Dispositifs numériques
régimes d'interaction et de croyance

Matteo Treleani

Université Paris Est - Marne la Vallée
CEISME - Université Sorbonne Nouvelle Paris III

https://doi.org/10.25965/as.5035

Les interfaces numériques ont-elles une influence sur la manière dont nous comprenons les contenus en ligne ? A travers une approche socio-sémiotique, nous observons de quelle manière un « dispositif » donne lieu à un type de régime d'interaction. L'hypothèse que nous souhaitons avancer est que le régime d'interaction est également un régime de croyance qui guide nos attentes sur le statut d'objectivité des contenus. L'analyse du dispositif d'intermédiation entre l'usager et le contenu serait alors à prendre en compte lors d'une analyse sémiotique, afin de comprendre comment ce que nous appelons « culture numérique » décide de notre façon de lire les discours.

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : dispositif, numérique, régimes de croyance, régimes d’interaction, technique, visualisation des données

Auteurs cités : Giorgio AGAMBEN, Bruno BACHIMONT, Jacques FONTANILLE, Michel FOUCAULT, Alexander R. Galloway, François JOST, Eric LANDOWSKI, Bruno LATOUR, Eleni Mitropoulou, Gilbert SIMONDON, Didier Tsala

Plan

Texte intégral

1. Une problématique sémiotique

1.1. Techno-enthousiasme et techno-phobie

Note de bas de page 1 :

 Michel Serres, Petite Poucette, Paris, Editions Le Pommier, 2012.

Note de bas de page 2 :

 Le côté politique de l’attitude techno-enthousiaste est assez intéressant. Récemment, un magazine décidément non conspirationniste ni révolutionnaire comme Time Magazine remarquait que les idéologies de l'innovation et de la transparence sont utilisées par les entreprises de la Silicon Valley afin de défendre leurs intérêts économiques auprès des politiciens. Des groupes de pression politiques de la Silicon Valley, comme par exemple Fwd.us, fondé par Mark Zuckerberg, sont d’ailleurs une conséquence de l’inévitable politisation des entreprises. Miller, Zeke, « Hacking Politics » in Time Magazine, 17 juin 2013.

Deux attitudes apparemment opposées semblent aujourd'hui dominer l’ensemble des discours sur les techniques numériques. D'une part ce que nous appelons le techno-enthousiasme, qui peut se définir comme une foi dans le pouvoir innovateur et démocratique des nouvelles technologies ; de l'autre, une attitude qui, à première vue, semble tout à fait opposée, celle de la technophobie, où la technologie est vue comme la source des problèmes contemporains, comme un danger et, surtout, une forme d’aveuglement. De la première attitude, étrangement, les plus fervents défenseurs sont souvent des humanistes, à savoir des philosophes ou des sociologues, qui voient dans les techniques numériques des innovations du point de vue de la « démocratisation » de l'information, c’est-à-dire de la participation et de l'accès. C'est le cas, par exemple, de Michel Serres, qui, dans Petite Poucette1, semble désirer une nouvelle ère politique fondée sur l'exemple horizontal d'Internet. Cette vision a beaucoup de points communs avec celle, populiste, défendue par Beppe Grillo, chef du parti politique italien, le Movimento Cinque Stelle, qui a toujours défendu une forme de « démocratie directe » basée sur Internet, selon le modèle des Partis Pirates en Allemagne ou en Scandinavie2.

Note de bas de page 3 :

 Evgeny Morozov, The Net Delusion, New York, Public Affairs, 2011.

La technophobie, au contraire, se fonde sur une vision négative du numérique, qui va de la mise en relief des effets cognitifs des nouvelles formes de lecture et d'écriture, comme la diminution de l'attention, à la défense du droit à la vie privée, mis en crise par les réseaux sociaux. Là aussi, cependant, pour des raisons opposées, c’est le côté politique de cette vision qui est le plus intéressant. Evgeny Morozov, par exemple, a démontré que Twitter et Facebook n’ont pas aidé uniquement les rebelles lors des révolutions arabes, comme la plupart des médias nous le laissaient penser, mais les dictatures aussi3. Le pouvoir de contrôle permis par la centralisation des données et des échanges de communication est alors vu comme l’une des conséquences du numérique. Le contrôle se cache dans les technologies numériques.

Étrangement, ces deux positions semblent donner des valeurs opposées aux mêmes objets : opacité d’un côté et transparence de l’autre. Camouflage du contrôle à travers des systèmes que l’on utilise pour communiquer, d'une part, et un sens de neutralité de ces mêmes systèmes qui devraient nous amener à une démocratie sans intermédiations, d'autre part. C’est comme si les mêmes interfaces avaient le pouvoir de disparaître et de faire disparaître : elles cachent et elles se cachent à nos yeux… On y reviendra plus loin. Le pouvoir du numérique semble justement celui de donner à voir et de ne pas se faire voir. Non pas parce que l’interface est transparente, au contraire, sa présence est bien ressentie, mais plutôt du fait que sa présence n’est pas perçue comme importante sémiotiquement.

Note de bas de page 4 :

   Simondon, Gilbert, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1989, p. 19.

Note de bas de page 5 :

  Cf. Bruno Bachimont, Le sens de la technique : le numérique et le calcul, Paris, Editions Les Belles Lettres, 2010, p. 113.

Comme, à une autre époque, Gilbert Simondon l’avait fait, nous pouvons critiquer ces deux attitudes qui, de fait, partagent une même position épistémologique vis-à-vis de la technique4. Dans les deux cas, la technique est considérée comme un élément externe à la société et non pas comme quelque chose qui en fait partie, ou qui la constitue. Suivant un raisonnement facilement compréhensible, la plupart des discours sur le numérique essaient aujourd'hui de répondre à la question suivante : quelle est l'influence du numérique dans la société ? Cette question, apparemment innocente, cache une conception selon laquelle la technique est une instance transcendante qui influence la société de l'extérieur. Car pour que la technique puisse provoquer les changements sociaux globaux qu’on lui attribue, elle doit, selon un processus mental apparemment logique, être idéalement posée comme extérieure à ce qu'elle est censée modifier. Par conséquent, une fois la source du changement social assimilée à la technique, de deux choses l’une : si le changement est perçu comme négatif, la technique sera lourdement critiquée ; pour peu au contraire que le changement soit perçu comme positif, elle sera applaudie, sublimée, glorifiée. Techno-entousiasme et technophobie ne sont que deux facettes d'une même pièce : la dérive d'une forme de déterminisme technologique (basé sur la formule de Marshall McLuhan, selon qui le médium est le message) qui trouve dans la technique, vue comme élément anhistorique et déconnecté des intentions qui l'ont produit, la source des changements sociaux5. La technique se retrouve déconnectée des intentions humaines justement parce qu’elle ne fait plus partie de la société qui l’a produite et qu’elle contribue à modifier.

Note de bas de page 6 :

  Cf. Eric Landowski, Les interactions risquées, Actes Sémiotiques, 101-103, 2005, p. 9.

Face à une telle polarisation des discours sur la technique, que peut la sémiotique ? Une première piste serait d’analyser ces discours afin de révéler les caractéristiques de cette vision déterministe des choses. L'analyse des discours est certes intéressante, mais elle ne permettrait de prendre en compte qu’une partie de la question. Si un certain « sens de la technique » semble se dégager, c'est plutôt dans les pratiques d'interaction. Une socio-sémiotique pourrait ainsi nous aider à comprendre la source des discours sur le numérique. En analysant les interactions entre usagers et outils numériques afin de cerner les effets de sens que ces objets dégagent, on devrait pouvoir comprendre dans quelle mesure ces phénomènes que l'on nomme aujourd'hui « numériques » finissent par produire en nous ce que nous allons appeler des régimes de croyance, c’est-à-dire des attentes sur le statut de vérité du monde présenté par ces objets. La sémiotique permet, ou plutôt conduit par sa propre logique à considérer la technique comme une partie à la fois constituante de la société, et constituée par elle. Il s'agit donc, avant tout, d'éviter toute opposition stérile entre ces deux entités : par exemple, s’attacher à observer « l'influence » réciproque entre technique et société ne ferait que déplacer le problème au lieu de le dépasser. Son dépassement consiste à construire un objet d'analyse qui ne s'arrête pas à la distinction entre l'outil technique et son interprétation ou ses usages humains : un objet qui nous permette de définir des formes d'interactions complexes engagées dans des pratiques qui sont en même temps, comme le montre Eric Landowski, des régimes de sens6.

1.2. Méthode d'enquête

Note de bas de page 7 :

 Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence, Paris, La Découverte, 2012, p. 227.

Note de bas de page 8 :

  Ibid. p. 224.

Note de bas de page 9 :

  Maurizio Ferraris, par exemple, a analysé le rapport entre « ce que l’on appelle âme » et les supports techniques, finissant par mettre en doute l’intérêt de la distinction entre technique et humain, cf. Maurizio Ferraris, Ame et iPad, trad. de l’italien par M. Treleani, Presses de l’Université de Montréal, 2014.

Le dépassement de l'opposition entre technique et société implique la nécessité d'un concept heuristique qui nous permette d’éviter la conception des phénomènes numériques comme des faits exclusivement matériels. Il s’agit de voir la technique non pas comme « outil » ou « objet » mais comme un ensemble de relations, là où l'objet n'est qu'une partie d'une organisation plus complexe, qui implique également des formes de signification, d'action, d'usage et également d'individuation (de construction de l'individu). Nous pourrions, à ce propos, nous référer à l’enquête sur les « modes d’existence » de Bruno Latour7, chez qui les « êtres de la technique » et l’usage adjectival du terme « technique »relèvent de la même intention de dépasser l’opposition entre technique et société et également entre technique et humain (Heidegger, dans sa critique de la technique, avait oublié « l’être en tant que technique »8, affirme justement Latour : soit l’aspect technique de l’humain9). Les finalités de notre recherche visent cependant à isoler des relations que l’on peut spécifiquement définir comme des relations de sens, alors que la méthode de Latour semble plutôt avoir pour finalité la conception d’une ontologie générale. Dans sa dernière enquête, le fait de distinguer entre les régimes d’objectivité instaurés par le droit, la politique, la technique et ainsi de suite, est une méthode qui souhaite faire de l’ordre dans la façon dont la société appréhende certains discours. Cependant cette méthode, selon les intentions de Latour, semble toujours vouloir dissocier la technique de l’intentionnalité qui la produit. L’autonomisation de l’objet technique du point de vue de ses effets de sens — effets qui, on le sait, transcendent les intentions — est certes intéressante à traiter. Mais notre but est d’élucider précisément les raisons qui régissent une dérive de cette attitude : il s’agit de comprendre pourquoi, aujourd’hui, la plupart des discours médiatiques qui questionnent les systèmes numériques semblent ignorer l’intentionnalité qui les régit et voir la technique comme un élément exclusivement non-humain.

1.3. La visualisation des données

Note de bas de page 10 :

  Voir, par exemple, les sites de la start-up Dataveyes : http://dataveyes.com

Essayons donc d’éclairer notre méthode en isolant un objet d’étude. Prenons l’exemple des sites Internet de « visualisation de données »10. Des statistiques sont mises à la disposition du public à travers des interfaces de navigation qui donnent à voir des graphes, des courbes, des camemberts, des pourcentages et ainsi de suite. Il s’agit d’une forme de ce que l’on appelle usuellement infographie, c’est-à-dire un dessin expliquant certaines statistiques, mais « navigable », dynamique et interactif. En d’autres termes : une version plus puissante de l’infographie. L’usager peut naviguer parmi ces multitudes de données, décidant quels paramètres modifier afin de donner lieu à des graphes différents. On peut, par exemple, croiser différentes statistiques et faire apparaître différents résultats.

Note de bas de page 11 :

  Ce que nous appelons «contenu» n’est pas à confondre avec la notion hjelmslevienne de contenu. Il s’agit plutôt d’un objet numérique cohérent sémiotiquement (et donc constitué par une forme de l’expression et une forme du contenu au sens de Hjelmlslev) qui se définit par opposition à l’interface qui le contient. Une vidéo de YouTube, le texte d’un magazine numérique, une image, sont des contenus que l’on peut dissocier du contexte de diffusion.

Nous avons donc un dispositif — constitué par l’ordinateur, le site Internet et l’interface navigable — permettant d’accéder à des contenus, à savoir les statistiques11. Nous pouvons alors supposer qu'un certain régime d'interaction entre ces contenus et l’usager sera très probablement facilité par le dispositif, sinon imposé. Ce qu'il s'agira de voir, c'est le type de croyance qui peut être une conséquence de l'interaction induite par le dispositif. Comment un dispositif qui fait l'intermédiation entre l'usager et le contenu, peut-il, à travers le type d'interaction qu'il produit, donner lieu à un régime de croyance ? Notre objectif, en d'autres termes, est de comprendre si l'interface ne finit pas par décider de nos attentes sur le contenu, définissant par conséquent les effets de sens potentiels de ce contenu.

Définissons donc davantage ces trois concepts que nous avons utilisé : le dispositif, le régime d’interaction, le régime de croyance.

2. Pour l’analyse d’une pratique

2.1. Dispositifs

Note de bas de page 12 :

 Michel Foucault, Dits et écrits III. 1976-1979, Paris, Gallimard, 1994, pp. 299-300.

La notion de dispositif peut paraître pléonastique en sémiotique, étant donné que le concept d'énonciation englobe dans un ensemble cohérent, délimité par l'analyste, une interaction entre plusieurs éléments, qu’ils soient textuels, contextuels ou situationnels. Cela dit, si nous introduisons ici ce terme, ce n'est pas sans nous rappeler qu’il comporte une connotation politique. Chez Michel Foucault, le « dispositif » est « de nature essentiellement stratégique, ce qui suppose qu’il s’agit là d’une certaine manipulation de rapports de force […] Le dispositif, donc, est toujours inscrit dans un jeu de pouvoir, mais toujours lié aussi à une ou des bornes de savoir, qui en naissent mais, tout autant, le conditionnent »12. Le dispositif peut donc être un moyen finalisé à exercer le pouvoir. Voyons en quels termes.

Note de bas de page 13 :

 Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ? Paris, Payot-Rivages, 2007.

Giorgio Agamben a récemment réinterprété le concept foucaldien13. Le dispositif serait un dépassement du simple élément technique pour constituer un « ensemble de relations » là où le sujet est lui-même suspendu. Bien plus, le sujet n'est pas seulement pris dans un jeu de relations établies par le dispositif : selon Agamben, le dispositif implique un processus de subjectivation, c’est-à-dire de construction de son propre sujet. Un rôle nous est donné par le dispositif, nous pouvons accepter ou ne pas accepter ce rôle, mais afin d'interagir avec le contenu — regarder un film par exemple —, nous sommes obligés de nous en remettre à lui. Cette question pousse Agamben à affirmer que, en effet, il n'y aurait aucun moyen de s'échapper du dispositif, et aucun usage conscient des nouvelles technologies ne serait possible aujourd'hui, étant donné que nous-mêmes, en tant que sujet-usagers, nous sommes conçus par le dispositif. Le seul moyen selon Agamben serait ce qu'il appelle la « profanation », pratique dont les caractéristiques restent assez vagues et dont l'analyse dépasse le propos de cet article.

Note de bas de page 14 :

 Roland Barthes, « En sortant du cinéma », Communications, XXIII, 23, 1975, pp. 104-107 & Jean-Louis Baudry, « Le dispositif : approches méta-phycologiques de l’impression de réalité », ibid., pp. 56-72.

Afin de comprendre « qu'est-ce qu'un dispositif » nous pouvons prendre son exemple le plus traditionnel, tiré des études esthétiques : le dispositif cinématographique. Si on en parlait beaucoup dans les années 70, c'était toujours pour en souligner une même qualité. Roland Barthes évoquait à l’époque l'état de rêverie et Jean Louis Baudry le mythe de la caverne chez Platon14. Qu'il s'agisse du charme provoqué par cette situation particulière (la rêverie) ou d'une condition de contraintes imposées (la caverne platonicienne), le concept est le même : le cinéma nous donne un rôle que nous pouvons accepter ou ne pas accepter, mais une fois entrés dans la salle nous ne pouvons que nous en remettre à ce que le dispositif a prévu pour nous : un fauteuil, le regard fixé vers un écran, une projection, une durée et une temporalité imposées par l’objet audiovisuel. En tant que spectateurs passifs, nous sommes évidemment construits par le dispositif, avec une acceptation préalable de notre part mais tout de même abandonnés aux plaisirs du spectacle selon ses contraintes.

Note de bas de page 15 :

 « The computer instantiates a practice not a presence, an effect not an object. In other words, if cinema is, in general, an ontology, the computer is, in general, an ethic. », Alexander R. Galloway, The Interface Effect, New York, Polity Press, 2012, p. 22.

Note de bas de page 16 :

 L’audiovisuel demande un type de réception passive, comme au cinéma (il faut laisser défiler les images du début à la fin). Sur le contraste entre l’audiovisuel et le web, ou mieux, entre l’interactivité et la vidéo, cf. Matteo Treleani, « La vidéo en ligne et le problème de l’interactivité », Revue du CIRCAV, 25, 2014, à paraître.

L’exemple du cinéma est pour nous d’autant plus pertinent que l’usage de l’ordinateur se présente d’une façon tout à fait opposée à celle du dispositif de la salle cinématographique. Comme l’affirme Alexander R. Galloway, l’ordinateur instaure une pratique et non pas une présence15. Dans le paradigme de la représentation, celui de la fenêtre sur le monde, le cadre cinématographique serait la « présentification » d’un monde que l’on nous donne à voir. Le paradigme de l’ordinateur, au contraire, consiste en une praxéologie : pratiques, actions. Si au cinéma le dispositif nous met dans la condition d’un spectateur qui a le contrôle du voir mais non pas du faire, avec l’ordinateur nous sommes des usagers : actifs et même interactifs, nous agissons et nous manipulons les contenus qui nous sont présentés. Le rôle que le dispositif nous donne est donc celui de l’action : nous agissons sur les contenus, au point même que nous ne pouvons pas ne pas cliquer un peu partout, cédant à une distraction constante tout à fait à l’opposé du temps imposé par l’audiovisuel, temps passif auquel on se laisse aller16. Avec l’ordinateur, il ne s’agit plus, selon Galloway, de voir ou de croire en ce que l’on nous montre mais plutôt d’agir à l’intérieur d’un environnement complexe.

Nous ne pouvons que partager ce point de vue qui, au demeurant, semble relever de l’évidence : si l’ordinateur dérive de la machine à écrire davantage que du cinéma, pourquoi devrait-on le comparer à un dispositif de visionnage collectif qui relève d’une toute autre tradition ? Car les contenus que l’ordinateur nous présente sont souvent des contenus initialement conçus pour d’autres dispositifs, comme le cinéma, la télévision ou les journaux. Ces contenus, censé ne pas être modifiés par le lecteur, comme les articles de journal ou les films, sont visualisés à travers dispositif interactif.

2.2. Régimes d'interaction

Note de bas de page 17 :

 Eric Landowski, op. cit., p. 72.

C’est précisément ce point qui nous intéresse. Si le dispositif nous donne un rôle précis, celui de l’usager, ou du praticien (qui pratique quelque chose), notre interaction avec les contenus sera modifiée. Nous parlons ici d’interaction entre le sujet et un contenu, là où, bien évidemment, il s’agit de choisir analytiquement ces deux pôles. Dans le cas du cinéma, le sujet ne peut qu’être le spectateur ; le contenu le film ; le dispositif est ce qui les met en jonction et définit également cette jonction (la salle, la projection, etc.) Dans le cas de l’ordinateur, le sujet est l’usager, alors que le contenu peut varier : il peut s’agir d’une série de données publiées à travers un site Internet, par exemple. Suivons donc les régimes d’interaction développés par Eric Landowski : la manipulation où un sujet fait faire quelque chose à un autre sujet, la programmation où l’interaction entre sujets est basée sur des règles préétablies, l’assentiment qui apparaît comme le régime de l’aléa et enfin l’ajustement, où l’interaction est basée sur un échange mutuel, où un sujet épouse la dynamique de l’autre sujet, comme dans la danse17.

Nous pouvons affirmer que l’interaction du dispositif cinématographique relève d’une forme de « programmation » : nous programmons la « mise entre parenthèses du soi » demandée par le dispositif, nous décidons et nous acceptons les contraintes qui nous sont données. L’interaction relève alors de la programmation vu que les émotions produites par le film entrent dans un cadre « programmé », où l’on sait que l’on va avoir peur devant un film d’horreur ou que nous allons pleurer en regardant un mélodrame. La disposition du spectateur est également produite par cela : une sorte de promesse que le film nous fait, et que nous pouvons accepter ou ne pas accepter. De même en va-t-il avec la télévision, vu que l’on programme en avance (grâce à l’intermédiation de la « programmation » des chaînes) le type de spectacle que nous allons suivre, avec une régularité et des fréquences établies à l’avance. Et aussi des règles de genre, qui formatent les contenus.

Note de bas de page 18 :

 Tsala Effa, Didier, « Formes de présence avec les robots humanoïdes », Interfaces numériques, 1, 2013.

L’interaction entre usager et objet numérique est différente. Les cas d’ajustement et d'assentiment peuvent être très intéressants à observer. Didier Tsala Effa, par exemple, analyse l’ajustement des interactions robotiques18. D’une même manière, certaines formes d’interaction avec des dispositifs numériques, comme des Smartphones, peuvent relever de l’ajustement réciproque, basé sur la possibilité de l’adéquation d’une grande quantité de paramètres selon les goûts et les préférences de l’usager. Mais pour l’instant, arrêtons-nous sur l’exemple que nous avons choisi : la visualisation de données. Dans ce cas, le rôle de l’usager est celui d’un manipulateur : il agit concrètement sur ces contenus, il peut les modifier dans leur forme de l’expression, en changeant des paramètres, par exemple. On manipule les contenus, on décide de leur présentation.

Note de bas de page 19 :

 Eleni Mitropoulou,« Média, multimédia et interactivité : jeux de rôles et enjeux sémiotiques », Actes Sémiotiques, 2007. Disponible sur : https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/4540

L’interactivité, selon Eleni Mitropoulou est précisément ce qui met en relation formes de l’expression et du contenu dudit objet19. L’usager a donc le rôle de l’opérateur de la sémiose, la place qu’on lui donne a une grande importance : en décidant de la forme de ce qu’il va voir ou lire, la forme des statistiques, par exemple, il décide de leurs contenus. L’usager est l’opérateur de la sémiose. Les données, avant son intervention, se donnent comme des éléments que l’on dirait « non énoncés ». Si l’usager est l’énonciateur, vu que, en pratique, il fait apparaître ces données, le rôle du site Internet a moins d’importance : il devient tout au plus une source neutre. On a là quelque chose qui rappelle le « degré zéro de l’écriture », une forme de neutralité supposée du site de visualisation, le dispositif étant lui-même la prothèse technique qui nous permet d’agir sur les données, de les mettre en forme et de les interpréter. Le choix des données à visualiser, qui ne dépend pas de nous, tombe alors au deuxième plan. Ce pouvoir de manipulation que l’usager peut exercer finit par donner le sentiment que ce qu’on regarde dépend uniquement de notre intervention, sans éditorialisation préalable par les éditeurs du site. Comme si ces données étaient des données véritablement brutes et qu’aucune activité interprétative de la part des programmateurs du site ne pouvait avoir d’importance.

Note de bas de page 20 :

  Cf. Eric Landowski, « Avoir prise, donner prise », Actes Sémiotiques, 112, 2009. Disponible sur : https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/2852

L’interactivité est ce qui nous permet de décider comment formater ces éléments que l’on nous donne. Sauf que, si la forme de l’expression est modifiée par l’interactivité, ce n’est pas la forme du contenu qui subit, elle, cette modification. On agit mais on le fait en suivant des chemins déjà tracés par quelqu’un d’autre. L’interactivité et la manipulation ne sont que des possibilités qui ont été décidées pour nous à l’avance. On est le sujet de la manipulation, mais, finalement, en tant qu’usager, on ne fait qu’actualiser un potentiel décidé par quelqu’un d’autre, dans un rôle purement opérationnel : le sujet devient alors l’opérateur. Dans une inversion des rôles traditionnels, le dispositif fait de nous l’instrument d’une opération sémiotique décidée à l’avance, au lieu d’être l’instrument de notre supposée capacité manipulatoire. La « prise » qu’on exerce sur le dispositif n’a pas le pouvoir de modifier le contenu20. Les statistiques proposées à travers le site de « visualisation des données » sont établies a priori et nous ne les modifions que d’un point de vue purement aspectuel. Le contenu ne se donne pas sans nous, mais notre rôle, en effet, ne va pas au-delà de ce pouvoir d’actualisation. En d’autres termes, les données, les statistiques, les possibilités de croisement entre différents points de vue, sont programmées par les créateurs du site : notre pouvoir de manipulation reste apparent. Comme des automates, nous exécutons des opérations nécessaires afin de voir des statistiques auxquelles nous ne pourrions pas accéder autrement. Mais ces opérations ne peuvent en aucun cas modifier le fait que les graphes, les types de données, les paramètres ont été décidés par les programmateurs du site. Nous ne faisons qu’actualiser des potentialités préétablies.

2.3. Régimes de croyance

Note de bas de page 21 :

 Jacques Fontanille, « Médias, régimes de croyance et formes de vie » in de Oliveira, Ana Claudia (éd.), As interações sensiveis, São Paulo, Estação das Letras e Cores, pp. 131-148.

Note de bas de page 22 :

  Il faudrait préciser la différence entre la manipulation dont parle Fontanille et le régime d’interaction du même nom chez Landowski. Le régime d’interaction de la manipulation chez Landowski relève d’un faire faire, soit de la possibilité qu’un sujet puisse agir sur un autre sujet. De ce point de vue on pourrait par exemple affirmer que les dispositifs nous manipulent au sens où ils nous font faire des opérations pour actualiser les données. Ce terme de manipulation est utilisé parFontanille comme un terme d’usage habituel pour indiquer le contraste entre ce qu’on nous promet et ce qui nous est effectivement présenté : les médias peuvent nous promettre un monde véridictif alors que, en fait, c’est un monde de fiction qui nous sera montré.

Note de bas de page 23 :

  Il est d’ailleurs symbolique que le reality show Grande Fratello, en Italie, ait été tourné dans les studios de Cinecittà, le temple du cinéma italien de fiction.

Pourrait-on alors envisager de relier ce régime d’interaction avec un régime de croyance ? Jacques Fontanille a récemment mis en avant la nécessité d’une étude des niveaux de manipulation des spectateurs des médias traditionnels à travers l’analyse des régimes de croyance21. Un régime de croyance véridictif comme celui proposé, par exemple, par les reality show correspond à un mode de production qui relève beaucoup plus de la fiction que du reportage. Le contraste entre l’attente du spectateur et le spectacle qu’on lui présente relève alors de la « manipulation »22. Dans les reality, on fait croire comme réalistes des situations qui n’ont rien de la réalité : les situations sont mises en scène, les lieux fermés, les personnages choisis selon des figures de genre et ainsi de suite23.

Note de bas de page 24 :

 François Jost, Comprendre la télévision, Paris, Armand Colin, 2005.

La notion de régime de croyance est fondée sur le concept de « promesse de monde » développé par François Jost à propos de genres audiovisuels24. Afin de dépasser le problème de la référentialité des images, Jost propose, dans une attitude holistique, d’aller chercher les promesses que les objets audiovisuels font au spectateur sur le monde qu’ils vont présenter. Par exemple, on sait, avant de le voir, qu’un journal télévisé va nous parler du monde réel. Il y aurait de la sorte, si on suit la tripartition que Jost emprunte aux trois modes de relations entre signes de Charles Sanders Peirce, un monde authentifiant, un monde ludique (les jeux télévisuels) et un monde fictionnel (les séries, par exemple). Ces promesses de mondes ne sont donc pas seulement relatives aux contenus des images mais elles tiennent aussi au mode de diffusion et à la situation qui décide de la manière de regarder les images, et donc de notre croyance relative au monde qu’on nous présente.

L’hypothèse que l’on fait c’est que cette méthode pourrait nous aider à comprendre quel régime de croyance - quelle promesse - le dispositif propose à l’usager. Comment le dispositif interagit-il avec le site Internet de visualisation de données et quel type de croyance engendre-t-il ?

Nous pourrions alors avancer que le rôle d’instrument opérateur donné à l’usager, à travers une interaction du type de la manipulation, semble lui donner un pouvoir qui serait le pouvoir de décider des contenus. La visualisation des données, alors, n’est qu’une interface neutre qui nous donne la possibilité d’accéder à des données brutes, qui seront interprétées par nous-mêmes. Le rôle d’opérateur ne fait qu’accentuer ce sentiment de transparence du dispositif et l’importance de notre opération interactive. Contrairement à un article de journal s’appuyant sur les mêmes données, nous avons ici l’impression de dépasser le point de vue intermédiaire, ce qui constitue d’ailleurs l’un des principes du mythe actuel de la transparence et de cette forme d’idéologie qui pousse à déléguer à la technique des activités humaines (comme l’éditorialisation). Si déléguer à la technique est un principe de la transparence, il faut pouvoir supposer que cette technique soit neutre et non signifiante, ce qui de toute évidence pose problème.

Notre croyance sur le contenu sera alors une croyance d’objectivité. Non seulement une forme d’authentification, une promesse de vérité sur le monde dont ces données parlent, mais la croyance que cette vérité est une vérité objective. La notion d’objectivité pourrait d’ailleurs nous aider à approfondir les trois mondes envisagés par François Jost, afin de les adapter au domaine des dispositifs numériques. Un article de journal, par exemple, nous promet un monde véridique mais basé sur un point de vue souvent subjectif (qui suit la ligne éditoriale du journal ou l’opinion du journaliste). Alors que le site de visualisation de données nous promet un monde authentifiant et objectif, car nous savons que ces statistiques énoncées grâce à nos actions de manipulation dérivent de données non filtrées : n’importe quelautre usager pourrait arriver aux mêmes résultats en effectuant les mêmes manipulations. L’interactivité nous fait croire en l’objectivité de données qui sont évidemment filtrées et éditorialisées à l’avance, comme si le seul fait de les exposer n’était pas déjà une interprétation. Certes, la croyance dans « la vérité des données » n’est pas nouvelle, mais ce qu’il y a de nouveau, c’est la confiance dans l’intermédiation technique comme élément neutre et transparent.

Entendu comme un ensemble de relations complexes où le sujet est lui-même impliqué, le dispositif numérique, à travers l’interaction entre l’usager et un contenu, décide du type de croyance que l’usager va attribuer à ce contenu, en définissant ainsi son horizon d’attente.

3. Méta-analyse

Cette étude se veut programmatique : elle vise à une analyse plus approfondie de la manière dont différents dispositifs produisent différents régimes de croyance. Une comparaison et une typologie de dispositifs, contenus et régimes de croyance, seront alors nécessaires. Il faudra évidemment éviter toute prétention d’exhaustivité et ne pas tomber dans le piège des catégories figées. Notre typologie devra avoir le but de montrer des modes de relation possibles entre contenus, dispositifs et croyances avec une finalité purement heuristique et certainement non ontologique. Différentes interactions sont possibles avec les mêmes dispositifs et les mêmes contenus. Nous pouvons par exemple affirmer que l’interaction du type de la programmation dans la diffusion télévisuelle implique une relation importante entre la grille de programmation, les genres des émissions et les croyances relatives au monde présenté par ces émissions. De même, l’aléa du zapping peut faire survenir des cas de séréndipité où l’on découvre des contenus qui nous intéressent alors que nous ne les cherchions pas. Ce qui compte, de notre point de vue, pour la bonne réussite de ces analyses, est de bien définir ce que nous allons considérer comme dispositif et comme contenu. L’usage du GPS à travers les Smartphones, par exemple, comme c’est le cas à travers l’application Google Maps, implique une interaction avec la ville qui est une forme de programmation (nous programmons à l’avance notre trajet pour aller quelque part et nous suivons les indications du GPS au lieu de nous orienter nous-mêmes). Mais afin de proposer une comparaison efficace, il faudrait, par exemple, observer comment le régime de croyance sur un même contenu est modifié par différents dispositifs (par exemple, un document d’archive à la télévision, sur Internet par ordinateur ou sur Internet par Smartphone), tout en sachant que les contenus sont souvent créés pour un dispositif particulier. Cette typologie heuristique reste donc à développer.

Avançons maintenant des remarques à l’égard de cette approche, afin de clarifier sa méthode et ses intentions. Il y a au moins deux types de remarques possibles : la première porte sur la méthode utilisée et sur son caractère innovateur, la seconde sur la portée critique de cette analyse.

Tout d’abord, du point de vue de la méthode, on pourrait affirmer que des concepts plus traditionnels auraient été également efficaces afin de mettre en relief le type de croyance induite chez le lecteur. Par exemple, une méthode reposant sur la notion d’énonciation, sans prendre en compte le dispositif comme nous l’avons abordé, pourrait être également utile. En vue de prochaines analyses, nous croyons toutefois qu’il vaut la peine de souligner l’importance a) de la dimension pratique du dispositif et b) du côté politique de cette dimension pratique. En d’autres termes, la croyance n’est pas produite exclusivement par le contenu, mais par un dispositif technologique qui met en forme ce contenu. Le dispositif fait faire et fait croire quelque chose.

Cependant, on pourrait critiquer ce point de vue en affirmant que voir le dispositif comme une intermédiation qui s’interpose entre l’usager et le contenu est tautologique vu que, finalement, le contenu se donne toujours à travers ses interfaces et par conséquent n’existe que dans l’interface. L’objet texte d’une analyse sémiotique serait donc le contenu et le dispositif avec ses interfaces. Faire la distinction entre les deux serait alors une opération assez artificielle. Il y a néanmoins, de notre point de vue, une prégnance du contenu que l’on peut isoler, des traits saillants qui permettent de dissocier un objet de ses interfaces. Encore une fois, c’est une question de cohérence sémiotique concernant ce que l’analyste souhaite appeler « contenu » : dans une page web, par exemple, nous pouvons bien isoler des éléments clos et cohérents (des articles, des textes, des vidéos ou des images). C’est une question qui concerne les objectifs de notre analyse : or, dans le domaine numérique, il est précisément très important, de notre point de vue, de dissocier les contenus des dispositifs que l’on utilise pour y accéder.

Le second type de remarques concerne le niveau critique de l’analyse. Finalement, la mise en cause de ces formes de visualisation de données peut nous ramener à la traditionnelle dichotomie entre données brutes et données interprétées. Mais le but de l’analyse est justement de révéler cette dichotomie très traditionnelle et cachée ou camouflée par un voile technique : mettre en lumière une idéologie de l’objectivité sous-jacente, souvent non-assumée ou non-consciente.

En outre, affirmer que l’interactivité du système de visualisation est une interactivité pilotée pourrait être une évidence : toute interactivité est pilotée, elle doit forcément être basée sur une série de possibilités prévues a priori. Mais notre but, ici, n’est pas d’opposer une bonne interactivité et une mauvaise interactivité (soit une interactivité non-pilotée et une interactivité pilotée) mais plutôt d’aller voir, dans le cadre de ce pilotage, ce que le dispositif veut en effet faire faire à l’usager, dans quel but et quels effets de sens cela peut impliquer.

Une dernière remarque nous ramène au point de départ de cette analyse. Bien qu’elle cherche à dépasser l’opposition entre une attitude technophobe et une attitude techno-enthousiaste, notre démarche socio-sémiotique ne tombe-t-elle pas finalement dans une forme de technophobie ? Alors que le numérique est vu comme l’instrument de l’autonomisation des usagers, ne sommes-nous pas obligés de constater qu’ils suivent, comme des automates, des pratiques qu’on leur propose, sans disposer d’aucun moyen pour en sortir ? Ils jouent à Candy Crush et, grâce au temps qu’ils passent àce jeu, sans le savoir ils font gagner de l’argent à des entreprises qui extraient des données de leurs pratiques numériques. Notre approche vise à montrer que ces effets ne sont pas causés par des technologies indépendantes de la société. Il s’agit de manipulations produites àpartird’intentions bien humaines. De notre point de vue, les concepts de dispositif, d’interaction et de croyance constituent les principaux outils sémiotiques nécessaires à cette fin.