Art et sciences. Approches sémiotiques et philosophiques des images, Anne Beyaert-Geslin et Maria Giulia Dondero (éds.), Presses Universitaire de Liège, 2014.

Isabella Pezzini

Université de Rome «La Sapienza»

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Texte intégral

Cet ouvrage collectif se propose “d’examiner les rapports d’attirance entre deux domaines épistémiques différents, l’artistique et le scientifique, à partir de leurs productions visuelles” (p. 7). Plutôt avare d’éléments narratifs sur le contexte de la recherche, le livre est néanmoins amicalement dédié à François Wesemael, astrophysicien disparu en 2011, dont un article, “Entre art et science”, signé avec Doris Daou et portant sur quelques images de la Lune depuis Galilée, est publié à la fin du volume à titre de “prolongement” —  ce qui rappelle à l’auteur de ces lignes à la fois les leçons d’Italo Calvino sur Le Saggiatore et un livre récemment paru en Italie sur l’esthétique “lunaire” : Imparare dalla Luna, de Stefano Catucci (Macerata, Quodlibet, 2013).

Ce recueil fait d’une certaine manière écho au livre de Maria Giulia Dondero et Jacques Fontanille paru il y a deux ans, Des images à problèmes. Le sens du visuel à l’épreuve de l’image scientifique (Limoges, Pulim, 2012), ouvrage issu d’une recherche à laquelle avait également participé, entre autres, Anne Beyaert-Geslin, co-éditrice de ce nouveau volume. Une réflexion complémentaire par rapport au livre précédent nous est ici proposée.

Essayant d’éviter toute simplification dans un travail de comparaison qui se veut justifié en tout point, les auteurs se proposent “de chercher quel espace de transformation permet de passer de l’un à l’autre domaine, ou éventuellement quels obstacles doivent être contournés pour que ces transformations soient possibles” (J.F. Bordron). Sachant qu’à première vue le détournement d’une image scientifique dans le domaine de l’art paraît plus probable que le contraire, les auteurs savent aussi que dans une recherche consacrée moins à l’énonciation de règles générales qu’à l’individuation de cas exemplaires, il faut laisser de côté certaines idées reçues. Celles, notamment, qui conduiraient à caractériser les images scientifiques par la multiplicité de leurs occurrences, par opposition à l’unicité de l’énoncé artistique. Déplaçant le regard en amont, au niveau des énonciations, les auteurs isolent, entre multiplicité et unicité, trois moments correspondant à autant de “pratiques transversales” aux deux domaines — artistique et scientifique —, à savoir le moment de l’expérimentation, qui dans les deux cas se caractérise par la multiplication d’esquisses et d’épreuves, le moment de la présentation de l’œuvre sur le marché de l’art d’un côté, et de l’autre, celui de la vulgarisation scientifique, enfin le moment de la condensation discursive, soit du résultat, en science, soit de l’unicité de l’objet, en art. Trois points de vue, qui correspondent aux grandes divisions du livre, sont en outre privilégiés dans cette exploration : l’importation de modèles scientifiques dans la production d’œuvres d’arts ; l’esthétisation des images scientifiques ou les références du monde de la science au monde de l’art, surtout en ce qui concerne la vulgarisation ; et la question de l’interprétation des images et de ses procédures dans les deux domaines respectifs.

Dans la première partie, la contribution d’Anne Beyaert-Geslin traite de “L’art comme texte et comme pratique de laboratoire”. Le plan de l’expression des images artistiques serait fortement soumis à la pression des modèles internes, et l’importation du modèle scientifique représenterait “une rupture, une rénovation syntaxique et une ouverture sémantique” : c’est ce qu’on observe dans le cas des deux planisphères “artistiques” de Ruth Barabash et Agnès Denes ici analysées. Mais la rupture peut aussi se présenter comme importation des pratiques de laboratoire dans l’atelier de l’artiste, comme en témoignent certaines œuvres de Marcel Duchamp. Un autre exemple classique de co-présence de modèles est celui de la perspective dans l’œuvre picturale, dont le statut est double, “entre géométrie et esthétique” : c’est la question centrale de l’étude d’Odile Le Guern, qui fait référence à une série d’ambigüités révélatrices à ce sujet, déjà présentes dans le discours d’Alberti, et qui lit la “perspective énoncée” dans certains œuvres (par exemple chez Esher) comme dispositif permettant au spectateur de saisir la différence entre espace géométrique et espace physique.

Dans la deuxième partie, consacrée à la vulgarisation, Marion Colas-Blaise analyse les vitraux de Wim Delvoye (Chapelle, 2006, Musée d’Art Moderne Grand-Duc Jean, Luxembourg), qui intègrent des radiographies du corps humain et de squelettes dans des vitraux gothiques. Colas-Blaise focalise en outre son attention sur le parcours de réception du spectateur face à cette œuvre qui, par des mouvements successifs de dés-esthétisation et de ré-esthétisation, débouche précisément sur la perception d’une mise en présence particulière du dialogue entre l’art et la science. Bernard Darras étudie ce que dans l’édition scientifique il est convenu d’appeler la “vue d’artiste” — cela à partir d’un corpus composé d’un choix d’images de ce genre ainsi que de forums de communautés  d’interprètes (Wikipedia) —, en vue non seulement de l’examen de ce dispositif en lui-même mais aussi des effets de croyance qu’il induit en ce qui concerne l’art et la science dans les processus d’énonciation de la communauté éditoriale scientifique étudiée.

La dernière partie est dédiée aux procédures interprétatives. Jean-François Bordron interroge image esthétique et image mathématique à partir de la présence de mêmes formes géométriques dans des travaux artistiques de Giacometti et de Dürer, d’un côté, et de l’autre, dans des contextes mathématiques : ce qui finalement fait la différence se situe sur le plan de la mémoire que  les deux contextes suscitent chez l’interprète. Catherine Allamel-Raffin, dans le cadre d’une réfléxion plus générale sur le travail de l’interprétation et ses contraintes, propose de différencier ces processus en opposant la dominance d’emploi du raisonnement analogique — quand il s’agit d’objets relevant du domaine de l’art — à l’emploi du raisonnement abductif (selon Peirce) quand il s’agit d’objets scientifiques.  Enfin, Maria Giulia Dondero, traitant de “La totalité en science et en art”, se propose d’éclairer le rôle de la perception dans la démonstration visuelle en mathématiques à partir des notions d’hypoicône et de diagramme selon Peirce, pour essayer ensuite de tester ces mêmes outils conceptuels dans le domaine de l’art. Dans le premier cas, la totalité obtenue par l’ensemble de traits appartenant à une configuration visuelle est démontable et répétable tandis que dans le cas de l’art elle est normalement considérée comme définitive et unique, presque sacralisée.

Ce livre, dans son ensemble, est très bien organisé. La présentation, les résumés des articles et l’appareil critique aident à repérer les lignes de force et les récurrences isotopiques du discours à travers les différentes contributions. L’ouvrage évite ainsi les dangers de la collection de circonstance et se qualifie comme produit d’une équipe de recherche bien expérimentée. Et ce travail s’avère des plus intéressants à bien des égards.  Nous semble heureux, en particulier, le choix  stratégique d’entrer dans un débat aussi riche et aussi classique que celui entre arts et sciences par une perspective bien définie et par référence à un enjeu-objet théorico-méthodologique central en sémiotique, en l’occurrence ce qu’on appelle couramment “l’image”, et ses traitements. Cela bien qu’il arrive justement, très souvent, que les objets ici étudiés ne soient pas du tout de simples…“images” : leur varieté et en même temps leur exemplarité constituent en fait une des richesses de ce travail. Par contre, peut-être qu’un rappel de fond un peu plus direct et systématique des préalables sémiotiques concernant les questions épistémologiques aurait été utile. Je pense, pour donner un exemple, au travail de Jacques Geninasca sur les différentes “saisies” perceptives donnant lieu à différentes semiosis. Et pour une lectrice italienne, frappe aussi l’absence de questionnement sur la distinction quelque peu ontologisante entre “texte” et “pratique”, à laquelle il est souvent fait référence. Il est à remarquer enfin que dans ce livre les illustrations sont réduites à quatre tables, d’ailleurs soignées et en couleurs, à la fin du volume comme il arrive souvent dans l’édition en sciences humaines. Si cela ne nuit certainement pas à la compréhension du texte, dans un ouvrage dédié à l’image, il en ressort tout de même un effet curieux. Une refléxion s’impose sur la dominance culturelle (et économique) du verbal qui perdure encore chez nos éditeurs.