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Eléni Mitropoulou

Eric Landowski

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Articles des auteurs de l'article parus dans les Actes Sémiotiques : Eric Landowski et Eléni Mitropoulou.

Texte intégral

Lorsque, dans un avenir plus ou moins lointain, nous (re)lirons les textes du dossier qui suit, nous aurons probablement oublié que le début du mois de juin 2014 a été marqué par une nouvelle importante pour l’actualité française : le projet de passage des 22 régions administratives existantes à seulement 12 (ou 14) nouvelles unités.

Dans les journaux du lundi 2 juin, la présentation de la nouvelle carte, avec les regroupements et les nouveaux découpages qui y apparaissent, fait événement, un événement territorial si on peut dire.  Pour Les Echos, par exemple, il s’agit d’une « réforme territoriale globale » qui met en cause le « territoire des métropoles », l’avenir de « l’organisation territoriale de l’Etat » ainsi que « l’efficacité d’un territoire », celui de la « région », devenu plus grand. Le Populaire du Centre parle, le même jour, d’un « millefeuille territorial » englobant régions, départements, intercommunalités.  Que ce soit, comme on dit, au sens propre ou au sens figuré, « territoire » est le mot du jour, le mot de l’événement, le nom de l’enjeu.

C’est donc ce projet d’intérêt politique autant qu’administratif, et à coup sûr culturel, qui occupait la scène médiatique au moment même où, de notre côté, nous finissions de préparer la présente livraison estivale des Actes Sémiotiques, et en particulier le dossier qui suit, consacré à une « sémiotique du territoire » encore en construction, elle aussi…  Dans cette coïncidence imprévue, nous voyons un indice qui justifie l’intuition dont, suite à plusieurs constatations, était née un an plus tôt l’idée de ce dossier.

Note de bas de page 1 :

 Antoine Bailly, Robert Ferras, Denise Pumain, Encyclopédie de la Géographie, Paris, Economica, 1995, p. 601.

Note de bas de page 2 :

 Jean-Jacques Bavoux (dir.), Introduction à l’analyse spatiale, Paris, Armand Colin, 2005, p. 84.

Note de bas de page 3 :

 Pascal Baud, Serge Bourgeat, Catherine Bras, Dictionnaire de Géographie, Paris, Hatier, 2008.

Du lexème territoire, central en géographie — ou « science du territoire » —, « le moins qu’on puisse dire, constatent les hommes de l’art, est qu’il ne s’agit pas d’un terme propre au vocabulaire de la géographie ; pourtant, en quelques années, il en est devenu un des mots clés »1.  Dans les débats qu’il soulève entre géographes, il prend « un sens plus large et plus complexe, à la fois juridique, social, culturel, affectif et politique »2 : son emploi intervient dans un contexte de dialogue avec la sociologie, l’anthropologie et l’éthologie en matière de pratiques territoriales3.

Note de bas de page 4 :

 Bailly, Ferras, Pumain, op. cit., p. 601.

Mais du même coup, du seul fait qu’on le trouve désormais un peu partout en sciences sociales, « territoire » serait devenu, à en croire dictionnaires et encyclopédies, un mot galvaudé : « tout est prétexte à parler de territoire, tout a un territoire »4.  Sans oublier, bien entendu, l’utilisation très répandue de ce terme dans les discours institutionnels actuels, universitaires, journalistiques et autres.

Cette prolifération méritait en elle-même, à notre sens, réflexion de la part des sémioticiens.  Le mot Territoire a tout d’un terme-clé qui, sans être passe-partout, nous ouvre plusieurs portes.  Qu’en est-il de cette « polysémie » ?  Le terme peut-il faire l’objet d’une conceptualisation d’ordre sémiotique ? ou ne peut-il que rester de l’ordre de la métaphore ?  Et surtout, permet-il d’ouvrir de nouveaux horizons au-delà des champs de réflexion que les sémioticiens ont déjà investis et explorés ?

Le parcours que nous proposons commence, avec Jean-Didier Urbain, par un texte d’encadrement conceptuel aussi général que séduisant par son style, comme de règle chez ce sémioticien du voyage.  Les réflexions de deux spécialistes internationalement reconnus de la sémiotique de l’espace, Pierre Boudon et Manar Hammad, encadrent ensuite la descente en profondeur de Jacques Fontanille.  Après quoi nous rebondissons avec l’étincelle Jean-Paul Petitimbert, qui reprend tout et recommence.  S’enchaînent pour terminer trois études de cas, la première, de Jovita Bružienė, à la limite du champ conceptuel recouvert par la notion géographique de territoire, et les deux autres, de Pierluigi Cervelli et Federico Montanari, en dialogue avec les problématiques urbanistiques issues de ce champ.  

De cet ensemble très diversifié d’approches suscitées par le défi de « sémiotiser » une notion qui ne lui appartient pas en propre, celle de territoire, devrait, nous l’espérons, se dégager une image relativement nouvelle de la sémiotique : celle d’une discipline certes soucieuse de conceptualisation mais aussi, en même temps et pour cela même, en prise sur le monde « tel qu’il est » — en l’occurrence sur l’espace tel que nous le vivons.  La sémiotique ne se préoccupe pas que du sexe des anges !

Eleni Mitropoulou et Eric Landowski