Accords et désaccords dans « Les Conquérants » de Hérédia

Claude Zilberberg

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Texte intégral

Note de bas de page 1 :

 La majusule  est attestée dans les “bonnes” éditions, par exemple Les Trophées, Plan de la Tour (Var), Editions d’Aujourd’hui, 1978, p.111, édition qui reproduit le texte de la Librairie Alphonse Lemerre.

Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal,
Fatigués de porter leurs misères hautaines,
De Palos de Moguer, routiers et capitaines
Partaient, ivres d’un rêve héroïque et brutal.

ils allaient conquérir le fabuleux métal
Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines,
Ey les vents alizés inclinaient leurs antennes
Aux bords mystérieux du monde Occidental1.

Chaque soir espérant des lendemains épiques,
L’azur phosphorescent de la mer des Tropiques
Enchantait leur sommeil d’un mirage doré ;

Ou, penchés à l’avant des blanches caravelles,
Ils regardaient monter en un ciel ignoré
Du fond de l’Océan des étoiles nouvelles.

Les conquerants de heredia

L’épistémologie de la sémiotique étant résolument analytique, il convient d’identifier le tout que l’analyse se propose justement de résoudre. La question s’impose d’elle-même : comment appréhender ce tout transphrastique ? L’analyse des textes littéraires pose la question du découpage. Ce dernier doit être conduit en fonction des catégories que la théorie reconnaît comme pertinentes. À cet égard, l’hypothèse tensive reconnaît comme directeurs les modes sémiotiques, les valences et les valeurs.

Les modes sémiotiques

Note de bas de page 2 :

 Cf. Cl. Zilberberg, Des formes de vie aux valeurs, Paris, PUF, 2011, pp.10-16.

L’hypothèse relative aux modes sémiotiques2  peut contribuer à l’identification du texte comme totalité organique. Nous aimerions, à côté du concept de modalité, qui a fait ses preuves, non pas introduire, mais étendre la notion de mode, qui a cours en linguistique et en sémiotique : en linguistique avec les modes du verbe ; en sémiotique avec la problématique des modes d’existence inaugurée par Saussure et étendue par Greimas. La définition du “mode de…” par le Micro-Robert des écoliers énonce : “forme particulière sous laquelle se présente un fait, s’accomplit une action”.

À ce jour et sans prêter au chiffre trois une vertu occulte, nous distinguons trois modes, trois styles sémiotiques : le mode d’efficience, le mode d’existence et le mode de jonction. Le mode d’efficience désigne la manière dont une grandeur s’installe dans le champ de présence. Plus simplement, la reconnaissance du mode d’efficience est constituée par la réponse  à la question : la grandeur pénètre-t-elle dans le champ de présence du sujet selon le survenir ou bien selon le parvenir ? L’antéposition de cette question fait signe à l’hypothèse selon laquelle toute grandeur ou suite de grandeurs est sous condition de tempo : le survenir est le plan de l’expression de la vitesse, laquelle est définie par sa limite, c’est-à-dire par le fait que le sujet pour telle valeur n’est plus en mesure de suivre ; le parvenir est le plan de l’expression de la lenteur ; cette lenteur n’est pas quelconque ; elle renvoie aux contre-programmes que l’action du sujet rencontre et qui sont autant de freins pour lui.

Le second mode sémiotique, le mode d’existence, a pour schizie opératoire le couple : visée ou saisie ? La visée désigne le rapport du sujet aux grandeurs actualisées qu’il convoite ou qu’il rejette. Ce mode transforme l’absence et la privation en présences agissantes. La visée se présente comme le corrélat subjectal du parvenir. En effet, pour le sujet désirant, la lenteur est anticipatrice ; elle permet au sujet de “voir venir” et de se tenir prêt ; à l’inverse, la vitesse aveugle et exhibe le retard du sujet sur l’événement survenu. Le corrélat subjectal de la vitesse subie est la saisie, et après catalyse : le saisissement. Le mode d’existence est dans la dépendance du mode d’efficience : la vitesse est au principe de la saisie, de l’étonnement, tandis que la lenteur est au principe de la visée et de l’attente qu’elle inaugure.

Le troisième mode, la jonction, concerne le rapport de la grandeur au champ de présence dans lequel elle pénètre. L’interrogation pertinente convoque le couple : implication ou concession ? La grandeur advenant est-elle en concordance avec les grandeurs déjà établies ? Si tel est le cas, nous dirons que la relation est implicative et conforme au droit ; si tel n’est pas le cas, nous dirons que la relation est concessive, c’est-à-dire étayée par un bien que lequel pose la présence de la grandeur au sein du champ de présence comme une présence de fait et non de droit.

image

Rapporté au mode d’efficience, le sonnet de Hérédia présente deux caractéristiques : le premier quatrain présente des figures du survenir, mais le sonnet étant sous le signe du ralentissement, les “conquérants” se transforment sous nos yeux en contemplants :

conquérants

accélération

contemplants

ralentissement

Le couple [conquérant vs contemplant] constitue l’espace sémiotique à un double point de vue : du point de vue paradigmatique, Hérédia dépasse l’opposition doxale courante de ces deux rôles thématiques en posant une complexité concessive : [(conquérant vs contemplant) → (conquérant + contemplant)]. Selon le point de vue que l’on adopte, le sonnet se présente comme un changement ou un déplacement de paradigme. Ce point accordé, les contemplants s’inscrivent comme une figure du parvenir. Du point de vue syntaxique, les contemplants sont une figure du devenir.

Les valeurs

Les modes sémiotiques partagent le gouvernement du sens avec la problématique des valeurs. Le terme de valeur étant fortement poly­sémique, nous devons préciser notre acception personnelle. Pour l’essentiel, la sémiotique retient deux acceptions quasiment étrangères l’une à l’autre : (i) la valeur saussurienne porteuse de la précieuse différence constitutive de la signification ; (ii) selon le modèle dérivé de la narrativité proppienne, la valeur désigne la propriété des grandeurs qui font l’objet de la quête et qui motivent l’engagement du héros dans l’action. Pour sa part, la sémiotique tensive a ébauché un paradigme proprement sémiotique à partir des dimensions au principe de l’espace tensif : l’intensité et l’extensité. Si l’intensité a pour dualité constitutive le couple [fort vs faible], l’extensité a pour dualité constitutive le couple [concentré vs diffus].

Note de bas de page 3 :

 Selon Hjelmslev,  «Les “objets” du réalisme naïf se réduisent alors à des points d’intersection de ces faisceaux de rapports ;», in Prolégomènes à une théorie du langage, Paris, Les Editions de Minuit, 1971, p. 36.

Dans la perspective hjelmslevienne, la signification se présente comme une «intersection3» de dimensions. À cet égard, deux «inter­sections» se détachent : [fort/concentré] et [faible/diffus]. L’hypothèse tensive recueille la composition (fort/concentré] comme la définition-analyse de la valeur d’absolu et la composition [faible/diffus] comme la définition-analyse de la valeur d’univers. Exclusives, les valeurs d’absolu visent l’unicité, la “spécialité” ; du point de vue discursif, elles sont réalisées par des opérations de tri, de sélection qui sont du ressort de la syntaxe extensive. À l’inverse, les valeurs d’univers supposent des opérations de mélange ayant pour finalité l’universel :

valeur d’absolu

unicité

valeur d’univers

universalité

Le poème procède à plusieurs opérations de tri. La première relève du lexique, du dictionnaire : image du “conquérant”, le “gerfaut” est l’abou­tissant de trois opérations de tri : d’abord dégagement de la classe des oiseaux à partir des animés, dégagement de la classe des rapaces à partir des oiseaux, dégagement du gerfaut à partir de la classe des rapaces. La comparaison dans le vers inaugural établit la dynamique du texte qui a pour plan de l’expression la disjonction entre le lieu virtualisé, le lieu quitté, et le lieu actualisé, le lieu d’arrivée. Pour le comparant :

lieu virtualisé

le charnier

lieu actualisé

le vol → l’ouvert

La comparaison qui lance le poème introduit une équivalence entre les “gerfauts” et les “conquérants” que l’on peut entendre ainsi : le “gerfaut” est un syncrétisme qui est résolu en ces termes : les “conquérants” “ivres d’un rêve héroïque et brutal” sont une figure ambivalente : positive dans la mesure où leur “rêve” est héroïque”, négative parce que ce rêve est “brutal”. Le “gerfaut” est admiré comme rapace et blâmé comme prédateur. Le parallélisme s’établit ainsi :

Gerfaut

puissance de l’envol

prédateur cruel

conquérant

héroïsme

brutalité

La configuration du “départ” ici particulièrement tonique est le signifiant du délaissement des valeurs d’univers et de l’adoption des valeurs d’absolu. Les “conquérants” renoncent à la gesticulation : “fatigués de porter leurs misères hautaines” et deviennent des sujets de quête qui pourraient souscrire aux derniers vers du poème Le voyage de Baudelaire :

Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du
nouveau !

En vertu de la place qu’il occupe dans le poème, le jaillissement du “gerfaut” confié à la préposition “hors de” ouvre l’extériorité ; le procès retenu, à savoir le puissant verbe “partir”, donne à l’inchoativité sa plus grande vigueur, puisque “partir” c’est, selon le dictionnaire, “se mettre en mouvement pour quitter un lieu”, ou encore : “passer de l’immobilité à un mouvement rapide”. Les “gerfauts” et les “conquérants” partagent donc le même tempo, le même élan. Il y a une concordance tonique indéniable entre la violence de l’arrachement et le tempo de l’essor. L’espace du non ici se partage ainsi :

lieu virtualisé

Palos  de Moguer

lieu actualisé

Cipango   le lointain

Une concessivité discrète sous-tend l’énoncé : bien que proche, l’espace de la partance, «Palos de Moguer», est quitté, dans l’exacte mesure où l’espace de la destination, «Cipango», bien que lointain est visé. Le lointain est rapproché, tandis que le proche est éloigné.

Nous produirons deux autres occurrences du “départ”. La première est empruntée au recueil des Illuminations de Rimbaud :

DÉPART
Assez vu. La vision s’est rencontrée à tous les airs.
Assez eu. Rumeurs des villes, le soir, et au soleil, et toujours.
Assez connu. Les arrêts de la vie. – O Rumeurs et Visions !
Départ dans l’affection et le bruit neufs !

Note de bas de page 4 :

 P. Claudel, La peinture hollandaise, in Œuvres en prose, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1973, p. 204.

Notre seconde expression du départ est empruntée à la belle analyse par Claudel du tableau de Rembrandt La Ronde de Nuit : «On part ! Equipé de toutes sortes d’armes, coiffé comme au hasard de toutes sortes de chapeaux, tout le personnel hétéroclite de notre imagination s’est mis en marche à la conquête de ce qui n’existe pas encore, et dans le coin à gauche ce nain comique qui s’est chargé de la corne et de la pointe de toute l’entreprise est celui qui court le plus vite4

Les valences

L’hypothèse tensive distingue d’une part les valences intensives, d’autre part les valences extensives. Les valences intensives comprennent dans l’état actuel de la question le tempo et la tonicité, les valences extensives comprennent la temporalité et la spatialité. Formuler une signification revient à qualifier un procès ou un état sous les quatre sous-dimensions indiquées.

Le tempo

Sous le rapport de la vitesse la direction globale du sonnet est relativement aisée  à déclarer puisque le sonnet  est  de part en  part sous le signe de la décélération et, selon la convention que nous avons posée ailleurs, le texte va de l’atténuation de la vitesse à son amenuisement ; dans les limites du sonnet,  la matrice complète se présente  ainsi :

surcontraire

tonique

sous-contraire

tonique

sous-contraire

atone

surcontraire

atone

partaient

allaient

inclinaient

regardaient

précipitation

vitesse

lenteur

immobilité

atténuation

amenuisement

Les “conquérants” sont à leur corps défendant solidaires de la séquence de l’atténuation dans l’exacte mesure où les contemplants sont accordés à la dynamique de l’amenuisement.

La tonicité

Le traitement de la sous-dimension de la tonicité concerne ici l’imaginaire, c’est-à-dire la relation du sujet désirant à l’objet désiré. Pour les “conquérants”, l’objet désiré est modalisé comme “fabuleux”, assertion qui est motivée par le sixième vers :

Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines,

L’or se présente comme porteur d’une charge mythique certaine. Si le faire des “conquérants” procède d’un investissement mythique, le faire des contemplants a lieu, lui, dans une sphère onirique. Les régimes subjectaux  des “conquérants” et des contemplants sont en opposition l’un avec l’autre. L’état des “conquérants” est signifié par la locution “ivre de”, que le Petit Robert glose ainsi : “Qui est transporté hors de soi (sous l’effet de quelque émotion violente).” Cette tonalisation entre en contraste avec l’atonisation euphorique affectant les  contemplants.

La divergence entre les “conquérants” et les contemplants est stratifiée :

actants

conquérants

contemplants

objet

“fabuleux métal”

”mirage doré”

 procès

affrontement

enchantement

disposition du sujet

mobilisation

abandon

 isotopie

mythologie

onirisme

Toutefois, il convient de souligner que les “conquérants” comme les contemplants visent le degré supérieur de la valence : le “métal” est jugé “fabuleux” en résonance avec la visée de l’“enchantement”, puisque “enchanter”, c’est “remplir d’un vif plaisir, satisfaire au plus haut point.” Le schéma de la tonicité propre à ce sonnet s’établit ainsi :

les “conquérants”

les contemplants

tonalisation

atonisation

plus de plus

plus de moins

La substitution des contemplants aux “conquérants” permet de résoudre, d’amortir, de résorber la tonicité que les “conquérants”-gerfauts ont projetée dans le champ de présence.

La temporalité

La temporalité ne pose pas de problème particulier, puisque la rection de l’extensité par l’intensité s’étend à la rection de la temporalité par le tempo. Selon cette même rection, l’accélération abrège la durée, tandis que le ralentissement allonge cette même durée. Que se passe-t-il lorsque le tempo est nul ? Si les contemplants «regardent monter les étoiles», que voient-ils ? L’ascension des étoiles échappant à la perception, ils “voient le temps”, le progrès même de la durée, de ce je ne sais quoi qui fait que le /bref/ finit par se retirer devant le /long/, hypothèse en concordance avec le point de vue qui veut que les grandeurs sémiotiques soient d’abord des mesures. Un fragment des Cahiers de Valéry pointe ce mystère :

Note de bas de page 5 :

 P. Valéry, Cahiers, tome 2, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1974, p. 1291.

Calme – Prêtre de Kronos
Ô Temps –
Quoique rien ne se passe de sensible
Quelque chose – on ne sait où
Croît.
L’être immobile (que l’on est) au sein
d’un lieu immobile aux yeux et aux sens
agit-il par
là ?5»

La spatialité

Compte tenu de la structure cloisonnée de l’espace propre à ce sonnet, la sémiotique de l’espace comprend deux jeux de catégories simples : (i) des déplacements qui sont selon le cas des rapprochements ou des éloignements ; (ii) des déplacements qui sont selon le cas des entrées ou des sorties. À partir de ce jeu de réduit de possibilités, il est possible de décrire raisonnablement le parcours des sujets et des objets dans le sonnet.

Les “conquérants” s’éloignent de l’Espagne et se rapprochent de l’espace tropical ; les contemplants, tout en demeurant dans l’espace tropical, modifient l’orientation de cet espace : la verticalité l’emporte sur l’horizontalité ; l’espace perçu prévaut sur l’espace onirique. Pour ce qui regarde les objets, l’or est destiné à sortir du monde souterrain ; les “étoiles” sortent du fond de l’océan et s’établissent en «un ciel ignoré.» Du point de vue spatial, le texte opère la conjonction de l’informateur, les  «étoiles», et de l’observateur : les contemplants. Quant à l’objet, l’or défini comme concentré, difficilement accessible et lié à la prédation, fait place aux «étoiles» qui sont répandues, accessibles et solidaires de l’apaisement. Dans ces conditions, l’événement propre à ce texte peut être reconnu : il apparaît que l’or, valeur d’absolu, se retire devant les imprévues « étoiles nouvelles» porteuses, elles, d’une valeur d’univers.

De l’accord au désaccord

Une tension peut être formulée comme système ou comme procès. Si la recherche des valences intensives et extensives concerne le système, qu’en est-il du procès ? Le procès ayant pour visée spécifique le devenir des valences, cette orientation signifie que notre sonnet pointe la transfor­mation des “conquérants“ en contemplants. Dans la perspective greimas­sienne, c’est le carré sémiotique qui est chargé de traiter cette transformation. Du point de vue tensif, cette transformation a pour assiette les sub-valences intensives et extensives retenues, mais ce n’est pas la négation qui dirige la transformation : c’est la transformation qui dirige la négation. Ainsi, si nous envisageons la sub-valence – décisive – de tempo selon la perspective greimassienne, la négation de la vitesse aboutit à la lenteur, mais que recouvre exactement ici la négation ? Selon l’hypothèse tensive, le devenir procède à un ralentissement qui se présente comme une atténuation, puis comme un amenuisement. La négation devient la marque aspectuelle d’une progressivité, négative pour la vitesse, positive pour la lenteur. Les “conquérants” deviennent des contemplants si et seulement si la vitesse est freinée, la tonicité, consommée, la temporalité,  allongée, et la spatialité, ouverte. Le procès traverse le système des sub-valences reconnues :

conquérants →

ralentissement

→ contemplants

atonisation

allongement

ouverture

La transformation inverse des contemplants en “conquérants” peut être envisagée comme possibilité :

conquérants ←

accélération

← contemplants

tonalisation

abrègement

fermeture

Les notions d’accord, par exemple l’accord du sujet et du verbe en français, et de concordance, par exemple la concordance des temps verbaux, appartiennent à la grammaire courante des discours. L’accord rend possible le désaccord, l’antagonisation. Un exemple emprunté à la pratique sportive éclaire cette dépendance. Un “bon” match de tennis pour l’observateur demande que les talents des deux adversaires soient voisins ; si l’inégalité est très forte, la partie est frappée de nullité ; virtualisée, la victoire “compte pour du beurre” ; les matchs de qualification sont chargés de trier les deux meilleurs joueurs du moment et d’éviter une inégalité fâcheuse pour l’intérêt du jeu.

Le motif bien connu de l’identité et de la complémentarité des contraires se rappelle à nous, mais il nous semble plus juste d’admettre que les termes d’une alternance sont co-définis, reconnus co-valents, c’est-à-dire que leur contenu est tributaire des places remarquables qu’ils occupent dans l’espace tensif. Le conflit à lui seul ne rend pas compte des paradoxes du devenir : les ressemblants se haïssent et s’affrontent, tandis que les dissemblants s’apprécient et s’entendent. Soit :

image

Pour finir

Note de bas de page 6 :

 Selon M. Grammont : «On tolère la rime de beauté avec bonté, trouvée avec lavée, délibérer avec pleurer, trouva avec cultiva, puni avec fini, perdu avec vendu, éclatant avec important, parce que la rime de ces mots contient une consonne avant la voyelle accentuée ; mais on préfère de beaucoup faire rimer bonté avec persécuté, trouvée avec corvée, trouva avec il va, puni avec un nid, abattu avec vertu. C'est dire que l'on évite d'accoupler des mots appartenant à un même type de formation ou à une même catégorie grammaticale.» in Petit traité de versification française, Paris,
A. Colin, 1965, pp. 36-37.

Note de bas de page 7 :

 Th. de Banville, Petit traité de poésie française, Paris, Fasquelle, 1903, p. 75. M. Grammont exprime même préoccupation : «Il [Malherbe] ne voulait pas que le poète rimât les mots qui avaient quelques convenances comme montagne et campagne, défense et offense, père et mère, toi et moi... Il ne voulait pas que le poète rimât les noms propres les uns contre les autres, comme Thessalie et Italie, Castille et Bastille, Alexandre et Lysandre, et sur la fin il était devenu si rigide en ses rimes qu'il avait à peine à souffrir que l'on rimât les verbes de la terminaison en er qui avaient tant soit peu de convenance.»  in Racan, Mémoires pour servir à la vie de Malherbe, cité par R.de Souza, Le rythme poétique, Paris, Perrin, 1892, p. 68.

Il semble raisonnable de penser qu’une structure bien faite compose l’accord et le désaccord. Nous prendrons comme exemple la réflexion sur la rime telle qu’elle a été conduite en France dans la seconde moitié du 19ème siècle. En effet, les poètes français ont accordé à la rime une précellence manifeste. Au titre de l’accord, les rimes devaient être riches, mais au titre du désaccord le poète devait éviter de faire rimer des lexèmes appartenant à la même famille grammaticale, comme par exemple deux participes présents en –ant6. Mais il y a plus : les bonnes rimes devaient si possible ajuster des lexèmes antithétiques : «Votre rime sera riche et belle et elle sera variée : impeccablement riche et variée ! C'est-à-dire que vous ferez rimer ensemble, autant qu'il se pourra, des mots très-semblables entre eux comme sons, et très-différents entre eux comme sens7. »

médiocrité

excellence

expression

suffisance

richesse

contenu

proximité

distance

Note de bas de page 8 :

 G.M. Hopkins, Carnets-Journal-Lettres (1862-1866), présentés par H. Boka­nowski & L.R. des Forêts,  Bibliothèque 10/18, 1976, pp. 46-47.

La reconnaissance de la rime comme modèle universel de la démarche esthétique a été proposée par G.M. Hopkins : «Dans son essai sur la Santé et la Dégradation dans l'Art, il [Hopkins] avait établi que toute comparaison implique les principes de dualisme, pluralité, répétition, parallélisme. À présent, dans un essai sur l'Origine du Beau, il démontre que toutes les formes de beauté dans la nature et dans l'art sont des versions différentes de la relation qui permet à des objets différents mais similaires de coexister. “On peut, dit-il, définir cette relation sous sa forme la plus générale en disant : (...) la ressemblance implique la dissemblance et inversement. En conséquence et métaphysiquement on peut appeler rime toute forme de beauté.8»

Pour finir

Dès lors qu’une grandeur est reconnue comme une catégorie pertinente se pose la question de son intégration dans le corpus théorique retenu. Selon les termes de l’hypothèse tensive, la dimension paradigmatique a pour fonctifs la tension entre l’implication et la concession, tandis que la dimension syntagmatique a pour fonctifs la tension entre programme et contre-programme. L’intégration de ces tensions prend la forme suivante : la concession advient lorsque le contre-programme prévaut sur le programme ; la concession témoigne de l’existence d’un désaccord qu’elle surmonte, tandis que l’implication advient lorsque le programme l’emporte sur le contre-programme en vertu d’un accord sous-jacent.  Soit :

image

Le tableau correspondant se présente ainsi :

syncrétisme

résolution

accord → implication

programme  >contre-programme

désaccord  → concession

contre-programme > programme

La portée de l’accord et du désaccord s’explique, nous semble-t-il, par leur référence à la dualité constitutive du mode de jonction, à savoir que l’implication prévisible et prédictive renvoie à la domination du programme sur le contre-programme, tandis que la concession événe­mentielle et non prédictive renvoie, elle, à la domination du contre-programme sur le programme.

Octobre 2012