Image de … Entre individu et catégorie, de la logique à la rhétorique

Odile Le Guern

Université Lumière-Lyon 2
UMR 5191 ICAR (CNRS / Lyon 2)

https://doi.org/10.25965/as.3087

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : catégorisation, objet, portrait, signe

Auteurs cités : Groupe µ , Michel FOUCAULT, Louis MARIN, Charles Sanders PEIRCE

Texte intégral
Note de bas de page 1 :

 Groupe µ, Traité du signe visuel, pour une rhétorique de l’image, Seuil, 1992.

Note de bas de page 2 :

 L’opposition n’est pas sans rappeler celle qu’a posée Wittgenstein dans le Tractatus logico-philosophicus, mais l’interprétation que nous en proposons est tout à fait libre dans la mesure où Wittgenstein ne se prononce pas clairement sur l’image et que les travaux qui s’en inspirent portent en général sur le langage verbal.

Du type à l’occurrence représentée ou de l’occurrence représentée à la classe d’objets et au type, tel est souvent le va-et-vient que nous propose le dispositif énonciatif de l’image, en production ou en réception ; ceci au niveau du parcours interprétatif qu’elle propose et qui sert un projet de signification particulier, avec des visées pragmatiques différentes. C’est ce va-et-vient que nous nous proposons d’observer, dans la relation du signe à son objet (icône, indice, symbole), mais aussi par rapport aux valeurs de vérité, qui viennent conclure « l’épreuve de conformité »1 entre les deux par la confrontation avec un type iconique, pour opposer deux fonctionnements différents de ce parcours, selon qu’il est de nature cognitive ou plutôt rhétorique. Ceci nous engage à poser de nouveau le problème de la référence, celle de l’image, celle qui se construit par l’interaction de l’image et de sa légende, prise dans un contexte particulier de communication qui se donne, du point de vue de sa visée, des exigences spécifiques.Ceci nous amène également à considérer deux modalités de signification pour l’image, entre le « montrer » et le « dire »2 ; le « montrer » se présentant comme un ensemble de virtualités de significations et de parcours interprétatifs possibles, le « dire » étant l’actualisation de l’un d’entre eux.

Note de bas de page 3 :

 Michel Foucault, Les Mots et les choses, une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966, pp. 24-25.

Au point de départ, la célèbre analyse des Suivantes de Vélasquez par Michel Foucault, qui exprime la nécessité  « de nommer enfin cette image … [de] fixer une bonne fois l’identité des personnages présents ou indiqués, pour ne pas nous embrouiller à l’infini dans ces désignations flottantes, un peu abstraites, toujours susceptibles d’équivoques et de dédoublements : “le peintre”, “les personnages”, “les modèles”, “les spectateurs”, “les images”. […] Ces noms propres formeraient d’utiles repères, éviteraient des désignations ambiguës; […]. Mais le rapport du langage à la peinture est un rapport infini. […] Ils sont irréductibles l’un à l’autre : on a beau dire ce qu’on voit, ce qu’on voit ne loge jamais dans ce qu’on dit, et on a beau faire voir, par des images, des métaphores, des comparaisons, ce qu’on est en train de dire, le lieu où elles resplendissent n’est pas celui que déploient les yeux, mais celui que définissent les successions de la syntaxe. Or le nom propre, dans ce jeu, n’est qu’un artifice : il permet de montrer du doigt ». Entre le nom propre et le nom commun, collectif ou catégoriel, Michel Foucault en vient à souligner les limites du premier pour évoquer l’intérêt du second, qui ouvre l’image sur d’autres modalités de saisie de l’univers de référence représenté, qui, dans un mouvement réflexif, ouvre aussi l’image sur la possibilité d’un discours sur elle-même : « Mais si on veut maintenir ouvert le rapport du langage et du visible, si on veut parler non pas à l’encontre mais à partir de leur incompatibilité, de manière à rester au plus proche de l’un et de l’autre, alors il faut effacer les noms propres et se maintenir dans l’infini de la tâche. C’est peut-être par l’intermédiaire de ce langage gris, anonyme, toujours méticuleux et répétitif parce que trop large, que la peinture, petit à petit, allumera ses clartés. »3

Note de bas de page 4 :

 Ernst Gombrich, dans L’Art et l’illusion, rappelle, à juste titre, que « les termes “vrai” et “faux” ne sont applicables qu’à des déclarations, à des propositions. Or, […] un tableau ne sera jamais une déclaration au sens littéral du terme. Il ne saurait donc être vrai ou faux, pas plus qu’une déclaration ne saurait être bleue ou verte. », Gallimard, 1987, pp. 94-95.

Note de bas de page 5 :

 La légende comme SN. Mais il est clair que la légende peut déjà se présenter comme une structure SN+SV et constituer un acte de prédication à part entière susceptible de recevoir des valeurs de vérité.

Ce texte exprime une forme de déchirement entre une exigence historique, « dire » par le nom propre le monde que représente ou « montre » l’image, et le désir de respecter l’image comme mode de représentation du monde. Or cette image ne nous « dit » rien par elle-même. Elle ne fait que nous « montrer » des personnages, dont les discours qui l’accompagnent (cartel, visite guidée, etc.) ou qui la précèdent (lectures préalables) « disent » l’identité. Ne signifiant pas sur le mode du « dire » mais seulement du « montrer », elle échappe, nous aurons l’occasion de le redire, à tout jugement en termes de valeurs de vérité4. Il faudrait même ajouter qu’une légende, et c’est sans doute ce qui caractérise un texte comme légende, ne peut être dite vraie ou fausse que si elle est associée à l’image, dans sa relation à l’image qui est posée comme thème pour le prolongement prédicatif qu’elle lui apporte5.

Note de bas de page 6 :

 Philippe de Champaigne, Charles Coiffier, 1650, huile sur toile, 90 cm. X 72 cm., Louvre. Ce tableau est visible sur le site du Musée du Louvre : www.louvre.fr, en consultant la base de données Joconde (recherche avancée).

Note de bas de page 7 :

 Louis Marin, Philippe de Champaigne, ou la présence cachée, Hazan, 1995, pp. 96-100.

Prenons un autre exemple, celui, moins célèbre, de ce tableau de Philippe de Champaigne, longtemps intitulé Portrait d’Arnauld d’Andilly avant de se dire plus prudemment Portrait d’homme et devenir finalement, sur la proposition de Bernard Dorival et sur la base d’une ressemblance de la figure du tableau du Louvre avec une gravure de Humbelot, Portrait de Charles Coiffier6. Louis Marin souligne « l’évidence esthétique», la « force plastique » de ce tableau « travaillées par la question du nom » et dont la perfection, dans le genre du portrait, « exige pour se parfaire l’énonciation d’un nom qui fût le vrai nom du tableau tout en étant celui de son modèle ».7

Note de bas de page 8 :

 Ou, pour parler peircien, du representamen sinsigne puisque le tableau se présente comme un énoncé actualisé.

Entre Portrait d’homme et Portrait de Charles Coiffier, c’est tout le rapport du signe à son objet qui change8. Le cartel portant les informations sur l’identité du modèle transforme le signe iconique, fondé sur la relation de ressemblance, en signe indiciel, qui met en relation de contiguïté le portrait avec une existence au monde, « et c’est ainsi qu’une vie, une destinée viennent se ramasser dans ce nom, ce nom qui serait comme inscrit et en quelque sorte nommé par les traits de cette figure ». Si Louis Marin écrit que « le portrait fige le devenir concret du modèle », il utilise aussi l’expression : « raconter une existence », ce qui est paradoxal si l’on considère que l’image fixe est négation du temps. C’est donc, là encore, le cartel et l’identité du modèle qui permettent au tableau de fonctionner comme un arrêt sur image tout en proposant un parcours interprétatif sur le mode du « dire », qui convoque aussi bien un hors-champ temporel de l’énoncé (un avant et un après de la vie de Charles Coiffier) qu’un hors-cadre temporel et spatial d’une énonciation de la réception, et non pas seulement du « montrer » propre au présent figé par la représentation.

Note de bas de page 9 :

 On pourrait imaginer un calcul de distance entre le sujet et la classe. Le rapport entre les similarités et les différences pourrait être envisagé de manière inversement proportionnelle. Le portrait, pris dans un espace tensif, tendrait alors plus ou moins vers l’indice ou vers l’icône.

Note de bas de page 10 :

 Pascal, Pensées, « Diversité. La théologie est une science, mais en même temps combien est-ce de sciences ? Un homme est un suppôt, mais si on l’anatomise, que sera-ce ? la tête, le cœur, l’estomac, les veines, chaque veine, chaque portion de veine, le sang, chaque humeur de sang. Une ville, une campagne, de loin est une ville et une campagne, mais à mesure qu’on s’approche, ce sont des maisons, des arbres, des tuiles, des feuilles, des herbes, des fourmis, des jambes de fourmis, à l’infini. Tout cela s’enveloppe sous le nom de campagne. » Fragment 61, p. 90, Gallimard, folio, 1977.

Pourtant si la contiguïté semble être le critère de l’indice et la ressemblance celui de l’icône, c’est bien une ressemblance qui est sollicitée et évaluée pour la reconnaissance de l’individu identifié et qui semble être le socle de la lecture indicielle. Mais la démarche de reconnaissance mobilisée pour la lecture indicielle est de nature différente. L’indice repose sur la somme des différences du sujet représenté avec les autres individus, l’icône repose sur une ressemblance faite de la somme des similarités qui rapprochent au contraire le sujet des autres individus de la même classe9. Le portrait ne témoigne que des « attributs permanents » qui « marquent » le visage. Cette permanence de certains traits coexiste, dans le portrait, avec un ensemble de différences. « Le modèle n’est tel que représenté dans sa différence avec tout autre, écrit Louis Marin, une différence qui est “en fin de compte” la somme, mais infinie, de toutes les différences dont l’œil attentif a commencé de dresser la liste, les cheveux châtains, fins mais déjà rares, la moustache poivre et sel, les traces de barbe sur les joues, et jusqu’à ce léger strabisme des yeux. » Et Louis Marin de conclure, en reprenant le mot de Pascal : « tout cela s’enveloppe sous le nom de “Charles Coiffier”, intotalisable autrement »10. À partir d’un même « montrer », deux discours donc selon la prise en compte des similarités, pour Portrait d’homme, ou des différences, pour Portrait de Charles Coiffier.

Note de bas de page 11 :

 Les photos où le sujet sourit sont actuellement refusées par les services administratifs officiels qui délivrent cartes d’identité ou passeport. L’expression doit être « neutre ».

Paradoxalement, ce qui pourrait rattacher le portrait à une tranche d’existence, en faire de manière interne un signe indiciel, activité ou émotion11, est absent du portrait. « La Dentellière n’est pas un portrait. Dans le portrait, le modèle n’est occupé qu’à se ressembler », la ressemblance est réflexive. Et les objets, signes éventuellement indiciels d’une activité, relèvent en fait d’un être et non pas d’un faire : c’est l’attribut qui dit la fonction ou une qualité et qui n’engage pas le sujet représenté dans un programme narratif. Mitterrand, dans son portrait officiel, n’a pas été interrompu par le photographe dans son activité de lecture. Le livre qu’il tient à la main dit seulement l’homme de culture. Il renoue ainsi avec la présence traditionnelle du motif de la bibliothèque dans les portraits officiels des chefs d’état français, tout en le renouvelant. Seul le cartel donc semble faire du portrait de Charles Coiffier un indice sur la base d’un type iconique fait de la somme des différences qui opposent Charles Coiffier aux autres gentilshommes de la noblesse de robe de son temps, plus généralement aux autres hommes. Le portrait est orienté vers la singularité de l’individu. La ressemblance mobilisée est différentielle. Peut-être un peu paradoxalement aussi, c’est lorsque la ressemblance est réflexive (ipse), Charles Coiffier ressemble à lui-même, que le tableau devient signe indiciel, c’est-à-dire en relation avec un univers de référence extra iconique ; lorsque cette ressemblance est transitive (idem), en quoi Charles Coiffier est-il semblable aux autres hommes, le tableau reste signe iconique, désignant, sur le mode du « dire », une classe dont il conviendrait de voir si elle procède du même type de référence.

Note de bas de page 12 :

 Ce regard « perdu » écrit Louis Marin, « qui ne referme pas son visage sur son monde intérieur mais le divertit vers ce lieu indéterminé sur sa droite où les gens passent. » Illustration du fragment 582 des Pensées de Pascal : « Qu’est-ce que le moi ? Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants, si je passe par là, puis-je dire qu’il s’est mis là pour me voir ? Non, car il ne pense pas à moi en particulier », Gallimard Folio, p. 373.

Deux faits sont encore à commenter, comme marqueurs d’indicialité, à l’intérieur du tableau. Louis Marin propose de voir dans le cadre « l’équivalent visuel de son nom », qui « enveloppe » le modèle. En ce sens, il participerait à la dimension indicielle du signe, d’autant plus que ce cadre ébréché est porteur des outrages du temps, que son traitement par la perspective lui permet de capter et d’orienter la lumière et finalement d’assigner une place au regard du spectateur. La contiguïté avec le hors-champ temporel et spatial du sujet par rapport à l’espace représenté est ainsi suggérée, tout comme la contiguïté possible avec le hors-cadre de l’espace spectatoriel, alors même que Charles Coiffier ne regarde pas le spectateur. Louis Marin souligne cette absence de regard camera, cette « évidence de présence » du sujet accentuée par le trompe-l’œil, « la main posée sur le rebord de la fenêtre et le pli du manteau en débord », mais qui en même temps se dérobe.12 Ces caractères internes ne constituent pas des facteurs suffisamment contraignants pour assurer  une lecture indicielle du tableau. Il suffit que disparaisse le cartel ou que celui-ci s’en tienne à Portrait d’homme, pour que le lien de contiguïté avec un destin particulier, celui de Charles Coiffier, s’estompe jusqu’à disparaître lui aussi. La ressemblance est faite alors de la somme des similarités entre Charles Coiffier et les autres hommes. Le signe reste iconique, fondé sur la ressemblance, non pas une ressemblance différentielle mais une ressemblance reposant sur des similarités cette fois entre le modèle et une catégorie, la noblesse de robe du milieu du XVIIe siècle par exemple, dont Charles Coiffier, relégué dans l’anonymat le plus complet, pourrait devenir UN ou LE représentant. La lecture du portrait s’oriente alors vers le collectif, comme si, par un phénomène particulier d’accommodation, les différences par rapport à une catégorie étaient virtualisées ou ramenées à la fonction de fond, ce qui permet de mettre au premier plan, leur donnant ainsi le statut de figure ou la possibilité de faire figure, l’ensemble des similarités.

Note de bas de page 13 :

 Charles Coiffier a hérité d’une charge de surintendant général des mines et minières de France après avoir été commissaire au Châtelet, maître des requêtes d’Anne d’Autriche et échevin de Paris.

Si les deux lectures, indicielle ou iconique, du même tableau relèvent de projets de discours différents, celui du biographe de Charles Coiffier13 ou celui du professeur d’histoire qui veut simplement donner à voir à quoi pouvait ressembler un gentilhomme de la noblesse de robe au XVIIe siècle, les deux lectures ne sont pas incompatibles et l’on peut même faire l’hypothèse que la lecture iconique est le socle nécessaire à la lecture indicielle. Selon un processus sémiotique dynamique, qui est envisagé aussi par le modèle peircien, le premier type iconique (interprétant), construit sur la base des similarités avec la catégorie, deviendrait le signe support de la lecture indicielle, dont l’interprétant sera, cette fois, construit sur la base des différences qu’entretient le modèle par rapport à la catégorie. Il faut signaler aussi, et cela dépasse la simple anecdote, que Bernard Dorival et d’autres historiens d’art refusèrent que le tableau soit intitulé Portrait d’un inconnu, comme si ce titre semblait ouvrir la possibilité d’une lecture indicielle tout en la virtualisant au point de la rendre à tout jamais non actualisable.

Note de bas de page 14 :

 Par exemple, si je lis ce portrait comme la représentation d’un homme ou d’un gentilhomme parmi d’autres, sinsigne iconique donc, je fais de ce modèle une synecdoque, qui fonctionne bien sur le mode de la contiguïté entre la partie et le tout.

Cette présentation ne va pas sans poser quelques problèmes14. L’un des plus importants concerne les valeurs de vérité dont le message peut être investi. Pour une lecture indicielle, la légende serait « cet homme est Charles Coiffier », la représentation peut être dite vraie ou fausse par rapport à son interprétant, et j’utilise ici très volontairement la terminologie peircienne. Le signe est dicent. Dans le cas d’une lecture iconique, Portrait d’homme, le signe par rapport à son interprétant n’est peut-être pas purement rhématique en ce sens qu’il n’échappe pas à un jugement en termes de valeurs de vérité,même si une formulation tautologique de sa légende, « cet homme est un homme », pouvait le faire penser. L’épreuve de conformité avec un type iconique (schéma corporel) me permet bien de reconnaître, dans cette représentation, celle d’un homme, voire d’un gentilhomme. L’image peut être envisagée comme « un langage sans langue » pour reprendre la formule de Matisse, où le type iconique ne sera jamais l’équivalent d’un signifié, mais plutôt d’une classe comme résultat d’une opération de catégorisation, mais chaque image, selon l’usage que l’on en fait, ou plutôt chaque référent comme actualisation d’un type subit l’épreuve de conformité, soit avec le type (icône), soit avec le denotatum (indice).

À partir de là, seul le titre Portrait de Charles Coiffier fait du tableau un signe indiciel remplissant véritablement une fonction dénotative ou référentielle, par le renvoi à l’univers du monde, extra linguistique ou extra iconique. Portrait d’homme, au contraire, semble enfermer la lecture dans les limites du tableau, la contenant tout entière, sans débordement de signification. Paradoxalement, c’est bien cette lecture qui donnera lieu à des emplois extensifs de l’image, cet homme pour tous les hommes ou ce gentilhomme pour tous les gentilshommes, interprétation dans laquelle nous proposons de voir une forme d’antonomase iconique.

Note de bas de page 15 :

 Nous ne parlerons pas cependant de l’absence d’article devant le syntagme nominal, qui nous semble spécifique de la syntaxe des titres.

Note de bas de page 16 :

 On pourrait faire le même raisonnement sur Portrait de gentilhomme, Portrait d’un gentilhomme, Portrait du (de+le) gentilhomme.

Prenons la liberté de jouer sur l’ambiguïté de la syntaxe du titre en proposant quelques manipulations autour de la présence ou de l’absence d’article15. Portrait d’homme n’est pas l’équivalent de Portrait d’un homme ou de Portrait de l’homme16. La présence d’article construit un univers de discours et engage ces énoncés dans un processus référentiel. Si l’indéfini renvoie à un individu prélevé sur une classe, dont il devient éventuellement le représentant (dans un projet pédagogique par exemple), le défini renvoie déjà à toute une classe. Mais en fin de compte il y a toujours référence à une classe et l’on se place toujours dans une démarche de type extensionnel : il s’agit bien de tous les objets susceptibles d’être désignés par le lexème, qu’ils soient envisagés individuellement ou indifférenciés dans l’ensemble qu’ils constituent. Et cela, même si l’énoncé avec article défini, Portrait de l’homme, semble faire l’économie d’une étape, celle du passage par l’individu (occurrence), afin d’aller directement vers la classe et d’engager un processus de catégorisation pour la constitution d’un répertoire de types, ce qui est la visée de bien des illustrations et de leur légende dans des documents pédagogiques (manuels scolaires). Entre Portrait d’un homme et Portrait d’homme, Portrait de l’homme peut faire figure de relais dans un processus cognitif d’apprentissage.

Note de bas de page 17 :

 L’Imagier du Père Castor, Flammarion, 1977.

Note de bas de page 18 :

 Multi Livre, CE2, section Histoire, p. 30, Hachette, 2002 : « Un château fort et sa ville (le château de cervières, Loire, vers 1490). Enluminure de l’“armorial d’Auvergne” par Guillaume Revel, Bibliothèque nationale ».

Note de bas de page 19 :

 Cela dit, il est probable que l’auteur de cette enluminure a procédé comme le graveur du Château Saint-Ange évoqué par Gombrich dans L’Art et l’illusion, dans une démarche d’adaptation d’un stéréotype et non pas du rendu réaliste d’un objet auquel il n’a pas accès en vision directe. L’historien ne peut donc y voir un simple analogon, et à défaut de pouvoir, de manière certaine, y retrouver les caractères propres du château et de la cité de Cervières comme occurrence, il y cherchera les traits pertinents qui les catégorisent comme type de château ou de cité.

Note de bas de page 20 :

 Béatriz Job, Mosaïque, méthode de français, niveau 1, CLE International, 1994.

En fait, si elle est systématique dans certains imagiers pour enfants17, pour légender des dessins pourtant suffisamment réalistes pour ne pas être pris pour des schémas, l’utilisation du prédéterminant défini est peu fréquente et elle est peu attestée dans ce rôle d’intermédiaire entre l’occurrence et la construction d’un type. En témoigne une enluminure rencontrée dans un manuel scolaire18 dont la publication en contexte didactique (représentation de représentation) illustre le processus qui transforme l’occurrence en type. La légende, « Un château fort et sa ville (le château de Cervières, Loire, vers 1490) », avec son jeu sur les articles, inverse les rôles que l’on peut leur attribuer, c’est l’indéfini qui construit le type sur la base d’une occurrence introduite par le défini et dont la mention est mise entre parenthèses. Ainsi le défini devant le nom assorti, il est vrai, d’un complément du nom lui-même constitué d’un nom propre, retrouve ici vocation à dire l’unique, sans évoquer l’appartenance de l’objet représenté à une classe, pour un objet qui sort de l’anonymat et retrouve une identité. La démarche pédagogique est prudente, qui passe par l’intermédiaire d’une image qui représente LE château de Cervières et que l’on légende d’abord comme UN château parmi d’autres. Ce qui permet d’engager, mais seulement de l’engager, le processus d’acquisition du type, en gardant à chaque image sa valeur documentaire (enluminure) pour une occurrence particulière, en préservant aussi la spécificité de l’image qui ne peut « montrer » que des occurrences d’objets, l’acquisition du type ne se réalisant que par l’accumulation des occurrences et le repérage des similarités qu’elles partagent19. D’autres images de château, dans le même manuel, viendront consolider cette acquisition, De nature schématique, sans lien avec aucune référence que ce soit avec un objet du monde, sinon avec un référent comme actualisation du type ou designatum actualisé, elles ne retiennent que les traits visuels pertinents qui correspondent à la définition de la notion, dans une démarche plus intensionnelle qu’extensionnelle. C’est aussi ce que nous avons rencontré dans de surprenantes illustrations d’un manuel de Français Langue Étrangère20, où s’opère une mise en abyme de la représentation : dans des photos qui mettent en scène des situations de la vie quotidienne, apparaissent des objets factices (en carton peint et découpé), qui ne retiennent que certains traits pertinents, nous donnant à voir, non des occurrences particulières, mais déjà des types, intégrant, dans différents scénarios, celui de l’acquisition du vocabulaire qui tend vers le signifié. Comme s’il y avait une analogie possible entre le répertoire des types iconiques et celui des signifiés de la langue. Or, s’ils participent tous deux de l’encyclopédie que constituent nos représentations du monde, ils ne sont pas homologables.

Note de bas de page 21 :

 « Un être humain (ou une réalité quelconque) est désigné par le nom propre d’une autre personne (ou d’une autre réalité) célèbre pour tel ou tel trait, dont elle est considérée comme le signe par excellence. », Jean Mazaleyrat et Georges Molinié, Vocabulaire de la stylistique, PUF, 1989.

Note de bas de page 22 :

 Il faut cependant mentionner une exception célèbre, celle de la publicité pour L’Oréal, qui, depuis de nombreuses années, fait appel à des mannequins célèbres. Les spots se terminaient invariablement par le slogan « parce que je le vaux bien » puis « parce que vous le valez bien » et plus récemment par « parce que nous le valons bien ». C’est alors le jeu sur les pronoms qui nous met sur le chemin de l’antonomase.

Note de bas de page 23 :

 Cette campagne date de 1993. Le slogan en était : « Méfiance, cet homme a l’air d’être au chômage depuis longtemps » et le message porte comme « signature » : « Manifeste pour l’emploi, recrutez sans préjugés ». La photo a été recadrée pour isoler Prévert de l’environnement urbain. Voir l’original sur www.postershop.fr.

Note de bas de page 24 :

 On peut voir cette photographie sur le site du Figaro : www.lefigaro.fr, en demandant « Mélanie Merlin », nom de la jeune femme en question.

Note de bas de page 25 :

 Pierre Fontanier, Les Figures du discours, Flammarion, 1968, p. 95.

Note de bas de page 26 :

 Hocine Zaourar, Massacre à Bentalha en Algérie, 1997, AFP. La photographie est visible sur www.algeriades.com/.

Dans d’autres contextes, à visée plus rhétorique, il en va autrement. Mais il est nécessaire de faire un détour par l’antonomase verbale, figure déjà évoquée plus haut et que j’aimerais pouvoir transférer au domaine iconique. Dans l’antonomase verbale21, « Paul est un vrai Tartuffe », le nom propre du personnage de Molière finit par fonctionner non plus comme nom propre (un référent sans signifié) mais comme nom commun pourvu de traits de sens (donc d’un signifié), ici, l’hypocrisie entre autres. L’antonomase réalise donc le transfert de l’un ou de plusieurs de ces traits du personnage de la pièce de théâtre, sur un autre individu, toute référence à l’univers dénotatif de la pièce de Molière étant virtualisée. Sur la base du repérage d’une analogie, fondée ici sur les similarités entre Tartuffe et Paul, le processus de l’antonomase verbale est proche de celui de la métaphore et peut donc reposer sur une logique intensionnelle de la langue. Le fonctionnement de l’antonomase iconique est différent : il repose, il est, vrai sur un repérage de similarités, mais s’inscrit pragmatiquement sur une double contiguïté synecdochique, de l’individu représenté à la classe, puis, éventuellement, de la classe à l’individu récepteur quand est recherchée une forme d’identification. Par ailleurs, elle part rarement d’une personne identifiée. L’image est anonyme. L’identité ne fait pas partie de ce que l’image « montre », mais seulement de ce qu’elle « dit » ou de ce qui lui est possible de « dire » par l’intermédiaire d’une légende ou par projection des compétences particulières du récepteur. L’antonomase iconique consiste donc la plupart du temps à faire en sorte que la représentation d’un individu sans identité propre (icône) puisse renvoyer à une classe d’individus. La publicité en fait un usage permanent : pour une marque de cosmétiques, tel modèle féminin arborant quelques cheveux blancs et quelques rides (similarités et non différences) pourra désigner l’ensemble des femmes d’âge mûr afin que chaque femme d’âge mûr, réceptrice du message publicitaire puisse éventuellement s’identifier à ce modèle. On constate même que l’identité reconnue ou affichée court-circuite toute possibilité de lecture en antonomase22. Ainsi, Prévert, sur une célèbre photo de Robert Doisneau, peut difficilement devenir le représentant de toute la classe des chômeurs, ce que Mme Prévert n’a pas manqué de rappeler par l’action juridique qu’elle a engagée à l’encontre des utilisateurs indélicats de l’image de son mari pour une campagne pour l’emploi23. Il en va comme si l’actualisation du premier parcours indiciel particularisant (Prévert), virtualisait le second généralisant (les chômeurs). Plus récemment, on pourrait évoquer l’histoire (révélée en octobre 2007) de cette enseignante qui se reconnaît dans la photo publiée par Paris-Match pour illustrer le thème de l’insécurité dans les banlieues (Clichy-sous-Bois)24 et dont le magazine aurait sans doute souhaité faire la représentante de toute une catégorie de la population victime potentielle d’insécurité. Si l’anonymat reste entier, le processus d’antonomase comme « synecdoque d’individu », pour reprendre la formule de Fontanier25, peut s’engager, avec une visée indicielle. Mais, en amont, il nous faut préciser sur quel socle iconique peut s’actualiser une telle visée. Ce n’est pas (la représentation d’) une femme pour toutes les femmes mais pour les victimes potentielles de l’insécurité et l’homme de Doisneau n’est que le représentant de la classe des chômeurs. Rappelons que, s’il y a en effet anonymat, la ressemblance est évaluée en termes de similarités entre ce sujet et la catégorie qu’il représente et non pas en termes de différences entre lui et les autres individus de sa catégorie. Mais ces similarités ou pseudo-similarités sont totalement construites par le dispositif de communication qui intègre l’image, forçant d’une certaine manière le récepteur à les induire lui-même. Ainsi, à la lecture de la légende ou du slogan, l’œil ne manque pas de repérer alors des oppositions sémantiques reposant sur l’organisation formelle de l’image : l’orientation droite gauche de Prévert et sa position assise, que l’on qualifierait volontiers d’avachie(assis depuis longtemps / chômeur de longue durée), par rapport au personnage de l’arrière-plan, qui marche de gauche à droite, pose l’opposition statique/dynamique et les motifs de la cigarette et du verre de vin prennent, dans ce contexte, une couleur dysphorique et deviennent indices d’oisiveté. Pour la passagère de Clichy-sous-Bois, le féminin s’oppose au masculin, le singulier au pluriel (elle est entourée de quatre garçons), elle est blonde et blanche, ils sont noirs. Le jugement du tribunal a mis en évidence le « caractère arrangé » de la photo, dont la composition relève d’une véritable mise en scène impliquant le sujet, la jeune femme, dans un scénario possible d’agression pour en faire, ce que confirme la légende, la représentante de toutes les victimes potentielles d’insécurité dans les banlieues. Projection d’une lecture semi-symbolique, sans doute présente dans le visuel proposé, mais actualisée par le texte qui l’accompagne et dans la manière dont il permet au récepteur d’articuler des unités du plan de l’expression avec des unités du plan du contenu, ces dernières correspondant à des valeurs ou propriétés axiologiquement marquées : faiblesse/force, vulnérabilité/agressivité. Si l’on en revient à l’observation des articles, le texte ne dit pas « UNE passagère » mais « LA passagère ». Le défini, tout en renvoyant à la classe des passagères, isole la jeune femme dans un scénario, une histoire dont le récepteur reste le spectateur, ce qui nous engage dans une lecture plus symbolique qu’indicielle. Les oppositions des systèmes semi-symboliques évoqués plus haut permettent d’envisager un début de codification faisant de cette jeune femme une sorte d’allégorie : elle est LA vulnérabilité, et ceci, non par des attributs comme le pratiquait la tradition iconologique, mais par son intégration dans un scénario. La figure allégorique ne préexiste pas vraiment dans une langue iconique. Elle n’a pas véritablement de statut iconologique au sens de Ripa, mais elle l’acquiert par sa mise en discours dans un énoncé iconique particulier servant un projet de signification dont la visée rhétorique dépasse la simple nécessité d’informer. On pourrait faire le même commentaire sur la photo d’Hocine Zaourar26, qui nous donne une image allégorique de LA douleur à travers la représentation de cette femme que la presse a appelée la Madone ou la Piéta d’Alger, y retrouvant par la même occasion, sur un plan plus formel, des schémas ou configurations plastiques propres à l’iconographie chrétienne.

Ainsi, si l’image, dans une visée cognitive et dans cette tension entre l’occurrence qu’elle montre et le type qu’elle peut dire, participe à l’acquisition d’un savoir, dans une visée plus rhétorique, c’est à l’élaboration de son propre code qu’elle travaille en construisant des types iconiques, comme une partie de notre « typothèque » toujours renouvelée et comme nouvelle forme d’une iconologie contemporaine.