De la réplique à l’extase
Logiques alternatives de la sémiosis photographique

Guido FERRARO

Université de Turin

https://doi.org/10.25965/as.5344

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : photographie, street photography

Auteurs cités : Eric LANDOWSKI, Claude LEVI-STRAUSS, Charles Sanders PEIRCE, Luis PRIETO, Ferdinand de SAUSSURE, Jean-Marie Schaeffer

Plan

Texte intégral

1. L’unicité de l’image : une question sémiotique

Bien qu’une tradition culturelle – peut-être trop liée au dix-neuvième siècle – nous ait accoutumés à penser qu’une «vraie» expression visuelle devrait nous donner des produits sémiotiques à tout point de vue «uniques», cela n’est pas si incontestable. La définition peircienne, qui installe la notion d’icône tout près de celle de sinsigne, appartient elle aussi à cette façon de penser. Au contraire, si nous pouvons proposer, dans le domaine visuel, l’applicabilité d’un modèle de signification tiré d’une extension des conceptions originaires de Saussure, c’est juste parce qu’il s’agit d’unités sémiotiques exhibant une propension à la non-unicité. Je propose ici quelques idées sur l’opportunité de considérer la signification photographique en termes de configurations fondées sur la présence de structures signifiantes abstraites. Selon les classifications peirciennes, on devrait alors parler plus proprement de «légisignes», ce qui toutefois contredirait toute la construction théorique de Peirce à propos du domaine de l’iconique.

Je soutiens, en général, une vision renouvelée de nos concepts sur la signification, à partir d’une mise à jour des réflexions qui, en partant de Saussure, passent à travers des auteurs comme Louis Hjelmslev, Luis Prieto et Claude Lévi-Strauss. Cette façon de voir, que j’appelle perspective «néoclassique», représente à mon avis un remarquable avancement théorique, du moment qu’elle permet, en réactualisant des composants précieux du patrimoine conceptuel de la discipline, de restituer à une vision unitaire des parties qui s’étaient trouvées – parfois d’une façon véritablement schizophrénique – scindées. En particulier, cela comporte la possibilité d’opérer avec des instruments plus solides dans le domaine de la signification visuelle, surtout – mais pas seulement – en ce qui concerne l’aire de la photographie.

À propos de cette dernière, je dois cependant préciser que je ne crois pas qu’il soit possible d’envisager un univers du «photographique» suffisamment homogène, et donc une «sémiotique de la photographie» conçue comme théorie unitaire. Il y a un grand nombre de différents emplois de la photographie, et en dépit de ce que peut penser un public générique, ils n’ont pas beaucoup en commun, en termes de modes de fonctionnement sémiotique : tous comptes faits, ce qui rapproche toutes ces différentes pratiques est seulement l’instrument employé pour la production d’une image. Mais élaborer une théorie sémiotique au sujet de tout ce qu’on peut produire avec un appareil photographique (notion du reste aujourd’hui à son tour incertaine), si tant est que cela présente quelque intérêt, ce serait à peu près comme élaborer une théorie sémiotique à propos de tout ce qu’on peut produire avec un crayon et une feuille de papier (des calculs arithmétiques et des textes littéraires, des billets galants et des listes pour les courses…). Mettant de côté les ambitions globales, nous irons plutôt utiliser une certaine partie des différents genres et emplois de la photographie, afin d’esquisser des distinctions et des comparaisons utiles pour mieux comprendre certains points théoriques décisifs dans le domaine des formes d’expression visuelle.

Note de bas de page 1 :

 Guido Ferraro, Fondamenti di teoria sociosemiotica. La visione “neoclassica”, Roma, Aracne, 2012a.

Si on veut appliquer à la photographie, ou au moins à certains de ses emplois, un modèle de la signification d’orientation saussurienne – selon ce que j’appelle la perspective «néoclassique»1 – il y a, semble-t-il, deux types d’obstacles, qui correspondent aux deux raisons qui feraient pencher pour une plus simple conception à la manière de Peirce. D’un côté, bien des photographies – ou peut-être toutes les photographies – malgré l’éventail différencié de leurs fonctions sémiotiques, paraissent garder un embarrassant rapport de renvoià quelque chose existant dans le monde : bref, elles semblent avoir un référent plutôt qu’un sens, et de ce point de vue elles se présentent plus en ligne avec une sémiotique référentielle comme celle de Peirce, qui voit essentiellement des «ressemblances avec des objets». De l’autre côté, et par conséquence, la nature sémiotique des images photographiques serait forcément réduite au rang de sinsignes, c’est-à-dire d’unités isolées et uniques : ce qui n’est pas moins embarrassant, du moment que la supériorité du modèle conceptuel (néo)saussurien se fonde entre autre sur la considération selon laquelle la relation qui régit un signe ne s’établit pas entre deux objets mais entre deux classes culturellement instituées. Même dans le cas de l’indice, il n’est pas difficile à démontrer la supériorité d’une façon de concevoir pour laquelle on ne peut pas admettre une connexion directe, disons, entre un nuage perçu au ciel et la probabilité qu’il pleuve, mais seulement entre une classe définie, un type de nuages, dont fait partie le token perçu, et une notion («probabilité de pluie») non moins générale et mentale : donc, respectivement, le signifiant et le signifié de la théorie saussurienne – ce qui n’a plus rien à voir avec la vision de Peirce.

Mais le régime de l’image est-il si différent ? Que les choses puissent être plus complexes de ce qu’il semblerait à première vue, on peut bien le supposer si on prend en compte les argumentations les plus classiques des auteurs qui ont construit la sémiotique. En regardant en direction apparemment inverse, ils nous ont expliqué la relation entre objets matériellement différents et le sentiment d’une identité commune. Ainsi, quand on entend des différentes voix individuelles produire des sons indiscutablement différents, mais qui peuvent être reliés à la «prononciation d’un même mot», notre impression spontanée est qu’il s’agit en effet de «toujours la même chose» : les systèmes sémiotiques réduisent des objets concrètement différents à l’état de variantes fondamentalement équivalentes (je me réfère à ce phénomène par le terme équi-ressemblance). Saussure a lancé l’idée que tous les systèmes sémiotiques sont à plusieurs égards établis sur des dispositifs analogiques, mais à cent ans de distance et avec un ample corpus de faits sémiotiques analysés, nous sommes maintenant convaincus que notre pensée soit totalement et essentiellement bâtie sur des relations d’analogie. Dans ce cadre on peut situer le principe constitutif selon lequel notre esprit tend toujours à manier des classes, au lieu d’objets particuliers.

Est-ce que les photographies sont à considérer à tous les effets comme des entités «uniques» ? On peut d’abord remarquer combien est commune l’idée que l’interprétation d’une image – photographique, mais de la même manière picturale – demande la constitution d’une classe d’images équi-semblable. Il est courant en effet (en conséquence d’une intuition sémiotique dont nous avons évidemment une compétence implicite) de recommander, à ceux qui se trouvent en embarras dans l’interprétation d’une certaine œuvre d’un auteur qui ne leur est pas familier, de procéder à travers une connaissance parallèle d’autres œuvres du même auteur, basées sur les mêmes principes et sur les mêmes clefs expressives : il s’agit au fond de construire une classe, au lieu d’interpréter le texte dans sa singularité. On trouve d’ailleurs des conceptions encore plus claires et explicites du côté des critiques d’art, ou des auteurs mêmes, qui exhortent à considérer les œuvres par groupes homogènes ; dans le domaine photographique, on juge souvent essentielle la dimension de l’exposition personnelle, du livre consacré à l’œuvre d’un certain auteur, ou parfois de la série explicitement numérotée, comme c’est le cas des célèbres Equivalents d’Alfred Stieglitz ; mais dans le domaine de la peinture aussi, particulièrement dans le cas des auteurs modernes, on nous a dit fréquemment qu’une œuvre n’est interprétable qu’en tant que variation dans le contexte d’une série.

2. Le réel et le sens

Essayons maintenant d’examiner les processus sémiotiques qui sont activés dans un cas concret de production photographique, en choisissant un exemple tout à fait typique, bien représentatif de la photo de reportage, donc d’un emploi spécialement emblématique des aptitudes de l’instrument photographique, même en termes de son rapport avec le réel. Je parle d’une œuvre de Dorothea Lange (1895 et 1965), photographe documentariste américaine connue pour son engagement dans la production d’images en tant que moyen pour connaître la réalité. D. Lange quitta la pratique professionnelle de la photographie en studio avec l’objectif de documenter les effets de la Grande Dépression ; elle le fit, entre autre, avec son deuxième mari, l’économiste Paul Schuster Taylor, qui l’aida à intégrer son apport photographique dans un plus grand projet de recherche et documentation sociale sur le terrain ; tout cela donne une valeur spéciale au cas choisi, c’est-à-dire à une célèbre photographie prise en 1933 dans un contexte de soupe populaire :

image

Il n’est pas important d’établir si elle allait exprimer des conceptions et des émotions déjà présentes avant de parvenir sur cette scène, ou si l’impact de la scène a pu jouer un rôle décisif dans la détermination de sa pensée. Dans les deux cas, la règle c’est qu’un photographe connaissant sa profession ne réalise des images qu’à partir d’un projet de communication, même minimal, donc en s’appuyant sur une exploration et une interprétation, quelque simple qu’elle soit, de la réalité devant lui. Cela découle de la présence déterminante d’un inévitable rapport de sélection que la photographie est, par sa nature, appelée à exécuter. Comme il arrive dans beaucoup d’autres domaines, l’impossibilité de couvrir exhaustivement chaque objectif et chaque aspect comporte la nécessité d’une coupe stratégique, et «stratégie» veut dire avant tout choix (allocation de ressources, option entre les alternatives possibles…). La spécificité du moyen photographique ce n’est en ce sens que celle de nous rendre conscients, avec une plus grande évidence, du rôle décisif joué par le rapport quantitatif entre les images réalisées (une, dix, cent…) et les images théoriquement possibles (dix mille, cent mille, un million…). Ce qui par conséquent s’ensuit est qu’il n’y a aucune relation directe entre la scène qui se présente aux yeux du reporter et l’image qu’il réalise, car entre l’une et l’autre vient s’interposer un procès décidément complexe, qu’on peut ainsi schématiser :

  1. Analyse de la scène, avec sélection des aspects les plus remarquables : en fait, il s’agit d’opérations sémiotiques bien connues, telles que attributions de pertinences et identités, déterminations de connexions logiques, etc.

  2. Extraction/abstraction de ce qu’on juge comme la structure signifiante, et conséquente élaboration du sens : le reporter prouve des émotions, attribue des valeurs, formule des jugements.

  3. Phase proprement créative, où il faut déterminer la meilleure façon d’exprimer ces émotions, de rendre perceptibles ces attributions de valeurs, et en général d’énoncer les configurations de sens qu’on vient d’élaborer. Le photographe, qui jusqu’ici a marché de la scène en direction du sens, inverse maintenant son chemin mental, marchant du sens ainsi défini en direction de structures expressives qui puissent servir adéquatement comme signifiant (qu’y a-t-il lieu d’inclure dans l’image, qu’est-ce qu’il faudra mettre en évidence, de quelle façon arranger le rapport visuel entre les composantes, etc.).

  4. Le moment est arrivé de prendre en main l’appareil, de chercher la position et la perspective qui conviennent le mieux au projet expressif, d’accomplir les choix plus spécifiquement photographiques (du type d’exposition à la distribution des différents degrés de netteté), et enfin de prendre la photo, c’est-à-dire de produire un objet textuel avec lequel donner exécution, sur le plan de la manifestation, à la configuration signifiante précédemment définie.

Il suffit de considérer la complexité inhérente à cette série de passages successifs (scène réelle → structure signifiante → configuration sémantique → projet de signification → image photographique), pour que s’évanouisse toute idée ingénue à propos de la photographie comme reproduction directe et mécanique du réel. Dans le cas de l’image prise en exemple, on se rend compte que, bien qu’on ne puisse la considérer ni comme une image «construite artificiellement» ni comme une image «contrefaite», elle laisse entrevoir une longue étude et une suite de subtiles décisions expressives de la part de son auteur. Nous évoquons l’image de Dorothea Lange regardant ces personnes frustrées et pleines d’amertume, en cherchant à comprendre leurs émotions et à en lire l’histoire. On dirait qu’elle a su saisir l’apparente contradiction qui déterminait en profondeur le statut de ces sujets : rapprochés, c’est vrai, par leur malheur commun, mais en dépit de cela dépourvus de la valeur consolatoire d’une appartenance partagée ou de quelque sentiment de groupe, car, à l’opposé, l’identité à laquelle ils pouvaient s’accrocher les liait, chacun, à un passé purement individuel, à autant d’histoires différentes et disjointes les unes des autres.

La disposition spécialement créative de l’auteur consiste donc en un savoir saisir, en plongeant d’une perspective légèrement élevée, en même temps l’effet d’ensemble et la situation de l’individu, soulignée aussi par un jeu de lumière différent. Ces hommes ont en commun bien des choses, comme le disent leurs vestes usées, leur cheveux gris, leurs attitudes, et cependant l’image sélectionne l’individu au premier plan, près des autres mais en même temps fermé dans son monde, appauvri dans ces conditions matérielles autant que dans son identité sociale. On saisit son malaise, le désappointement avec lequel il se penche sur la barrière, en serrant ses mains autour d’un misérable gobelet de métal. Même s’il se tourne vers nous, il n’est pas possible de voir ses yeux, ce qui exprime une position de fermeture dans son univers émotionnel tout à fait personnel ; nous devinons un regard et une pensée qui se perdent ailleurs, dans la vie dont il est un ancien combattant, et qui seule lui fournit un reste d’identité. Nous lisons dans l’image des choses qui strictement ne sont pas visibles, car justement l’auteur n’a pas voulu seulement reproduire des personnes et une scène mais rendre sensible un sens qui lui paraissait important d’exprimer. En face d’exemples concrets de ce genre, on ne peut vraiment plus dire que la photographie reproduise un quelque fantomatique «réel», mais qu’il s’agit plutôt de structures sémantiques fort élaborées, qui auraient bien peu à voir avec la théorie peircienne de l’iconisme.

L’étude des modes d’emploi des images photographiques dans le domaine du reportage nous montre comment elles nous conduisent à construire mentalement un contexte et un récit, et en même temps à les regarder comme exemples, tokens de quelque chose de plus général. Il y a donc en jeu trois dimensions de grand intérêt théorique ; mais il faut noter que la dimension narrative, celle de liaison à un contexte, et aussi celle de généralisation présentent de toute évidence un élément commun : il s’agit d’une insertion dans quelque chose de plus ample ou général, qui définit l’image comme partie, composante, fragment ou élément d’une classe. À ce propos, on sait que la configuration discursive du reportage inclut souvent plusieurs images ; et cependant, même quand elle se réduit à une seule image, celle-ci n’est pas exhibée en tant que proprement unique : il faut entendre (à cause d’un principe vaguement assimilable aux célèbres règles de conversation de Grice) que le fragment qu’on a extrait de la réalité ait valeur «représentative», et qu’il faut donc exclure l’éventualité d’une recoupe anomale ou atypique, car dans ce cas il s’agirait d’une sorte de mensonge. Cela veut dire que l’image réalisée doit être, pour une raison de principe, comparable à d’autres images essentiellement équivalentes – ou «équi-semblables» – qui auraient pu être réalisées par le même auteur, ou par d’autres reporters. Peu importe, entendons-nous, si d’autres images n’ont pas été réalisées ; le fait est que, pour qu’on puisse reconnaître une valeur et un sens défini à cette photo, il faut la penser comme appartenant à une classe d’images, toute virtuelle qu’elle soit. Cette classe, définie par la structure signifiante qui l’identifie, pourrait avoir mille réalisations (manifestations) différentes, ou peut-être seulement dix, ou peut-être seulement une ; comme nous le savons, la définition qualitative d’une classe ne dépend pas de la consistance quantitative de ces membres.

En confirmation, pour ainsi dire, de cette argumentation, il y a en effet une controverse concernant d’autres photographies réalisées par Dorothea Lange – mais ce serait la même chose pour l’œuvre de beaucoup d’autres auteurs de reportages, peut-être de tous. Cette controverse regarde en particulier une autre photo célèbre, appelée Migrant Mother, réalisée en 1936 et devenue elle aussi une icône reconnue de la pauvreté la Grande Dépression. On y voit une femme, jeune mais marquée par la souffrance ; le menton appuyé sur une main, elle regarde dans le vide avec une expression inquiète. Deux enfants, dont nous ne voyons pas le visage, se serrent contre lui, chacun d’un côté, approchant leur tête de celle de la mère ; le tout nous parle de misère et de désespoir. Dans ce cas, les critiques concernaient soit un excès de construction expressive de l’image soit un procès de sélection par rapport à d’autres images, prises par la même occasion, où les autres enfants de cette femme se montraient en effet plus souriants : une accusation de non-représentativité et non-équi-ressemblance, donc, justement.

3. La relation topic/focus

Note de bas de page 2 :

 Clive Scott, Street photography. From Atget to Cartier-Bresson, London & New York, Tauris, 2007.

Beaucoup d’ambigüités à propos de la nature de la photographie découlent à mon sens d’une considération trop simplifiée de sa structuration textuelle. La sensation superficielle est que, puisqu’on voit une image unique et fixe, il n’y a pas d’articulation interne — ceci par opposition au cas d’un texte narratif, qui présente une évolution à partir d’un commencement jusqu’à une fin, ou à celui d’un texte argumentatif, qui définit un thème autour duquel se développent diverses considérations. Dans le cas d’une photographie du genre qu’on a pris en examen, l’antithèse entre image qui renvoie au réel en tant qu’indice-icône et image qui, au contraire, manifeste une structure sémantique, serait sans doute trop élémentaire. Par une structuration textuelle plus complexe, ces images définissent d’abord un objet de référence, pris comme leur topic, et à partir de là édifient une élaboration discursive, avec des valeurs de sens précises, qui résultent de la mis en œuvre d’un discours propre : ce qu’on peut appeler le focus de la structure textuelle sous-jacente à l’image. Je crois intéressant de citer à ce propos Clive Scott2, spécialiste de la littérature française en même temps que du langage de la photographie, dont les idées ne sont pas très différentes : « One might argue, for example, that the photographic ‘given’, far from celebrating the resistant impenetrability of the merely there, is a process of making meaning possible. The frame of the photograph, we might argue, inevitably makes the photograph an image, a meta-reality, a comment on reality ». La référence visuelle à la réalité n’est que le point de départ pour ce qui n’est pas une reproduction, mais un discours sur le monde.

Note de bas de page 3 :

 Manuelle Lavelli, Manuela, Intersoggettività. Origini e primi sviluppi, Milano, Cortina, 2007, p.184.

Ce trait de l’être là, si décisif dans les réflexions sur la photographie, rend encore plus intéressant le modèle conceptuel de la relation topic/focus, qui ne doit pas être considéré comme lié exclusivement au domaine linguistique : on peut bien relever cette relation, comme on l’a fait, dans plusieurs autres domaines sémiotiques, notamment ceux de la narration, de la musique, de la textualité audiovisuelle… et, on vient de le voir, celui de l’image aussi. D’ailleurs, il s’agit d’une structure – en même temps cognitive, logique et sémiotique – tout à fait primaire dans l’organisation de notre pensée. Il faut se rappeler qu’il s’agit d’un type de procès sémiotique que les adultes présentent aux enfants dès les tous premiers mois de vie, en partant du geste fondamental de l’indication. Ce geste est vite compris par l’enfant non pas comme un simple «Regarde là-bas», mais en tant que base d’un mécanisme plus complexe, si bien que, comme on l’a expérimentalement observé, l’enfant ne se contente pas d’enregistrer le geste indiciel en tant que simple instrument de renvoi : après avoir tourné son regard vers l’objet indiqué (topic), il regarde de nouveau l’adulte pour en étudier l’expression et savoir quelle attitude (focus) prendre à propos de l’objet indiqué3. Ce geste qui encadre l’objet, en découpant la figure de son fond, définit le topic d’une façon qui rend évident comment, dès l’origine, le dispositif de l’indice se lie spécifiquement à l’opération de topicalisation. Il convient d’ajouter que ce geste marque aussi une discrimination, conceptuelle davantage que spatiale, entre un où l’objet est repéré en tant qu’unité externe et indépendamment existante, et un ici où on en construit la définition et le sens, en termes de valeurs et de positions propres. La relation topic/focus, dans les cas les plus élémentaires comme dans les plus complexes (pensons à la structure d’un essai) se qualifie en fait aussi bien comme un parcours d’appropriation, ou encore comme franche opposition entre ce qui est généralement donné et communément partagé et ce que le texte introduit en tant que nouveauté de son propre discours. C’est exactement ce qui arrive avec la photo documentaire : « Alors, regardez cette situation sociale, cet événement, cette condition de guerre (topic) : eh bien, voilà comment, à mon avis, cela doit être jugé, compris, envisagé (focus) ».

Cependant, s’il est vrai que la tradition pragmalinguistique nous fait concevoir le topic en termes d’«information déjà connue», à laquelle on oppose le focus, conçu en termes d’«information nouvelle», on constate aussi, néanmoins, la relation inverse, dans le cas où on pose comme topic un objet qui surprend et déconcerte (« C’est quoi, ça ?! »), en donnant au focus la tâche de moduler un verdict qui peut aller de la plus nette reconnaissance de nouveauté au retour dans le rang des catégories établies : on peut avoir aussi bien la relation «Nouveau ? Nouveau !» que la relation «Nouveau ? Non, déjà connu !». Et là la photographie joue une autre partie de ces chances.

Note de bas de page 4 :

 Claudio Marra, Fotografia e pittura nel Novecento, Milano, Bruno Mondadori, 1999, p. 99.

Considérons un cas comme celui de Eugène Atget, le collectionneur bien connu de vues d’un Paris qui, au début du XXe siècle, était en train de disparaître. Son désir obstiné de documenter, régi par une tendance quasi-maniaque à l’inventaire visuel, conduit à une (apparente, du moins) contigüité avec les poétiques du surréalisme. Sans prendre part à la dispute sur la légitimité de cette assignation (de la part d’auteurs comme André Breton et Man Ray, ou comme Walter Benjamin), il est sans doute intéressant du point de vue théorique de considérer la façon dont un enregistrement visuel de ce qui est situé dans un espace secondaire et anonyme, de ce qui paraîtrait échapper à toute raison, finit par mettre en évidence objets, vues, combinaisons accidentelles de choses et incohérentes stratifications de reflets qui, ainsi soustraits à la logique de leur fonction quotidienne, peuvent prendre des valences presque métaphysiques. Comme l’a écrit Claudio Marra4, l’idée, est celle d’une photographie bâtie sur ce principe : que l’appareil, placé de manière apparemment aléatoire face au monde, peut être en mesure d’en donner une révélation, une épiphanie produite automatiquement.

Mais l’effet «métaphysique» ne semble être ni prévu ni recherché ; on dirait plutôt que c’est le résultat d’une intention de prendre choses et lieux en tant que tels, dépourvus de leur relations avec une classe d’appartenance, de leur contexte et de leur mode d’emploi : sans atmosphère, sans récit, sans la moindre idée du passage du temps, comme si c’était le décor d’une comédie qui ne sera jamais jouée. Fixer les choses telles qu’elles sont, leur reconnaissant une valeur absolue, affranchie de tout commentaire explicatif et de toute négociation discursive autour de leurs raisons d’existence : une valeur liée au seul fait qu’elles sont là… Ce serait donc cela, la «métaphysique» en photographie ? On peut en douter du point de vue philosophique, mais cette considération peut être très intéressante en termes sémiotiques, d’autant plus si l’on constate que, tout compte fait, ce qu’on reconnaît comme spécialement significatif dans ces images est justement ce qu’on n’y voit pas, ce qu’on sent manquer, donc l’écart par rapport aux modèles courants de construction photographique, ce qu’on pourrait appeler une tension de modification culturelle, dans une conception transformationnelle des structures textuelles.

4. Le typique et l’inattendu

Note de bas de page 5 :

 Op. cit..

Atget est en tout cas l’un des chefs de file de ce qu’on a appelé la Street Photography. Dans son intéressant livre, déjà cité, que Clive Scott5 a dédié à ce genre de photographie, on trouve une analyse scrupuleuse de la distinction entre ladite photographie de rue et la photographie documentaire. Fondamentalement, la photographie documentaire présente un caractère d’essai, puisqu’elle cherche à explorer la scène abordée pour définir l’être des choses, ou pour saisir quelques aspects de la condition humaine ; elle se structure, dirait-on, selon les principes sémiotiques bien établis : indication d’un topic, opinions à son propos. La photographie de rue au contraire est encline à un travail poétique, conduit avec une allure de flâneur : elle cherche à capturer les événements, les situations accidentelles, les curieuses extravagances du hasard, sans montrer les liaisons ni nous offrir le sens d’un ordre : on dirait plutôt qu’elle nous met en face de la contingence, de l’étonnante variété de la vie.

La pratique documentaire vise à arrêter, dans l’image fixe, d’un moment représentatif, la logique de la chaîne causale qui l’a produite, tandis que la street photography, d’après Scott, saisit l’instant avec toutes ses combinaisons imprévisibles, en tant que réalité séparée, douée de sa propre valeur et de sa propre identité. Donc, si la photographie documentaire cherche à capturer ce qu’il y a de typique et ce qui se répète, esquissant ainsi des classifications et des modèles narratifs, la photographie de rue poursuit au contraire ce qui est singulier, unique, inattendu. En termes sémiotiques, Scott hasarde l’idée que la première peut être située du côté de la langue et la seconde du côté de la parole. Peut-être mieux, la première présente les objets suivant les modes de l’article défini, la seconde suivant les modes de l’indéfini.

Note de bas de page 6 :

 Susan Sontag, On photography, New York, Farrar, Straus and Giroux, 1973, p. 89.

On comprend en tout cas que la première modalité d’emploi de la photographie correspond à un modèle sémiotique classique – ou plus précisément «néoclassique» – tel qu’on l’a défini plus haut ; plus insidieuse paraît l’idéologie dissimulée dans la seconde modalité, qui se voudrait bâtie sur une sorte de joyeuse passivité, à la manière d’une apparente capitulation face à une manifestation imprévue des choses, et à un sens qu’on croit dissimulé dans leur plus intime secret. Pourquoi donc le sens devrait-il se cacher dans une combinaison si particulière, dans quelque chose de tout à fait unique ? Pourquoi devrait-il se réveiller seulement en des occasions spécifiques, et dormir pendant le reste du temps ? Cette dernière question est notamment pertinente par rapport à la célèbre théorie du «moment décisif» proposée par Henri Cartier-Bresson et reprise par bien d’autres photographes, bien qu’en lui donnant un sens chaque fois différent. Il s’agit là aussi d’une amplification de la combinaison fortuite, jouée sur l’effet de sens qui découle de la composition d’un événement avec une organisation de formes bien définie. Un tel sens ne ressort donc que par l’effet d’une concomitance de facteurs regardant aussi bien la position et l’arrangement d’objets et de personnes que la perspective et le découpage choisis par le photographe. L’allusion à un moment exactement individué, à un instant précis où la photo a pu être prise met malgré tout en évidence le fait que la valorisation de l’effet de composition est corrélative à un strict procès de sélection : la capacité créatrice du photographe consiste dans son adresse à choisir une image significative entre mille autres possibles, donc, si on veut, dans une aptitude spéciale à lire l’espace visuel qui à chaque instant prend forme devant nos yeux. Cela veut dire que la présence du sens serait un phénomène intermittent, insolite, circonscrit (et on serait alors porté à justifier les critiques de Susan Sontag, pour qui bien des photographes seraient trop insensibles à la vérité du désordre6). Il n’y a pas besoin de la sémiotique, ni d’une relecture de Kant où de l’apport des neurosciences, pour deviner que cette dimension formelle se situe dehors et a priori par rapport au réel empiriquement observé et matériellement enregistré, et que la satisfaction esthétique que nous éprouvons devant ce genre de «nouveauté» visuelle, bien qu’elle soit tout à fait réelle, reste trop souvent liée à la constatation qu’on est en train de re-connaître, de re-trouver dans le nouveau token un certain modèle formel, un type qu’on connaissait auparavant – ce qui produirait précisément l’impression que c’est le moment «juste» pour prendre la photo.

Mais faut-il conclure que ce qu’on «découvre» ne peut, dans tous les cas, être qu’une réalisation locale d’une entité plus générale, et que donc ce qui est intéressant n’est pas l’objet visible mais la structure sémiotique, externe à la scène, à laquelle l’objet forcément renvoie ? En amont de l’image, il y aurait une sorte de prototype, un archétype expressif, ou disons mieux une structure signifiante, implicite et immatérielle, donc en soi non perceptible. Comme c’est le cas pour toutes les structures signifiantes – dans la conception originelle saussurienne, bien sûr – il s’agit d’entités relationnelles, décidément abstraites, qui ont leur lieu propre dans le système culturel et leurs manifestations dans un certain nombre de réalisations textuelles.

S’agit-il d’une conception trop raffinée, même sophistiquée ? Au contraire, l’idée selon laquelle ce qui est intéressant de fixer dans la photo est tout autre chose que des objets visibles est en réalité très répandue dans l’histoire de la pensée photographique. Et je crois que, de l’apologie de l’instant, on pourrait bien rapprocher (peut-être, admettons-le, avec un peu d’ironie) le fameux épisode de la photographie nommé Steerage, ou Le pont de troisième classe, prise par Alfred Stieglitz en 1907, pendant une traversée transatlantique :

image

Note de bas de page 7 :

 Marius De Zayas Photography, «Camera Work», n. 41, 1913a.

Ayant regardé vers les ponts inférieurs, Stieglitz resta soudain fasciné par l’accord de lignes et de couleurs, d’ombres et de lumières, issu de la combinaison fortuite d’une série d’éléments indépendants : une échelle inclinée, une passerelle horizontale, une cheminée oblique, un jeune homme avec un chapeau clair et rond… Bien sûr, l’espoir du photographe était qu’il ne s’agissait pas d’un «instant», mais que tout cela puisse rester figé pendant le temps nécessaire pour aller dans sa cabine, prendre son lourd équipement photographique et tout préparer pour prendre enfin cette photo. Il eut de la chance, et ce «moment décisif» dura assez longtemps pour qu’il puisse immortaliser cette combinaison, qui fut appréciée, dit-on, par Picasso lui-même. À propos de cette photographie, et plus en général des œuvres de Stieglitz, Marius de Zayas7, théoricien du groupe lié à la revue Camera Work, écrivit que la photographie, à son état le plus pur, dépasse les limites de l’art, arrivant à saisir l’objective réalité des formes ; dans le domaine de la photographie, les formes dévoilent leur essence la plus intime. Ce ne sont pas seulement les fondements de la théorie esthétique qui sont en cause, mais aussi ceux de la théorie sémiotique.

5. Aux limites du sémiotique : la photographie et l’objet trouvé

Note de bas de page 8 :

 Jean-Pierre Montier, L’Art sans art d’Henri Cartier-Bresson, Paris, Flammarion, 1995.

L’exemple du Steerage démontre qu’au-delà de la durée dans le temps d’une combinaison accidentelle, ce qui importe vraiment est la conviction que le «cas» peut engendrer des «formes», à entendre dans le sens propre à la création esthétique. Le point décisif consiste alors dans l’opposition entre la conscience de produire des images en tant que projection de sens sur la réalité – ce qui rendrait la photographie, de ce point de vue, peu différente des autres formes d’expression – et la sensation de pouvoir saisir un sens d’autant plus essentiel et authentique qu’il est directement reçu de l’extérieur. Ce n’est pas un hasard si Cartier-Bresson fut un parmi les photographes fascinés de la pensée zen : une liaison qui a été soulignée en particulier par Jean-Pierre Montier dans le livre qui porte ce titre significatif : L’art sans art d’Henri Cartier-Bresson8. La capacité de créer une composition aléatoire, en reconnaissant l’instant où l’ordre se dégage du chaos, s’associe à une attention, qu’on dirait proche du surréalisme, pour le sens qui surgit de combinaisons inattendues (on pourrait même parler d’une sorte de «photographie automatique», proche de la célèbre pratique de l’écriture automatique). Mais, encore une fois, ce qui devrait supprimer la composante subjective de la photographie porte plutôt à faire glisser la production d’images vers des niveaux moins conscients, et donc encore plus subjectifs et incontrôlables.

Note de bas de page 9 :

 Robert Leverant, Zen in the Art of Photography, Berkeley, Images Press, 1969.
Wayne Rowe, Wayne,  Zen and the Magic of Photography, Santa Barbara, Rocky Nook, 2010.

Note de bas de page 10 :

 Tom Ang, Tao of Photography, New York, Amphoto Books, 2000
Philippe L. Gross, S.I. Shapiro, The Tao of Photography. Seeing beyond Seeing, New York, Ten Speed Press, 2001.

Note de bas de page 11 :

 Jan Phillips, God is at Eye Level, Wheaton, The Theosophical Publishing House, 2000.

En tout cas, le livre de Jean-Pierre Montier nous conduit droit au thème, diversement abordé, des liaisons entre la pratique de la photographie et la pensée orientale. Il y a  bien des livres qui – en général, à ce que j’ai vu, d’une manière superficielle et prévisible – explorent ce genre de connexions : avec la pensée zen ou plus généralement bouddhiste9, avec le taoïsme10, ou encore avec une sorte de vague panthéisme, comme c’est le cas du bien connu God is at Eye Level par Jan Phillips11.

Note de bas de page 12 :

 Wayne Rowe,  Zen and the Magic of Photography, Santa Barbara, Rocky Nook, 2010, p. 66.

Note de bas de page 13 :

 Lori Bailey Cunningham, The Mandala Book, New York, Sterling, 2010.

Note de bas de page 14 :

 Lyle Rexer, The Edge of Vision. The Rise of Abstraction in Photography, New York, Aperture.

Note de bas de page 15 :

 Sarah Greenough “Alfred Stieglitz and «The Idea Photography»”, in S. Greenough et J. Hamilton (eds.)
Alfred Stieglitz. Photographs and Writings, New York, National Gallery of Art et Callaway Editions, 1983, p. 24.

Au niveau le plus simple, on peut placer les cas d’identification inattendue, heureuse et imprévue (ainsi que souvent ingénue), presqu’une sorte de serendipity sémiotique : typique le cas des murs décrépits, les dépôts de peinture, les mottes de terre sèche où soudainement la personne qui regarde – ou bien, et c’est significatif, la personne qui prend une photo – voit se dessiner un objet, un visage, même la transcription approximative d’une œuvre d’art (on trouve des exemples de ce genre dans le livre par Wayne Rowe Zen and the Magic of Photography, où l’auteur, en commentant des images qui sont d’ailleurs souvent esthétiquement intéressantes, reconnaît que «You will find in the photo what you bring to it12»).  En d’autres cas, il s’agit d’une exploration systématique de l’univers visible, à la recherche de l’apparition de quelque forme archétypale et absolue ; un exemple en est The Mandala Book, par L.B. Cunningham13, où on démontre comment on peut retrouver partout le pattern du mandala (mais on peut douter que la même opération aurait pu valoir pour démontrer la présence universelle d’autres structures géométriques). En termes plus subtilement élaborés, on pourrait reprendre ce que Lyle Rexer14 a écrit, dans un des plus remarquables essais sur la photographie abstraite. En commentant les images et la pensée de Barbara Morgan, il constate que la photographie peut être vue comme un instrument pour dévoiler des analogies visuelles : analogies en mesure de joindre le monde intérieur des émotions avec le monde extérieur de la matière. Cette perspective est explicitement liée à la série historique des Equivalents de Stieglitz : images qui, à travers des configurations qui, objectivement, étaient des formations de nuages, entendaient proposer une équivalence expressive entre des formes abstraites et de non moins abstraites structures conceptuelles et émotionnelles. Comme l’a écrit Sarah Greenough15, ce sont des «photographies de formes qui ont cédé leur identité, où l’on a oblitéré toutes les références au réel qu’habituellement on trouve dans une photographie : il s’agit de photographies de formes abstraites». L’objet (ce n’est pas par hasard s’il s’agit de nuages, c’est-à-dire de vapeur condensée) de fait s’évapore, devient négligeable par son identité, et cependant pas du tout négligeable dans son incontestable présence là-dehors, dans l’univers détaché des objets.

Note de bas de page 16 :

 Philippe Dubois, L’acte photographique, Bruxelles, Labor, 1983.

En d’autres cas, non moins élaborés, il ne s’agit pas d’identifier quelque chose de déjà vu ni de repérer des correspondances mais plutôt de saisir le jamais-vu et le jamais-conçu, de découvrir un sens présent dans les choses-mêmes, radicalement indépendant de nous : une capacité qui semble être l’apanage de la photographie, donc d’un processus de production de l’image qui, au moins en quelque mesure, peut être envisagé comme exécuté par une machine. Mais il s’agirait alors, dirait-on, d’affirmer un désir de montrer qu’il y a un sens partout et toujours, même dans les choses les plus communes et dans la plus totale normalité, car rien n’est dépourvu d’un ordre ni de sa propre et spéciale beauté, rien n’est indigne d’un regard qui le découpe et le fixe. L’image propose ici l’unicité comme valeur, mais ce serait alors une unicité absolue, qui dépasserait la reconnaissance de conditions formelles quelles qu’elles soient. Et toutefois, paradoxalement, la photographie de cette-chose-ci, de ce mur écaillé, de cette surface rouillée ou de cette anonyme dalle de trottoir, contrairement à toute intention, ouvre soudainement sur une série, jusque là impensée, d’images de murs écaillés, de surfaces rouillées, de dalles de trottoir… Davantage, dès le premier moment une telle photo n’est pas vue comme l’image de ce mur-là ou de cette dalle-là, mais comme enseigne générale de la significativité de ce type d’objets, et de leur entrée en masse dans l’univers de ce qui peut être sujet d’une photographie. On ne voit pas la chose en tant que telle mais l’idée qui correspond à la décision et à l’acte de l’inscrire dans l’image : ce qui renvoie au principe, développé en sémiotique, d’après lequel ce qui est montré dans une photographie est en premier lieu non un objet mais un geste d’écriture visuelle16.

Note de bas de page 17 :

 Jean-Marie Schaeffer, L’image précaire. Du dispositif photographique, Paris, Seuil, 1987, p. 170 ; bien que dans un différent cadre théorique, parle lui aussi d’une image « zen » liée à une pratique de désémantisation du monde.

Note de bas de page 18 :

 Guido Ferraro, « Il rito senza parole e il cadavere che sempre racconta. Pratiche di destrutturazione semiotica nella tradizione tibetana », Lexia, 11-12,  pp. 89-107, 2012b.

Nous sommes en train – il faut le remarquer – de parler de pratiques fondamentalement extra-sémiotiques puisqu’elles visent à dépasser cette interposition entre nous et les choses qui est mise en œuvre par les systèmes de sémiotisation, avec leur immanquable charge de subjectivité, d’abstraction et de généralisation17. J’ai eu ailleurs l’occasion d’examiner quelques exemples de pratiques rituelles et narratives  bouddhistes, qui visent justement à proposer des formes d’expérience non subjectivée, non sémiotisée, non enfermée dans un quelconque système de catégories18. Notons que ce qui est mis en accusation est la disposition fondamentalement constructive des langages ; une conception qui est une des principales acquisitions théoriques de la sémiotique, mais dont il est bon de prendre aussi en considérations les limites. Ces limites sont justement soulignées, entre autre, par l’élaboration de la pensée bouddhiste, à laquelle on doit la version originale de l’idée que le langage interpose, entre nous et la connaissance directe du monde, un système de classes et de formes qui peuvent être uniquement définies grâce à un jeu relationnel de différences et négations.

Bien sûr, il n’y a pas moyen d’exprimer le non-sémiotique, car on ne peut aucunement échapper à l’emploi de formes qui elles-mêmes sont sémiotiques, mais on peut se placer sur la limite, et montrer le point de défaillance et de désagrégation de ces formes. Des opérations de ce genre, qui explorent les limites ou qui mettent en question la nature même du «sémiotique», sont d’un grand intérêt du point de vue d’une science des modes et des logiques de la signification mais possèdent aussi une grande importance culturelle et, assez souvent, esthétique. Je mentionne seulement en passant – car on rentre dans un autre domaine de la sémiotique – ce qui est peut-être jusqu’aujourd’hui le plus grand texte composé à propos de la relation conceptuelle entre abstraction, forme et matière. Dans ses Trente-trois variations sur une valse d’Anton Diabelli, Beethoven a montré comment un objet musical qui est trivial au départ peut donner naissance à une œuvre extraordinaire grâce à un processus de désarticulation qui en sépare les différentes composantes, évoluant en particulier vers une scission entre dessin formel et substance sonore. Cette étonnante réflexion musicale trace un plan qui se développe pendant le temps des trente-trois unités constituantes, et ce n’est pas par hasard qu’elle porte à l’extrême le dispositif de la variation, donc d’une construction textuelle de nature éminemment transformationnelle. Encore une fois, on doit ici constater que le sens ne doit pas être conçu en tant qu’entité (et encore moins en tant qu’information), mais en tant qu’expérience et tension dynamique : le sens n’est pas quelque chose «qui est là», mais une opération qui va se dérouler, et les textes ne sont lisibles qu’en termes de tracés de transformations (dans le sens de la théorie lévi-straussienne).

Note de bas de page 19 :

 Eric Landowski, Passions sans nom (en particulier le chapitre Modes de présence du visible), Paris, PUF, 2004.

Il faut ajouter que si nous sommes ici esthétiquement frappés par une sorte de processus d’agrandissement, à l’époque littéralement inouï, exécuté sur des objets musicaux en eux-mêmes décidément banals, on peut bien remarquer un parallélisme très significatif et réellement pertinent avec la pratique, diffusée en photographie même parmi les amateurs, par laquelle des objets quotidiens et en eux-mêmes négligeables, quand ils sont encadrés de tout près, perdent leur lisibilité ordinaire pour donner lieu à des phénomènes souvent signalés comme «photographies zen». Il y a une dimension presque extatique dans la réalisation et dans la vision de ces images qui nous proposent des entités dont la concrète tangibilité est inversement proportionnelle à leur degré d’identité19. Matières sans nom, définies par leur texture plutôt que par leur fonction, souvent étincelantes par leur simplicité, nous suggèrent un autre mode de regarder le monde : un mode qui ne pose pas de questions, qui n’active pas de projets d’action, qui échappe aux catégories structurées du langage et à une partie au moins des mécanismes émotifs communs (activation de désirs, craintes, ambitions…). La subjectivité du photographe ne peut pas disparaitre, mais on dirait qu’elle se tient à l’écart.

À ce propos, considérons une œuvre d’un des auteurs qui ont mieux le représenté cette manière de concevoir la photographie, l’américain Minor Martin White :

image

Dans cette photo datée du 1960 (titre inévitable Untitled) – une de celles dont il disait “photographs that found themselves” – une concrétion fortement matérique, presque tactile, de quelque chose d’indéfini, semble convoquer, mais aussitôt après fuir et nier, des allusions embrouillées à des paysages terrestres et marins, faisant en sorte que notre lecture de l’image reflue enfin de ces non-arbres, non-rochers, non-animaux, non-vagues, non-giclées, non-liquides et non-fumées. La matière est homogène, et en même temps fortement variée, fixe et en même temps pleine de dynamisme. Elle n’est ordonnée par aucune forme surimposée, mais on dirait aussi qu’une forme qui fût en train de la modeler y eût désisté. Cette image, si l’on veut, exhibe juste le point où les choses perdent leur identité, où le langage va se taire et la matière va se séparer de la forme. Ce point où, en effet, on ne perçoit plus la différence entre une image «créée» et une image «trouvée». Bien sûr, on n’est pas dans cet espace proprement au-delà du sémiotique que personne ne pourrait jamais représenter, mais plutôt exactement sur la ligne frontière ; comme je le disais, cette image ne nous montre pas un état mais un processus qui semble se développer sous nos yeux, en nous faisant vivre l’expérience de la dissolution de l’identité et du sens. L’analogie – entendue comme type de rapport entre signifiant et signifié – ne se pose pas ici, évidemment, entre une image et un objet, mais entre une configuration expressive et une configuration conceptuelle. Et le concept de «photographie», on le voit bien, ne peut correspondre proprement à l’idée d’un genre d’images, de reproductions ou d’empreintes, mais plutôt à l’idée, comme on disait, d’une pratique d’écriture.

On ne peut pas aller plus loin que cette allusion à l’univers de la «chose-en-soi-même», mais tout cela nous rend plus conscients de la nature de l’action exercée par les systèmes sémiotiques — eux qui, pour leur part, sont constamment, et légitimement, engagés à nous sauver de l’inquiétante apparition de l’indéfinissable, de l’inclassable. Nous, étranges animaux (mais il y a là une logique et une cohérence précises), demandons de vivre dans un monde rassuré par son obéissance aux grilles des catégories culturelles, mais nous sommes en même temps fascinés par la possibilité d’en sortir pour goûter l’extase d’une proximité à la chose intouchée. Selon ses différents modes d’emploi, la photographie peut nous conduire dans l’une comme dans l’autre direction. Bien sûr, elle ne peut nous montrer ni le royaume des structures à l’état pur ni le monde en absence de toute organisation formelle, mais elle peut faire ce qui est vraiment intéressant, c’est-à-dire nous présenter l’opération de mise en forme avec toute sa valeur culturelle, aussi bien que l’opération de déstructuration, à la limite poussée jusqu’au point de la dissolution de la forme.

On peut, d’un point de vue théorique, renvoyer encore à la géniale théorisation de Claude Lévi-Strauss, en grande partie encore inexploitée, mais il est sans doute pertinent de rappeler aussi la conception bouddhiste, selon laquelle on ne peut saisir que le changement, et on ne peut recevoir de l’expérience externe la perception d’un objet en tant que totalité identifiée. En tout cas, en ce qui concerne notre modèle théorique – si loin de la traditionnelle théorie de l’iconisme – les réflexions qui peuvent récapituler le parcours accompli dans ces pages vont confirmer le principe selon lequel aucune réalisation textuelle ne peut être dépourvue d’un rapport avec une structure abstraite sous-jacente (relation manifestation/signifiant). En même temps, nous trouvons ainsi l’occasion de constater l’élasticité de ce modèle et l’amplitude de gamme de certains systèmes sémiotiques, avec la multiplicité d’opérations qu’ils rendent possibles. Cela vaut dans le cas de la photographie, semble-t-il, plus que dans le cas du langage, du moment que – on l’a vu – la photographie  peut nous conduire si près de ce qui n’a encore ni nom ni identité.