
Et moi, je me défais36.

Note de bas de page 37 :

 En espagnol, l’auteur utilise les noms « deshacimiento » et « desasimiento » pour exprimer respectivement le « fait de se défaire » et le  « fait de se dessaisir » , en écho au titre verbal de la partie 5 (« El deshacerse y el desasirse »). Ce brillant jeu de mots est intraduisible en français. C’est pourquoi nous avons choisi « déliaison » et « dessaisie » [N. du T.].

Note de bas de page 38 :

 « L’esprit est ardent, mais la chair est faible » ; Mt 26 41.

Note de bas de page 39 :

 La Bible. Nouveau Testament, Paris, Gallimard, 1971.

La neige est ici regardée sous deux aspects : comme une matière qui persiste et même qui durcit, mais aussi comme une substance instable, soumise à un processus de dissolution. La décomposition du sujet qui se défait est aussi un dessaisissement, l’expérience d’une impossibilité de se maintenir en l’autre et même en soi-même. On pourrait parler d’une déliaison et d’une dessaisie comme, respectivement, un pâtir du corps et un pâtir du sujet37. Ne pas atteindre l’autre, ne pas pouvoir s’assujettiràl’autre,sontcause et conséquence de ne pouvoir s’assujettir à soi-même, de ne pas être sujet de soi. A ce qu’il semble, toutes les sécrétions que le corps expulse dans des moments de trouble ou de cassurede la mêmeté peuvent, d’une manière ou d’une autre, être associées à l’expérience des pleurs. Dans l’évangile de Luc on lit que Jésus, à l’agonie, dans la solitude de Gethsémani, accusa le Pèrede l’avoir soumisà une épreuve si violente que son corps – sa « chair » – ne pouvait faire autre chose que trembler bien que l’« esprit » fût prêt au sacrifice38. Là, dans la profondeur de la crevasseouverte entre la passion qui accable le corpset la décision qui mobilise l’esprit, ce corps sécrétait une sueur qui était « comme de grosses gouttes de sang qui tombaient à terre » (Lc 20 44). Cette sueur s’associe inévitablement aux pleurs, comme si on disait que Jésus, dans le verger de Gethsémani, versades larmes de sang. De la même manière, quand Jésus demande en priant: « Père, si tu veux, éloigne de moi cette coupe ! » (Lc 22 42), il est difficile d’imaginer une coupe dont le contenu ne soitpascette même sueur et plus encore ces larmes de sang dont on doit associer la saveurà celle de la « mixture de vin et de fiel » que les soldats déposèrent sur ses lèvres pendant la crucifixion, breuvage que Jésus « goûta mais ne voulut pas boire » (Mt 27 34)39. Puisqu’il ne pouvait en être autrement, aussi bien le processus qui le mena au Calvaire que ce qui eut lieulà-bas, tout est semé de pleurs ou d’excrétions associées aux pleurs : ceux que Pierre versa dans l’épisode du reniement, ceux que répandirent les femmes aupied de la croix et surtout les pleurs ultérieurs de Marie Madeleine devant le sépulcre vide. Et, pendant la crucifixion, le sang aqueux jaillissantdu flancde Jésus, les voix agonisantes avec lesquelles il réclamait, il se plaignait ou il acceptait.

Note de bas de page 40 :

 Il semble que cette expulsion de sperme se présente surtout dans le cas de ceux qui meurent pendus, puisque cette mort est précédée d’un tressaillement.

Suivantla tradition promue par ses partisans, si Jésus s’est défait surla croix, ce ne futque pour se refaire, glorieusement, après avoir expulséjusqu’à la dernière trace de douleur humaine. Selon l’explication de Paulpeu de temps après, Jésus se défit dans la chair pour demeurer saisi dans l’esprit, pour être le Sauvé et le Sauveur. Quoi qu’il en soit, et en revenant à notre sujet, on peut dire que les évangiles – ou les récits oraux recueillis par les évangiles– rendirent compte du processus de déliaison corporellede Jésusavec une certaine réserve. Car une imagination réaliste qui voudrait aller au-delà de ce que proposent les textes pourrait conclure que les évangiles ont adouci la description des excrétions detout corps soumis à crucifixion. Si Jésus fut soumis à la torture de la croix, son corps – comme celui de toute personne qui a été violemment torturée – aurait, on peut le supposer, sécrété au moins quelques unes des diverses substances que, d’après ceux qui se sont consacrés à l’observation de ces choses, les corps ont l’habitude de sécréter dans cette heure extrême de la déliaison : sueur, larmes, mais aussi d’autres moins dociles à un traitement littéraire : morve, flegme, urine, excréments, et même, dans le tressaillementultime de la mort, le sperme expulsépar une éjaculation brève et spasmodique40. Plus est violente la torture et plus est surpassée cette puissance morale et musculaire qui permet à un corps de se maintenir fermé, plus variées et plus abondantes sont les excroissances qu’épanche le corps ouvert – un corps à sphincters indûment agissants. C’est pourquoi, nous explique-t-on, les parties inférieures du madriervertical des croix et la terre environnante, le sol des échafauds ainsi que les sièges ou les litières sur lesquelsles prisonniers sont soumis à de fortes tortures, sont d’ordinaire tâchés par les déjections inévitables qui sont les marques de la déliaisondu corps.

Il y aurait donc un irréversible processus de déliaison du corps dans son trajetvers la mort, de même qu’il y aurait une déliaison réversible dont le parcours s’arrête dans l’évanouissement, cet état de latence à partir duquel le corps peut entreprendre, nous l’avons vu, un processus de récupération de soi et du monde. Ce que nous tenons à dire, c’est que ce trajet – qui conduit vers la mort ou qui s’arrête dans l’évanouissement – est réalisé, ou plutôt subi, par le corps sentant, un corps soumis à des souffrances non seulement somatiques mais aussi affectives et morales, qui forment un continuum dépressif dont la caractéristique est l’indiscernabilité.Nous serions ici au point le plus haut du sentir et le plus bas du percevoir. Tandis que le sentir s’intensifie jusqu’à devenir une esthésie pure et indiscriminée, le percevoir arrive à l’extrême de l’an-esthésie : la vue se brouille, l’ouïe reçoitun bourdonnement continu, l’odorat et le goût manquent de registre ou de la conscience du registre. Tout se passe comme sile percevoir lui-même s’intériorisait en s’anéantissant dans le sentir. Cela implique la supposition que le corps a – aurait – une normalité continuellement altérée et, si tout va bien, continuellement récupérée. Cette normalité du corps, nous l’imaginerions volontiers comme un état d’équilibre entre le sentir et le percevoir, un corps fait de pulsations régulières et de respiration rythmique, un corps en paix avec le monde et avec soi-même et surtout avec le sujet qui en lui demeure : un sujet, du reste, stable et identique à lui-même. Ce corps – et ce sujet – de pur équilibre est bien sûr non seulement introuvable mais rigoureusementinimaginable car la vie, même àson degré zéro, ne peut être pensée que comme un jeux d’oppositions tensives. Cependant, il n’est pas pour celamoins indispensable de maintenir cette supposition, cette image jamais donnée et toujours en attente d’être construite puisque c’est par référence à elle que nous pouvons parler du domaine du sensible en son entier ; domaine que nous pourrions définir, d’un mot cher à Aristote, comme celui de l’affection. Notre corps – le corps humain – de même que le sujet, ne sont-ils ainsi que le résultat de processus d’affection. A proprement parler, nous dirions que l’affection est l’argile originelle où prend forme la vie ; et pour parler ainsi il n’est nul besoin d’invoquer la psychanalyse – science qui nous rappelle que notre entrée dans le monde, ce moment inaugural marquépar les pleurs, est un épisode irrémédiablement traumatique –, il nous suffit de consulter notre expérience quotidienne, le témoignage continuel de notre imperfection. En réalité, bien qu’il ne s’agisse pas de violences, notre expérience quotidienne nous met face à uncorps toujours en danger ou toujours en processus de déliaison et plus encore : de dessaisie. C’est pourquoi les chants, les formes diverses de l’art ainsi que les pratiques rituelles, évoquent ou restaurent l’expérience de l’unité, une unité perdue dans la mesure où elle est évoquée ou restaurée sur un mode imaginaire.

6. Du Livre de la Nature

Note de bas de page 41 :

 « L’homme et la coquille », dans Paul Valéry, Variété, Œuvres, Gallimard, Paris, 1957.

En voyant les choses ainsi, il peut être instructif de revenir au Livre de la Nature et d’y chercher une créature qui nous ressemble autant qu’elle diffère de nous : je parle, bien entendu, de l’escargot. Petite masse à formes instables et à ondulations imprécises, visqueuse, lente, vulnérable, présidée par un conduit excréteur qui ballottesur sa tête, l’escargot pourrait être pour nous la représentation même d’un corps qui se défait. De cette petite masse s’écoulent en continu des baves qui laissent leur trace d’humidité sur la terre, là où la créature est passée, comme si nous disions que cette créature – l’escargot – est passée en épanchant son corps. Néanmoins, ce corps réalise aussi, ou a réalisé, une autre opération : une activité semblable et à la fois opposée à cet écoulement. Dans une admirable méditation sur l’escargot, Paul Valéry a choisi le vocable émaner pour faire référence à la sécrétion opérée par ce type de mollusquequi a l’énigmatique propriété de déformer tout doucement une grande partie de son corps afin d’y constituer une coquille, de formes et de tailles diverses, et toujours fascinantes. « Une coquille émane d’un mollusque. Emaner me semble le seul terme assez près du vrai puisqu’il signifie proprement : laisser suinter. Une grotte émane ses stalactites ; un mollusque émane sa coquille »41. La coquille de l’escargot, selon Valéry, serait l’émanation du mollusque ou de la larve du mollusque. Voilà donc que de cette « babosa » instable a émané, à un moment fondamental de son développement, une substance calcaire qui est devenue cette coquille à volutes géométriques. De façon que si nous avons, d’un côté, un écoulement descendant du corps du mollusque sous la forme d’une bave ininterrompue dans sa chute vers la terre, nous avons, de l’autre, un écoulement ascendant, un étirement de la masse de son corps qui se résout enune torsion, laquelle, en avançant,s’élève et continue à se tordre mais transformée maintenant en un corps calcaire, en une sorte de musique pétrifiée. A proprement parler, l’escargot serait cette coquille à formes rythmiques ; mais voici que ces torsions harmonieuses reviennent sur la courbehasardeusedu mollusque et que, par ce chemin de traverse, la coquille lui livre son propre nom. Ainsi, l’escargot est à la fois le mollusque et sa coquille. On dit qu’on a trouvé un escargot lorsque, sur la plage, nos yeux découvrent et notre main ramasse une coquille splendide, vidée du mollusque ; la ramasse et la porte aussitôtà notre oreille pour nous faireentendre l’appel de la profondeur, la musique de l’océan. Ou bien, au restaurant, nous demandons une assiette d’escargots en espérant nous régaler des saveurs du mollusque, non pas de la coquille : l’escargot, artistiquement présenté et assaisonné sera un luxe pour nos yeux et pour notre palais gourmand, qui percevra de quelle manière il se défait pendant que nous le dégustons et aussi, peut-être, comment il se rendà la profondeur de notre appareil digestif pour se mettre à faire partie de notre propre corps. L’un et l’autre sont-ils le même escargot ? Cette créature du règne minéral qui semble retourner à notre corps à travers l’ouïe et cette autre, provenant du règne animal, qui s’incorpore à notre corps moyennant les flatteriesdu goût, sont-elles la même créature ? Nous pourrions mettre un terme – et même déclarer ingénue – cette perplexité en admettant qu’on se trouve devantun processus métonymique, si une telle solution purement taxonomique n’occultait la profondeur dont l’exploration nous intéresse. Non. Ce que nous voulons revoir, c’est cette créature qui, suivant peut-être la même impulsion qui la mène à se défaire vers le bas, réussit à se saisir vers le haut. Une seule impulsion et une double trajectoire. Aussi la partie déformée de l’anatomie du mollusque, en donnant lieu à la formation de la coquille, représente-t-elle à la fois ce qui se défait et ce qui se saisit. Corps qui se défait et corps qui se saisit, l’escargot, le lent, l’indécis, l’instable, a réussi ce que l’homme semble chercher en vain : se séparer et maintenir sa saisie de lui-même, se mouvoir et revenir, être son propre sujet. Tout cela, bien sûr, en lisant le Livre de la Nature tel que les hommes qui courent derrière les formes du sens – peut-être parce que ce qu’ils prétendent, c’est trouver leur propre forme – ont voulu l’écrire.

Traduction par Verónica Estay Stange
et Denis Bertrand