Sémiotique des pratiques mystiques

DOCUMENT I

Mortesa Babak MOEIN

De l’hésychasme au samâ

DOCUMENT II

Jean-Paul PETITIMBERT

Dialogue avec Mortesa B. Moein

DOCUMENT I

De l’hésychasme au samâ

Mortesa Babak MOEIN

Université Islamique Azad,  Téhéran

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Texte intégral

Note de bas de page 1 :

 Jean-Paul Petitimbert, « Prière et lumière. Lecture sémiotique d’une pratique et d’une interaction particulières : l’hésychasme orthodoxe », Actes Sémiotiques, 118, 2015, https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/5417 ; E. Landowski, Passions sans nom, Paris, PUF, 2004 (ch. 3, « Sens et interaction »).

Dans son essai sur l’hésychasme orthodoxe, Jean-Paul Petitimbert a cherché à rendre compte sémiotiquement d’une forme spécifique d’expérience mystique dans les termes de la logique de l’union et du régime de l’ajustement tels qu’Eric Landowski les définit dans le cadre de la « socio-sémiotique »1.  Selon Petitimbert, l’expérience mystique se présente en effet comme un cas exemplaire  d’interaction mettant deux actants en rapport direct selon le principe même du rapport d’« union », par opposition à la syntaxe de la « jonction » traditionnellement reconnue en grammaire narrative, où la relation entre actants-sujets ne s’établit que par la médiation d’un actant-objet, l’« objet de valeur », c’est-à-dire d’un tiers circulant entre eux.  Au contraire, dans l’expérience religieuse particulière, d’origine chrétienne orthodoxe, appelée « hésychasme », comme dans toute expérience mystique, le sujet entre dans un rapport direct d’« union » avec un interactant, un « autre », qui est considéré comme étant Dieu lui-même.

A la fin de l’article, l’auteur mentionne une série d’autres pratiques religieuses, extérieures à l’univers chrétien, dont il suggère qu’elles pourraient relever, au moins sous certains aspects, de principes sémiotiquement comparables.  Parmi celles-ci, les plus proches de l’hésychasme semblent être, écrit-il, le dhikr (ou Zhikr) musulman et le samâ’ des derviches tourneurs soufis.  Cette évocation de rapports possibles, sinon probables, entre une forme de prière chrétienne orthodoxe et une pratique religieuse d’origine musulmane nous a incité à esquisser ici une brève comparaison en cherchant à préciser quels pourraient être, d’un point de vue sémiotique, les points de convergence et les zones de divergence qu’on peut repérer entre elles.

1.  Mais un minimum d’informations sur le rituel sacré qu’est le « samâ’ » des derviches tourneurs, en l’occurrence ceux de Konya, en Turquie, paraît tout d’abord nécessaire.  Bien que leur rituel de danse et de musique soit trop souvent considéré comme une simple tradition folklorique et comme une sorte de spectacle, il s’agit en réalité de pratiques porteuses d’une signification religieuse très profonde.  Leur prière consiste à entrer en extase grâce à des mouvements giratoires qui leur permettent de se distancier du monde et de s’approcher, comme disent les maîtres de la pensée soufie, de « l’âme du monde et de Dieu ».

A vrai dire, le soufisme et principalement la technique des derviches tourneurs sont la recherche d’un état de conscience modifié, d’une expansion de l’être et d’un développement des capacités créatrices.  Leur technique, en mêlant le chant, la musique instrumentale et la danse, mobilise l’ouïe, la voix et tout le corps en sorte que le pratiquant entre dans un état cérébral propice à la relaxation psychosomatique.  Les derviches, habillés de blanc et coiffés d’une toque noire ou rouge, se placent au centre de l’espace de la réunion et un joueur de ney (flûte à roseau avec un bec de hautbois) improvise une mélodie en fonction de son ressenti du moment.  Les pratiquants font alors trois tours de la salle, chaque tour représentant symboliquement l’une des trois sphères nécessaires à l’épanouissement de l’être : le premier est celui de la « connaissance », le deuxième celui de la « vision pénétrante » et le troisième celui d’une « union » où le pratiquant est censé se perdre dans un « océan d’amour » provoqué par l’admiration de Dieu, état l’annihilation de soi appelé fenafillah, comparable au nirvana dans le bouddhisme.Après ces trois tours, ils laissent tomber leurs manteaux, étendent les bras à l’horizontale, perpendiculairement au corps, une main tournée vers le ciel, l’autre vers la terre, inclinent la tête et commencent à tourner sur eux-mêmes avec une régularité de métronome et une vitesse hallucinante, au rythme de la flûte et des tambours.

Note de bas de page 2 :

 Nous nous référons ici à la notion sémiotique de contagion définie par E. Landowski in Passions sans nom, op. it. (ch. 6, « En deça ou au-delà des stratégies, la présence contagieuse »).

Dans ce rituel de danse sacrée, on a affaire à un certain nombre d’acteurs individuels — chacun des derviches tourneurs — qu’on peut considérer initialement comme distincts et autonomes mais qui, par « contagion », c’est-à-dire en épousant une dynamique esthésique commune, vont se constituer en une totalité et accomplir ensemble un seul et même programme2.  Il s’agit donc de la constitution d’un actant collectif — le groupe des danseurs — dont l’activité consiste à faire « la même chose » qu’autrui, et plus précisément à la faire en concomitance et en accord, « ensemble », en coopérant à la réalisation d’une « œuvre », en l’occurrence une dynamique corporelle, créée en commun.  Cette danse ne peut donc jamais être exécutée par une seule personne.  Nous assistons en effet ici à un concert où les états d’âme aussi bien que les états somatiques des acteurs résultent directement de rapports de co-présence mutuelle entre sujets, face à face ou corps à corps.  On a là, autrement dit, un mode d’interaction et de construction de sens conditionné par la proximité sinon par le contact entre corps-sujets in praesencia et par la possibilité matérielle d’un rapport sensible entre eux.  Ainsi, moyennant une forme d’ajustement esthésique, des unités initialement posées comme distinctes en viennent à constituer ensemble, pour un temps déterminé, une entité complexe nouvelle, une totalité inédite.

2.  A ces divers égards, la prière du samâ’, réalisée par un actant collectif et vécue comme l’expérience à la fois  d’un « être ensemble » et d’un « faire ensemble », s’oppose à l’expérience de l’hésychasme, puisque celle-ci est au contraire vécue individuellement dans le silence d’une cellule, par un orant qui se veut exclu du monde et cherche à se replier sur lui-même.

Note de bas de page 3 :

 Amélie Neuve Église, « L’oratorio spirituel ou le sâma’, une liturgie du souvenir entre ciel et terre », La revue de Téhéran, 21, 2007.

En revanche, tout comme dans l’expérience qui procède de la doctrine hésychaste, on a affaire, dans celle du samâ’, à une forme de connaissance de nature expérientielle, d’ordre esthésique, et non pas d’odre cognitif.  Dans les deux cas, le sujet de la pratique mystique projette, pour reprendre ici aussi la terminologie conceptuelle de Landowski, le même « mode de regard » sur le monde : il ne « lit » pas la réalité qui l’entoure (comme si c’était un livre exposé devant ses yeux) mais accède à la connaissance d’un sens moyennant une « saisie » esthésique. Selon Ibn Arabi, en effet, comme l’explique Amélie Neuve Église, « la pratique du samâ’ doit permettre de prendre conscience que tout l’univers, toute la création, ne sont eux-mêmes qu’un grand Samâ’ chantant les louanges du Créateur.  C’est dire que cette pratique est étroitement liée à une conception du divin considéré comme n’étant pas seulement une entité qui se pense et s’appréhende au moyen de l’intellect, mais qui, avant tout, se contemple et se vit »3.

Note de bas de page 4 :

 Cf. Jean Meyendorff, Grégoire Palamas et la mystique orthodoxe, Paris, Seuil, 2005, p. 45.

Note de bas de page 5 :

 Cf. Henry Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabi, Paris, Flammarion, 1958 ; rééd. Flammarion-Aubier, 1993.

Note de bas de page 6 :

 Cf. Alberto Fabio Ambrosio, « Écrire le corps dansant au xviie siècle : Ismâ‘îl Rusûkhî Anqaravî », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 113-114, 2006.

En ce qui concerne la nature même de l’« union » entre le sujet mystique et le « tout-autre » — autrement dit, Dieu lui-même —, on peut repérer certains points de convergence et de divergence  entre ces deux pratiques.  Après avoir posé l’une des questions les plus épineuses de sa recherche — « (…) comment prétendre que l’union à Dieu est possible ? » —, Jean-Paul Petitimbert développe l’idée de Grégoire Palamas, qui pose la grande distinction de principe entre Dieu « Imparticipable » et inconnaissable en son essence, et Dieu participable et connaissable dans ses opérations, appelées « énergies incréés ».  Suivant la doctrine de Grégoire Palamas, l’« union » à Dieu, ou Théosis, est une union avec ces énergies incréés ; cette union à Dieu consiste en la participation, en tant que corps-âme-esprit, aux énergies incréés de Dieu, à l’infini divin qui se communique dans ses opérations.  En d’autres termes, il s’agit d’une union intime avec Dieu en tant, comme le rappelle Jean Meyendorff, qu’il est acte (energeia), tout en restant par ailleurs inaccessible dans son essence4.  De même, du côté de la doctrine soufie, Dieu, selon Ibn Arabi, tout en restant inconnaissable dans sa Réalité essentielle (c’est le côté « imparticipable » de Dieu), est connaissable par le biais de Ses noms divins (côté « participable »).  Car tous les dons de Dieu à l’égard de la création sont censés se manifester à travers les noms divins.  Les noms divins sont le reflet des attributs de Dieu dans la création.  La création est conçue par Ibn Arabî et les soufis à sa suite comme un miroir qui réfléchit l’image de Dieu.  Il s’agit pour eux de ne pas tomber dans le piège du panthéisme.  Alors que le propre du panthéisme est de placer Dieu dans l’immanence en le naturalisant, ce qu’Henry Corbin analyse, chez Ibn Arabî, sous le nom de « théomonisme » consiste, inversement, à maintenir la transcendance de Dieu tout en divinisant la nature5 — ce qui ne fait que confirmer que dans la hiérarchie du Samâ’, comme le rappelle A.F. Ambrosio, l’homme est « un degré en-dessous du Dieu unique »6.  Ainsi distingue-t-on, d’un côté, l’Être absolu de Dieu, de l’autre, différents degrés d’êtres subordonnés, parmi lesquels les uns sont plus proches de l’Être absolu, les autres plus éloignés.  De ce point de vue, le Samâ’ peut être considéré comme un exercice spirituel permettant d’accéder à l’unicité de l’Être (Wahdat al-Wujûd), autrement dit préparant l’union intime entre l’Être absolu et les autres êtres conditionnés.

3.  En ce point apparaît une autre différence essentielle par rapport à la pratique de l’hésychasme.  Car l’expérience des derviches tourneurs n’est pas réductible à une forme d’ajustement entre des sujets égaux.  Au contraire, dans l’hésychasme, comme le souligne J.-P. Petitimbert, la théosis « opération de divinisation de l’homme »,

« consiste théologiquement, pour l’oré, Jésus, à infuser sa divinité dans l’humanité de l’orant, de sorte que celui-ci se retrouve à égalité de nature avec lui, les deux interactants jouissant alors à parts égales, à l’instar du Christ depuis sa conception, d’humanité et de divinité ».

Note de bas de page 7 :

 Sur la distinction entre « assentiment » et « ajustement » en tant que régimes de sens et d’interaction envisagés sous l’angle de la religion, cf. E. Landowski, « Shikata ga nai », Lexia, 11-13, 2012.

En d’autres termes, alors qu’il s’agit bien, dans un cas, d’une relation d’ajustement entre pairs, on passe, avec le samâ’, à un tout autre régime d’interaction, dans lequel le sujet mystique, être contingent et conditionné, donne son assentiment à un actant transcendant, nécessaire et inconditionné7.

Un autre parmi les critères définitoires du régime de l’ajustement qui opposent l’hésychasme à l’expérience mystique des derviches tourneurs tient à ce que, refusant toute visée ponctuelle et instrumentale,  ce régime d’interactiontend vers l’accomplissement mutuel des interactants.  Or, étant donné que, comme nous l’avons souligné, Dieu est l’Être Absolu, nécessaire et inconditionné, toute idée d’un « accomplissement », dans la mesure même où il présupposerait un potentiel initialement inaccompli, est par construction en l’occurrence exclue.  Notons cependant que malgré l’absence de l’idée d’un accomplissement mutuel des interactants, la relation bilatérale entre le mystique et Dieu repose sur l’« amour », notion sur laquelle nous reviendrons in fine.

Si, dans ce contexte, la notion d’ajustement nous semble néanmoins pertinente, c’est par conséquent à d’autres niveaux : non pas dans le rapport à la divinité mais dans la dynamique des relations entre les participants du rite, et même entre eux et ceux qui les entourent et les observent, non pas en simples spectateurs tenus et se tenant à distance (tel le public d’une salle de théâtre) mais à la manière de quasi-participants.  Eux aussi — c’est du moins ce qu’affirment divers auteurs qui ont été témoins du rite et dont nous avons nous-même reçu plusieurs témoignages directs — sont emportés par le mouvement rythmé des danseurs et, en l’épousant par contagion, se mettent (en tout cas « intérieurement ») à tourner à la manière de toupies.  Cette expérience d’un être et d’un faire ensemble ne se réduit donc pas au corps des derviches tourneurs mais s’étend également au public-témoin.

Note de bas de page 8 :

 Isma’il Rusukhi Anqaravî, Minhâj ul-fuqarâ, Le Caire, Bulaq, 1840.

Quant à ce qui concerne la relation dynamique entre les corps des participants proprement dits, on trouve des éléments qui permettent aussi de la décrire en termes d’ajustement.  C’est notamment la notion d’« Assimilation » développée par Ismaîl Rusûhî Anqaravî (né en 1631), cheikh du couvent de Galata à Istanbul,dans son livre, Minhâj’ul-fuqarâ(« la voie des pauvres »)8.  Dans le cadre du troisième type de Samâ’, celui qu’il qualifie de « sensuel » (ou « charnel »), Anqaravî décrit une stratégie qualifiée d’« Assimilation », où les corps ne sont pas considérés comme des « corps-objets » mais comme des « sujets-corps » qui font sens.  Une des prescriptions de la cérémonie prévoit que les derviches soient déjà en état d’extase avant de se lever, de saluer le cheikh et d’entamer leur danse giratoire.  Si tel n’est pas le cas, ils doivent quand même saluer le cheikh, prononcer la Bismillah et se mettre à tourner sur eux-mêmes.   En effet, si la danse peut certes être une manifestation extériorisée de l’état d’extase vécue en son for intérieur, elle peut aussi jouer comme ce qui la produit, par réaction et « assimilation » à la dynamique de la danse en commun.  Celui qui n’avait pas encore atteint l’extase avant de se mettre à tournoyer sera alors entraîné vers cet état par les girations des autres derviches qui, eux, s’y trouvent déjà, par « contagion ».  Il s’agit effectivement d’une ivresse spirituelle communicative, de la transmission d’une expérience extatique produite par les mouvements giratoires des corps.

4.  Un autre point de comparaison qui mériterait d’être approfondi concerne la position et la gestuelle de l’orant dans chacune des expériences mystiques que nous confrontons.  Alors que l’hésychaste adopte la position assise et se tient immobile dans une attitude de repli somatique sur soi-même censée aller de pair avec la plus grande concentration spirituelle — position qui suggère, comme le relève Jean-Paul Petitimbert, l’idée d’une « entase » —, le rituel du samâ’, à l’opposé, en commandant une gestuelle, une cadence et une dynamique d’ensemble qui lient chacun des pratiquants en un seul tout, suggère l’idée d’une sortie « hors de soi », d’une « ex-tase », au sens originaire du terme.

Note de bas de page 9 :

 Cf. E. Landowski, « Régimes d’espace », Actes Sémiotiques, 113, 2010 (https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/1743).

En termes esthésiques, ce mouvement giratoire qui emporte en un seul tourbillon non seulement l’ensemble des participants mais même ceux qui les observent évoque irrésistiblement la figure de la volute , figure tourbillonnaire à l’intérieur de laquelle s’entrelacent et s’« ajustent » un nombre potentiellement infini de corps en mouvement et dont Landowski fait précisément l’emblème, en termes de spatialité dynamique, du régime de l’ajustement9.

A ce déploiement horizontal s’en ajoute un autre, qui va dans le sens de la verticalité, lorsque les participants lèvent les bras, une main tournée vers le ciel, l’autre vers la terre, la paume de la main droite tournée vers le ciel pour recevoir la grâce d’Allah, celle de la main gauche vers la terre pour l’y répandre.  En effet, si, à la différence de l’hésychaste qui s’immobilise totalement (un peu comme le yogi) en rentrant complètement en lui-même, le danseur fait l’expérience d’une ex-tase, c’est au sens d’un « ravissement », comme porté au-delà de son propre corps, dans une sorte d’envol qui, de nouveau, évoque intuitivement la dynamique ascendante de la « volute ».  Et c’est au moment même où culminent ses mouvements giratoires que le sujet « tombe » — mais il faudrait plutôt dire « s’élève » — dans l’extase.

5.  La confrontation mériterait aussi d’être développée sur le plan du dispositif actantiel.  Petitimbert observe que l’expérience de l’hésychasme met en relation deux actants : le sujet de la prière, l’« orant », qui cherche « la réalisation de soi à travers l’“union” avec Dieu, et l’oré, cette instance divine à laquelle pour se réaliser, il s’adresse ».  Cette seconde instance revêt, au yeux de l’hésychaste, le statut d’un sujet, ou plutôt d’un partenaire potentiel.  Car en raison de  l’incarnation de l’instance « Dieu » en la personne de Jésus, l’oré dont il est question apparaît comme un Dieu à la fois incréé et créé, et par conséquent situé exactement au même niveau que les hommes.  Il en résulte que la figure du Christ revêt souvent la forme actantielle d’un adjuvant plutôt que celle d’un destinateur : entre Dieu et les hommes, Jésus joue ainsi le rôle d’une sorte de catalyseur qui rend possible leur union.

A première vue, cette place et cette fonction font défaut dans l’expérience mystique du samâ’.  On y reconnaît immédiatement deux actants : d’une part, le corps-sujet collectif composé par les derviches tourneurs engagés dans une quête, à la fois individuelle et nécessairement partagée, d’accomplissement de soi ; d’autre part, l’instance divine à laquelle le groupe s’adresse.  Cette relation est cependant médiatisée par la présence du sheikh, figure qui tient lieu d’intermédiaire entre le ciel et la terre, et qui, à ce titre, doit être sémiotiquement reconnue en tant qu’un authentique adjuvant. Formellement, syntaxiquement, son rôle peut donc être assimilé à celui de Jésus bien que, du point de vue des investissements sémantiques, les deux figures soient sans commune mesure étant donné que l’intercesseur n’est aucunement, ici, Dieu-fait-homme, c’est-à-dire une instance à la fois « incréée et créée ».  A défaut, la présence, l’autorité et les objurgations du sheikh (c’est lui le « maître de cérémonie ») canalisent les énergies des derviches.

Mais outre cet acteur individué, on peut reconnaître aussi un autre actant-adjuvant, non individué, la musique, qui intervient, elle, non plus, à la différence du sheikh, sur le plan des rapports manipulatoires entre sujets, mais sur le plan pragmatique, plus précisément celui de la dynamique esthésique entre les corps.  Djalâl ad-Dîn Rûmi (1207-1273), un des maîtres à penser des confréries soufies, accorde effectivement une place très importante à la musique, qu’il considère comme une voie essentielle de la spiritualité, du mysticisme et du cheminement vers le Divin.  L’émotion mystique des participants, dans leur mouvement giratoire, est rendue plus intense par la musique.  Et l’extase en devient d’autant mieux accessible.

Note de bas de page 10 :

 Cf. Eero Tarasti, Existencial Semiotics, Bloomington, Indiana University Press, 2000 ; id., Fondements de la sémiotique existentielle, Paris, L’Harmattan, 2009.

6.  La dernière partie du texte de Petitimbert invite aussi à quelques remarques.  C’est là que s’engage plus spécialement une discussion des positions théoriques de Natalie Depraz et de leur articulation avec la phénoménologie de Husserl.  A partir des trois qualités d’attention et d’émotion dont Petitimbert montre la correpondance avec les trois étapes du processus où s’enchaînent la nepsis, la prosochi et l’hésychia, nous pouvons établir des relations avec la théorie de la transcendance proposée par Eero Tarasti et en suggérer une application à nos expériences mystiques10.  A défaut de prétendre appliquer exactement les théories de Tarasti concernant le parcours du sujet existentiel à notre corpus d’ordre métaphysique, nous nous contenterons de relever de fortes analogies entre l’analyse qu’il donne de ce parcours et celle des deux expériences ici envisagées.

L’idée de départ, chez E. Tarasti, est que le sujet vivant dans le monde (ou Dasein) a la capacité d’entrapercevoir la transcendance, et qu’il tente de l’atteindre à proportion même du sentiment d’insatisfaction que lui inspire le seul Dasein.  Sans chercher une identité thématique complète entre ce point de départ et l’idée d’ascension spirituelle qui est à la base des deux expériences mystiques ici considérées, on y trouve un mouvement commun de réduction transcendantale ou époché, soit sous la forme d’une prière, soit dans le cadre d’un rituel de danse, qui se traduit par une suspension de la vie ordinaire.  Autrement dit, ces expériences mystiques peuvent être considérées comme une sorte de rejet, ou pour le moins d’interruption du cours quotidien des états psychiques, des habitus sédimentés et de la doxa qui structure ordinairement la pensée.

Selon Eero Tarasti, le sujet ne devient effectivement un être « existentiel », créateur de sens, qu’en effectuant deux actes, l’un de négation, l’autre d’affirmation, grâce auxquels s’établit la relation à la transcendance.  Le premier est un acte purifiant qui libère le sujet de son enveloppe extérieure. Le second est celui par lequel le sujet accède à un ordre de la « plénitude » où les signes sont chargés de sens inédits.  L’acte de négation est effectué tant par l’hésychaste que par le mystique du samâ’ si on admet que par leur rotation de plus en plus rapide les derviches tourneurs vivent une sorte d’ivresse du vide qui les coupe du « réel ».  Cette négation première est figurée aussi par un geste de dégagement lorsque les derviches laissent tomber leurs manteaux.  Puis, moyennant des rotations qui se font de plus en plus rapide, cette dématérialisation des corps s’accompagne d’un simulacre de lévitation qui figure le dégagement des enveloppes terrestres et conduit à l’extase mystique, elle-même interprétée comme « union » suprême avec l’âme du monde.

L’état d’hésychia, comparé à une deuxième forme de réduction, à savoir celle du laisser-être heideggerien, qui suppose quant à elle une qualité d’attention plus ouverte, semble correspondre à l’état du soufi lorsque, détaché de tous les attraits du monde terrestre, sans volonté de puissanceou de possession, il parvient à s’ouvrir à toutes les potentialités du monde (ce qui constitue le principe même du régime de l’« ajustement »).  « Laisser être » plutôt que retenir, contempler (ou « saisir », dans le sens de Landowski) plutôt que comprendre (en « lisant »), tel est le travail de la pensée quand elle est sans effort et tranquille ; travail du miroir plutôt que du filet, elle voit tout et ne cherche rien à retenir. L’attitude première de la pensée est l’Écoute (samâ’ est d’ailleurs un mot arabe qui renvoie à la notion d’audition spirituelle) et le déploiement premier de l’être est la Parole. Le soufi, comme l’orant, est doté d’une qualité d’attention ouverte, d’une réceptivité totale face à ce qui peut advenir, pour pouvoir l’accueillir pleinement.

Enfin l’« auto-affection », réduction radicale du sujet à lui-même, concept philosophique qui permet de définir l’être immanent de la vie et qui, selon Petitimbert, entre en parfaite résonnance avec l’état d’entase de l’hésychaste, s’avère également le support principal du rituel du samâ’. A vrai dire,  l’auto-affection, l’amour de soi, qui est l’amour de « dieu déjà présent en soi », reprend l’idée de l’amour chez Rûmî, qui enseigne que pour s’ouvrir à l’amour de Dieu, il faut ainsi s’immerger à l’intérieur de soi. Dans les deux univers, bien que par des voies différentes, la proximité absolue avec Dieu implique le renoncement à soi-même, l’anéantissement total de l’ego, siège de toute illusion.

Références

Ambrosio, Alberto Fabio, « Écrire le corps dansant au xviie siècle : Ismâ‘îl Rusûkhî Anqaravî », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 113-114, 2006.

Corbin, Henry, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabi, Paris, Flammarion, 1958 ; rééd. Flammarion-Aubier, 1993.

Landowski, Eric, Passions sans nom, Paris, PUF, 2004.
  — « Régimes d’espace », Actes Sémiotiques, 113, 2010 (https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/1743).
  — « Shikata ga nai », Lexia, 11-13, 2012.

Meyendorff, Jean, Grégoire Palamas et la mystique orthodoxe, Paris, Seuil, 2005.

Neuve Église, Amélie, « L’oratorio spirituel ou le samâ’, une liturgie du souvenir entre ciel et terre », La revue de Téhéran, 21, 2007.

Petitimbert, Jean-Paul, « Prière et lumière. Lecture sémiotique d’une pratique et d’une interaction particulières : l’hésychasme orthodoxe», Actes Sémiotiques, 118, 2015 (https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/5417).

Rusukhi Anqaravî, Isma’il, Minhâj ul-fuqarâ, Le Caire, Bulaq, 1840.

Tarasti, Eero, Existencial Semiotics, Bloomington, Indiana University Press, 2000.
  — Fondements de la sémiotique existentielle, Paris, L’Harmattan, 2009.

Notes - document 1

1  Jean-Paul Petitimbert, « Prière et lumière. Lecture sémiotique d’une pratique et d’une interaction particulières : l’hésychasme orthodoxe », Actes Sémiotiques, 118, 2015, https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/5417 ; E. Landowski, Passions sans nom, Paris, PUF, 2004 (ch. 3, « Sens et interaction »).

2  Nous nous référons ici à la notion sémiotique de contagion définie par E. Landowski in Passions sans nom, op. it. (ch. 6, « En deça ou au-delà des stratégies, la présence contagieuse »).

3  Amélie Neuve Église, « L’oratorio spirituel ou le sâma’, une liturgie du souvenir entre ciel et terre », La revue de Téhéran, 21, 2007.

4  Cf. Jean Meyendorff, Grégoire Palamas et la mystique orthodoxe, Paris, Seuil, 2005, p. 45.

5  Cf. Henry Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabi, Paris, Flammarion, 1958 ; rééd. Flammarion-Aubier, 1993.

6  Cf. Alberto Fabio Ambrosio, « Écrire le corps dansant au xviie siècle : Ismâ‘îl Rusûkhî Anqaravî », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 113-114, 2006.

7  Sur la distinction entre « assentiment » et « ajustement » en tant que régimes de sens et d’interaction envisagés sous l’angle de la religion, cf. E. Landowski, « Shikata ga nai », Lexia, 11-13, 2012.

8  Isma’il Rusukhi Anqaravî, Minhâj ul-fuqarâ, Le Caire, Bulaq, 1840.

9  Cf. E. Landowski, « Régimes d’espace », Actes Sémiotiques, 113, 2010 (https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/1743).

10  Cf. Eero Tarasti, Existencial Semiotics, Bloomington, Indiana University Press, 2000 ; id., Fondements de la sémiotique existentielle, Paris, L’Harmattan, 2009.

DOCUMENT II

Dialogue avec Mortesa B. Moein

Jean-Paul PETITIMBERT

Centre de Recherche Sémiotique,  Limoges

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Texte intégral

L’intéressant exercice de « religion comparée » au travers du prisme de la socio-sémiotique que nous propose Mortesa Babak Moein est digne de retenir l’attention à plus d’un titre.  S’il prend pour prétexte flatteur notre récent travail sur la pratique chrétienne orthodoxe de l’hésychasme et s’il répond à l’invitation que nous lancions à explorer d’autres expériences mystiques du même type, le texte lui-même invite à son tour à faire quelques remarques, à approfondir en quelque sorte son analyse et à donner quelques précisions complémentaires tout à la fois sémiotiques, anthropologiques et théologiques.

Note de bas de page 1 :

 Alberto Fabio Ambrosio (P.), o.p., La confrérie de la danse sacrée : Les derviches tourneurs, ch. IX, « L’invisible divin », Paris, Albin Michel, 2014, pp. 183-199.

Sur un plan très général de nature simplement méthodologique, malgré toute la richesse de la réflexion, on peut essentiellement regretter l’absence de témoignages directs de l’expérience en question dans le corpus sur lequel elle s’appuie.  S’agissant de rendre compte d’un « vécu », celui d’une présence perçue, qu’elle soit d’ordre naturel ou — en l’occurrence, pour les mystiques — d’ordre surnaturel,  on aurait espéré que le travail s’enracine aussi dans la littérature et la poésie mevlévîe, à commencer par l’œuvre foisonnante du fondateur de l’ordre des derviches tourneurs au XIIIe siècle, Djalâl al-Dîn Rûmî, dont les poèmes — à l’instar de ceux d’un Jean de La Croix chez les chrétiens — s’efforcent de décrire l’expérience de l’union mystique ressentie.  D’autres auteurs auraient également pu prendre place dans le corpus, tels Seyh Galip (m. 1799) ou Sabûhî Ahmed Dede (m. 1735) que mentionne Alberto Fabio Ambrosio, l’un des plus grands spécialistes actuels des derviches de Konya, dans son ouvrage récent La confrérie de la danse sacrée1.  Par ailleurs, au-delà du petit cercle de cette seule confrérie turque, il y a fort à parier que la littérature soufie dans son ensemble, tout « embrasée » qu’elle est par les thèmes de l’amour divin et de l’union de l’homme à Dieu (ou plutôt de leur fusion — cf. infra), est d’une richesse suffisante pour alimenter l’objet d’analyse.  En effet, il semble légitime de se demander si l’une des conclusions auxquelles M. B. Moein arrive ne tient pas au fait que son corpus manque de cette dimension expérientielle et se limite à la description du rituel.  S’il conclut qu’il n’y a finalement d’ajustement dans le samâ des mevlevîs que dans l’interaction entre les danseurs eux-mêmes et non pas entre les danseurs et celui qu’ils tentent de rejoindre (contrairement à ce à quoi aboutit notre propre travail sur les mystiques chrétiens), ne serait-ce pas parce que ses sources sont, de ce point de vue, lacunaires ?

Cela dit, loin de nous l’idée de minimiser l’intérêt de son texte.  Il vient étoffer la réflexion sur l’ajustement et nous retenons, en particulier, le rapprochement qu’il établit entre la chorégraphie giratoire des derviches et la figure spatiale de la volute proposée par Landowski dans ses descriptions des régimes d’espace.  L’une comme l’autre ne sont pas sans faire écho à l’étymologie du mot péri-chorèse (et à celle de son équivalent latin circum-incession) que nous proposions comme concept opératoire d’une description plus fine de ce régime d’interaction.  Cette convergence semble donc corroborer l’hypothèse avancée à propos de l’hésychasme sur cette qualité particulière de la dynamique en jeu entre actants : à la « verticalité » descendante des rapports de manipulation, comme à « l’horizontalité » mécanique des rapports programmatiques, s’opposeraient bel et bien la rondeur et la circularité évolutive et ascendante de ceux de l’« ajustement ».  En revanche, si dans l’hésychasme cette dynamique s’opère entre l’orant et l’oré, le samâ’ leur dénie l’accès à ce régime d’interaction, alors même que paradoxalement c’est la même visée unitive entre ces deux actants que poursuivent l’une et l’autre de ces deux pratiques spirituelles.  C’est sur ce constat qu’un éclairage sur les raisons tant théologiques qu’anthropologiques de cette différence entre les deux doctrines nous semble opportun pour mieux l’expliquer.

Si l’hésychasme se fonde sur une anthropologie d’origine hébraïque et biblique de type moniste où corps et âme forment une unité de nature substantielle, le soufisme, lui, dont le samâ’ est une des formes d’expression, reste très marqué par le dualisme de la philosophie grecque tardive, transmise à l’islam essentiellement par Avicenne et en partie par Averroès, et en particulier par la pensée de Plotin, de Porphyre ou encore de Jamblique.  Cette philosophie, comme nous l’avions exposé brièvement, débouche sur une anthropologie qui distingue et hiérarchise nettement l’ordre de l’immatériel et du spirituel et l’ordre du matériel et du corporel, qu’elle considère comme inférieur au premier.  Ismâ ‘îl Anqaravî, l’un des grands auteurs de la pensée mevlévîe qui a rédigé au XVIIe siècle un manuel d’apprentissage à destination des derviches

Note de bas de page 2 :

 A. F. Ambrosio (P.), o.p., « Écrire le corps dansant au XVIIe siècle : Ismâ‘îl Rusûkhî Anqaravî », in Catherine Mayeur-Jaouen et Bernard Heyberger (éds.), Le corps et le sacré en Orient musulman, Revue des mondes musulmans et de la Méditerrannée, 113-114, 2006 (ch. II, « Rituels », pp. 205-206).

identifie le corps (beden) à un tombeau dans lequel on trouverait l’esprit (rûḥ).  Dans une dimension néoplatonicienne, le corps est le tombeau de l’esprit qui, en ressuscitant du tombeau, commence à exulter, à frapper des mains.  L’esprit (rûḥ) est d’ailleurs comparé à un des jardins du Paradis. (…) Anqaravî parle aussi d’un exitus et d’un reditus de l’homme à son point d’origine qui est l’Unicité de l’existence.  Toute cette interprétation est une confirmation de sa pensée philosophique néoplatonicienne qui représente la structure de toute la cérémonie et au-delà, de son anthropologie.2

De son côté, le poète philosophe et mystique perse du XIIe siècle Sohrawardi l’exprimait en ces termes :

Note de bas de page 3 :

 Sohrawardi, cité par Jean During, Musique et extase, Paris, Albin Michel, 1988, p. 108.

L’âme tend vers la hauteur, à la façon de l’oiseau qui veut s’élancer hors de sa cage.  Mais la cage qui est le corps l’en empêche.  L’oiseau qui est l’âme fait des efforts et soulève sur place la cage du corps.  Si l’oiseau est doué d’une grande vigueur, il brise la cage et s’envole.  S’il n’a pas assez de force, il reste en proie à la stupeur et à la détresse, et il fait tourner la cage avec lui.  Là même, le sens mystique de cette violence est manifeste.  L’oiseau-âme tend vers la hauteur.  Comme il ne peut s’envoler hors de sa cage, il veut emporter la cage avec lui, mais quelque effort qu’il fasse, il ne peut pas la soulever plus haut que d’un empan.  L’oiseau soulève la cage, mais la cage retombe au sol.3

Il s’ensuit que le corps du danseur, contrairement à celui de l’hésychaste, est dès lors exclu de tout le « mécanisme » d’interaction à l’œuvre entre l’homme et Dieu et que la dimension proprement esthésique du régime de l’ajustement est entièrement écartée de l’expérience mystique en question (même si elle ne l’est pas de l’expérience liturgique de la danse).  Tel un de ces cultes à mystères de l’antiquité dont on peut considérer qu’il est une survivance lointaine sous une forme « dépaganisée », le rituel de la mukâbele (nom de la cérémonie au cours de laquelle le samâ — ou semâ, en turc — est pratiqué) est chargé de toute une symbolique qui va dans ce sens.  On peut par exemple citer  la structure même de l’espace liturgique (le sema-hâne), divisé en deux demi-cercles dont l’un représente la descente de l’âme dans le corps depuis l’Être-Un et l’autre sa remontée vers Dieu, son lieu origine ; la composition de la tenue des derviches (les semazen), dont le couvre-chef en feutre (le sikke) symbolise la pierre tombale, le manteau noir (la hirka) dont le derviche se débarasse avant de se mettre à tourner signifie la lourdeur de l’enveloppe charnelle, et l’ample robe blanche dont les ondulations soulignent les girations du danseur (la tennûre, qu’on peut littéralement traduire par « corps (ten/tan) de lumière (nûr) »), représente l’âme immatérielle et sa résurrection ; enfin, les sons mélancoliques s’échappant du ney (flûte de roseau), principal instrument de musique de la cérémonie, remplissent également cette fonction en rappelant par leur plainte, ainsi que le développe Rûmî dans son ouvrage le Masnavî, la douleur de la séparation de l’âme d’avec son créateur et la souffrance de sa descente et de son emprisonnement dans la matière.  Ainsi, le derviche, identifié au ney (tel la tige de roseau séparée de sa jonchée comme l’homme l’a été de Dieu), aspire à retrouver son lieu d’origine et à arracher son âme de la sphère terrestre pour l’élever jusqu’à la sphère céleste.  

Note de bas de page 4 :

 Voir J.-P. Petitimbert, «Prière et Lumière : Lecture sémiotique d’une pratique et d’une interaction particulière », Actes Sémiotiques, 118,  2015 (§ 8, « Interprétations »).

Note de bas de page 5 :

 Jean Cassien, Collations, 10, 7, cité par Jean-Yves Leloup, in Ecrits sur l’Hésychasme : Une tradition contemplative oubliée, Paris, Albin Michel, 1990, p. 180.

Note de bas de page 6 :

 A. F. Ambrosio, « Écrire le corps dansant…  », art. cit.

Remarquons au passage le paradoxe qui fait se rejoindre deux anthropologies aussi éloignées l’une de l’autre : monisme biblique byzantin comme dualisme néoplatonicien soufi postulent de concert un état idéalisé de l’homme où le créateur et sa créature jouissaient pleinement l’un de l’autre dans une communion bienheureuse.  Que cet état soit préternaturel chez les chrétiens, c’est-à-dire antérieur à la chute d’Adam, ou pré-éternel chez les soufis, c’est-à-dire antérieur à l’incarnation de l’âme dans un corps de chair (croyance à la préexistence des âmes individuelles sous forme de pensées de Dieu, en droite ligne héritée de la pensée d’un Plotin ou d’un Porphyre), la pratique spirituelle a pour but de le réactualiser. C’est ce que nous traduisions sémiotiquement par l’hypothèse d’une « involution» du sujet mystique, de son retour à un état de proto-actant, de sujet protensif appartenant à un niveau présémiotique, un flou « originel » et « potentiel » tel que postulé par Greimas et Fontanille dans Sémiotique des passions4.  Quoi qu’il en soit, dans les deux cas, il s’agit d’ailleurs moins de re-vivre cet état antérieur que de vivre ici-bas par anticipation les réalités divines à venir dans l’au-delà.  C’est ce qu’affirmait déjà le moine Jean Cassien au Ve siècle à propos des efforts de l’orant, qui doivent lui « mériter de posséder, dès cette vie, une image de la future béatitude, et d’avoir comme un avant-goût, dans son corps mortel, de la vie et de la gloire du ciel »5.  C’est aussi, près de vingt siècles plus tard, ce qu’affirme Alberto Fabio Ambrosio à propos du samâ’ des mevlévîs : « La cérémonie se transforme non pas en un mémorial d’un événement du passé, mais en une célébration d’une réalité future, l’écoute spirituelle du Paradis éternel à venir »6.

Note de bas de page 7 :

 A. F. Ambrosio, « A la rencontre du soufisme : Les mystiques en héritage », Etudes, t. 415,10, 2011, p. 357.

Pour ce qui est de la dimension purement théologique, il est évident que les deux doctrines, bien que chacune soit issue d’une religion monothéiste, sont aux antipodes l’une de l’autre quant à leur conception de Dieu.  Si du côté chrétien le dogme trinitaire, à raison de l’incarnation de la deuxième hypostase divine, autorise à envisager Dieu, en la personne de Jésus-Christ, comme une instance non plus transcendante du type Destinateur Mandateur ou Judicateur, mais comme « simple » sujet partenaire potentiel d’une interaction relevant du régime de l’ajustement, une telle affirmation va, elle, relever du « régime du blasphème » du côté soufi.  « Là où le dogme de l’islam affirme qu’il n’y a de Dieu que Dieu (lâ ilâha illâ Allah), les soufis arrivent à dire qu’il n’y a d’être existant que Dieu et par là, ils consacrent toute leur vie au Seul Existant, et à la passion qu’il suscite parmi les âmes humaines »7.  Autrement dit, et en simplifiant beaucoup, pour Ibn Arabi et les soufis toute existence procède de Dieu seul, et seul Dieu est réel.  Le monde créé n’est que le reflet du divin, un miroir qui en renvoie l’image, peuplé d’étants (par opposition « heideggerienne » à l’Être-Un, Dieu) qui n’en sont que des manifestations, des révélations, des apparitions, autrement dits des théophanies.  Si l’Être-Un est ce qui fait qu’un étant « est », c’est par leur multiplicité que les étants dévoilent son unité.  C’est pour expliquer cette affirmation soufie selon laquelle seul le créateur est, mais pour éviter l’erreur du déni d’existence à ses créatures, autrement dit pour « sauver les phénomènes » (sôzein ta phainomena), que le philosophe orientaliste et islamologue Henry Corbin, traducteur et spécialiste d’Ibn Arabi,  a recours à une image :

Note de bas de page 8 :

 Henry Corbin, Le paradoxe du monothéisme, cité par Pierre Riffard in Ésotérismes d’ailleurs : les ésotérismes non occidentaux, primitifs, civilisateurs, indiens, extrême-orientaux, monothéistes, Paris, Laffont, 1999, p. 928.

L’encre est unique, les lettres sont multiples.  Il serait ridicule de prétendre, sous prétexte qu’il n’y a qu’une seule encre, que les lettres n’existent pas, c’est être incapable de voir simultanément l’Un et le multiple.  L’Un transcendant est donc l’unifique, l’unitif, ce qui constitue l’étant comme étant.8

Cette vision totalement hiérarchique et conditionnelle entre l’Être-Un et la multiplicité des étants qui procèdent de lui, assortie par ailleurs d’une hiérarchie seconde entre les étants eux-mêmes (l’homme se situant quand même sur la dernière marche de cette échelle de la création), fait nécessairement de l’oré une instance transcendante, en surplomb par rapport à la créature, autrement dit en position de Destinateur.

Note de bas de page 9 :

 Eve Feuillebois-Pierunek, Alberto Fabio Ambrosio et Thierry Zarcone, Les derviches tourneurs : Doctrine, histoire et pratiques, Paris, Cerf, 2006 (ch. 1, « Rumî (1207-1273) : poète et mystique »), p. 28.

Il s’ensuit que l’analogie que M. B. Moein tente d’établir entre la croyance byzantine aux énergies divines incréées et le concept musulman des noms divins (dont la répétition, soit dit en passant, constitue le zikr ou dhikr, assimilable à la prière monologique des orthodoxes) n’est qu’une apparente similarité, tout à fait superficielle.  Fidèle à sa théologie unitaire et à son anthropologie dualiste, l’islam soufi considère que les noms divins qui désignent les attributs de Dieu (miséricorde, beauté, majesté, colère, jalousie, etc., qui, eux, ne sont en rien différents de l’essence divine) ne sont en fait que des reflets de la divinité dans la création, des formes qui n’en sont que la trace perceptible par la créature, autrement dit qu’ils ne sont encore que de simples théophanies sans aucune identité ontologique avec Dieu lui-même qui est unité parfaite et non pas multiplicité.  « À l’unicité absolue et l’immuabilité de l’Essence [l’Être-Un] correspondent la multiplicité et la fugacité des manifestations »9.  On le voit bien, le dualisme néoplatonicien qui a profondément marqué la théologie soufie rend irréductible la dichotomie qui sépare le créateur de ses créatures, même si celles-ci peuvent entrevoir celui-là au travers des indices ou des marques que ses attributs ont laissé dans la matière de sa création, autrement désignés sous le vocables de noms divins. En résumé, si les noms divins permettent de rendre Dieu en partie « connaissable », en aucun cas ils ne peuvent le rendre « participable ».

Note de bas de page 10 :

 Vladimir Lossky, Essai sur la théologie mystique de l’Église d’Orient, Paris, Cerf, 1990, p. 71.

Note de bas de page 11 :

 Maxime le Confesseur, Ambigua à Jean (22, PG 91, 1257AB), cité par Jean-Claude Larchet, Saint Maxime le Confesseur, Paris, Cerf, 2003, p. 113.

Note de bas de page 12 :

 Michel Savrou, « Les énergies divines », in Philippe Baud et Michel Maxime Egger (éds.), Les Richesses de l’Orient chrétien, Saint-Maurice (CH), éd. Sel de la Terre & Saint-Augustin, 2000, p. 78.

Note de bas de page 13 :

 Michel Maxime Egger, « L’expérience de la Transfiguration », in L’humain, carrefour d’énergies. La Chair et le souffle, vol. 6, 1, Neuchâtel, Novalis, 2011, p. 81.

Tout au contraire, pour les orthodoxes, les énergies incréées qui « imprègnent » la matière sont Dieu lui-même, père-fils-esprit, réellement présent et agissant dans le cosmos.  Elles sont le deuxième mode d’existence de Dieu, le premier étant l’essence.  Mais pour eux, il est encore « plus que l’essence »,puisque Dieu, par définition infini, ne saurait être réduit à un seul mode d’existence10.  La théologie byzantine définit donc les énergies incréées comme des forces éternelles qui procèdent naturellement de Dieu lui-même, dans son indivisible totalité, à l’image des rayons solaires qui procèdent naturellement de l’étoile qui a donné son nom à notre système planétaire.  Ainsi, Maxime le Confesseur affirme-t-il qu’elles sont « Dieu tout entier indivisiblement en chacun des êtres »11.  Pour la foi byzantine, ces énergies désignent « à la fois la vie divine communiquée et l’acte qui (…) fait don de cette vie »12.  Aussi, les énergies incréées sont-elles ce qui permet à chaque créature — à quelque degré d’évolution et de conscience qu’elle soit, du simple brin d’herbe jusqu’à l’être humain — d’accomplir sa finalité, c’est-à-dire de réaliser son potentiel de participation à la vie divine, autrement dit d’être divinisée.  Les rapports de Dieu à la matière sont donc bien d’une tout autre nature que chez les soufis, ainsi que le met en évidence de manière lumineuse la croyance en l’incarnation de Dieu : pour les chrétiens, c’est bien  dans la matière que le divin est né et s’est manifesté en la personne de Jésus Christ.  Chez les orthodoxes, il ne peut donc pas y avoir dichotomie entre l’immatériel et le matériel.  Ainsi, la théosis consiste-t-elle pour l’hésychaste, comme pour tout croyant orthodoxe, à « devenir totalement ouvert et poreux aux énergies incréées, rayonner de la lumière divine, refléter la gloire de Dieu et participer à sa vie »13.

Note de bas de page 14 :

 Mortesa Babak Moein, « De l’hésychasme au samâ’ », Actes Sémiotiques, 118, 2015, § 6.

Note de bas de page 15 :

 Antoine Courban, « Une certaine transparence du corps ? Le corps relégué de la tradition hésychaste », Cahiers du Centre Georges Canguilhem, 2007, 1, p. 35.

Note de bas de page 16 :

 E. Feuillebois-Pierunek et al.,  Les derviches tourneurs, op. cit., p. 44.

Ces considérations permettent de mieux comprendre la différence entre les deux pratiques mystiques, et en particulier pour quelles raisons l’expérience des derviches tourneurs nous est décrite par M. B. Moein comme un état d’extase, et non pas comme le résultat de l’effort ascétique d’enstase auquel s’astreignent les hésychastes pour faire descendre leur esprit (noûs) dans leur corps et le rendre ainsi habitable par Dieu.  Pour le derviche mevlévî, au contraire, c’est le renoncement au monde matériel et à son corps en particulier qui permet d’accéder à Dieu, ce que les soufis désignent sous le terme de fanâ’, ou fanâ-fillah, analogon  du nirvana bouddhiste, cette libération du cycle des réincarnations.  Le fanâ’-fillah correspond donc à l’anéantissemement de la personne, à son anihilation, son extinction dans l’unité divine, son effacement et son absorption totale en Dieu.  Et effectivement, comme le fait très justement remarquer M. B. Moein, cette idée d’abandon de soi et de renoncement par le derviche à l’intégrité de sa personne en cherchant à « se perdre dans un océan d’amour » ne peut radicalement pas relever du régime sémiotique de l’ajustement, qu’il réserve à la technique de la danse, mais bien de son régime voisin « dans lequel le sujet mystique, être contingent et conditionné, donne son assentiment à un actant transcendant, nécessaire et inconditionné ».  C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le rapprochement qu’il opère entre les fondements de cette pratique soufie et les réflexions de sémiotique existentielle d’Eero Tarasti coule parfaitement de source, alors qu’à la lumière de ceux de l’hésychasme, elles paraissent non seulement incongrues mais parfaitement inadéquates.  Nulle nécessité chez l’hésychaste d’effectuer « un acte purifiant qui libère le sujet de son enveloppe extérieure »14 par une opération de négation pour ensuite, par affirmation, accéder à la « plénitude », nulle « renonciation, non seulement au monde et à ses pompes », mais aussi nulle « négation du sensible, de l’esthétique et de la chair », ainsi que l’exprimait le docteur Antoine Courban15.  L’orant hésychaste vise l’épanouissement total de son être, corps-âme-esprit, son accomplissement par ajustement à un Dieu tout proche de lui.  Le derviche tourneur, lui, vise l’anéantissement de sa personne par abandon de soi et par assentiment à une transcendance qui le dépasse.  Ainsi, Eve Feuillebois écrit-elle : « Pour parvenir à l’existence réelle, l’homme doit dépasser le soi illusoire, et admettre sa non-existence : seul Dieu est Existence »16.  Anéantissement d’un côté, épanouissement de l’autre : si « les voies de Dieu » sont bien théologiquement impénétrables, elles semblent aussi anthropologiquement multiples.

L’interprétation de l’expérience mystique derviche proprement dite dans les termes du régime interactionnel de l’ajustement étant par conséquent exclue, reste avant de conclure à savoir si, malgré cela, l’extase que les soufis affirment atteindre en dansant et décrivent comme une relation d’union à Dieu relève effectivement, ou non, de la logique sémiotique du même nom, telle que Landowski l’a mise au jour en complément de la logique jonctive standard.  Reprenons en quelques lignes ce qu’il nous en dit et comment il la caractérise en tant que rapport entre actants :

Note de bas de page 17 :

E. Landowski, « Une sémiotique à refaire ? », Galaxia, 26, 2013, p. 21. (http://revistas.pucsp.br/index.php/galaxia/article/view/16837/1301226).  (C’est nous qui soulignons.)

Ce rapport n’annule pas les identités.  Au contraire, il tend à les exalter en les faisant entrer en contact et interagir en fonction de leur sensibilité réciproque.  L’union n’est donc pas la fusion ; elle n’est d’ailleurs pas un état.  C’est un mode d’interaction (et du même coup, un mode de construction de sens) dans le cadre duquel les parties en viennent — dans le meilleur des cas — à constituer ensemble, dynamiquement et par ajustement mutuel, une entité complexe nouvelle, une totalité inédite en laquelle chacune trouve une forme de son propre accomplissement.17 

D’emblée, il apparaît que c’est plutôt à la notion de fusion, ici brièvement évoquée et soulignée par nous, que pourrait s’apparenter cette relation mystique entre l’orant et l’oré, le terme d’union utilisé par les derviches pour désigner la troisième des processions introductives de la mukâbele et pour décrire l’état final de fanâ qu’ils recherchent, c’est-à-dire leur anéantissement en Dieu, n’étant nullement assimilable à la logique sémiotique du même nom.  Alberto Fabio Ambrosio semble conforter ce distinguo quand il écrit :

Note de bas de page 18 :

A. F. Ambrosio, « A la rencontre du soufisme... »,  art. cit., p. 356.  (C’est nous qui soulignons.)

L’union avec Dieu, qui, en mileu soufi, est plus un effacement en Dieu qu’une union amoureuse, est bel et bien le but de toute pratique soufie, de tout son élan et de son chemin initiatique.18

Rappelons tout d’abord, d’une part la croyance en l’existence pré-éternelle de l’âme en Dieu sous forme d’une de ses pensées, antérieurement à sa descente dans un corps de chair, et d’autre part le thème du désir du retour à ses origines que nous avons déjà rencontré soit dans l’analogie de la tige de roseau du ney, soit encore dans le deuxième demi-cercle du sema-hâne.  Il s’agit donc pour le derviche de redevenir une pensée de Dieu.  Or, Dieu étant l’Être-Un, l’unicité absolue de l’être, le Wahdat al Wujûd, il est impensable de s’unir à lui et la seule issue possible pour préserver son intégrité divine est par conséquent de se fondre en lui, de fusionner avec lui.  Si en effet il ne peut y avoir, en Dieu,  aucune multiplicité, il s’ensuit que l’âme supposée « unie » à lui ne peut en fait que se dissoudre en lui et disparaître.  La grande islamologue allemande, Annemarie Schimmel, résumait ainsi cette quête du soufi :

Note de bas de page 19 :

Annemarie Schimmel, Mystical dimensions of Islam, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1975, p. 58 (notre traduction) : « return to one’s origin, that origin that was in God and from which everything proceeds, so that eventually the mystic should reach the state, “in which he was before he was.”  That is the state of the primordial covenant (sura 7:171), when God was alone and what was created in time was not yet existent ».

revenir à son origine, cette origine qui était en Dieu et de laquelle tout procède, de sorte que, finalement, l’état que le mystique doit atteindre est celui « dans lequel il était avant qu’il ne fût ».  Il s’agit de l’état de l’alliance primordiale (sourate 7 : 171), quand Dieu était encore seul et que ce qui fut ensuite créé dans le temps était encore inexistant.19

Note de bas de page 20 :

 Voir l’article de Mojgan Mahdavi Zadeh, « “Mourir avant de mourir” afin de créer sa propre éternité », Frontières, vol. 19, 2, Montréal, Université du Québec, 2007, p. 68-71.

C’est cette recherche du non-être (‘adam), du néant indifférencié où l’homme était avant la création, que le maître Rûmî signifiait — en termes plus poétiques ou sybillins — lorsqu’il écrivait que l’idéal soufi est de « mourir avant de mourir »20.

Si l’idée d’union suppose la co-présence d’au moins deux actants, la fusion, elle, suppose la disparition de l’un dans l’autre pour ne plus former qu’une seule identité, ainsi que  Landowski l’explique très clairement à propos d’un des différents régimes de fusion qu’il envisage :

Note de bas de page 21 :

E. Landowski, Passions sans nom, Paris, PUF, 2004, p. 65.

Car sous ce régime-là le sujet et l’objet n’entrent véritablement en communication qu’à l’instant même où l’un prend possession de l’autre.  Avant, ils étaient comme absolument imperméables l’un à l’autre, et après, l’un des deux a disparu, fondu dans l’autre.21

On est là très loin du rapport périchorétique d’inhabitation réciproque entre deux actants que nous décrivions à propos de l’expérience de déification des hésychastes.  Dans un vocabulaire sémiotiquement stabilisé, on peut dès lors affirmer que si l’hésychaste aspire à s’unir à Dieu, le derviche tourneur, lui, aspire à fusionner avec lui.  Cette différence une fois explicitée, il conviendrait sans doute, pour conclure cette brève contribution au travail engagé par M. B. Moein, de l’expliquer et d’en esquisser les raisons.

Certes, il est vrai qu’une idée reçue et largement répandue amalgame tous les courants mystiques dans un même phénomène transreligieux, ainsi que le constate le père Ambrosio :

Note de bas de page 22 :

 A. F. Ambrosio, « A la rencontre du soufisme... »,  art. cit., p. 359.

C’est une vérité ardue à énoncer, mais la mystique, peut-être à tort, a été associée trop souvent au domaine où toutes les religions se rencontrent sans difficulté.  Le mystique est devenu synonyme du croyant qui, parvenu au sommet de la montagne sacrée, se retrouve avec tous les autres mystiques des autres religions.22

Mais il est tout aussi vrai que c’est la plupart du temps au prétexte que toute expérience mystique se veut expérience « amoureuse » qu’un tel amalgame s’opère.  Or, l’« amour » divin est loin d’être conçu de manière homogène d’une religion à l’autre.  C’est précisément dans les représentations respectives que les chrétiens hésychastes et les musulmans soufis s’en font qu’on pourra comprendre en quoi, sémiotiquement, leurs expériences diffèrent.

Note de bas de page 23 :

 Cité par A. F. Ambrosio, ibid., p. 353, n. 4.

Note de bas de page 24 :

E. Landowski, ibid., p. 136 (c’est nous qui soulignons).

Pour ce qui est de l’islam, nous prendrons trois citations.  Dans le Coran, la sourate 51, au verset 56, met dans la bouche de Dieu l’affirmation suivante : « Je n’ai créé les djinns et les hommes que pour qu’ils M’adorent ».  La sourate 23, au verset 115, pose cette question : « Pensiez-vous que Nous vous avions créés sans but, et que vous ne seriez pas ramenés vers Nous ? »  Enfin, un hadith qodsi, particulièrement célèbre parmi les soufis parce qu’il a été longuement médité par Rûmî, fait faire à Dieu cette confidence : « J’étais un trésor caché et je n’étais pas connu.  Or, j’ai désiré être connu.  Je créai donc les créatures afin que je me fasse connaître à elles.  Alors elles me connurent ».  Il ressort de ces quelques extraits de textes sacrés l’idée générale que pour l’islam, Dieu a produit ses créatures avec une finalité : afin qu’elles le connaissent, qu’elles reconnaissent sa nature divine et ne divinisent rien à part lui, qu’elles lui obéissent, le glorifient, chantent ses louanges et se prosternent devant lui (le mot islam est en général traduit par « soumission »).  La forme que prend l’« amour » dans ce contexte est clairement unilatérale : c’est l’adoration, l’amour pour Dieu : il s’agit donc plus d’aimer Dieu que d’être aimé de lui.  C’est ainsi qu’il faut comprendre l’amour, « l’éros théologique » (’ishq) qui anime le derviche, dont on rapporte qu’Abul-Hassan Kharaqāni, maître soufi du grand poète Ansâri au XIe siècle, disait : « Le soufi est une proie à la soif absolue : il n’a soif que de Dieu.  Tous les trésors des cieux et de la terre, s’ils lui étaient offerts, ne sauraient le désaltérer »23.  En termes sémiotiques, l’acteur Dieu (l’Être-Un) endosse deux rôles actantiels, à la fois Destinateur Manipulateur et Objet Valeur, dont la quête a pour Sujet de faire en même temps que pour Destinataire le derviche, tendu vers cet objet dans une relation jonctive placée sous le régime de la fusion, car « toute fusion implique une réduction à l’un »24.

Du côté chrétien, si ce même amour de l’homme envers Dieu est tout aussi présent qu’en islam et si on en trouve d’inombrables expressions à teneur hébraïque à travers l’ensemble de l’ancien et du nouveau testaments, d’Abraham jusqu’à Marie, c’est à partir du fils de Marie, Jésus, qu’il se double de sa réciproque, à savoir l’amour de Dieu pour sa créature.  C’est en raison de leur croyance en l’incarnation de Dieu dans la personne du Christ que les chrétiens voient le signe éclatant de cet amour du créateur envers sa créature.  Et ce signe ne peut pas être pour eux plus éclatant, puisqu’ils pensent que c’est Dieu-même qui s’est fait homme.  Pour eux, Dieu, créateur de tout l’univers, pour sauver l’humanité s’abaisse et consent par amour pour elle à assumer la nature humaine, à prendre sur lui ses besoins, ses misères, ses souffrances, et va jusqu’à accepter sans se rebeller de supporter la haine éprouvée envers lui, haine qui va jusqu’à sa mise à mort de la manière la plus infâmante qui soit :

Note de bas de page 25 :

 Paul, Philippiens 2, v. 6-8.

Lui, de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu.  Mais il s’anéantit lui-même, prenant condition d’esclave, et devenant semblable aux hommes.  S’étant comporté comme un homme, il s’humilia plus encore, obéissant jusqu’à la mort, et à la mort sur une croix !25

Note de bas de page 26 :

 Jean, I, 4, v. 16 (c’est nous qui soulignons).

Du point de vue chrétien, il faut donc que Dieu éprouve un amour infini envers les hommes pour choisir de traverser cette épreuve pour eux et leur salut.  L’amour divin que cherche à vivre l’hésychaste procède donc d’une conceptualisation toute différente de celle qui sous-tend la quête du derviche tourneur.  Il s’agit d’un amour bilatéral, d’un amour réciproque.  C’est pourquoi on trouve sous la plume de l’apôtre Jean cette affirmation synthétique : « Et nous, nous avons connu l’amour que Dieu a pour nous, et nous y avons cru.  Dieu est amour ; et celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui »26.  La déification que recherche l’hésychaste est ici parfaitement explicitée, en particulier avec le choix du verbe « demeurer », employé par Jean, qui renvoie presque littéralement à la relation périchorétique d’inhabitation « chez » l’autre par chacun des interactants, dont nous avions montré qu’elle caractérise cette expérience mystique.  L’absence totale d’objet ainsi que le rapport direct de sujet-à-sujet dans ce corps-à-corps entre un humain déifié et un Dieu humanisé permet d’exclure toute logique de jonction pour ne retenir que celle d’union, où l’oré uni à l’orant s’accomplit en tant que sauveur, et l’orant uni à l’oré en tant que saint.

Note de bas de page 27 :

Voir en particulier Gilbert Rouget : « Je serais partisan de réserver “extase” à un certain type d’états, disons seconds, atteints dans le silence, l’immobilité et la solitude, et de désigner par “transe” ceux qui ne s’obtiennent que dans le bruit, l’agitation et la société des autres », La musique et la transe, Paris, Gallimard, 1980, p. 31.

Note de bas de page 28 :

 E. Landowski, Les interactions risquées, Actes Sémiotiques, 101-103, 2005, pp. 31-34.

De ces considérations finales sur les formes de l’amour, il ressort d’après nous que la périchorèse se présente clairement comme un mode d’interaction dynamique entre actants, une forme de participation à la vie divine calquée sur le modèle trinitaire, alors que le fanâ fillah est un état — un état dont on peut se demander s’il n’est pas en définitive le résultat recherché dans et par la cérémonie de la mukâbele, et obtenu grâce à la danse (à la « transe » ?27) du samâ’ qui en est le point culminant.  D’un point de vue socio-sémiotique en effet, cette cérémonie étant avant tout un rituel, c’est plutôt du régime de la programmationqu’elle relèverait, dans la mesure où, puisque c’est une liturgie parfaitement structurée et codifiée, destinée à être répétéeà l’identique chaque fois qu’elle est célébrée, elle est parnature organisée selon un principe de régularité.  Que cette régularité soit d’ordre symbolique (pour reprendre la nomenclature de Landowski28), il n’y a pas à en douter.  Qu’elle soit aussi causale, voilà l’intéressante question qui se pose au regard de l’analyse de M. B. Moein.  Cette interrogation inviterait alors à approfondir les rapports d’agencement syntagmatique entre les différents régimes d’interaction à l’œuvre dans l’expérience mevlevîe : la programmation liturgique d’une part, l’ajustement chorégraphique d’autre part, et en troisième lieu l’assentiment extatique de « l’éblouissement » final du fanâ-fillah.  En d’autres termes, il s’agirait de prolonger la passionnante étude du samâ’ entamée par le travail de M. B. Moein, de façon à mettre en perspective son analyse de la séquence constituée par la danse giratoire des derviches au sein de l’ensemble des séquences de la mukâbele.

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Notes - document 2

1  Alberto Fabio Ambrosio (P.), o.p., La confrérie de la danse sacrée : Les derviches tourneurs, ch. IX, « L’invisible divin », Paris, Albin Michel, 2014, pp. 183-199.

2  A. F. Ambrosio (P.), o.p., « Écrire le corps dansant au XVIIe siècle : Ismâ‘îl Rusûkhî Anqaravî », in Catherine Mayeur-Jaouen et Bernard Heyberger (éds.), Le corps et le sacré en Orient musulman, Revue des mondes musulmans et de la Méditerrannée, 113-114, 2006 (ch. II, « Rituels », pp. 205-206).

3  Sohrawardi, cité par Jean During, Musique et extase, Paris, Albin Michel, 1988, p. 108.

4  Voir J.-P. Petitimbert, «Prière et Lumière : Lecture sémiotique d’une pratique et d’une interaction particulière », Actes Sémiotiques, 118,  2015 (§ 8, « Interprétations »).

5  Jean Cassien, Collations, 10, 7, cité par Jean-Yves Leloup, in Ecrits sur l’Hésychasme : Une tradition contemplative oubliée, Paris, Albin Michel, 1990, p. 180.

6  A. F. Ambrosio, « Écrire le corps dansant…  », art. cit.

7  A. F. Ambrosio, « A la rencontre du soufisme : Les mystiques en héritage », Etudes, t. 415,10, 2011, p. 357.

8  Henry Corbin, Le paradoxe du monothéisme, cité par Pierre Riffard in Ésotérismes d’ailleurs : les ésotérismes non occidentaux, primitifs, civilisateurs, indiens, extrême-orientaux, monothéistes, Paris, Laffont, 1999, p. 928.

9  Eve Feuillebois-Pierunek, Alberto Fabio Ambrosio et Thierry Zarcone, Les derviches tourneurs : Doctrine, histoire et pratiques, Paris, Cerf, 2006 (ch. 1, « Rumî (1207-1273) : poète et mystique »), p. 28.

10  Vladimir Lossky, Essai sur la théologie mystique de l’Église d’Orient, Paris, Cerf, 1990, p. 71.

11  Maxime le Confesseur, Ambigua à Jean (22, PG 91, 1257AB), cité par Jean-Claude Larchet, Saint Maxime le Confesseur, Paris, Cerf, 2003, p. 113.

12  Michel Savrou, « Les énergies divines », in Philippe Baud et Michel Maxime Egger (éds.), Les Richesses de l’Orient chrétien, Saint-Maurice (CH), éd. Sel de la Terre & Saint-Augustin, 2000, p. 78.

13  Michel Maxime Egger, « L’expérience de la Transfiguration », in L’humain, carrefour d’énergies. La Chair et le souffle, vol. 6, 1, Neuchâtel, Novalis, 2011, p. 81.

14  Mortesa Babak Moein, « De l’hésychasme au samâ’ », Actes Sémiotiques, 118, 2015, § 6.

15  Antoine Courban, « Une certaine transparence du corps ? Le corps relégué de la tradition hésychaste », Cahiers du Centre Georges Canguilhem, 2007, 1, p. 35.

16  E. Feuillebois-Pierunek et al.,  Les derviches tourneurs, op. cit., p. 44.

17 E. Landowski, « Une sémiotique à refaire ? », Galaxia, 26, 2013, p. 21. (http://revistas.pucsp.br/index.php/galaxia/article/view/16837/1301226).  (C’est nous qui soulignons.)

18 A. F. Ambrosio, « A la rencontre du soufisme... »,  art. cit., p. 356.  (C’est nous qui soulignons.)

19 Annemarie Schimmel, Mystical dimensions of Islam, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1975, p. 58 (notre traduction) : « return to one’s origin, that origin that was in God and from which everything proceeds, so that eventually the mystic should reach the state, “in which he was before he was.”  That is the state of the primordial covenant (sura 7:171), when God was alone and what was created in time was not yet existent ».

20  Voir l’article de Mojgan Mahdavi Zadeh, « “Mourir avant de mourir” afin de créer sa propre éternité », Frontières, vol. 19, 2, Montréal, Université du Québec, 2007, p. 68-71.

21 E. Landowski, Passions sans nom, Paris, PUF, 2004, p. 65.

22  A. F. Ambrosio, « A la rencontre du soufisme... »,  art. cit., p. 359.

23  Cité par A. F. Ambrosio, ibid., p. 353, n. 4.

24 E. Landowski, ibid., p. 136 (c’est nous qui soulignons).

25  Paul, Philippiens 2, v. 6-8.

26  Jean, I, 4, v. 16 (c’est nous qui soulignons).

27 Voir en particulier Gilbert Rouget : « Je serais partisan de réserver “extase” à un certain type d’états, disons seconds, atteints dans le silence, l’immobilité et la solitude, et de désigner par “transe” ceux qui ne s’obtiennent que dans le bruit, l’agitation et la société des autres », La musique et la transe, Paris, Gallimard, 1980, p. 31.

28  E. Landowski, Les interactions risquées, Actes Sémiotiques, 101-103, 2005, pp. 31-34.