Sémiotique du vêtement, aujourd’hui
introduction

Anthony Mathé

Sémiolab / ECS London

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Texte intégral

[Les] objets dont s’entourent les individus, et surtout ceux qu’ils portent sur eux-mêmes, sont propres à refléter leurs sentiments et leurs pensées intimes. Dans les sociétés qui tendent à extérioriser, à « exhiber » de tels sentiments, ces objets constituent ce que les journaux de mode actuels appellent le désir de « se donner une personnalité » ; c’est ce qu’on désignait, en 1830, par le besoin de se donner un genre.

Algirdas J. Greimas, La mode en 1830, p. 9.

« [les vêtements] possèdent une existence quotidienne et représentent pour moi une possibilité de connaissance de moi-même au niveau le plus immédiat car je m’y investis dans ma vie propre, et parce que, d’autre part, ils possèdent une existence intellectuelle et s’offrent à une analyse systématique par des moyens formels. »

Roland Barthes, Système de la mode, p. 45.

Problématique de recherche – Le vêtement, le corps, l’image

Le propos de ce dossier pratique est de questionner le vêtement aujourd’hui dans ses rapports à la fois au sujet (la construction du corps-enveloppe) et à la société (la construction et la circulation du corps-image). Il s’agit ainsi de confronter les propositions théoriques de la sémiotique du corps et celles de la sémiotique des pratiques à des corpus circonscrits et contemporains pour comprendre, questionner et caractériser les modalités de l’incorporation du sens par le vêtement sans perdre de vue l’horizon de ses circulations sociales et médiatiques.

Note de bas de page 1 :

Colloque organisé à Lyon par l’Université de la Mode les 27 et 28 mars 2012. Les actes du colloque, sous la direction de Martine Villelongue, sont actuellement en cours de finalisation.

Note de bas de page 2 :

Jacques Fontanille (Université de Limoges), Maria-Giulia Dondero (Université de Liège), Nanta Novello Paglianti (Université de Franche Comté) et Anthony Mathé (CeReS / Sémiolab) ont ainsi présenté chacun un travail dans la continuité de leurs recherches respectives.

L’idée de ce dossier découle de la tenue d’un colloque sur la mode vestimentaire, « Défier le temps, une affaire de mode »1, où nous avions été chargé d’inviter plusieurs sémioticiens2. Face à l’intérêt des chercheurs et à la qualité de leurs interventions, nous leur avons proposé de participer à un dossier où la question des rapports entre le vêtement, le corps, le sens et la vie sociale serait systématisée, et nous avons lancé un appel plus ouvert.

Depuis la thèse de Greimas et le livre de Barthes, la mode n’a cessé d’intéresser les sémioticiens, de près ou de loin. Ce champ pratique questionne nos modèles théoriques car il semble exacerber certains aspects singuliers de la vie sociale : le temps, l’esthétique, le style, les formes de vie, etc., dimensions qui sont au cœur des paradoxes de la mode vestimentaire. Si la mode écrite a été magistralement étudiée en son temps par Barthes, la question du vêtement porté mérite d’être étudiée au regard des recherches les plus récentes en sémiotique : le corps, les pratiques, les stratégies et les interactions sont en effet des notions pivots qui ont fait l’objet d’avancées qui nous intéressent directement pour formuler la problématique de ce dossier.

C’est avant tout en tant qu’objet construisant une médiation sémiotique entre soi (le sujet, le corps-propre, le corps-enveloppe) et le contexte social (le corps-image) que le vêtement pose problème : en tant que lieu même de la sémiosis, le corps du sujet est sensible à la vêture et à l’habillement en termes de perceptions ; les sensations de « recouvrement », le contact avec divers tissus et les éventuelles contraintes exercées par divers habits ont une incidence directe sur la proprioception, autrement dit sur la thymie. Il y aurait ainsi un affect corporel par le vêtement, comme l’expliquait Jean-Marie Floch à propos du tailleur Chanel qui force à se tenir droit tout en autorisant le mouvement nécessaire à la mobilité, d’où la liberté et le maintien. Le jean slim, emblématique des Sex Pistols, n’est pas moins contraignant que les corsets du XIXe qui rendaient les femmes si sujettes à l’évanouissement, même s’il est vrai que la contrainte s’exerce autrement et que nul porteur de jean ne s’évanouit.

Sur le terrain, au niveau de la production du vêtement comme des médias, on entend souvent parler d’une typologie des styles vestimentaires structurée par deux pôles : les vêtements qui font le corps – le contraignant, le modelant – et ceux qui suivent le corps, l’épousant –, et entre les deux, évidemment, tout un champ de possibles à questionner. C’est de ces rapports en tension – faire le corps / suivre le corps – que procède la problématique de ce dossier. Dès lors, plusieurs questions théoriques et pratiques se posent. Ce sont elles qui guident ce dossier : Quelles sont les modalités d’incorporation de la signification ? Comment le vêtement produit-il du sens pour le sujet ? Comment co-construit-il du sens avec le corps réel et symbolique qui l’habite ? Quelle « figure de soi » émerge avec l’iconisation produite par l’habillement ? Comment telle marque de mode joue-t-elle des propriétés sémiotiques du vêtement et se les réapproprie-t-elle pour générer une forme de vie qui lui est propre ?

La médiation sémiotique par le vêtement ne s’arrête évidemment pas à ce rapport entre soi et soi, c’est-à-dire dans l’articulation entre les sphères du corps-chair et du corps-enveloppe par l’ajout du vêtement en tant que « prothèse ». L’iconisation corporelle produite par l’habillement a une incidence sur l’image de soi et sur les interactions possibles avec autrui. Cette iconisation corporelle est d’ailleurs au cœur des processus médiatiques et mérite aussi d’être questionnée : qu’il s’agisse de photo de mode, de blogs de « fashionistas » ou de boutiques en ligne, la représentation du vêtement gagne à être analysée dans la perspective des liens entre corps-enveloppe et corps-image. Ce sera l’angle ici privilégié, même si d’autres perspectives de recherche sont envisageables. L’horizon spécifique de ce dossier correspond en définitive au prisme des significations qui va de soi à soi, de soi au regard de l’autre et, en retour, de l’interaction à soi-même.

Partis pris et orientations

Comme il s’agit d’un dossier pratique qui vise à confronter la recherche à un terrain et à des domaines spécifiques où se posent des questions contingentes, particulières, qui débordent du champ de pertinence des modèles théoriques, nous avons opéré quelques expérimentations pour être à l’écoute du terrain, pour « mordre sur la réalité », sans nous y soumettre pour autant. « Mordre sur la réalité » comme l’écrit Greimas dans La mode en 1830, ne vise pas, souligne Jacques Fontanille, à « être le plus près possible des choses » ni à s’y soumettre : c’est les affronter à partir de la théorie. La valeur des investigations empiriques est d’ancrer la connaissance dans le connaissable, la réflexion dans la nécessité.

Plutôt que d’entrer par la grande porte – la « mode » en tant que système ou sémiotique-objet –, notre parti a été d’inviter les sémioticiens à se confronter chacun à un corpus contemporain et représentatif du terrain afin de caractériser et de qualifier ce qui peut se jouer avec tel couturier ou telle marque d’actualité.

Par contemporain, nous avons invité les sémioticiens à s’intéresser à des vêtements d’aujourd’hui, à des marques actuelles afin de travailler en synchronie et d’éviter d’empiéter sur le terrain des historiens de la mode. Sur le terrain, nous avons pu constater combien ce sont les systèmes vivants qui posent problème à l’analyse et à la compréhension et sur lesquels la sémiotique peut apporter un éclairage significatif.

Note de bas de page 3 :

Nous faisons ici référence à la distinction opérée par Jean-Marie Klinkenberg entre « sémiotique générale », « sémiotique particulière » et « sémiotique appliquée » qui permet de contourner l’opposition problématique entre « sémiotique théorique » et « sémiotique appliquée » qui dévalorise trop rapidement les applications de la sémiotique.

Par représentatif, nous entendons pousser aussi loin que possible le principe d’adéquation avec les données de l’expérience, si cher à Hjelmslev dans les Prolégomènes à une théorie du langage mais souvent négligé : le choix des corpus étudiés n’est pas aléatoire mais guidé par le terrain. Il a été effectué en fonction de l’efficience sociale et de l’exemplarité des marques (chaque auteur traitant un corpus en résonance avec ses propres recherches). La sélection des différents corpus a découlé non seulement d’une observation participante – notre propre participation à ce champ de la vie sociale (habitus, informations internes, données de marché) – mais également de discussions avec des professionnels de la mode (stylistes, consultants, experts). C’est ainsi que le passage de la « sémiotique générale » à une « sémiotique particulière », la sémiotique de la mode en l’occurrence, puis à une « sémiotique appliquée », a été rendu possible3.

Nous parlons d’expérimentations pour donner tout son sens au qualificatif « pratique » dans dossier pratique mais nous avons bien conscience que cet effort devrait être encore systématisé, et surtout explicité. De plus, cette approche circonscrite et circonspecte présente a priori des limites quant à la possibilité de constituer une sémiotique-objet cohérente, une sémiotique de la mode, mais cette limite nous semble temporaire. Ce premier dossier sur la sémiotique du vêtement ne sera pas le dernier à coup sûr.

La voie « concrète » prise ici, loin d’être strictement empirique, repose sur un réseau d’hypothèses théoriques issues de recherches sémiotiques contemporaines qui devraient permettre de questionner un grand nombre de facettes du vêtement aujourd’hui. Au-delà de cette cohérence, c’est surtout une voie « moyenne », au sens de Paul Ricœur, qui permet d’assurer la pertinence tout autant que l’impertinence du propos sur un sujet qui passionne et sur lequel les historiens de la mode, les sociologues ou les chercheurs en esthétique laissent finalement peu de place à d’autres regards, en l’occurrence, à un regard aussi spécifique que le regard sémiotique de tradition post-greimassienne. Nous avons souhaité « faire » pour montrer qu’une recherche sémiotique, loin d’être un jargon austère ou un discours réservé à un petit cénacle, constitue une démarche d’investigation ouverte.

Pour concrétiser cette idée de dossier pratique, la démarche préparatoire a consisté à soumettre une problématique à chaque chercheur en fonction de sa spécialité et à suggérer à chacun un corpus pertinent au regard du terrain, de la réalité sociale et du monde de l’entreprise. La suggestion n’avait bien entendu rien de définitif : chaque auteur sollicité l’a été en fonction de ses recherches propres. A deux exceptions près – Maria Chalevelaki et Anthony Mathé –, aucun des contributeurs n’est un spécialiste de mode.

Les textes ont été relus par des professionnels de la mode ou de la communication. En tant que coordonateur, nous avons souhaité cette relecture pour ouvrir le dialogue. Nous pouvons ainsi remercier les spécialistes qui ont pris le temps de lire les textes et de partager leurs remarques avec les auteurs : Aulikki Uimonen (AUM Conseil), Cecile Derein (Paco Rabanne), Deborah Marino (Publicis 133), Sylvie Marot (Marithé + François Girbaud), André Mazal (BETC) et Pascal Gautrand (Made In Town). Remercions également Martine Villelongue, directrice de l’Université de la Mode, Farid Chenoune, historien de la mode, et Ryme Kireche (Celsa-Sorbonne) pour leur aide.

En nous focalisant sur les conditions de production de la valeur du vêtement – soit de façon transitive dans le rapport au corps du sujet, soit de façon indirecte par le jeu des médiations médiatiques (photo de mode, blog, boutique en ligne) –, nous remettons à plus tard l’étude systématique de la « vie active » des vêtements dans la rue, au travail ou en tout autre contexte afin de nous focaliser sur l’élément pivot de la signification du vêtement, son énonciation corporelle, sans oublier la dimension proprement technique de production du vêtement. De tels partis, par ce qu’ils ouvrent comme par ce qu’ils écartent, laissent imaginer une suite à ce projet, où tout ce qui aura été mis ici entre parenthèses sera au centre de l’attention.

Présentation des textes

En ouverture, Sémir Badir propose une réflexion sur le statut théorique du Système de la mode. Seul article du dossier sans corpus d’étude actuel et à visée proprement épistémologique, le texte ne s’en intéresse pas moins au réel de la mode en questionnant l’imaginaire théorique à l’œuvre dans le Système. Parmi les temps forts de cette analyse d’un « échec » (comme Barthes le sous-entendait) ressort une remarque essentielle pour la sémiotique de la mode : cet objet complexe « qui exaspère les apparences », il importe, selon l’auteur, non pas de le réduire par méthode, mais de « le déployer dans ses modes de variation, de dispersion et de diffusion ». Sans s’être donné le mot, c’est ce que font les auteurs de ce dossier.

Chaque auteur s’intéresse à un aspect du vêtement et propose un dialogue interdisciplinaire, voire un transfert de compétences. L’approche sémiotique s’enrichit de ces apports et les analyses gagnent en précision, en nuance, en détails. Sciences de l’information et de la communication, esthétique, linguistique et psychanalyse sont les ressources convoquées par chacun pour affronter et éprouver les différents objets d’étude.

Les articles se répartissent en deux séries : deux d’entre eux questionnent le vêtement en soi (Anthony Mathé, Nanta Novello Paglianti), trois autres interrogent les médiations et médiatisations du vêtement (Maria Giulia Dondero, Maria Chalevelaki et Eleni Mitropoulou).

Anthony Mathé propose une modélisation sémiotique du vêtement, saisi au plan du corps-habillé, et illustré par une étude de terrain qui porte sur les imaginaires vestimentaires et corporels féminins de Paco Rabanne. Nanta Novello Paglianti s’intéresse au recyclage, pratique caractéristique de l’habillement (les vêtements ont longtemps été recyclés jusqu’à la corde, au grande dam des conservateurs de musée) qui fait de nos jours l’objet d’investissements axiologiques nouveaux. Son approche consiste en un transfert de compétences à partir de son expertise de l’Art Brut et de l’analyse du célèbre manteau de Bispo de Rosario. L’étude porte principalement sur la Ligne Zéro de Maison Martin Margiella.

Maria-Giulia Dondero s’intéresse à un type de photos de mode (Prada, Sokolsky et Bourdin) qui construisent un rapport métalangagier tout à fait spécifique, en rapport avec une forme de théorisation de la mode elle-même ; d’où l’importance accordée à la question du temps dans cette étude. Maria Chalevelaki propose une étude du défilé de mode, en l’occurrence chez Dior et Jean-Paul Gaultier ; cette analyse du vêtement pris en charge par la collection permet d’expliciter les effets tensifs et plastiques sous-jacents. Eleni Mitropoulou s’intéresse à la vente en ligne et questionne la représentation et la mise en scène du vêtement en l’absence du corps du sujet.

Si le texte liminaire dialoguait avec Barthes, le texte final dialogue avec Greimas, auteur de La mode en 1830. Karine Berthelot-Guiet montre en effet comment lexicographie, sémiotique et sciences de l’information et de la communication peuvent se conjuguer pour expliciter la valeur du nom de marque et des noms de vêtements. Ainsi la boucle est-elle bouclée. Les sémioticiens peuvent avancer à nouveaux frais sur ce terrain jadis balisé par Barthes et Greimas mais dont le sens ne cesse de résister à l’analyse par les problèmes qu’il pose quant au corps du sujet et aux formes de vie à l’œuvre.

Pour compléter, une bibliographie thématique a été établie avec l’aide de Ludovic Chatenet, doctorant au Centre de recherches sémiotiques de l’université de Limoges (CeReS).