Configuration, figure

Pierre Pellegrino

Emmanuelle P. Jeanneret

https://doi.org/10.25965/as.2966

Cet article cherche à saisir l’apport des travaux d’Alain Rénier sur la relation sémiotique entre l’espace bâti par l’architecte et l’espace saisi par l’habitant. Rénier distingue conformation et configuration . Selon lui, à la conformation première, rigide et statique, issue de la programmation, s’articule une configuration seconde, souple et dynamique, celle de l’engrammation de l'espace vécu de l’habitant dans son expérience temporelle. A la substance et à la forme matérielle de l’édifice répond celle des corps occupant l’espace. A la forme contenue de l’espace architectural conçu par l’architecte répond le sens de l'espace pour l’usager ; à un grand potentiel d’enchaînements syntagmatiques disponibles répondent des instanciations possibles. Ces enchaînements sont gouvernés par des règles lisibles dans des configurations symboliques rapportées à des cadres de référence existants ; l’articulation entre texte et contexte est médiatisée par des figures. De la conformation à la configuration sont en jeu des relations entre un texte et son lecteur, dans un contexte qui laisse place à l’interprétation. De multiples niveaux de sens s’articulent ainsi entre préfiguration, configuration et refiguration, dans un processus où le temps relie narration et action. Les travaux de Paul Ricoeur sur la métaphore nous aident ainsi à saisir les recherches d'Alain Rénier dans une théorie d'ensemble de l'acte configurant.

Index

Articles des auteurs de l'article parus dans les Actes Sémiotiques : Pierre Pellegrino et Emmanuelle P. Jeanneret.

Mots-clés : architecture, configuration, conformation, engrammation, figure, programmation

Auteurs cités : Pierre Boudon, Michel de CERTEAU, Umberto Eco, Manar HAMMAD, Albert Levy, Bernard Pagand, Pierre Pellegrino, Jean Piaget, Antoine Chrysostome Quatremère de Quincy, Alain Renier, Paul RICOEUR, Ferdinand de SAUSSURE

Plan

Texte intégral

Texte écrit à la mémoire d'Alain Rénier

Note de bas de page 1 :

 Nous nous appuyons pour beaucoup dans cet hommage à Alain Rénier sur sa communication et ses interventions dans un colloque de l’Association Internationale de Sémiotique de l’Espace qu’il avait organisé à l’Université de Carthage, avec l’appui de l’équipe de chercheurs qu’il avait formés à l’Ecole d’Architecture et d’Urbanisme de Tunis, sous l’intitulé : « Intersémioticité de l'espace architectural en son être, son paraître et sa fiction ».

Pour Alain Rénier, l'espace architectural « ne se réduit pas à la conformation physique de l'édifice », il n'a pas pour limite « le solide d'englobement des lieux qui le composent ». Il s'inscrit dans une intersémioticité syncrétique1.

Alain a cherché à distinguer radicalement la forme donnée à l'espace bâti par l’architecte de celle reconnue par les usagers à leur habitat. On savait depuis les travaux de Hjelmslev qu’à chaque forme correspond une substance et que les niveaux de substance sont multiples. Ainsi, lorsque formes du contenu et formes du contenant s’articulent, c’est à plusieurs niveaux de la formation du sens.

En architecture, et c’est en cela que les travaux d'Alain ont été novateurs, on ne peut réduire la forme du contenant à celle que l’architecte conçoit dans son projet, ni la forme du contenu à celle qu’il interprète être inscrite dans la demande de son client. La forme du contenant que constitue l’édifice n’est d’ailleurs pas la seule forme d’expression, matérielle, dont la substance donne corps à l’espace architectural. Le mobilier et les objets qui peuplent l’édifice, mais aussi les corps qui le parcourent, s’y installent, y travaillent ou s'y prélassent comportent aussi des formes matérielles ; des formes qui, articulées à des images mentales, donnent du sens à l’édifice.

Note de bas de page 2 :

 D’autres travaux se sont posé cette question, depuis ceux de Manar Hammad et du groupe « Sans tête », sur l’architecture des grands ensembles, jusqu’à ceux d’Albert Lévy, sur les édifices religieux et leur usage rituel.

La question restait de savoir comment les multiples articulations possibles entre formes d'expressions matérielles et formes de contenu mental peuvent se répondre ; en d’autres termes, est-ce que ce que l’habitant donne comme sens à son habitat est en quelque façon rapportable à ce que l’architecte conçoit être le sens des formes qu’il donne à son projet2. Les travaux d’Alain Rénier sont originaux en ce qu’ils ont découvert que si l’édifice est conçu par l’architecte comme un ensemble de formes trouvant leur sens dans une conformation d’ensemble, il est vécu par l’habitant sous une multiplicité de figures trouvant leur cohérence dans une configuration d’ensemble.

Il s’agit donc bien des rapports entre formes partielles et forme totale, d’une part, et entre figures particulières et figure générale, d’autre part ; et du rapport possible entre ces rapports. On s’aidera plus loin des travaux de Paul Ricoeur sur la métaphore pour saisir les travaux d’Alain Rénier dans une théorie d’ensemble de l’acte configurant. Puis on mettra ces travaux en regard de nos propres recherches sur les grammaires et les figures de l’espace architectural. Mais avant cela, il nous faut présenter un peu plus les travaux d’Alain.

Conformation première et configuration seconde

Note de bas de page 3 :

 A. Rénier, « Intersémioticité de l'espace architectural en son être, son paraître et sa fiction », Université de Carthage, Ecole d'Architecture et d'Urbanisme de Tunis, mai 2001.

La « conformation première » de l’espace architectural est, selon Alain Rénier, une « enveloppe inéluctable », un « cadre de référence indispensable » aux lieux de vie. Dans sa matérialité cette conformation est cependant « statique », « rigide », par opposition à la configuration seconde des lieux que Rénier qualifie de « souple », « dynamique ». En quelque façon cette opposition d’attributs pointe le problème posé à l’architecte, un peu dans les mêmes termes que ceux qui opposèrent le « si l'un n'est pas rien n'est » de Parménide au « tout s’écoule » d’Héraclite. Rénier cherche à aller au-delà de cette opposition en se demandant si conformations et configurations ont en commun des « points remarquables », « partagent en commun certains contours », ou si, au contraire, leur « différenciation » est absolue, du fait d’une hétérogénéité radicale. Il se demande aussi en quoi la conformation de l’espace architectural peut « promouvoir l'existence de multiple endroits » où vivre3.

Reprenant de fait l’opposition entre fonction première et fonction seconde posée par Umberto Eco, Rénier admet que les conformations sont « premières » et les configurations « secondes ». Il admet donc en cela une réponse à la question posée, une réponse qui veut que, dans sa secondarité, la configuration soit « enrichie progressivement par la culture de l'espace qui résulte de son habitation dans la durée ». De la conformation à la configuration il y aurait donc à la fois continuité et discontinuité au sens où quelque valeur de la forme resterait invariante, comme reste un certain sens de la forme dans la réinterprétation seconde d’un objet d’usage premier.

Il y aurait alors, de la conformation à la configuration, passage du dénotatif au connotatif comme de l’instrument au monument ; ce qui est contredit par les faits, dans la mesure où l’espace vécu est d’abord celui des utilités de vie et des instruments qui rendent possibles certaines pratiques et certaines interactions existentielles.

On se demandera alors comment les utilités telles qu’elles sont conçues par les usagers sont rapportables aux utilités conçues par les architectes, et dans quelle mesure les connotations architecturales, monumentales, des instruments de vie sont à la source des configurations des lieux de vie pour les habitants. Ou encore on se demandera dans quelle mesure il y a divergence possible entre deux interprétations dans le processus de communication entre architectes et habitants. On se demandera aussi s’il y a « compatibilité et incompatibilité » entre les différents lieux du faire des acteurs, dont certains pourraient être plus réceptifs au projet architectural que d’autres, ne serait-ce que parce que plus portés par la théâtralité et la monumentalité du cadre de leurs actes.

Note de bas de page 4 :

 Les configurations sont notamment celle de l'accès « pragmatique » au parvis, celle de la contemplation « thématique » du monument, celle de l'arche « symbolique » de la fraternité. Chaque configuration a un rapport direct distinct avec la géométrie de l'espace public. Elle en transforme la portée ; notamment la configuration « thématique » de la théâtralisation prend Paris comme fond de décor, la configuration « thématique plus que pragmatique » de la traversée de Paris, à l’origine de la percée du cube pour en faire ressortir la conformation virtuelle d’une arche, opère la transformation du parvis en esplanade et le prolongement de la perspective au-delà, plus loin vers l’ouest.
Si la configuration est bien « engrammée » dans la matérialité de l’espace architectural, elle opère cependant par déplacement du sens. Alain indique notamment comment le toit de l’arche, configuration thématique du monument, renvoie, par l’image de ses piliers comme posés au-dessus des eaux, à une base située sur l’esplanade, à un plan d'eau à une centaine de mètres, alors que, pour lui, le pied de l’arche est un non lieu. Par déplacement, la fiction rapporte le non lieu ici à un lieu absent, ou situé plus loin.

Rénier propose de distinguer programmation, définition du contenu de l’édifice dans la demande faite à l’architecte, et engrammation, inscription de configurations potentielles de lieux de vie dans la matière de l’espace architectural, des configurations qui puissent être « manifestées par un faire spécifique » de l'habitant. La « valence d'un espace architectural » serait alors sa « capacité à recevoir des lieux de vie ». Et cette valence, faite de « virtualités qui informent la matière », serait le produit de l’articulation du sens à différents niveaux de configuration de l’espace4.

Note de bas de page 5 :

 A. Rénier, « Valeur et valence, la dynamique des configurations de lieux à l'origine de la valence des espaces habités », in (sous la direction de) B. Pagand et P. Pellegrino, Les formes du patrimoine architectural, Anthropos, Paris, 2007.

Dans un des derniers textes qu’il a écrit, Alain Rénier, prend pour exemple la Grande Arche de la Défense à Paris5. Il montre à l’analyse de cet édifice et de son contexte comment différentes configurations, pragmatiques, thématiques et symboliques, articulent « les parcours actifs des lieux de vie aux distributions statiques de l'espace physique ».

Ainsi, le même espace public change de valeur (et de nom) selon la configuration (pragmatique, thématique, symbolique) selon laquelle il est appréhendé. L’articulation du sens en unités significatives spatio-temporelles, « engramme » des espaces organisationnels, abstraits, dans des espaces physiques, matériels. De telle sorte que la constitution organisationnelle de l’espace architectural, sa syntaxe est « porteuse d'un potentiel d'enchaînements syntagmatiques multiples, disponibles pour les pratiques diversifiées des habitants ». Les segments différentiels de l’espace architectural s’intègrent ainsi dans des suites syntagmatiques « non nécessairement finies ».

Mais, comme le note Alain, l’organisation scénique repérable et l’interférence des scènes est telle que la conformation physique peut « faire office de leurre au détriment de l'existence des nombreuses configurations de vie », prendre une force de persuasion telle que « l'être et le paraître s'effacent alors derrière la fiction de l'évidence supposée ». La question est donc bien ici de savoir ce qui est premier et ce qui est second dans la définition des formes du contenu, et ce qui passe ou se transforme d’une conformation première à une configuration seconde ; il s’agit pour cela d’interroger le concept de figure.

Mais avant il nous faut encore comprendre comment les parcours génératifs de la signification « engramment » les parcours empiriques des acteurs et comment les acteurs sont « imbriqués dans des programmes actantiels qui dotent l'espace physique des corps de constellation de points remarquables prégnants ». En d'autres termes, il s’agit de savoir en quoi les configurations des lieux de vie renvoient aux actions du faire des acteurs : est-ce qu’elles les subsument d’un trait syncrétique ou les voilent d’un parement bien visible ?
Pour Rénier, le primat du visible est le fait des conformations architecturales. Il y a, dans la conception de l’architecture d'Alain un rejet de « la représentation à l'identique des choses perçues » comme de la copie des modèles. Les modèles architecturaux, l’évidence de leurs contours, ne disent pas le milieu vécu réel, « façonné en son sein par les habitants ». Il faut aller à l'abstrait pour saisir la valence de l’espace architectural pour l’espace vécu. Cet abstrait, opposant et articulant l'être au paraître, Alain Rénier le tire de structures narratives telles que celles que Greimas a étudiées. C’est à un ensemble de valeurs profondes, celles de l’être, mais aussi celles de l’avoir, que les configurations de lieux renvoient, à travers le faire et les parcours des acteurs.

En d’autres termes, pour résumer, « engrammée » dans la « sémiotique des conformations physiques », bâties, la « sémiotique des configurations de vie », praxématique, met en relation corps propre et corps de l’autre. La compatibilité et l’incompatibilité du faire des acteurs est structurée par une narrativité en acte dans des « lieux temporalisés ». Les instantanés perceptibles sont modalisés par les configurations des lieux de vie, non seulement délimités et manifestés, mais aussi limités et voilés. L’interdit des limites de l'action est renforcé par celui de la parure, et c’est en cela que l’architecture comporte en puissance une articulation des normes de l’être et du paraître avec celles du faire. Les instanciations possibles de l’espace de l’action dépendent d’une mimésis, elle-même objet d’un faire croire qui doit beaucoup à une mise en scène de figures comme à une figuration.

Mimesis, entre narration et action

Note de bas de page 6 :

 P. Ricoeur, Temps et récit, Tome I, Seuil, Paris, 1983.

Note de bas de page 7 :

 Le Corbusier, Vers une architecture, Vincent & Fréal, Paris, Le Corbusier, Vers une architecture, 1923, réed. Arthaud, Paris, 1977.

Note de bas de page 8 :

 A. Lévy, Les machines à faire croire, Anthropos, Paris, 2003.

Voyons d’abord ce que la mimésis a de configurant, nous nous aiderons pour ce faire des travaux de Paul Ricoeur sur le récit6, en les transposant dans le domaine de l’architecture. L’intrigue dans le récit, enchaînement fonctionnant comme une machination implacable, devient en architecture enchaînement articulé par des rouages inscrit dans des « machines à habiter »7 comme des « machines à faire croire »8.

Note de bas de page 9 :

 A. Rénier, « L'espace et la représentation comme objets sémiotiques », dans Espace et représentation, A. Rénier dir., Editions de la Villette, Paris, 1982.

La différence essentielle est ici que dans le texte écrit l’intrigue implique une dynamique des signifiés, des enchaînements nécessaires parce qu’implacables, alors que dans le texte architectural, dans la textualisation de l’espace qu’il opère9, les enchaînements ne sont qu’en puissance, parce que de l’ordre d’instruments dont l’usage est possible mais pas obligé. Ce n’est que lorsque l’acteur est investi dans la machine et devient l’un de ses rouages qu’il est alors pris dans une logique du nécessaire ; les enchaînements programmés par la machine du projet architectural sont alors les enchaînements effectifs de l’action du sujet. Mais cette logique du nécessaire suppose une conformité du sujet, un conformisme réifié.

Note de bas de page 10 :

 A.C. Quatremère de Quincy, Essai sur la nature, le but et les moyens de l'imitation dans les beaux-arts, réed. Archives d’architecture moderne, Bruxelles, 1980.

Or l’imitation peut n'être que jeu sur un écart, suivant « le principe de la ressemblance par image qui reproduit la chose dans autre chose », principe dont on jouira d’autant plus « que l’esprit et l’intelligence y ont à faire plus de rapprochements et des rapprochements d’objets plus éloignés entre eux »10. Esthétique, le jeu consiste alors autant à maintenir un écart qu’à le franchir, il est fait de distinction autant que d’imitation.

Note de bas de page 11 :

 P. Ricoeur, Temps et récit, Tome I, Seuil, Paris, 1983.

Pour Ricoeur, « […] imiter, c'est élaborer une signification articulée de l'action […] ». Il s'agit d' « […] identifier l'action en général par ses traits structurels […] », de trouver « […] le réseau conceptuel qui distingue structurellement le domaine de l'action […] ». L'imitation articule signification et action. Pour comprendre l'action, il faut « […] reconnaître dans l'action des structures temporelles qui appellent la narration »11.

« Les actions impliquent des buts […] renvoient à de motifs […] ont des agents […] ces agents agissent et souffrent dans des circonstances […] en outre agir c’est toujours agir avec d’autres : l’interaction peut prendre la forme de la coopération, de la compétition ou de la lutte […] ». Et, produite par la narration, la signification donne une issue à l’interaction, « l'issue de l'action […] » est le fruit de la liquidation d'un manque.

Note de bas de page 12 :

 On trouvera également dans les travaux de Pierre Boudon sur le « templum » une bonne explication de ce passage d’une configuration stable à sa mise en mouvement dans la fabrication de lieux de vie. Le « templum » est un constitué d’un ensemble de paradigmes pertinents, qui comprennent chacun des caractéristiques minimales qui peuvent qualifier un objet architectural. Leur pertinence motive le choix des paradigmes ; ces paradigmes sont compris comme l'ensemble des possibles dans lesquels l'objet peut prendre forme. Conférer P. Boudon, Le paradigme de l’architecture, Les éditions Balzac, Québec, 1992.

Il y a donc bien une distance entre narration et action, mais la mimésis consiste précisément à les rapprocher de telle sorte que l’une permette à l'autre de s’achever en se transformant, « […] le rapport de la compréhension narrative à la compréhension pratique […est] à la fois un rapport de présupposition et un rapport de transformation ». Il n’y a pas seulement lien, mais aussi refiguration, « […] le travail de la pensée à l'œuvre en toute configuration narrative s'achève dans une refiguration de l'expérience temporelle ». Certains aspects sont préfigurés dans l’expérience pratique, d’autres sont refigurés dans la reconstruction du temps par la narration. « Nous suivons donc le destin d'un temps préfiguré à un temps refiguré par la médiation d'un temps figuré ». L’élaboration d’une signification articulée de l’action se fait ainsi par figuration, configuration et refiguration de l’expérience pratique.
On a là une inscription de la configuration des lieux de vie dans un processus qui permet de rendre compte de la transformation qu’ils opèrent de ce que l’architecture en préfigure dans son projet. Les travaux d’Alain Rénier rejoignent ceux de Paul Ricoeur et ces derniers leur apportent un cadre général qui permet d’expliquer comment on passe de la transformation d’une préfiguration à une configuration stable, et réciproquement de la stabilité d’une configuration à sa mise en mouvement dans des enchaînements et des interférences avec d’autres12.

Note de bas de page 13 :

 P. Ricoeur, Temps et récit, Tome I, Seuil, Paris, 1983.

Pour proposer une telle explication, Ricoeur reprend l'opposition saussurienne entre ordre paradigmatique et ordre syntagmatique. Pour lui, « en tant que relevant de l'ordre paradigmatique, tous les termes relatifs à l'action sont synchroniques, en ce sens que les relations d’intersignification qui existent entre fins, moyens, agents, circonstances et le reste sont parfaitement réversibles »13. L’ordre paradigmatique est l’ordre des possibles, les paradigmes comprennent les instruments de la signification et les mettent à disposition de l’action, dans un état donné des valeurs sémiotiques.

Par contre l’ordre syntagmatique est celui des enchaînements irréversibles, « […] des termes qui n'avaient qu'une signification virtuelle dans l’ordre paradigmatique, c’est-à-dire une pure capacité d’emploi, reçoivent une signification effective grâce à l’enchaînement séquentiel que l’intrigue confère aux agents, à leur faire et à leur souffrir ». Et ces enchaînements impliquent des transformations d’état, « l'ordre syntagmatique du discours implique le caractère irréductiblement diachronique de toute histoire racontée ». La diachronie traverse l’expérience tout en la transformant. Ceci étant, des règles gouvernent l’ordre syntagmatique, elles s’opposent à des transformations sans signification.

Note de bas de page 14 :

 J. Piaget, La formation du symbole chez l'enfant, Delachaux et Niestlé, Paris, 1978.

Ces règles sont internes à l’action, mais elles sont lisibles dans des configurations symboliques. Le jeu symbolique consiste à ramener toute nouvelle expérience à des cadres de référence existants14. « Un système symbolique fournit ainsi un contexte de description pour des actions particulières ». Donnant une figure à l’action, les symboles « fournissent les règles de signification en fonction desquelles telle conduite peut être interprétée ». Symbolisée par ses interprétants symboliques l’action se ritualise, elle prend valeur d’exemplarité dans une tradition.

A l’opposé de la symbolisation, l’imagination créatrice transforme les cadres de référence pour les adapter à un réel qui leur résiste. L’imagination créatrice n’échappe cependant pas à la tradition, puisqu’elle reprend ses schémas pour les modifier. « La constitution d'une tradition […] repose sur le jeu de l'innovation et de la sédimentation. C'est à la sédimentation […] que doivent être rapportés les paradigmes qui constituent la typologie de la mise en intrigue. Ces paradigmes sont issus d'une histoire sédimentée dont la genèse a été oblitérée ». La tradition, lorsqu’elle est forte, intègre le nouveau à ses formes de concordance en l’inscrivant dans un genre stable. Lorsqu'elle l’aura intégré, dans un stade ultérieur de son développement, elle pourra faire du singulier un modèle.

Note de bas de page 15 :

 F. de Saussure, Cours de linguistique générale, 1915, édition critique de Tullio de Mauro, Payot, Paris, 1972.

Note de bas de page 16 :

 P. Ricoeur, Temps et récit, Tome I, Seuil, Paris, 1983.

Dans la tradition, le statut de l’innovation est corrélatif de celui de la sédimentation. « Si l'on englobe forme, genre et type sous le titre de paradigme, on dira que les paradigmes naissent du travail de l’imagination productrice à ces divers niveaux ». Issus d'une innovation antérieure les paradigmes imposent des règles à toute expérimentation ultérieure. « Ces règles changent sous la pression de nouvelles inventions, mais elles changent lentement, en vertu même du processus de sédimentation ». Comme dans l’analogie ou l’agglutination de la linguistique diachronique15 des termes et des rapports entre des termes existants sont reproduits pour intégrer la nouveauté. Comme pour de Saussure, pour Ricoeur, « […] l’innovation reste une conduite gouvernée par des règles, le travail de l'imagination ne naît pas de rien. Il se relie d'une manière ou d'une autre aux paradigmes de la tradition »16.

Note de bas de page 17 :

 F. de Saussure, Cours de linguistique générale, 1915, édition critique de Tullio de Mauro, Payot, Paris, Payot, 1972.

Il y a donc dans l’innovation une contribution de la grammaire existante à la composition d’oeuvres nouvelles. La syntaxe s’articule aux changements lexicaux pour produire des termes nouveaux, qui peut-être ensuite deviendront à leur tour typiques. Avant d’être reconnus comme bien formés, production originale les termes nouveaux produisent un écart, « […] l'écart peut jouer à tous les niveaux : par rapport aux types, par rapport aux genres, par rapport au principe formel même ». Il s’agit d’un écart qui s’inscrit dans une « déformation réglée ». Même si, dans les termes d’Alain Rénier, l’articulation entre conformation et configuration est arbitraire, au sens de Saussure, leurs rapports à d’autres les motivent. « […] Pourquoi peut-on reconstruire une rue de fond en comble sans qu’elle cesse d’être la même ? Parce que l’entité qu'elle constitue n'est pas purement matérielle ; elle est fondée sur certaines conditions auxquelles sa matière occasionnelle est étrangère, par exemple sa situation par rapport aux autres […] » 17. C’est seulement lorsqu’il y a altération de la langue, lorsque la langue subit des altérations par rupture du lien grammatical, effacement de la composition des mots, que l’arbitraire absolu l'emporte alors sur l’arbitraire relatif. Ceci étant, pour Ricoeur, la déformation réglée « confère une histoire à l'imagination productrice et […], faisant contrepoint avec la sédimentation, rend possible une tradition [narrative] ».

Note de bas de page 18 :

 P. Ricoeur, op.cit. 1983.

Dans la sémiotique narrative telle que la conçoit Ricoeur, comme enchaînement des faits, l’intrigue est médiatrice, elle fait « médiation entre des événements ou des incidents individuels, et une histoire prise comme un tout […] elle transforme les événements ou incidents en une histoire […] »18. Il y a dans l’intrigue une synthèse de l’hétérogène et c’est en cela qu'elle donne lieu à un acte configurant. Cet acte configurant consiste à « prendre ensemble » les incidents et les événements dans une unité de temps ; une unité de temps qui suppose une unité d’espace, puisque l’acte configurant « extrait une configuration d'une succession ». La succession épisodique d’événements suppose la linéarité d’un mouvement, un parcours, et ce parcours va recevoir une configuration dans l’espace des lieux de vie, voir les exemples traités par Alain Rénier que nous avons cités ci-dessus, « la traversée », « l'esplanade », « le parvis », « l’arche ». La totalité configurante d’une histoire demande un assemblage en un territoire doté de limites dans l’espace, une unité de lieu donnant le « sens du point final », l’accomplissement d’une succession dans sa conclusion.

Evènement et durée, formation de l’espace et du temps

Note de bas de page 19 :

 J. Piaget, Le développement de la notion de temps chez l'enfant, PUF, Paris, 1946.

Comme l’a montré Jean Piaget, la succession se situe dans l’espace, elle n’est observable qu’à partir d’un point dans l’espace et se mesure dans l’espace, à partir d’au moins deux points s’il s’agit d’intervalle, deux points que le mouvement même de la succession va relier dans un certain temps. « Pour ce qui est de l'ordre de succession, il suffit que, au lieu de rester centrée sur les points d’arrivée des mouvements, l’intuition tende à les anticiper et à les reconstituer selon leurs déroulements mêmes pour que l'ordre temporel commence à se dissocier de l'ordre spatial ». Dans la formation de l’esprit humain, l’ordre spatial précède donc l’ordre temporel, lui donne le cadre de référence, la simultanéité des positions nécessaires à la saisie des mouvements, puis des durées. « A cet égard, l’ordre temporel de succession est donc donné, d’abord comme la suite des positions d’un mobile sériées dans le sens d’un mouvement, puis, grâce aux simultanéités ou correspondances entre positions de séries différentes, comme la suite des positions correspondantes de mouvements multiples. Mais alors, si l’ordre de succession temporelle consiste en une coordination des mouvements, elle implique aussi une coordination des vitesses et c'est précisément ce point qui intéresse les durées » 19.

L’évènement est spatio-temporel, il se passe en un lieu et, recevant un épisode de la vie, le lieu le place dans une configuration, lui donne une dimension configurante. De telle sorte que les conditions initiales de l’action se retrouvent récapitulées dans des faits qui sont ses conséquences terminales, des faits qui peuvent laisser des traces. L’absence de traces est elle-même significative, voire par exemple, l’état de nature laissé par les sociétés amérindiennes nomades. Le vide signifie la place laissée vacante. Il suffit pour cela qu’il permette de placer le divers sous la règle d’un concept. Le χϖρoσ, choros de la Grèce archaïque, oros, limite opposée au chaos, signifie la coupure dans l’espace qui inaugure un temps saisissable.

Note de bas de page 20 :

 P. Ricoeur, Temps et récit, Tome I, Seuil, Paris, 1983.

Pour Ricoeur, l’acte de l'intrigue a une fonction similaire au concept, il rassemble le divers. Et sa dimension configurante est non chronologique. La « dimension configurante proprement dite, grâce à laquelle l'intrigue transforme les événements en histoire [... est] non chronologique […]. La dimension configurante […] présente des traits temporels inverses de ceux de la dimension épisodique […] l'arrangement configurant transforme la succession des événements en une totalité signifiante qui est le corrélat de l'acte d'assembler les événements et fait que l'histoire se laisse suivre […] l'intrigue entière peut être traduite en une pensée »20. La configuration des enchaînements de l’intrigue fait que, « au milieu de contingences et de péripéties, sous la conduite d’une attente qui trouve son accomplissement dans la conclusion », la totalité est du récit est présente, distendue, dans ses différentes parties.

Note de bas de page 21 :

 P. Ricoeur, Temps et récit, Tome I, Seuil, Paris, 1983.

La coopération textuelle du lecteur se déroule sur la base d’une préfiguration, d’une attente. Lorsqu’il s’agit de voyage, la préfiguration est un guide. Le parcours s’effectue en suivant le guide, mais tout n’y correspond pas, les figures vues ne correspondent pas toujours à l’attente. Puis, de retour à l’origine du parcours, la reconfiguration textuelle consiste à donner sens d’ensemble vécu aux figures successives des lieux du parcours, « […] en lisant la fin dans le commencement et le commencement dans la fin, nous apprenons aussi à lire le temps lui-même à rebours, comme la récapitulation des conditions initiales d'un cours d'actions dans ses conséquences terminales ». Nous procédons alors à une refiguration où nous réaménageons dans un récit les figures successives retenues du voyage, notamment en les assemblant dans un album. Enfin, l’acte de lecture « ressaisit et achève l'acte configurant » et « prend ensemble le divers de l'action » vécue dans le voyage. Ainsi, « […] la reprise de l'histoire racontée, gouvernée en tant que totalité par sa manière de finir, constitue une alternative à la représentation du temps comme s'écoulant du passé vers le futur »21.

Note de bas de page 22 :

 M. De Certeau, "L'opération historique", in J. Le Goff et P. Nora, Faire de l'histoire, Gallimard, Paris, 1974.

Mais si l’histoire consiste à « mettre à mort le présent pour en faire un passé »22, le projet architectural consiste à vouloir donner vie à un présent pour en faire un futur. L’objet d’architecture est événement au sens où l’arché y est principe fondateur, source d’un engendrement et commencement de la construction d’un monde futur. C’est bien en cela que tout objet construit n’est pas nécessairement le fruit d’une architecture, mais peut être épiphénomène d’un monde présent, excroissance ou banalité d’une époque. Et si l’architecture a comme instrument de conception un espace, l’espace architectural, elle s’en sert comme d’un instrument d’instauration ouvrant une temporalité nouvelle ; au moyen de l’espace elle pense le temps.

Note de bas de page 23 :

 P. Pellegrino, Le sens de l'espace, Livre IV, Le projet architectural, Anthropos, Paris, 2007.

Ceci étant, l’archéne renvoie pas l'origine au passé, puisqu’elle est elle-même le principe d’émergence de l'objet qu’elle projette. Dans la coïncidence avec d’autres événements d’une époque elle projette la conjonction ou la disjonction de plusieurs séries d’objets. Bien plus, l’arché se constitue elle-même comme monument de son émergence ; s’établissant dès l’origine comme passé fondateur, elle se donne à voir comme tel. D’une part, ordonnant un monde futur en en projetant les principes dans un édifice naissant, elle en est non seulement le principe d’existence, mais aussi la forme d’apparence. D’autre part, dès lors qu’elle y subsiste dans une forme, sans séparation de son origine, elle garde dans un édifice une mémoire de son passé23.

Note de bas de page 24 :

 P. Ricoeur, Temps et récit, Tome I, Seuil, Paris, 1983.

Note de bas de page 25 :

 P. Ricoeur, idem, 1983.

Pour Ricoeur, à travers l’attente, « la mimésis […] marque l'intersection du monde [configuré] du texte et du monde de l'auditeur ou du lecteur […] dans lequel l'action se déploie […] l'œuvre écrite est une esquisse pour la lecture […] ». Les paradigmes qu’elle contient structurent les attentes du lecteur et l’aident à reconnaître la règle formelle, le genre ou le type. « Le texte est un ensemble d'instructions que le lecteur individuel ou le public exécutent de façon passive ou créatrice […] Le texte ne devient œuvre que dans l'interaction entre texte et récepteur »24. Dès lors, de même, plutôt que d’opposer « conformation » architecturale des espaces comme leurre et « configuration » des lieux de vie comme réalité, il s’agit de montrer comment dans un processus de figuration, configuration et refiguration, le texte architectural et la coopération textuelle de l’habitant s’articulent, interfèrent ou s’ignorent.
La réception de l’œuvre architecturale par l’habitant ne se limite pas à la communication d’une intention, mais il fait émerger aussi une référence encore virtuelle, le monde que l’architecture projette. « Toute expérience à la fois possède un contour qui la cerne et la discerne, et s’enlève sur un horizon de potentialités qui en constituent l’horizon […]. Référence et horizon sont corrélatifs comme le sont la forme et le fond ». Et la référence n’est pas ici une chose en soi, qui échapperait à la production du sens, mais rapport entre des formes, des façons de se représenter le monde en projet. « Toute référence est co-référence, référence dialogique ou dialogale »25.

Si la référence a bien pour fonction de décrire le monde en projet, elle va au-delà de la description, et suppose sinon son effacement, du moins son déplacement : « […] la capacité de référence du langage [n'est] pas épuisée par le discours descriptif […] les œuvres poétiques [se rapportent] au monde selon un régime référentiel propre, celui de la référence métaphorique », ou de toute autre référence tropologique. Les tropes opèrent par déplacement, comparaison, association, tension, substitution, ils offrent « un pouvoir plus radical de référence, à des aspects de notre être-au-monde qui ne peuvent être dits de manière directe ».

Si la référence s’associe à la figure, c’est que celle-ci permet à ce qu’il y a encore de fictif dans le monde projeté d’émerger, dans la mesure même où le sens littéral est aboli « par sa propre impertinence ». Le travail de la métaphore est celui de « l'être comme… » qui pour être saisissable dans son sens profond s'articule à un travail de surface, fait appel au « voir-comme… », aux modalités de l’iconicité, « c'est-à-dire à ce que nous appelons ici fiction ». Il s’agit ainsi d’interpoler « […] parmi tous les prédicats de notre situation toutes les significations qui, d'un simple environnement (Umwelt), font un monde (Welt). C’est […] aux œuvres de fiction que nous devons pour une grande part l'élargissement de notre horizon d'existence ». Et le projet architectural, projet d’un monde possible est largement œuvre de fiction.

Les figures de rhétorique servent ainsi à établir une relation entre le texte et le contexte. Elles mettent en œuvre une grammaire (produit d’opérations logiques) dans une mimesis, où l’on retrouve du même dans l'autre, relation fondatrice de toute identité au sens large. Cela est possible, car le type architectural contient ses propres catégories poétiques. Il y a des rhétoriques qui parviennent à transformer les typologies et produisent de nouveaux effets poétiques. Ainsi, le processus de projet pose la question du « déjà existant » au regard du « futur existant ». Selon les époques, le contexte a été interprété de différentes manières, inclus ou exclu. Lorsqu’il est exclu, l’architecture qui en résulte se place en « discontinuité historique » avec son environnement. Pour Paul Ricoeur, il y a « […] référence croisée entre l’historiographie et le récit de fiction […] la référence par traces et la référence métaphorique, se croisent sur la temporalité de l'action humaine ».

Note de bas de page 26 :

 E. P. Jeanneret, Géographie de la maison et architecture du territoire, Livre I, Langage et contexte, Anthropos, Paris, 2007.

Si les styles architecturaux incarnent l’esprit d’une époque, la position qu’ils prennent dans leur environnement est ainsi aussi une prise de position non seulement dans mais aussi face à l’histoire26. Et c’est bien parce qu’elle a voulu projeter un autre monde que, plutôt que de rechercher une continuité historique, la modernité a recherché et saisi le temps dans l’instant qui passe. Free jazz, happening et autres performances éphémères sont là pour en témoigner ; ils ne visent pas la saisie d’un temps installé dans la durée, produit par des transformations inscrites dans un processus de sédimentation, mais l’expérience d’un présent absent du fait même qu’il s'improvise. Il y a dans la modernité une réflexion sur l’absence, le vide, une existence qui disparaît avant même d’avoir pris figure de plénitude.