Les aventures du corps et de l’identité dans la photographie de mode

Maria Giulia Dondero

Fonds National de la Recherche Scientifique
Université de Liège

https://doi.org/10.25965/as.4979

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : art, corps, métalangage visuel, mode, photographie, temporalité

Auteurs cités : Walter Benjamin, Anne BEYAERT-GESLIN, Maria Giulia DONDERO, Jacques FONTANILLE, Pierluigi BASSO FOSSALI, Odile Le Guern, Jean-Marie KLINKENBERG, Eléni Mouratidou

Plan

Texte intégral

Remarques préliminaires

L’objectif de ce travail est d’explorer certaines caractéristiques de la photographie de mode : en premier lieu, les façons dont elle se met en scène en tant que photo de mode, et en second lieu, les manières dont elle-même théorise le fonctionnement plus général de l’univers de la mode.

Pour commencer, nous faisons l’hypothèse que la photo de mode a souvent pris pour modèle la photographie artistique ainsi que la peinture à vocation métapicturale. Par métapeinture et, plus généralement, par métavisuel, on entend des images qui énoncent leurs propres instruments productifs (miroir, jeux de cadres, surfaces réfléchissantes, fenêtres, etc.) et mettent en scène explicitement, en les thématisant, les manières dont elles réfléchissent à ce qui les rend telles qu’elles sont : la perspective, la relation entre transparence et opacité, les jeux des plans et des surfaces, etc. De plus, la photographie de mode mime des tableaux et des styles picturaux tant qu’on pourrait affirmer qu’elle vise à devenir elle-même un discours artistique sur l’art et non seulement sur le goût et ses caprices. La mode et l’art sont en fait deux domaines qui partagent un certain nombre de caractéristiques : ils sont tous deux autoréflexifs et fonctionnent par autorégulation. Les deux domaines peuvent être compris comme des laboratoires d’idées, des lieux de l’expérimentation où ce qui compte est de dépasserses propres modèles et ses propres acquis. Les deux font usage de la citation de leurs propres modèles du passé ou des modèles de l’autre domaine en construisant leur tradition sur des effets, plus ou moins cycliques, de distance et de reprise.

Note de bas de page 2 :

 Elena Esposito, I paradossi della moda. Originalità e transitorietà nella società moderna, Bologne, Baskerville, 2004.

Note de bas de page 3 :

 Sur la notion d’aura voir Walter Benjamin « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (dernière version de 1939) », Œuvres, tome III, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », pp. 269-316, 2000.

Note de bas de page 4 :

 Voir, à propos de la relation entre peinture et photographie par rapport à l’iconographie religieuse, Maria Giulia Dondero, Le sacré dans l’image photographique. Etudes sémiotiques, Paris, Hermès-Lavoisier, 2009 ainsi que « Iconographie de l’aura : du magique au sacré », E/C, Rivista dell’Associazione Italiana di Studi Semiotici (A.I.S.S.) en ligne, disponible sur : http://www.ec-aiss.it/includes/tng/pub/tNG_download4.php?KT_download1=34dcebc81415598b9802f9bbdbf6eb4c.

Dans le monde de la mode notamment, l’acte de création consiste en une négation surprenante de ce qui était acquis : la nouvelle création met en cause le modèle précédent en le valorisant comme familier, et en même temps, comme dépassé et dépourvu d’attractivité. Dans la mode, la seule référence stable est le transitoire : comme l’affirme Elena Esposito dans I paradossi della moda. Originalità e transitorietà nella società moderna2, la mode a comme seule contrainte le changement. Une mode peut vivre tant qu’elle représente une déviation par rapport à un fond stabilisé. Lorsqu’elle devient fond, elle doit tout de suite se déclarer elle-même comme dépassée. La mode est, dans sa globalité, un dispositif de goût géré par un double mouvement : d’un côté, par la négation d’un passé récent au nom de l’avancement de la recherche de la beauté et de la nouveauté et, de l’autre, par la redécouverte d’un passé lointain qui peut être valorisé grâce au temps qui lui a construit autour l’aura d’une forme de vie d’antan. Dans la définition d’aura que donne W. Benjamin3, nous retenons surtout l’idée que l’aura rend possible un croisement de présences : le lointain, dans le temps et dans l’espace, survient sur un événement qui est proche dans le temps et dans l’espace. L’évènement présent est « redéployé » et resémantisé à partir des traces qui renvoient l’observateur à ce passé lointain et permet une prise de conscience du temps par une épiphanie qui rompt avec toute mesure et toute chronologie linéaire4.

Note de bas de page 5 :

 Sur la relation entre hasard et contrôle voir Frédéric Godart, Penser la mode, Paris, Editions du Regard, 2011.

La recherche de la nouveauté peut en fait s’appuyer sur la ré-énonciation de modèles déjà proposés à des époques lointaines, en assumant de manière plus ou moins ironique ou mélancolique cette empreinte du passé. La mode a finalement fortement besoin de l’anti-mode, de s’opposer à elle-même, à ses identités qui viennent de se succéder. Toutefois la proposition d’un nouveau modèle, ou la relance d’un modèle du passé, est toujours finement contrôlée : créer une nouvelle mode consiste en une expertise de la contingence au sein d’un labyrinthe de formes historiques re-valorisables : l’art de la mode consiste en un contrôle du vertige de la citation5.

L’art tout court fonctionne d’ailleurs de manière un peu différente. Les cycles du renouvellement sont plus longs et les rythmes de l’art sont évidemment saisissables et appréciables sur la longue durée ; de plus, la citation des styles du passé ne vise pas forcément à les remettre au goût du jour ni à traiter les anciens modèles comme des « redécouvertes » mais plutôt comme des moments de l’histoire de l’art qui font partie d’un patrimoine qui est toujours présent et qui demande sans cesse à être réactualisé. En ce sens, aucun modèle spatial ou conceptuel ne devient jamais véritablement démodé en art : on peut à la limite parler de modèles déjà vus, déjà pensés, déjà employés, mais tous les modèles sont toujours présents tout en pouvant être virtualisés et potentialisés par les différents artistes. La distinction entre le fonctionnement de la photo artistique et celui de la photo de mode montre que cette dernière est toujours prioritairement insérée dans le domaine social de la publicité, ce qui fait qu’elle ne peut pas avoir comme seul objectif elle-même et sa composition formelle.

En tout cas, dans le présent travail, nous visons tout d’abord à explorer les manières dont certaines photographies de mode se rapprochent du monde de l’art : il ne s’agit pas seulement de remarquer qu’elle fait référence aux œuvres d’art et aux styles artistiques du passé, mais surtout que la photo de mode emprunte à l’art sa praxis métalangagière qui consiste à mettre en scène ses instruments constitutifs et ses dispositifs autoréflexifs.

Note de bas de page 6 :

 Voir par exemple : http://www.richardavedon.com/#s=17&mi=2&pt=1&pi=10000&p=0&a=1&at=0 des années 1950 ainsi que http://www.richardavedon.com/#s=2&mi=2&pt=1&pi=10000&p=1&a=1&at=0 des années 1960 et http://www.richardavedon.com/#s=7&mi=2&pt=1&pi=10000&p=2&a=1&at=0 des années 1990.

Note de bas de page 7 :

 http://www.artic.edu/aic/collections/exhibitions/IrvingPennArchives/artwork/144844  

Note de bas de page 8 :

 Sur la photo de mode autoréférentielle, voir Eléni Mouratidou, « L'image coulisse : normes, codes & transgression », in Communiquer dans un monde de normes. L'information et la communication dans les enjeux contemporains de la mondialisation, congrès international, organisé par Lille 2, GERIICO, ICA é SFSIC, Roubaix, 7-9 mars 2012. Sur le méta-iconique dans la photo de mode et dans la peinture moderne en relation à la synesthésie, voir Odile Le Guern, « Entre tactile et visuel : textiles et textures photographiques et picturales », dans Ateliers de sémiotique visuelle, sous la direction de Anne Hénault et Anne Beyaert-Geslin, Paris, P.U.F., « Formes sémiotiques », 2004, pp. 171-186.

Note de bas de page 9 :

 Voir à ce sujet la photo Bergstrom, au-dessus de Paris, Paris, 1976, http://www.vogue.fr/photo/le-portfolio-de/diaporama/le-portfolio-d-helmut-newton/7525#!bergstrom-au-dessus-de-paris-paris-1976.  

À ces fins, nous procèderons à une description de trois corpus photographiques. Concernant la photographie autoréflexive et méta, nous ne prendrons pas en compte des figures connues et célébrées telles que Richard Avedon — qui déjà dans les années 1950 inaugurait des photos de mode ayant comme thématique les coulisses et la mise en abyme de la prise de vue —6, Irving Penn7, Peter Lindbergh ou Helmut Newton. Ces photographes ont été parmi les premiers à mettre en valeur le backstage des défilés et des reportages photographiques, à travers la stratégie de la photo dans la photo et de la mise en abyme des coulisses des reportages, de ses lumières, de ses dispositifs de mise en scène8. Dans le cas de Helmut Newton, sa production photographique comprend aussi d’importantes références à des modèles picturaux tels que la Venus au miroir9.

Les corpus que nous avons sélectionnés visent en fait à rendre compte d’autres fonctionnements métalangagiers que ceux du making-of et à valoriser d’autres aspects de la dynamique de la mode. Le choix a été fait de ne pas prendre en considération la chronologie des productions photographiques, une histoire de la photo de mode à caractère métalinguistique étant une entreprise qui dépasse nos compétences. Ce qui nous a guidé dans la sélection des corpus à ambition métalinguistique a été par contre l’isotopie de la temporalité : les photos que nous allons analyser portent toutes l’attention sur les contrastes, les simultanéités, et les conflits entre le temps du médium photographique et le temps de l’exposition du corps du mannequin. Comme nous l’avons dit plus haut, la mode a comme sujet de réflexion privilégié le rapport entre passé de la tradition, présent fuyant et prévision du futur. Chaque corpus sélectionné met en scène une manière particulière de traiter cette tension temporelle qui valorise le vêtement.

De plus, il ne s’agira pas de traiter la question des pratiques réceptives de ces photos, ni du rapport qu’elles engagent avec leur énonciation éditoriale (magazines, blogs, etc.) : notre seul but est de conduire une analyse de l’énoncé et de l’énonciation énoncée de ces corpus dans la tradition d’analyse de l’école greimassienne. Ces corpus ne sont d’ailleurs pas forcément et seulement composés par des métaphotographies mais bien plus précisément par des métaphotographies de mode.

Note de bas de page 10 :

 Les travaux de Melvin Sokolsky et de Guy Bourdin, par rapport aux lookbooks Prada, sont certes datés, mais leur singularité les impose comme des corpus incontournables pour poursuivre notre objectif : construire non seulement une paradigmatique des types d’autoréflexivité des images photographiques, mais surtout une syntagmatique de la réflexion sur les temps de la mode contemporaine. En outre, il nous paraît que seulement la sémiotique actuelle, qui a remis l’empreinte et le corps – comme objet représenté dans le texte et comme source productive de ce même texte – au centre de la signification (voir Jacques Fontanille, Soma et séma. Figures du corps, Paris, Maisonneuve et Larose, 2004 ainsi que Jacques Fontanille Corps et sens, Paris, PUF, 2011), permette de les analyser de manière satisfaisante.

Le premier exemple est constitué par les photos des lookbooks Prada, corpus qui met en scène la médiation de l’industrie de la mode, ainsi que la dialectique entre renouvellement et tradition dans la présentation de la marque et de ses styles vestimentaires. Le deuxième corpus se compose de deux images de Melvin Sokolsky qui valorisent de manière originale le corps de la femme en tant que lieu séparé de la vie quotidienne et de ses règles ; le troisième corpus, composé par des photos de Guy Bourdin10, explore les contretemps de la mode, entre cadrage et fuite/libération de ce même cadre, et nous plonge dans les côtés sombres des passions de la mode. Si les productions de Sokolsky et Bourdin ont été conçues dans un cadre publicitaire et font aujourd’hui l’objet d’expositions artistiques, il en va tout autrement pour les lookbooks Prada, qui sont destinés avant tout aux professionnels et qui sont d’une certaine façon des images qui en préparent d’autres. Les raisons de ce choix sont multiples, mais n’énumérons en pour l’instant que quelques-unes.

À la différence d’Helmut Newton, qui a inauguré et poursuivi un type de photographie autoréflexive mettant en scène les coulisses des défilés, les miroirs et l’art de la prise de vue, — et que nous pouvons considérer comme l’un des pères, déjà assez étudié, du métadiscours de la photographie de mode —, les photographes de Prada, ainsi que Sokolsky et Bourdin, poursuivent une exploration à notre avis moins ostentatoire et plus originale sur les mécanismes temporels de la mode. Leur production est moins vouée à dévoiler la mise en scène du reportage photographique (qui, d’ailleurs réitère une présence du présent de la prise qui concerne la métaphotographie plus généralement) que les valeurs fondant le fonctionnement de la mode et la valorisation des corps (qui concernent la métaphotographie de mode spécifiquement) : comme nous l’analyserons, chez Prada il s’agit d’une réflexion sur le corps du mannequin médiatisé jusqu’à sa dissipation, ainsi que sur l’insertion d’objets ou de styles du passé à l’intérieur d’une nouvelle collection. Dans le cas de Sokolsky, il s’agit de la réflexion sur le fait que la mode rend le corps de femme exceptionnel au travers de la séparation du temps du monde ordinaire ; dans le cas de Bourdin, il s’agit enfin d’une réflexion sur la focalisation obsessive sur le détail et sur le temps de la fétichisation.

Il s’agit donc d’explorer non pas la photo de mode dans son « être en train de se faire » mais la photo de mode en tant qu’outil pour dévoiler certaines retombées de la mode sur les modèles du corps, et plus généralement sur le fonctionnement temporel (médiatique, existentiel, passionnel) de l’univers de la mode. Cette question nous paraît très peu explorée et pourtant d’une grande actualité.

Avant d’étudier ces trois corpus, nous nous consacrerons à un bref aperçu de ce qu’on peut entendre par énonciation dans le cadre du langage visuel, pour expliciter la manière dont on peut concevoir le métalangage visuel et l’autoréflexivité de la photo ; nous nous consacrerons alors à l’analyse des trois corpus photographiques en essayant de mettre en avant leur « philosophie incarnée » de la mode ainsi que leur rapport avec d’autres domaines créatifs tels que l’art.

1. La photographie et l’énonciation visuelle

Note de bas de page 11 :

 Pour démontrer que le visuel fonctionne comme un langage tout court nous nous sommes efforcée en ces dernières années de traiter dans nos travaux des questions qui nous paraissent fondamentales dans ce but. La première question postule que le langage visuel articule des négations : chaque image module la présence de ce qu’elle représente par virtualisation, actualisation, réalisation et potentialisation de stock de signification. Cf. Maria Giulia Dondero, « Énonciation visuelle et négation en image : des arts aux sciences ». Nouveaux Actes Sémiotiques [en ligne]. Prépublications, 2010 - 2011 : La négation, le négatif, la négativité. Disponible sur : https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/2578 (consulté le 19/07/2013). La deuxième question concerne le fait que l’image est capable de réfléchir sur elle-même : il existe donc un métalangage visuel comme l’ont mis en valeur, en sémiotique, Jean-Marie Klinkenberg (Précis de sémiotique générale, Paris, Le Seuil, 2000)avec la différence entre métasémiotique homosémiotique et métasémiotique héterosémiotique, en théorie de l’art Victor Stoichita (L’instauration du tableau. Métapeinture à l’aube des Temps modernes, Paris, Méridiens Klincksieck, 1993), ainsi que les travaux de Stefania Caliandro sur le métavisuel, Panofsky et Warburg (Images d’images. Le métavisuel dans l’art visuel, Paris, L’Harmattan, 2008). La troisième question postule que le visuel possède, comme l’ont démontré les travaux sur le plastique et le figuratif, une double articulation E/C.

Note de bas de page 12 :

 Pour une critique de la notion de langue dans le cadre du visuel et une proposition du problème du point de vue des statuts, voir Maria Giulia Dondero, « Rhétorique visuelle et énonciation », Visible 10, Mattozzi (dir.), 2013, sous presse.

Note de bas de page 13 :

 Voir Jacques Fontanille, Les espaces subjectifs : Introduction à la sémiotique de l’observateur (discours, peinture, cinéma), Paris, Hachette, 1989. Nous n’oublions pas les efforts faits par les théoriciens de l’art tels que Jean Paris (L’espace et le regard, Paris, Le Seuil, 1965), Louis Marin (De la représentation, Paris, Le Seuil, 1993 ; l’Opacité de la peinture. Essais sur la représentation au Quattrocento, Paris, Éditions de l’EHESS, 2006)et Daniel Arasse (Le sujet dans le tableau. Essais d’iconographie analytique, Paris, Flammarion, 1997).

Note de bas de page 14 :

 Fontanille (1989) identifie quatre types d’observateurs en suivant la hiérarchie des niveaux du parcours génératif du contenu, définissant les étapes successives du débrayage/embrayage progressif de l’observateur : une étape actantielle, purement abstraite, qui concerne les niveaux profonds du parcours, ensuite une étape thématique, une étape spatio-temporelle, puis actorielle, qui se caractérisent pas une figurativisation croissante. Il identifie ainsi : 1. l’observateur le plus abstrait, qui est appelé focalisateur. Il concerne les cas où le rôle d’observateur n’est pris en charge par aucun des acteurs du discours, et quand on ne lui attribue pas de deixis spatio-temporelle dans l’énoncé : il reste abstrait, pur filtre cognitif de la lecture. Il est engendré par un simple débrayage actantiel. On le reconnaît uniquement à ce qu’il fait, c’est-à-dire aux sélections, aux focalisations/occultations mises en œuvre dans l’énoncé. 2. Est appelé spectateur un observateur qui reçoit une manifestation figurative au travers des limites de type spatial et figurative: c’est le cas de la perspective picturale qui caractérise un « ici » par rapport à un « là-bas ». 3. Pour le troisième type de position, on parle d’assistant : c’est quand le rôle de focalisateur est pris en charge par un acteur de l’énoncé, avec une compétence cognitive, mais qui ne joue pas de rôle, pragmatique et thymique, dans les événements de l’énoncé : il résulte d’un débrayage actoriel. 4. Enfin, l’assistant-participant cumule tous les types de débrayage : il résulte d’un débrayage complet (actantiel, spatio-temporel, actoriel et thématique).

Note de bas de page 15 :

 Fontanille construit en 1989 une typologie de l’accès au savoir qui comprend quatre positions : l’exposition caractérise tout ce qui se donne à voir à l’observateur, comme par exemple un personnage de premier plan vu de face. L’inaccessibilité caractérise tout ce qui se refuse à l’observateur, comme ce qui se trouve hors des limites latérales du champ de vision. L’obstruction caractérise tout ce qui est masqué, difficilement saisissable, incomplet, comme négation de l’exposition : objets éloignés ou vus de dos, etc. L’accessibilité concerne tout ce qui se laisse apercevoir, entrevoir, toute faille dans l’obstacle, qui recule les limites du champ visuel (miroirs, reflets, portes ou tentures ouvertes). Cette typologie est une autre manière d’explorer la modulation de la présence, y compris ses différents types de soustraction, voire de négation.

De manière générale, la notion d’énonciation visuelle nous est utile afin de modéliser les différents types de rencontres possibles entre une image et son spectateur, ce dernier étant plus ou moins situé dans une pratique quotidienne de contemplation, utilisation, interprétation. Du point de vue de la sémiotique visuelle, l’étude de l’image en tant qu’énoncé produit par un acte d’énonciation devrait permettre de contribuer à démontrer que le visuel est articulé comme un véritable langage et que, par conséquent, il possède la capacité de réfléchir sur lui-même11. L’énoncé visuel est en fait le produit d’un acte d’énonciation qui sélectionne et actualise des possibles12. Les images-actualisations articulent en leur sein des rapports entre un énonciateur et un énonciataire fonctionnant comme les simulacres de relations intersubjectives possibles. L’analyse énonciative de l’image (énonciation énoncée) permet de prévoir la manière dont le sujet est censé assumer la signification ; on postule en fait que la signification soit saisissable au travers de l’analyse des contraintes langagières de l’image : l’énonciateur et l’énonciataire se constituent réciproquement pour, respectivement, produire et permettre de reconstruire la signification. L’ouvrage pionnier de cette démarche est Les espaces subjectifs : Introduction à la sémiotique de l’observateur (discours, peinture, cinéma) de Jacques Fontanille de 198913 où le sémioticien affirme que chaque énoncé visuel est porteur d’un savoir intersubjectif. Le savoir est un objet en circulation entre l’énonciateur et l’énonciataire du discours, censés « couvrir » respectivement des simulacres du faire et de l’observer14 : la subjectivité est interactive car les deux actants-sujets agissent les uns sur les autres par l’intermédiaire d’un savoir qu’ils se partagent ou se disputent. De la théorie fontanillienne de l’observateur il faudrait retenir deux principes fondamentaux : 1. le caractère interactif de la relation des couples de simulacres identitaires, l’énonciateur et l’énonciataire : ils sont deux sujets énonciatifs qui peuvent ne pas correspondre à aucun personnage et ils ne sont que l’effet de sens des diverses focalisations, sélections et distorsions de l’espace qu’on leur attribue ; 2. le caractère conflictuel entre les deux membres de ce couple : le conflit sur le savoir est à la base de la notion de point de vue, qui est le lieu d’où l’on a et l’on offre la vision des choses15. Les images sont toujours des nouvelles scénographies qui s’ouvrent sous nos yeux, mais en se manifestant, elles nous cachent forcément quelque chose. Les images, surtout celles de statut artistique, nous mettent souvent face à des situations de « lutte pour la vision » : par exemple, dans la photo Denis Roche, 28 mai 1980 (Rome, « Pierluigi »)du photographe et théoricien français Denis Roche (figure 1), la lutte pour devenir des acteurs de l’action du voir est directement mise en scène.

Figure 1 - Denis Roche, 28 mai 1980 (Rome, « Pierluigi »), by Kind permission of Galerie Réverbère, Lyon.

Figure 1 - Denis Roche, 28 mai 1980 (Rome, « Pierluigi »), by Kind permission of Galerie Réverbère, Lyon.

Note de bas de page 16 :

 Pierluigi Basso Fossali, « Photos en forme de nous. L’éclipse représentationnelle d’un couple », dans Pierluigi Basso Fossali & Maria Giulia Dondero, Sémiotique de la photographie, Limoges, Pulim, 2011, pp. 323-382.

Note de bas de page 17 :

 Le flou en photo est un autre exemple du « jeu de cache-cache » et de lutte pour arriver à la vision ou l’empêcher à autrui, comme le montrent Shairi et Fontanille dans un article de 2001 « Approche sémiotique du regard photographique : deux empreintes de l’Iran contemporain ». Dans la deuxième photo analysée, la femme ne veut pas se faire saisir par le photographe-énonciateur : le flou marque un vouloir se cacher au regard, c’est le flou d’une fuite, d’un évitement de l’espace d’énonciation. On pourrait appeler ce genre de flou un flou énoncé, au sens où c’est un personnage représenté qui bouge de manière à rendre floue la prise : ce n’est pas le photographe qui bouge. Bien sûr, dans l’effet flou il s’agit toujours d’une interaction entre un mouvement de fuite de l’informateur et une tentative de capture de la part de l’observateur/preneur de vue, mais dans chaque image il s’agit toujours de comprendre qui « prend l’initiative » de cet écart par rapport à la parfaite syntonisation des corps rendus dans leur netteté : ici c’est informateur, la femme, qui prend l’initiative de cette non-syntonisation. On peut avoir d’ailleurs le cas opposé : par exemple, dans le célèbre D-Day de Robert Capa, c’est l’énonciateur qui « prend l’initiative » de bouger (il ne peut pas faire autrement en fait !) par rapport au pro-photographique.

Cette image nous met face à une « bataille de dispositifs », comme l’a appelée Basso Fossali16 : le sujet représenté veut devenir co-auteur de la photographie et substitue à son regard un miroir qui lui permet de devenir lui aussi déclencheur d’une vision, et plus précisément déclencheur d’une autre perspective : une perspective sur l’acte de la production, concurrentielle à celle de la prise de vue principale qui ordonne l’espace du café censé être le décor du portrait. Il s’agit là d’un conflit de perspectives et le miroir est utilisé comme résistance à la perspective dominante : la femme refuse d’apparaître dans la photo en tant que modèle, en tant qu’objet de la prise de vue, pour devenir elle-même productrice d’une vision et d’un savoir17.

Une première tentative de typologie de la photographie artistique permet de distinguer quatre manières d’inscription de l’acte d’énonciation, plus ou moins fictif, dans l’énoncé. Cette typologie prend en considération tout d’abord un type d’image qui thématise sa production de manière explicite et figurative (l’acte d’énonciation est la thématique de l’image) et se clôture avec un type d’énonciation incarnée où c’est la chair de la matière de l’image qui signifie l’acte de production (l’acte énonciatif est signifié par des traces corporelles de la production dans l’image).

1. Dans le premier cas de notre typologie, que nous appelons la thématisation de l’énonciation, on est proche d’une énonciation qui pourrait se confondre avec la notion de métalangage : c’est comme si l’image nous donnait les instructions pour comprendre et décrire non seulement la façon dont elle est faite mais la manière dont elle réfléchit sur la manière dont elle doit être faite : ses normes, ses règles, sa mission.  Dans cette image d’Helmut Newton (Figure 2), l’acte de photographier est représenté directement : il s’agit d’une énonciation énoncée métadiscursive qui a comme thématique l’encadrement du regard sur le corps du mannequin, le jugement — signifié par la présence d’Alice Springs en tant que spectatrice professionnelle —, la pose et le repos de la pose — signifié par l’autre mannequin dont on n’aperçoit que la posture assise et les jambes. On a ici un dédoublement de l’acte de photographier et du corps de la femme : le corps de la femme est effectivement vu deux fois, tandis que le corps du photographe n’est figurativisé qu’une fois : son dédoublement est signifié par l’existence de la photo elle-même.

Ce type de photo est également exploité par Richard Avedon et Irving Penn.

Figure 2

Figure 2

Note de bas de page 18 :

 Voir par exemple cette photo de Richard Avedon qui paraît demander au spectateur une durée assez longue de contemplation, à cause de la profondeur du regard, de la calme de la pose, et de la représentation de la cigarette comme moment de détente : http://www.richardavedon.com/#s=0&mi=2&pt=1&pi=10000&p=1&a=1&at=0

2. Le deuxième cas est celui de l’embrayage (appel direct au regard du spectateur), typique du portrait, où nous sommes directement mis en relation avec le regard du personnage représenté, qui est un énonciateur délégué qui nous regarde et qui a été regardé par le photographe.Dans la photographie de mode, la signification du regard du mannequin dans les yeux du spectateur n’est pas la même que dans une photographie de reportage politique ou artistique : il se charge non pas d’une interrogation éthique ou identitaire, mais bien d’une interrogation insistante sur la durée du regard lui-même, sur la valeur esthétique du regard, sur l’appréciation qui retient longuement l’attention, sur l’admiration18

3. Le troisième type est celui dela perspective, voire de l’arrangement de l’espace censé nouspositionner. La perspective concerne les différents types d’arrangements de la profondeur et de la relation entre différents plans et zones de l’image. Dans ce cas, les stratégies langagières sont plus difficiles à repérer, car globales et non identifiables en des unités telles que le miroir, l’appareil photographique ou le regard : c’est la construction géométrique de l’espace englobant qui gère toutes les relations entre regards offerts, permis, cachés et interdits.

Note de bas de page 19 :

 Sur cette question et sur l’effet de flou en photographie, voir Pierluigi Basso Fossali & Maria Giulia Dondero, Sémiotique de la photographie, Limoges, Pulim, 2011, pp. 323-382.

4. Le quatrième type d’énonciation énoncée concerne la texture de l’image et la technique incarnée — et pas seulement thématisé —dans l’énoncé lui-même. La question énonciative rejoint ici directement celle de la spécificité du médium et de la technique, voire des relations entre supports et apports : dans le cas de la photographie, le rôle d’apport est joué par l’intensité de la lumière et le rôle du support par le traitement de la surface du papier19. Nous verrons la façon dont ce quatrième type d’énonciation énoncée est exploitée par notre premier corpus, qui problématise la relation entre support et apport dans la production photographique de mode.

2. Prada et la médiatisation de la vision

Le premier corpus que nous allons examiner est celui des lookbooks Prada des années 2007 et 2009 : les premières photos analysées, contenues dans le lookbook de la mode Automne-Hiver 2007 (Figures 3-4), mettent en scène ce quatrième type d’énonciation énoncée, mais de manière plus complexe que nous ne l’avons décrite jusqu’ici.

Chez Prada, ce qui est mis en scène n’est pas la substance photographique directement, mais les substances d’autres média tels que le dessin et la peinture. Cette insertion problématise les caractéristiques de la médialité photographique : non seulement la difficulté de saisir directement le mouvement du corps de la femme pendant le défilé mais aussi la complexe médiatisation de l’univers du regard dans le domaine de la mode. En fait, comme on le verra, ces photos ne représentent pas seulement le mouvement du corps du mannequin mais également le mouvement des regards et des prises de vue sur lui.

Figure 3

Figure 3

Figure 4

Figure 4

La première spécificité de ces deux photos concerne l’hétérogénéité du plan de l’expression : elles mettent en scène différentes matières et textures non pas des vêtements et de leurs tissus, comme on pourrait s’y attendre, mais les textures des médias à travers lesquels ces vêtements sont communiqués : la substance photographique englobe en fait le dessin dans la première photo, le geste pictural dans la deuxième.La stratégie choisie par Prada est de mettre en valeur la mode dans ses mouvements, lorsque ses créations agissent sur un public, lorsqu’elles tournent, se retournent, se tordent, disparaissent, réapparaissent au travers des voltiges et d’une multiplication de points de vue.

Dans la première image le mannequin est en train de marcher sur la passerelle et le dessin qui démultiplie la substance du plan de l’expression en le rendant hybride vise à nos yeux non seulement à dynamiser la photo, en recréant les rythmes du défilé de mode, mais surtout à construire, à travers un instantané, un effet fugitif, où le corps du mannequin subit une décentration et une désubstantialisation. Les traits du dessin s’infiltrent à l’intérieur du corps de la femme en en déstabilisant le positionnement et en l’encadrant à l’intérieur du mouvement de la vague du défilé, du tourner, du revenir sur ses pas, de la mise en pose, etc. La photo rend compte ainsi du métier de la médiatisation de la mode par l’insertion de matières médiatiques diverses directement à l’intérieur du dispositif photographique de présentation des vêtements qui à son tour met en scène un autre dispositif de mise en scène, le défilé, qui est en lui-même un dispositif hybride de lumières photographiques, reprises vidéo, regards...

On assiste dans ces deux cas à la spectacularisation, sur le plan de l’expression, d’un acte de greffage d’une substance visuelle sur l’autre : le greffage du dessin « marque » la surface photographique de l’image et en même temps vise à créer une tension entre les formes photographiques et les formes qu’il a lui-même tracées : les formes dessinées, démultipliant les bords de la figure photographiée, apparaissent comme fugitives et déstabilisent le centre de l’attention. Le traçage des figures dessinées mime le mouvement des défilés, les multiples points de vue qui sont normalement offerts au spectateur par la pirouettedes mannequins, tandis que le deuxième exemple montre, par l’insertion de la gestualité picturale, le simulacre de la sensori-motricité du mannequin lui-même en la mettant en scène à travers ce qu’on peut en voir de l’extérieur, en tant qu’observateurs d’un spectacle en mouvement. Le mouvement du défilé vient se greffer sur l’instantané photographique par des traces de coups de pinceau qui marquent les voltiges des pieds. Les couleurs des chaussettes et de la peinture tendent à se confondre jusqu’à rendre difficile de repérer les jambes du mannequin ainsi que les formes des vêtements et des corps.

Dans la première image, le dessin ne mime pas seulement le défilé, mais les retombées de ses effets sur le corps du mannequin : la multiplication des flashs, des mouvements des photographes, des lumières qui s’entrecroisent. Les silhouettes fantomatiques du mannequin tournent sur elles-mêmes : il ne s’agit pas de l’empreinte passée et future d’un parcours de marche mais de traces de la déstabilisation des regards dans le mouvement et dans le tremblement des lumières des flashs des photographes et des cameramen...

Note de bas de page 20 :

 Comme nous le fait remarquer Eléni Mouratidou, le dessin est aussi la source de toute création, esquisse, croquis : le crayon est au fondement de la première manifestation/médiatisation de l’objet de mode.

Mais pourquoi choisir le dessin pour reconstruire l’atmosphère du défilé ? D’un côté, le dessin démultiplie le corps photographié, le déstabilise car ce qu’il offre du corps ne sont que des contours, des silhouettes vidées de substance et de densité chromatique, des enveloppes fantomatiques, à peine esquissées et déjà fuyantes. D’un autre côté, le dessin donne, contrairement à l’utilisation du flou en photo, une stabilité à la figure représentée car il construit un équilibre entre le passage fugitif de la femme devant les objectifs reproducteurs et le marquage de la scène. Le crayon blanc produit un effet d’ancrage : la craie empêche que tout soit volatile et se perde dans les simulacres photographiques. Le dessin au crayon blanc inscrit une surface et un corps à l’intérieur d’un monde qui ne serait sinon qu’impalpable jeu d’écrans et de transparences. Toutes les enveloppes dessinées qui se succèdent et s’entrecroisent mettent en scène ce qui se passe autour et sur le corps du mannequin : la succession des lumières des flash, la superposition et le croisement des projections des regards, les prises de vues multiples de tous ses mouvements. Le dessin apposé sur la photo permet de signifier ce qui se passe au-delà des bords de la photographie et qui d’une certaine manière en est la source énonciative20 : la multitude des regards des observateurs, la multitude des prises de vue des photographes et des cameramen. Le mouvement tracé par le dessin ne signifie pas seulement le trajet parcouru du mannequin pour se rendre photographiable selon les différents points de vue, mais précisément la mise en contact de tous les points de vue : les multiples positionnements des photographes, des écrans projecteurs, des miroirs, des lumières. Toutes les médiatisations du défilé visent à être cumulées par cette intermédialité signifiée par le croisement de la photo et du dessin, qui se stratifie sur le croisement des contours des enveloppes corporelles du mannequin. Ces enveloppes sont là pour signifier les rythmes non seulement de la marche mais surtout des prises de vue, le rythme et la succession des déclics.

Note de bas de page 21 :

 Pierluigi Basso Fossali, La promozione dei valori. Semiotica della comunicazione e dei consumi, Milan, Franco Angeli, 2009.

Comme l’affirme Pierluigi Basso Fossali dans l’ouvrage La promozione dei valori21, pendant le défilé, le corps est absolutisé et sacralisé, mais en même temps il se désintègre car il s’offre à toutes les médiatisations dont l’une est justement la photographie : le corps est valorisé comme le centre de toute attention mais en même temps est offert à toutes les images qu’on donnera de lui, à travers lesquelles il se retrouvera diffusé et démultiplié, voire dispersé, via les médias. Selon la formule de Basso Fossali, pendant le défilé, le corps subit une « singularisation suicidaire » qui s’exprimerait verbalement ainsi : « Jamais plus grand que moi ici et maintenant, jamais plus moi dorénavant ». Le mannequin est en train d’être expropriée de son corps à travers les images de lui-même qui produisent une « infinitisation des circulations portraitistes ».

Cette démarche de la mode, qui vise à la démultiplication et à la circulation de ses simulacres, est différente de celle de l’art, dont les reproductions photographiques ont une circulation plus élective, plus contrôlée, et dont le circuit de médiatisation est en même temps plus limité et plus durable. La mode vise par contre une production et une circulation sans limites de ses produits qui seront revisités, remaniés, reproduits sans cesse bien que sur une période limitée. En outre, la mode joue sur la répétition de modèles uniques. Cet effet de répétitivité se fonde aussi sur la similarité des corps des mannequins, qui apparaissent comme tous pareils, faits en série. La désindividualisation des corps est donc obtenue via deux stratégies différentes du traitement du corps : l’une est la démultiplication liée à la désubstantialisation, l’autre est la sérialisation des corps ; dans les deux cas, le corps unique de la personne se sacrifie en faveur de la multiplicité requise par la médiatisation du corps du mannequin.

Ces deux photos Prada nous montrent la perte du centre du corps comme référentiel de l’image de la mode. Le corps est rendu multiple et fugace, presque invisible, le vêtement n’est plus au centre de la photo non plus : ce qui est au centre, ce sont ses enveloppes, ses traces, ses phantasmes : la démultiplication des mouvements du corps (figure 4) et de ses enveloppes (figure 3) font en sorte que sa totalité en est déstabilisée. Pourtant cette démultiplication et cette déstabilisation du corps sont toujours mises en tension et contrebalancées par des ancrages forts : le traçage du crayon blanc de la première photo, la densité lourde de couleurs terrestres, marron et rouge, des coups de pinceau de la deuxième photo —qui tout en construisant une danse autour des jambes du mannequin, en permettent aussi l’ancrage sur terre. De plus, le dessin et la peinture contrastent avec la production semi-machinique de la photographie et ancrent la surface photographique dans la sensori-motricité corporelle, de même qu’ils ancrent dans la sensori-motricité le corps presque exproprié du mannequin. Ces premières photos nous semblent confirmer nos commentaires d’ouverture : que la mode est une pratique de contrôle parfait et de marquage structurant le défilement des mutations.

2.1. La citation artistique et l’évocation du classique

Outre l’hétéro-matérialité médiatique des photos, qui permet de dévoiler un des fonctionnements du monde de la mode, l’hyper-médiatisation des images contenues dans ses images, Prada utilise une autre stratégie énonciative : la citation de tableaux ainsi que de styles artistiques du passé, qui lui permet d’ancrer l’esprit fugitif et changeant des modèles proposés dans quelque chose qui résiste au passage du temps car bien stabilisé dans la tradition des formes occidentale (Figure 5).

Figure 5

Figure 5

Note de bas de page 22 :

 Picasso est notamment l’artiste de la juxtaposition de points de vue et le premier, avec Braque, qui a exploité les potentialités de l’assemblage de matières hétérogènes sur le tableau, ainsi que la pratique du ready-made, voire de l’action de transfert et d’insertion d’une matière étrangère ou d’un objet dans un monde autre que celui de son origine.

On reconnaît aisément dans cette photo une tête et des mains dessinées, greffées sur un corps photographié, renvoyant non seulement aux célèbres têtes de femme de Picasso (Tête de femme lisant, 1953,et Dora Marr au chat, 1941), mais aussi au style tardif du peintre espagnol, caractérisé par des insertions de matériaux hétérogènes sur la toile du tableau (Le Journal du 18 novembre, 1912)22. Cette tête dessinée et insérée dans la photo nous renvoie aussi à la peinture (Dynamisme de la tête d’un homme) et à la sculpture (Formes uniques de continuité dans l’espace) du futuriste italien Umberto Boccioni qui vise à mettre en scène le mouvement dans le temps. Boccioni est l’artiste de la torsion du corps construite à travers l’infiltration de la dimension du temps à l’intérieur des formes et de leurs mouvements dans l’espace : la déformation met en scène toutes les difficultés rencontrées par les qualités spatiales dans l’objectif de représenter le temps.

Cette photo représente une véritable torsion du visage, voire du regard et des mains : l’objectif est encore de donner du mouvement au mannequin, de le rendre multiple, de rendre son action passagère ? Peut-être ; toutefois, la déformation des visages ne fonctionne pas de la même manière qu’en peinture : elle apparaît plutôt en tant qu’obstacle et résistance au passage fluide du temps, signifié par le corps photographié, tout à fait lisse et en parfait équilibre avec la mutation temporelle — le corps photographié est net et défini, ce qui veut dire qu’il y a une parfaite syntonisation entre le modèle et le photographe, entre l’acte de pose et la prise de vue. Si dans le passé, chez Picasso et Boccioni, les distorsions se manifestaient à l’intérieur d’une seule substance de l’expression, la peinture notamment, afin de tester toutes ses possibilités, ici ces torsions graphiques se greffent sur une substance photographique qui s’en retrouve doublement déstabilisée. Le corps du mannequin est non seulement déformé dans sa partie supérieure, mais est « splitté » en deux. Il est assemblé, il se partage entre une substance et l’autre, entre une condition et l’autre : le passage du temps et la résistance à ce passage, entre le présent et le passé, entre mouvement et tradition.

Dans les tableaux, la torsion était une manière d’insérer la dimension temporelle dans la peinture et de la faire basculer vers la mise à l’épreuve de ses limites. Dans la photo, cette déformation se désolidarise de la « transparence », de la parfaite correspondance entre la position du modèle et celle de son photographe, de l’éternel présent de la photographie définie et nette. La torsion graphique questionne le présent insouciant de la photo de mode et s’y greffe afin de mettre en cause l’apparence lisse de cette « temporalité simple », en la complexifiant et en la recomposant.

Note de bas de page 23 :

 D’autres look-books Prada mettent également en scène cette stratégie de l’assemblage de médias tels que la peinture, le dessin, la typographie, de la bande dessinée, ainsi que l’assemblage de formes provenant d’univers tels que l’architecture ancienne, le fantastique, etc. Voir à ce propos notamment les lookbook Spring-Summer 2011 et Fall-Winter 2010.

À la citation d’autres substances et d’autres média par la photographie s’ajoute dans ce dernier cas la citation artistique, qui superpose différentes solutions spatiales et différentes approches du problème de la représentation du temps, et a comme effet de donner une épaisseur au discours visuel de la marque : c’est comme si l’hybridation pouvait promouvoir une stratification des temps et rendre moins « transparent » et passager le vêtement présenté. Cette épaisseur temporelle d’ailleurs est non seulement de caractère médiatique (la photo englobe la peinture) mais également statutaire : la mode englobe les questionnements sur la représentation du temps de l’art du passé. La citation artistique permet de stratifier les époques, et fait en sorte que le discours de la mode se présente comme composite, voire comme résultat d’une insertion entre guillemets d’autres discours construits dans un ailleurs et dans un alors, comme un assemblage temporel et non seulement matériel23. Cela permet au discours de la mode de présenter ses nouvelles créations sans oublier leur ancrage dans un savoir-faire et dans une autoréflexion de la marque qui met en scène la conscience de son histoire.

Picasso et Boccioni n’ont pas d’ailleurs été choisis au hasard : les deux ont partagé l’objectif de représenter le mouvement des corps dans le temps, et y parviennent à travers une stratégie rhétorique faite d’ajouts de parties, de mélanges, de superpositions, de déplacements, de soustractions, qui est adoptée par Prada. En fait, après un bref aperçu d’un lookbook Prada, nous pouvons affirmer que la totalité identitaire de Prada se construit sur une stratégie rhétorique d’éclatement de perspectives, de multiplication de points de vue, d’hétérogénéité de matières et de textures médiatiques. Ces stratégies énonciatives visent toutes à questionner le fonctionnement de la mode médiatisée, en premier lieu de la mode comme génératrice d’images qui font presque disparaître le corps et le vêtement en faveur de la démultiplication de perspectives sur eux, et en deuxième lieu de la mode en tant que lieu d’un changement continuel dont chaque étape est censée marquer profondément le champ des possibilités actualisables ou virtualisées. Cette tension entre le changement et la nécessité de se positionner de manière durable et stable dans le champ des possibles explique le goût pour l’acte de traçage des surfaces des photos, ainsi que la référence aux avant-gardes artistiques qui résistent au temps et deviennent des référentiels de toute démarche créative.

Voyons à présent comment cette résistance au temps qui passe est évoquée dans le second look-book sélectionné, « Printemps-Eté 2009 ».

Dans cette première photo (Figure 6), on observe l’insertion du visage d’une statue grecque sur un corps humain en train d’être habillé.

Figure 6

Figure 6

Figure 7

Figure 7

Un second exemple (Figure 7) montre la fracture entre la tête de marbre et le corps en chair humaine du mannequin dans le backstage d’un défile ou d’un reportage photographique. La peau et le marbre sont cousus ensemble mais cet assemblage de matières diverses garantit la vision de la déchirure entre les deux via le dévoilement du lieu de l’insertion et du contraste de leur mode d’existence.

Voici encore une fois une composition faite de matières hétérogènes : les vêtements et le corps assemblés au marbre, le monde en mouvement du défilé et du reportage au monde statique et immuable de la statuaire ancienne. Ces exemples ne mettent pourtant pas en scène l’insertion d’une substance médiatique autre sur celle photographique : ici la photographie englobe elle-même le marbre  ; nous ne sommes plus dans la représentation des éclats du défilé où la stratification des substances expressives diverses signifiait un décentrement et une démultiplication des croisements des regards et des perspectives des photographes sur leurs objets  ; la photo domine sur les autres substances expressives, les « comprend » et construit un discours sur elles.

Quelle est la signification de l’insertion de la sculpture sur un corps humain, non pas d’une sculpture quelconque, ou contemporaine aux collections Prada, mais bien d’une sculpture classique ? Que peut vouloir signifier cette insertion de la solidité de la sculpture classique dans le monde de la mode, qui est caractérisé par la rapidité du changement ? Il s’agit d’insérer une force de résistance au passage du temps et aux inversions des tendances pour mettre en tension l’éphémère du changement avec une statue qui résiste à tout changement. Il s’agit d’une statue abimée, certes, assemblée de manière précaire au corps humain, mais qui témoigne d’un être encore là, et de son avoir surpassé les menaces du temps qui passe. La sculpture ancienne met en scène, avec ses blessures, la patine du temps qui s’est déposée sur elle en signifiant que la vraie valeur ne suivra pas les changements de la mode : la vraie valeur, forte et résistante comme le marbre, ne disparaîtra pas avec le passer du temps, avec la mode justement.

Note de bas de page 24 :

 Publié la première fois en 1863, disponible dans « Collections Litteratura.com » à cette adresse : http://www.litteratura.com/ressources/pdf/oeu_29.pdf

C’est comme si cette série de photos nous invitait à faire attention aux mouvements cycliques des créations de mode et nous interpellait sur ce qui sera soustrait du contingent et de l’éphémère pour devenir, simplement, classique. Déjà Baudelaire, dans Le peintre de la vie moderne24, affirmait qu’un des objectifs des changements qui gouvernent la mode est d’extraire l’éternel de l’éphémère. Les photos de ce lookbook nous le confirment : les parties en marbre sont des prothèses des corps des mannequins, quelque chose qui donne du poids au corps qui bouge pendant les préparatifs anonymes du backstage, qui l’alourdit et le fige. Cette insertion de la statue grecque classique montre que dans la dynamique de la mode le mouvement n’est pas un mouvement par oppositions, par couples de contraires, la mode et l’anti-mode. Le mouvement est plus complexe : on va de la mode au démodé, puis du démodé à l’historique et de l’historique à la mode en passant par une tension entre l’historique et le classique. Il y a trois temps dans le cycle des contingences et de résistances de la mode aux contingences et ces exemples Prada nous paraissent exemplifier au mieux cette complexe dynamique ternaire.

3. Melvin Sokolsky et le corps de mode en tant que pierre précieuse rayonnante

Venons-en à un autre type de photographie de mode, plus ancien, qui nous plonge dans une toute autre représentation de la temporalité de la mode que le précédent. Si les mannequins des premières photos de Prada n’étaient que des apparitions fuyantes et des figurines passagères, chez Sokolsky le temps de la mode s’étend sur la durativité et la continuité, voire sur un tempo lent.

Note de bas de page 25 :

 Le photographe Quentin Shih paraît s’inspirer de Sokolsky dans sa série de photos The Stranger in the Glass Box, 2007.

Note de bas de page 26 :

 Cette séparation de la femme des lois de la gravitation et de l’activité quotidienne, ainsi que la valorisation d’un tempo lent par l’image pourraient nous amener à pencher pour une interprétation de ces photos comme des visualisations de rêves féminins, préfigurant une femme future (qui s’entoure des matériaux d’avant-garde comme le plexiglas), libre et insouciante des contraintes extérieures, - qui était d’ailleurs l’idéal politique des années 1960. Mais il me semble que plutôt qu’une femme conquéreure du monde, nous sommes face ici à une valorisation de la femme qui conquit elle-même en restant loin du monde, dans le silence de sa propre bulle à elle, qui la met plutôt dans une position d’autoréflexivité sur elle-même. La bulle, en la préservant du contact direct avec le monde ordinaire lui permet de nous mettre face à une conception du luxe très particulière, qui concerne plutôt la discrétion, la distinction et l’introspection que l’exagération, l’ostentation et la spectacularisation de soi.

Si le corpus de Prada mettait en scène la désindividualisation du corps, fuyant et miroitant pendant les défilés, par une hybridation des substances visuelles du plan de l’expression, les photos de la série Bubbles de Melvin Sokolsky des années 1963 pour Harper’s Magazine25, au contraire, représentent un corps de femme bien centré, entier et protégé par des bulles transparentes en plexiglas, en suspension dans l’atmosphère, en mouvement en dessus de la ville et des eaux. D’ailleurs, si l’unité des corps des mannequins Prada était mise en danger par le fait que ces corps étaient ou bien « inscrits », tracés par des gestes qui les décentralisaient, ou bien hybridés au travers de l’insertion d’objets étrangers à la place de la tête et des mains, chez Sokolsky par contre le corps est non seulement représenté dans sa totalité et pureté —loin de tout mélange—, mais en plus il est protégé par une bulle qui en marque et retrace l’unité, la complétude, la perfection, l’« intouchabilité », et la préciosité. Cette différence peut en partie être comprise comme une différence entre le prêt-à-porter et la haute-couture, cette dernière visant à la valorisation de l’unicité et de l’exclusivité suivant les pratiques de sacralisation de l’original artistique. Ce qui rapproche pourtant ces deux corpus est la tension vers quelque chose d’immuable et d’inaltérable, qui dans les dernières images analysées des lookbooks Prada prend la forme de l’hybridation du corps du mannequin avec la statue de l’époque classique et plus généralement de la référence à des artistes qui ont marqué pour toujours le champ des recherches artistiques. Chez Sokolsky, ce désir d’incorruptible est signifié par la fermeture du corps de la femme dans une bulle, qui la sépare non seulement des objets quotidiens mais également des lois qui gèrent notre monde : elle est suspendue dans l’air et semble intouchée par les lois de la gravité26. Ce même objectif de valoriser la résistance au passage du temps et aux transformations matérielles est atteint chez Prada par une stratégie de l’hybridation entre corps humain et corps immobile de la sculpture, tandis que Sokolsky utilise une autre stratégie qui est celle de l’élévation de la femme vers un monde autre que celui de la banale mondanité quotidienne. La femme de Sokolsky est préservée des lois du changement temporel ordinaire au travers de sa bulle qui la rend littéralement séparée de la médiocrité du monde, circonscrite, et élevée par rapport à la marche au sol. Si d’un côté il y a l’hybridation et l’assemblage de l’hétérogène, de l’autre il y a la séparation et l’élévation.

Mais venons-en à examiner quelques photos de manière plus précise.

Figure 8

Figure 8

Figure 9

Figure 9

Ces deux premières photos (Figures 8-9) représentent une femme glissant sur l’eau de la Seine et en suspension dans un paysage campagnard  brumeux : dans les deux cas, elle est valorisée en tant qu’objet bien distingué du paysage et protégé par une enveloppe transparente qui la rend libre de circuler où nous les spectateurs ne pourrions pas. Elle est la figure de l’exception, de la transcendance de la contingence, de la libre circulation et du dépassement des limites gravitationnelles ; en même temps, c’est précisément l’enfermement dans la bulle qui la rend libre de circuler. Par ailleurs, il ne s’agit pas d’un renfermement radical car la bulle est transparente et elle nous permet non seulement de voir à l’intérieur, le corps et les vêtements de la femme, mais aussi de voir le paysage au travers de la bulle, idéalisé en tant que paysage de rêve, aux bords incertains. Encore une fois, les vêtements ne sont pas bien visibles ; si chez Prada, ils se présentaient comme des vêtements pour le défilé, à transformer et à métisser, ici par contre les vêtements sont mis à distance de l’instance d’observation en tant qu’objets protégés, précieux, aptes à être devinés et imaginés plutôt que certifiés et tracés.

Note de bas de page 27 :

 Voir à ce propos Pierluigi Basso Fossali, 2008, op.cit., p. 454.

La deuxième image met en scène de manière plus explicite que la première l’élan de la marche du mannequin : mais est-ce qu’on peut encore parler de marche dans ce cas-ci ? À la différence des photographes de Prada, qui positionnaient leurs mannequins à l’intérieur des dispositifs de la mise en scène de la mode, le défilé et le backstage, et qui étaient valorisés dans leurs mouvements de défilement, Sokolsky positionne son mannequin renfermé dans un lieu ouvert, notamment la ville. Cette ville est déréalisée car elle apparaît comme une ville de surface, non habitée, vide et morte. Elle apparaît comme un décor que seulement la bulle transparente, avec ses jeux de reflets, permet de creuser et d’en révéler la profondeur. C’est la bulle qui construit une dimension réelle de la ville car les reflets produits en révèlent une animation possible. Si la bulle déréalise la femme car la sépare de toute contingence, elle module par contre la ville en la rendant vivante. La bulle transforme la ville-décor immobile et apparemment immuable dans une ville qui stratifie ses formes grâce à un jeu de transparences… et c’est l’élan de la « marche » de la femme qui permet à la bulle de mettre la ville en mouvement à travers ses miroitements et ses jeux de lumière. Nous sommes face à une femme qui marche sans véritablement marcher : en fait, il ne s’agit pas d’une véritable marche car elle paraît presque danser, tourner sur elle-même, se mettre en pose pour offrir d’elle-même son meilleur profil. Il s’agit d’une promenade qui n’est pas une marche et qui ressemble plutôt à un défilé. La femme défile dans une ville apparemment calme : c’est elle qui l’anime, avec son pas presque christique, c’est elle qui transforme la ville en tant que décor et scénographie, en quelque chose d’animé, voire en un spectacle : l’élan de la promenade produit lui-même les jeux de lumière qui manquent à ce décor. C’est la bulle en mouvement qui crée le dispositif du défilé et qui illumine le décor. Mais il s’agit d’un défilé inversé : c’est la bulle enveloppant le mannequin qui crée le dispositif miroitant du défilé et qui anime la scénographie : la lumière est interne à la bulle et se diffracte vers l’extérieur en créant un dispositif de démultiplication du décor qui est typique des défilés où, comme nous l’avons déjà dit plus tôt, les identités corporelles et du décor se filtrent réciproquement au travers de la rencontre entre mouvement des lumières et mouvement des corps. Ici, contrairement à chez Prada, ce n’est pas le corps qui se décentralise et se dissipe au travers des lumières des flashs, mais c’est le corps de la femme lui-même qui crée les lumières qui animent le décor : la femme dans la bulle brille de lumière propre, comme si elle était un noyau de diamant installé à l’intérieur d’un bijou précieux27 qui diffracte et diffuse la lumière autour de lui-même. C’est elle qui transforme le décor citadin, d’ailleurs vidé d’activités telles que le travail ou le transport, en lieu de contemplation, en défilé : elle est non seulement entière et protégée mais également source de lumière, autonome et génératrice de reflets en mouvement. Il s’agit d’une femme autonome, libre : une femme qui se présente comme la figure contraire des mannequins expropriées de leurs corps médiatisés à l’infini pendant le défilé : cette femme vise à mettre en jeu des valeurs durables, non reproductibles, non médiatisées. D’ailleurs, les traces sur le corps des mannequins de Prada visaient la mise en scène d’une femme qui se désincarne, s’éloigne d’elle-même au travers de ses fantômes lumineux en relation instable entre eux, tandis que la femme de Sokolsky se protège de tout passage du temps, de toute constriction médiatique : c’est elle-même qui produit la lumière. La femme de Prada est toujours très, trop proche de la source de la prise de vue, et la lumière l’étouffe et la désincarne, tandis que la femme de Sokolsky nous tient à distance à travers son rayonnement. La première femme est décomposée et décomposable, la seconde est la manifestation de l’harmonisation de la femme en tant que totalité rayonnante.

4. Guy Bourdin, le regard fétichiste et le temps de la fuite

Guy Bourdin est l’un des photographes qui a à notre sens le plus investigué les côtés sombres du regard sur le corps de la femme. Dans ses séries de photos pour Vogue dans les années 1960 et pour Charles Jourdan dans les années 1960 et 1970, la femme est souvent représentée seule dans la ville, comme on peut le voir dans ces deux premières photos (Figures 10-11).

Figure 10

Figure 10

Figure 11

Figure 11

Dans ces deux images, la femme apparaît comme fugitive : dans le premier cas, elle est représentée comme une figurine floue égarée dans un lieu déshumanisé : une grande avenue dans une métropole. Cette grande avenue est pourtant désertée, ce qui nous fait comprendre qu’il est l’aube. La femme est représentée floue : l’« initiative » du mouvement —qui produit l’effet de bougé— est prise par elle et non pas par le photographe : il s’agit du flou photographique créé par la course de la femme à la recherche d’un lieu sûr où trouver un abri. Mais les avenues désertes d’une métropole n’en offrent pas forcément beaucoup… De plus, la brume n’aide pas à s’orienter…

Si dans la première photo la femme est représentée comme fugitive dans un lieu où il n’y a pas d’abri et de protection possibles —sa course nous apparaît comme sans issues—, dans la deuxième photo, la femme trouve un abri seulement provisoire pour se cacher : une colonne citadine sur laquelle est superposée une affiche où rien qu’un mot n’est saisissable, « Enquête ». Cette colonne fait qu’elle n’est pas immédiatement reconnaissable aux yeux du spectateur —bien que le manteau et les chaussures, particulièrement soignés, puissent attirer l’attention. Mais quelle est la menace à laquelle elle veut/doit se soustraire ? Il s’agit d’une menace invisible, mais présente. On le ressent facilement : dans les deux cas, la femme essaie de sortir du cadre strict de l’image, mais en même temps, elle doit faire attention à ne pas s’égarer dans les villes désertées et anonymes dans lesquelles elle se retrouve seule. Elle lutte contre le vide de son alentour, la grande ville déserte, ainsi que contre l’enfermement qui la réduirait à une cible dans le cadre du viseur du photographe : l’enfermement est menaçant autant que l’égarement dans le vide. La tension entre renfermement dans le viseur et égarement dans le désert de la métropole est comparable avec la tension entre enfermement et désertification humaine que nous avons repérée dans le corpus de Sokolsky. Chez Sokolsky pourtant il s’agissait d’un enfermement protecteur et sacralisant ; la désertification n’était pas menaçante, mais totalement en accord avec l’insertion de la femme-bulle dans un pays des merveilles où elle rayonne vers son extérieur sans rien perdre de sa substance identitaire. Chez Bourdin, par contre, dans la première image, le renfermement trop important de l’encadrement de la part de l’instance de prise de vue pourrait signifier un arrêt de la course de la femme, sa captivité et, dans la deuxième image, pourrait dévoiler son visage, la démasquer ou l’emprisonner. Dans les deux cas, le renfermement dans un cadre trop étroit de la vision signifierait empêcher la femme d’être libre. Mais quel est l’endroit de sa liberté, quel peut être le lieu sûr qui puisse l’abriter ? La femme est contrainte entre le lieu trop étroit de l’encadrement, d’un côté, et le lieu trop vide de la ville désertée et immense, de l’autre. Mais cette femme, que fuit-elle et qui ? Elle fuit une menace d’enfermement, la menace d’être arrêtée et rendue prisonnière, mais elle risque l’égarement. Son corps est toujours énoncé comme corps qui fuit ou se cache et dans ces actes de fuite ou de cacherie, la femme est représentée floue —sa silhouette floue— ou bien « coupée » par la colonne qui affiche un mot inquiétant tel que celui d’« enquête ». Elle fait elle-même l’objet d’une enquête ou, par contre, fuit-elle une menace attestée, qui a déjà fait des victimes ?

Si l’on examine deux autres images (Figures 12 et 13), on se rend compte que du corps de la femme qui se cachait, il ne reste visibles que les pieds, voire les chaussures.

Figure 12

Figure 12

Figure 13

Figure 13

Dans ces deux images notre hypothèse de départ se confirme, se renforce et se précise : le corps de la femme est coupé de manière encore plus radicale que dans la photo de la colonne « Enquête ». Les parties visibles de son corps ont été réduites : le viseur s’est beaucoup rapproché d’elle dans la première image ; il est plus à distance et complètement caché dans la deuxième image mais ici, il n’est pas visible par la femme, ce qui le rend encore plus menaçant.

Regardons la première photo de plus près : la ville désertée a laissé la place à un paysage désertique où l’on ne voit qu’un tronc accompagné de son ombre, des pieds bottés également accompagnés de leurs ombres et, enfin, une ombre toute seule, sans corps pour la soutenir et la justifier. Il s’agit d’un personnage invisible, dont on ne connaît pas le genre — bien que la chevelure entrevue soit masculine —, mais on sait qu’il est présent tout en n’étant pas visible : cela pourrait être l’ombre du photographe, qui est par définition absent de sa photo, ou bien, dans certains cas plus complexes, présent au travers de ses ombres et des ses reflets ? La femme est clairement poursuivie— les deux ombres humaines ne sont pas superposées l’une sur l’autre ce qui veut dire que le corps/ombre de l’absent/présent est derrière celui de la femme— mais ici elle a arrêté de courir.

Dans la figure 13, par contre, la femme est entrevue de l’autre côté de la rue, et la vision en est empêchée car la position du preneur de vue est celle de quelqu’un qui ne doit pas se faire remarquer. Il est caché derrière un pilier du trottoir d’en face, qui nous cache à son tour la vision du corps de la femme. Pour la première fois, la femme dont on n’aperçoit que les élégantes chaussures, est dans une situation de communication : elle est à l’intérieur d’une cabine téléphonique, elle se met en contact avec quelqu’un qui pourra au moins être au courant de son positionnement dans la ville.

Par rapport aux premières images prises en considération, où le corps de la femme de Bourdin avait encore droit à l’existence en tant que totalité, ici le cadre se restreint sur les détails et les accessoires. Le cadre devient étouffant et le corps est réduit à des signes particuliers, à des détails qui désindividualisent la femme en faveur d’une fétichisation de ce qu’elle porte en tant qu’accessoire. Il ne s’agit pas d’arrêter l’attention sur l’essentiel des vêtements et du corps dans sa totalité, mais bien sur l’inessentiel de l’accessoire et sur le fragment. La dé-totalisation porte à la désindividualisation et à la marchandisation du corps en tant qu’assemblage de détails qui n’ont plus d’ancrage corporel.

Note de bas de page 28 :

 Il est intéressant de remarquer que la bulle entourant les femmes des Sokolsky ne pourrait jamais être comprise comme un lieu d’enfermement et d’étouffement : la femme de Sokolsky ne souffre pas d’occlusion. Cet effet est dû au fait que la prise de vue des photos de Sokolsky ouvre un champ très vaste de la vision et, par conséquent, on aperçoit la bulle comme un lieu de protection plutôt que comme un dispositif d’emprisonnement. Par contre, dans la prise de vue de Bourdin l’attention sur le détail vestimentaire et corporel, tout en étant en plein air, construit un effet hybride d’étouffement et d’égarement. C’est toujours le rapport entre le type de cadrage, la position du corps dans l’espace ambiant et les parties du corps mises en avant qui permet à chaque fois d’identifier les manières dont la femme triomphe ou non dans le monde que l’entoure.

Bien que le cadre nous permette de nous rapprocher de la femme, de mieux voir les détails, nous sommes positionnés par ces images en tant que regardeurs involontaires ainsi qu’impuissants car entre nous et la femme s’entrepose la médiation du photographe qui éloigne de la femme en l’encadrant de trop près et en l’emprisonnant dans une vision désindividualisante. Nous sommes obligés de regarder d’où l’on n’aurait pas voulu, d’où l’on n’aurait pas osé. Si, dans la figure 12, ce qui emprisonne la femme est d’une part l’ombre trop proche et de l’autre le désert infini autour d’elle, dans la figure 13, par contre, la femme est captivée, au niveau de l’énoncé, par la cabine téléphonique qui, tout en lui permettant une communication, la coince. Mais elle est emprisonnée aussi par le vide de la voie routière déserte, ainsi que, au niveau de l’énonciation, par le fait que chaque encadrement, même celui des piliers du trottoir, peut se transformer en menace d’étouffement28. Tout encadrement trop proche est suspect car il vise aux détails de manière obsessive, en oubliant le corps : quelle pourrait être la prochaine étape après le rapprochement du détail et la désindividualisation du corps ? Disparaître ? Être phagocyté ?

Pour terminer notre « enquête » sur Guy Bourdin, nous prendrons en considération encore deux images (Figures 14 et 15) qui représentent à notre sens la conclusion de cette aventure photographique jouée entre l’enfermement et l’égarement, entre le regard trop proche porté sur le détail et la désertification humaine des alentours.

Figure 14

Figure 14

Figure 15

Figure 15

Dans ces deux images, nous sommes face à des femmes mortes. De l’une, allongée dans un pré à plat ventre, on n’aperçoit que les chaussures et les jambes ; de l’autre on n’aperçoit que le soutien-gorge et une partie du buste et de la chevelure. La première n’a pas encore été remarquée par les figurines présentes à l’arrière plan —chez Bourdin, « les autres » sont toujours représentés comme absents ou indifférents—, la seconde aussi est abandonnée sans vie ; cette fois on aperçoit la main de quelqu’un qui est en train d’éteindre la lumière pour empêcher la découverte du corps.

Dans une dernière image (Figure 16), du corps de la femme il ne reste que les contours tracés au crayon blanc, et les chaussures roses de soirée, abandonnées, éloignées du simulacre du corps, disséminées, comme il se doit dans le cadre d’une mort violente. Cette photo éclaircit sans doute l’image où l’on pouvait lire le mot « enquête » sur la colonne derrière laquelle se cachait notre passante : la fuite de la femme, sa tentative de se cacher en se protégeant du trop proche et du trop vide, se termine bien par des meurtres qui demandent à être enquêtés.

Figure 16

Figure 16

Cette photo nous renvoie à la première, produite par Prada, où le corps du mannequin était tracé et démultiplié par un même crayon blanc. Chez Prada, il s’agissait d’un mannequin au corps exproprié par la démultiplication de ses silhouettes et de ses enveloppes corporelles qui la décentraient et la de-substantialisaient pendant le mouvement du défilé, tandis qu’ici le crayon blanc trace le contour d’un corps déjà arrêté, déjà exproprié, déjà éloigné de tout mouvement et de toute animation. Chez Prada, le dessin amplifiait le corps de la femme car il le démultipliait en ajoutant des enveloppes successives, chez Bourdin par contre le crayon blanc en met en scène la disparition, la soustraction, le manque, le vide : c’est d’une certaine manière la fin d’une histoire qui pouvait déjà se deviner comme inscrite en puissance dans le destin du premier mannequin. Si l’effet sémantique est différent dans les deux cas, c’est toujours le crayon blanc utilisé sur ou par la photo qui décrit un corps qui n’est pas à sa place, qui a perdu son centre.

Note de bas de page 29 :

 Si la production entière de Bourdin, et notamment les photos de la dernière période (fin des années 1970) nous ferait pencher plutôt pour une lecture de cette scène comme caractérisée par l’humour noir, le chemin interprétatif que nous avons parcouru en choisissant ces sept photos de Bourdin nous empêche de centrer notre interprétation sur l’humour. Nous avons choisi une orientation de choix de photos qui nous fait pencher plutôt pour une lecture mélancolique de cette dernière photo, qui, en tant que scène de crime-nature morte, nous fait plutôt réfléchir sur la vanité de nos désirs.

Le dessin chez Prada fonctionnait comme support de la photo afin de rendre la vérité du corps exproprié et en même temps exalté car en transformation pendant le défilé —la photo ne se suffisait pas à elle-même— ; par contre chez Bourdin le dessin est englobé par la photo qui atteste une disparition : la photo est ici autonome, elle n’a plus besoin d’être supportée et elle révèle sa vérité : la fin, mélancolique, de toute fiction29.

Cette dernière photo nous met face à un corps mort, dont les contours sont redessinés par un crayon blanc, et à des détails d’accessoires : les belles chaussures de soirée. Quelle est la relation entre l’enfermement et l’égarement, ainsi qu’entre la focalisation sur le détail/accessoire et le meurtre ? D’une image à l’autre, l’espace de la femme est devenu de plus en plus étroit : entre le renfermement dans le cadre du viseur et l’absolutisation du détail, l’égarement dans le désert et le vide, c’est le renfermement dans le détail qui l’a emporté sur le plan de l’expression, mais finalement, c’est la morten tant qu’égarement dans le désert qui a fini par caractériser sémantiquement la« solution » de son histoire. L’enfermement et l’égarement se rejoignent enfin.

Venons-en à quelques questions fondamentales. Quelle histoire du corps pouvons-nous tracer à travers ce rapide aperçu des photos de Bourdin ? Que reste-t-il de son identité ? Quelle histoire du vêtement construit-elle ? Qu’apporte à une marque cette auto-reflexivité dans cette expérience de l’observation du corps et du vêtement ?

La dernière image reconstruit la forme d’un corps entier qui se venge du détail, accessoire, après la mort, essentielle et définitive. Nous voyons comment ce troisième corpus explore lui aussi la relation entre ce qui est accessoire, passager, fugitif et ce qui résiste au passage du temps : dans ce dernier cas, la mort. Tous ces corpus ont à faire avec les enveloppes des corps des femmes : enveloppes dessinées afin de valoriser les silhouettes démultipliées, hybridées afin d’être reconnues comme des corps durables, qui ne se laissent pas infléchir par le passage du temps et des modes (Prada), des enveloppes enveloppées et rayonnantes, autonomes et libres, maîtresses de leur destin (Sokolsky) ; des corps par contre cachés, ou coupés mais qui retrouvent une forme unitaire dans la mort.

Et le vêtement dans tout cela ? Les corpus analysés paraissent tous s’éloigner d’une conception « attestatrice » du vêtement ; ce qu’ils visent est plutôt une théorisation du corps de la femme associé avec les temporalités contradictoires de la mode. Dans les deux premières photos de Prada, le vêtement est surtout un capteur de lumières et un ensemble de matières sur lequel virevoltent les mouvements fulgurants des mannequins et des photographes ; chez Bourdin, le vêtement est éloigné de la prise de vue : ce qui compte est qu’il soit caractérisé comme précieux, sacralisant le corps de la femme ; en un mot il doit être justement « distant » de la saisie des regards. Chez Bourdin, nous n’avons que les accessoires, qui obsèdent le désir du preneur de vue, et qui ne sont pas là pour « revêtir » le corps de la femme mais pour le substituer en tant que coupures et en tant que fragments.

Les vêtements ne sont donc ici qu’un prétexte pour réfléchir sur le corps et sur les temporalités paradoxales de la mode.

Conclusions

Note de bas de page 30 :

 Sur le rapprochement entre les photos de Bourdin et les poupées de Bellmer ainsi que le surréalisme voir Alison M. Gingeras Guy Bourdin, Phaidon Press, 2011. Dans la présentation, on mentionne aussi les relations entre art et publicité. Sur cette dernière question voir aussi Gilles de Bure, « Introduction », dans Guy Bourdin, Photo Poche, Actes Sud, 2007.

En re-parcourant nos corpus, nous avons vu se déployer trois différentes stratégies de traitement du corps du mannequin. Dans le cas de Sokolsky, il s’est notamment agi d’un corps sacralisé dans une bulle, la bulle fonctionnant comme prothèse permettant de donner résonance au corps, qui garde sa totalité et son unicité, son intouchabilité et sa séparation : il s’agit d’un corps triomphant et le mannequin devient femme. Par contre, dans le cas de Prada et de Bourdin, les corps sont plus vulnérables et manipulables : ce sont des corps vaincus. Chez Prada, le corps démultiplié est un corps mis en spectacle, exproprié et volatile : il est là, disponible à tout désir scopique : c’est ce désir scopique qui finalement l’exproprie car il risque de se perdre dans l’inconsistance des jeux fantasmatiques de lumières. Sa démultiplication excite un type particulier de désir, un désir qui a besoin de s’accrocher à des saillances, mais pas de se stabiliser. Cet autre type de désir est mis en scène par Bourdin : il vise à cadrer, fixer, figer, immobiliser. Le corps du mannequin n’est pas démultiplié mais bien coupé, fragmenté30, dépendant des accessoires choisis. Le désir trouve un objet bien précis où se déployer. Nous avons affirmé plus haut que dans toutes les photos de Bourdin, le photographe permet à l’observateur de se rapprocher de plus en plus de la femme mais ce rapprochement obsessionnel l’éloigne de nous pour toujours car on ressent clairement qu’entre elle et nous il y a non pas simplement la médiation du photographe, mais son interposition : il s’impose.

Il y a donc un rapport triangulaire et non pas une superposition de notre position à nous, les observateurs, avec celle de l’observateur délégué dans l’image : les simulacres énonciatifs n’arrivent pas à trouver un syncrétisme entre eux. La chaussure de femme est destinée à être désirée par une femme mais le rapport entre femme représentée et femme qui observe est clairement affiché comme médié par le désir de l’homme : la femme qui observe désire la chaussure de l’autre femme mais elle est censée la désirer dans ce miroir déplacé qu’est le regard d’un homme. L’observatrice de l’image de la chaussure désire la chaussure parce que l'image met en scène le désir d'être désirée, d’être poursuivie, jusqu’à la fin. Les photos de Bourdin sont elles aussi fortement autoréflexives et non seulement, à un niveau banal, car elles mettent en scène une stratégie de cadrage excessive et obsessionnelle — presque anatomique vis-à-vis des accessoires —, mais parce qu’elles mettent en scène une croisée des désirs, ainsi qu’une difficulté de les homogénéiser, de les reconstruire ensemble dans une vision irénique.

Du premier corpus au dernier, il nous semble pouvoir tracer un parcours qui va d’un espace topique, celui du défilé —qui est transfiguré par la démultiplication des corps et des lumières sur lui—, en passant par un espace paratopique (le backstage) ainsi que par l’espace ouvert de la ville —mais qui valorise une séparation élective à son intérieur (Sokolsky) —, en terminant par la déterritorialisation et le désert chez Bourdin.

Pour terminer, quelques mots sur la question de la temporalité de ces photos, qui nous a beaucoup occupée pendant notre parcours. Les premières photos de Prada, avec leur syncrétisme expressif, montrent que la photo n’est pas capable d’être à temps avec ses rythmes, avec le suicide trop rapide du mannequin égaré dans ses fantômes. Ces photos montrent que la photo n’arrive pas à suivre le « sens de l’opportunité » qui caractérise la dynamique de la mode, qui doit se syntoniser elle-même avec sa vitesse, avec ses propres temps : elle, qui devrait même les anticiper ! La présence de la statue dans les dernières photos Prada et les fragments d’une autre époque montrent la difficulté de la mode à être à temps avec elle-même : elle ne peut jamais attester son existence dans un temps qui lui soit vraiment propre : tout est fugitif, trop fugitif et pour y échapper on est obligé de devenir autre, de se camoufler, comme il arrive dans les dernières photos Prada.

La conception du temps est différente chez Sokolsky, qui problématise aussi la soustraction du temps présent, l’aliénation de l’aujourd’hui car sa séparation des activités montre le refus de la foule et du contact : la bulle est sans patine car le diamant est totalement pur, intouché par le passage du temps. Et, enfin, Bourdin montre que le mannequin est toujours un peu hors cadre, couvert et coupé par un élément architectonique, comme s’il s’agissait de montrer l’anatomie de la mode.