Entre discursivité et iconicité, un nouveau regard sur les écritures

Sybille Krämer

Freie Universität Berlin

https://doi.org/10.25965/as.5628

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Plan
Texte intégral

1. Le dogme phonographique et son érosion

Note de bas de page 1 :

 K. Ehlich, « Funktion und Struktur schriftlicher Kommunikation », dans H. Günther et L. Otto Ludwig (éds), Schrift und Schriftlichkeit. Ein interdisziplinäres Handbuch internationale Forschung, Berlin, De Gruyter, 1994, p. 18-41.

Note de bas de page 2 :

 J. Goody, The Logic of Writing and the Organization of Society, Cambridge MA, 1986 ; E. Havelock, Origins of Western Literacy, Toronto, 1976 ; W. Ong, Orality and Literacy. The Technologizing of the Word, Londres-New York, Methuen, 1982 ; S. Krämer, « Mündlichkeit / Schriftlichkeit », dans A. Roesler et B. Stiegler (éds), Grundbegriffe der Medientheorie, München, Wilhelm Fink, 2005, p. 192-199.

Que signifie « écriture » ? Il y a peu de questions auxquelles il semble plus facile de répondre : l’écriture est de la parole notée. Elle fixe la parole volatile et elle détache la communication linguistique du discours lié à la situation d’énonciation. L’écriture transfère le dicible vers le visible et étend la communication sur des distances spatiales et temporelles1. La notation de la langue permet en outre de contrôler, de corriger, et critiquer, ainsi que de diffuser et archiver ce qui sera communiqué. C’est justement le débat sur Oralité et Literacy dans le dernier tiers du siècle dernier, qui a révélé la créativité de la literacy et qui a mis l’écrit sur un plan d’égalité avec la parole2. Depuis, l’oral et l’écrit sont considérés comme des formes relativement autonomes de la langue, chacun présentant des performances propres d’un point de vue médiatique, linguistique, culturel et anthropologique.

Note de bas de page 3 :

 H. Günter et O. Ludwig (éds), Schrift und Schriftlichkeit. Writing and its Use. Bd.1 (1994), Bd.2 (1996), Berlin-New York, De Gruyter.

Note de bas de page 4 :

Ibid., p. VIII.

Mais la redécouverte de la literacy a laissé inchangée l’idée traditionnelle selon laquelle, dans la perspective de la bifurcation traditionnelle entre langue et image, l’écriture appartient au champ de la langue. L’écriture est considérée comme une forme de la langue et non comme de l’image. L’ouvrage Schrift und Schriftlichkeit. Writing and its use3, qui rassemble les résultats du débat sur la literacy, définit l’écriture comme « l’ensemble des signes graphiques grâce auxquels la langue orale est fixée »4. Nous appelons la conception selon laquelle l’écriture serait de la langue orale fixée le dogme phonographique.

Dans les dernières décennies, des débats dans des disciplines très diverses ont remis en question la relation unilatérale de l’écriture à la langue et ont contribué à l’érosion du dogme phonographique. Ne sont mentionnés ici que quelques-uns de ces débats :

Note de bas de page 5 :

 J. Assmann, Das kulturelle Gedächtnis. Schrift, Erinnerung und politische Identität in frühen Hochkulturen, München, Beck, 1992 ; J. Assmann, « Die ägyptische Schriftkultur », dans H. Günther et L. Otto Ludwig (éds), Schrift und Schriftlichkeit. Writing and its Use, op. cit., p. 472-490 ; S. J. Seidlmayer, « Ägyptische Hieroglyphen zwischen Schrift und Bild », dans S. Krämer, E. Cancik-Kirschbaum et T. Rainer (éds), Schriftbildlichkeit. Wahrnehmbarkeit, Materialität und Operativität von Notationen, Berlin, Kreppner, 2012, p. 123-139.

(i) Le rôle des écritures non alphabétiques et non-européennes – non seulement pour la communication, mais aussi pour la pensée5 ;

Note de bas de page 6 :

 C. Hoffmann, « Schreiben als Verfahren der Forschung », dans M. Gamper (éd.), Experiment und Literatur : Themen, Methoden, Theorien, Göttingen, Walstein, 2010, p. 181-207 ; C. Hoffmann (éd.), Daten sichern. Schreiben und Zeichnen als Verfahren der Aufzeichnung, (= Wissen im Entwurf, Bd. I), Zürich-Berlin, Diaphanes, 2008 ; H.-J. Rheinberger, Scripts and Scribbles, dans Modern Language Notes, 118/3, 2003, p. 622-636 ; « Alles, was überhaupt zu einer Inskription führen kann », dans U. Raulff et G. Smith (éds), Wissensbilder. Strategien der Überlieferung, Berlin, Akademie Verlag, 1999, p. 265-277.

(ii) L’utilisation de notations dans les sciences de la nature, les mathématiques et la logique. On constate que des sciences sans écritures, tableaux et diagrammes sont impossibles6 ;

Note de bas de page 7 :

 R. Campe, « Die Schreibszene. Schreiben », dans H. U. Gumbrecht et K. L. Pfeiffer (éds), Paradoxien, Dissonanzen, Zusammenbrüche. Situationen offener Epistemologie, Frankfurt a.M., Suhrkamp, 1991, p. 759-772 ; D. Giuriato et S. Kammer, Die graphische Dimension der Literatur ? Zur Einleitung, dans D. Giuriato et S. Kammer (éds), Bilder der Handschrift. Die graphische Dimension der Literatur, Frankfurt a. M.-Basel, Stroemfeld, 2006, p. 7-24 ; W. Raible, « Über das Entstehen der Gedanken beim Schreiben », dans S. Krämer (éd.),  Performativität und Medialität, München, Fink Verlag, 2004, p. 191-214.

Note de bas de page 8 :

 J. Spitzmüller, « Typographisches Wissen. Die Oberfläche als semiotische Resource », dans A. Linke et H. Feilke (éds), Oberfläche und Performanz. Untersuchungen zur Sprache als dynamischer Gestalt (= Germanistische Linguistik 283), Tübingen, Niemeyer, 2009, p. 459-486.

Note de bas de page 9 :

 D. Magnus, « Transkription und Faktur musikalischer Zeichen bei Anestis Logothetis », dans S. Krämer et M. Giertler (éds), Schriftbildlichkeit (= Sprache und Literatur 107/1), München, Fink Verlag, 2011, p. 81-92 ; E. Ungeheuer, « Schriftbildlichkeit als operatives Potential in Musik », dans S. Krämer, E. Cancik-Kirschbaum et R. Totzke (éds), Schriftbildlichkeit. Wahrnehmbarkeit, Materialität und Operativität von Notationen, op. cit., p. 167-183.

Note de bas de page 10 :

 G. Brandstetter, F. Hofman et K. Maar (éds), Notationen und choreographisches Denken, Freiburg i. Brsg.-Berlin-Wien, Rombach, 2010 ; G. Brandstetter, « Schriftbilder des Tanzes. Zwischen Notation, Diagramm und Ornament », dans S. Krämer, E. Cancik-Kirschbaum et R. Totzke (éds), Schriftbildlichkeit. Wahrnehmbarkeit, Materialität und Operativität von Notationen, op. cit., p. 61-79.

(iii) En littérature, on s’intéresse à la scène scripturale, tout comme à la dimension graphique7, en linguistique, à la typographique et au design textuel8 ; en musicologie, les recherches sur la notation sont de plus en plus importantes9, et les sciences de la danse mettent l’accent sur la notation de la chorégraphie10 ;

Note de bas de page 11 :

 E. Cancik-Kirschbaum, « Beschreiben, Erklären, Deuten. Ein Beispiel für die Operationalisierung von Schrift im alten Zweistromland », dans G. Grube, W. Kogge et S. Krämer (éds), Schrift. Kulturtechnik zwischen Auge, Hand und Maschine, München, Fink Verlag, 2005, p. 399-411.

Note de bas de page 12 :

 H. U. Gumbrecht, K. L. Pfeiffer, Karl Ludwig (éds), Materialität der Kommunikation, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1988.

Note de bas de page 13 :

 K. Ehlich, « Schrift, Schriftträger, Schriftform : Materialität und semiotische Struktur », dans E. Greber, K. Ehlich et J.-D. Müller (éds), Materialität und Medialität von Schrift (= Schrift und Bild in Bewegung Bd. I), Bielefeld, Aisthesis Verlag, 2002, p. 91-112 ; K. Ehlich, « Schrifträume », dans S. Krämer, E. Cancik-Kirschbaum et R. Totzke (éds), Schriftbildlichkeit, op. cit., p. 39-61 ; E. Greber, K. Ehlich, J.-D. Müller, Jan-Dirk Müller (éds), Materialität und Medialität von Schrift, op. cit. ; S. Krämer, « Sprache und Schrift oder : Ist Schrift verschriftete Sprache ? », Zeitschrift für Sprachwissenschaft, 15/1, 1996, p. 92-112.

(iv) Dans les sciences de l’Antiquité et dans la philologie, la matérialité des documents est prise en compte11. Cela rejoint les débats qui concernent la « matérialité de la communication » dans les sciences de la culture12 et la matérialité de l’écriture13 dans les sciences du langage ;

Note de bas de page 14 :

 D. J. Bolter, Writing Space. The Computer, Hypertext, and the History of Writing, Hillsdale, Erlbaum, 1991 ; G. Grube, « Autooperative Schrift – und eine Kritik der Hypertexttheorie », dans G. Grube, W. Kogge et S. Krämer (éds), Schrift : Kulturtechnik zwischen Auge, Hand und Maschine, op. cit., p. 81-114.

(v) L’ordinateur est reconnu comme machine à écrire et on discute du rôle de l’écriture comme base de la numérisation et de la programmation d’un côté, comme base de la communication Internet de l’autre14 ;

Note de bas de page 15 :

 W. Raible, Die Semiotik der Textgestalt, Heidelberg, Winter, 1991.

(vi) Les éléments idéographiques dans le développement des écritures, à savoir ces marqueurs graphiques qui n’ont pas de correspondant dans la langue orale, suscitent l’intérêt15.

Note de bas de page 16 :

 E. Birk, « Schriftbildlichkeitsphänomene in der Analyse der Schriften natürlicher Sprachen », dans S. Krämer et M. Giertler (éds), Schriftbildlichkeit, op. cit., p. 16-24 ; M. Halawa, « Schriftbildlichkeit – ein Begriff und seine Herausforderungen », dans S. Krämer et M. Giertler (éds), Schriftbildlichkeit, op. cit., p. 5-15 ; S. Krämer, « ‘Schriftbildlichkeit’ oder : Über eine (fast) vergessene Dimension der Schrift », dans S. Krämer et H. Bredekamp (éds), Bild, Schrift, Zahl, München, Fink Verlag, 2003, p. 157-176 ; S. Krämer, E. Cancik-Kirschbaum et R. Totzke (éds), Schriftbildlichkeit, op. cit. ; S. Krämer et M. Giertler (éds), Schriftbildlichkeit,op. cit.

Magré ces impulsions qui viennent de nombreuses disciplines, il n’existe aucune synthèse systématique, ni aucune mise en commun conceptuelle de ces approches. Est-il possible d’élaborer un concept d’écriture intégral, qui puisse inclure les formes d’inscription qui, jusqu’à présent, étaient exlues du concept d’écriture, comme les nombres, les écritures logiques, les formules scientifiques, les langages de programmation, la notation musicale, la chorégraphie ? C’est précisément ce que tente le concept de « visualité »16, terme qu’on peut rendre par « dimension visuelle de l’écriture » ou « notational iconicity ». On vise par là un changement de perspective allant d’une conception de l’écriture orientée sur la langue vers une conception de l’écriture phonémiquement neutre, à la lumière de laquelle l’esthésie, la matérialité et l’opérativité des écritures sont examinées comme des ressources productives des activités théoriques, artistiques et pratiques.

2. Schriftbildlichkeit  (La visualité) 1

Le concept de Schriftbildlichkeit vise une révision du « dogme phonographique ». L’écriture n’est plus considérée comme une forme de la langue, mais comme un hybride de langue et d’image. Mais pourquoi une révision de la conception phonographique de l’écriture et ainsi la prise en compte de la « nature iconique » des écritures est-elle absolument nécessaire ? Pourquoi est-ce un problème de considérer les écritures comme forme de la langue ?

Le concept de Schriftbildlichkeit ne désigne pas simplement une relation entre image et écriture, dans le sens où la conception phonographique de l’écriture souligne la relation entre langue et écriture. Il s’agit beaucoup plus d’une iconicité intrinsèque à chaque écriture. Elle se fonde sur le fait que les écritures sont des inscriptions matérielles et perceptibles sur une surface dont elles utilisent les deux dimensions. L’écriture ouvre ainsi un champ de pratique qui n’a de modèle ni dans la langue ni dans l’image.

L’opérativité se produit non seulement là où l’écriture de textes devient pour les auteurs un laboratoire d’idées pour former leurs propres pensées, mais aussi là où les compositeurs composent de la musique à l’aide de partitions ; où un problème est résolu avec du papier et un crayon ; où les programmeurs notent l’algorithme d’une opération complexe de manière lisible par une machine ; où la pression sur une touche de l’ordinateur active un lien qui ouvre un site Web. Dans tous ces cas, l’écriture est un instrument grâce auquel quelque chose est provoqué, ce qui serait impossible ou extrêmement difficile à obtenir sans cette écriture. Donc, l’écriture ne représente pas seulement quelque chose, mais elle produit quelque chose. Mais – pour reprendre notre question – comment l’opérativité esthétique et cognitive des notations est-elle en relation avec la visualité implicite des écritures ?

Note de bas de page 17 :

 S. Krämer, « Trace, Writing, Diagram : Reflections on Spatiality, Intuition, Graphical Practices and Thinking », dans A. Benedek et K. Nyiri (éds), The Power of the Image. Emotion, Expression, Explanation, Frankfurt, Peter Lang, 2014, p. 3-22.

Note de bas de page 18 :

 B. Latour, « Drawing Things Together », dans M. Lynch et S. Woolgar (éds), Representation in Scientific Practice, Cambridge, MA-Londres, MIT Press, 1990, p. 19-68.

Le caractère visuel est considéré habituellement comme étant spécifique des images. Cependant, ce n’est pas le caractère visuel, mais le caractère spatial qui importe ici. Nous comprenons par « caractère spatial » l’espace en trois dimensions qui nous entoure dans notre quotidien. Mais les écritures se nourrissent d’une autre forme de spatialité, une spatialité à deux dimensions : les images – à la différence de la sculpture et l’architecture, par exemple – sont planes. Les images partagent cela avec d’autres artefacts visuels tels que les graphiques, les diagrammes, les cartes – et justement les écritures. L’invention de la « planéité artificielle » transforme la surface d’un volume en une « surface sans profondeur », pour laquelle ne compte que ce qui est inscrit sur la surface. Depuis les peintures rupestres et les tatouages tégumentaires, en passant par les toiles peintes et le papier imprimé, jusqu’à l’écran d’ordinateur et au smartphone, le contact avec des surfaces peintes et inscrites est considéré comme un phénomène culturel et anthropologique. Il existe une technique culturelle de l’aplatissement et cela constitue un fil conducteur important de l’évolution des médias17. Leur attractivité culturelle a une raison évidente : tandis que notre position quotidienne est toujours connectée dans l’espace à un « derrière » ou un « en-dessous » non observables, cette dimension d’absence de visibilité et d’absence de contrôle est jutement annulée. Si quelque chose est projeté et inscrit sur la surface, le spectateur et le lecteur sont placés en plongée. Un espace visuel et scriptural totalement contrôlable semble être né. Il faut ajouter que des surfaces inscrites peuvent être transportées du fait de leur taille adaptée au corps18.

3. La spatialité

Note de bas de page 19 :

B. Schneider, « Diagramm und bildtextile Ordnungen », Bildwelten des Wissens, Bd. 3,1: Diagramme und bildtextile Ordnungen, Berlin, Akademie Verlag, 2005, p. 9-19.

Le caractère simultané et synoptique du graphisme est imputable à cette surface plane. On comprend pourquoi le concept d’écriture phonographique est trop réducteur. Tant que la relation entre le langage parlé et le langage écrit sera considérée comme une relation de traduction, voire de représentation, l’écriture sera soumise au régime de la séquentialité. La séquence acoustique faite de sons est transcrite en une séquence visuelle faite de lettres et de mots, et la linéarité devient le principe dominant d’organisation médiatique et sémiotique. Mais ce point de vue séquentiel nous fait manquer sa signification opérative, que présente la simultanéité du graphisme. Assurément, l’écriture et la lecture sont des processus temporels. Cependant les textes, comme le suggère déjà l’étymologie du tissage19, utilisent deux dimensions et se déploient non seulement dans l’orientation linéaire vers la droite ou la gauche, mais utilisent en même temps le haut et le bas. Les jeux d’écriture, comme les mots croisés et le Sudoku, le montrent, et ce de manière significative. Mais la division de la page du texte scientifique en un texte principal et en notes de bas de page, ou le calcul écrit, qui note les chiffres les uns en-dessous des autres lors du calcul, ou la notation musicale sur une partition pour des instruments qui jouent ensemble, montrent comment la diachronie du linéaire est rompue en faveur d’une synchronie dans la surface.

Ce qui différencie l’écriture du flux acoustique de la parole est alors précisément l’abolition du principe de linéarité – et c’est ce qui la lie à toutes les formes d’images. Cependant, les écritures, à la différence par exemple des images ou photographies d’art, ont besoin des espaces blancs et des espaces vides, pour pouvoir être visuellement perceptibles et opérationnellement utilisables comme configuration.

Une écriture repose sur le fait que les éléments de son répertoire de signes sont en relation les uns avec les autres et sont disposés selon un ordre. La manière dont se placent les éléments participe à la signification. Il suffit de penser à la localisation des notes de bas de page, des tables des matières, des en-têtes et des index ; ou à la place d’une note dans le système de lignes de la notation musicale qui détermine sa valeur musicale. Ainsi voyons-nous que, souvent, la place dans l’espace constitue ou au moins évoque aussi la signification graphique.

4. La disposition

Note de bas de page 20 :

 E. Cancik-Kirschbaum et B. Mahr, « Anordnung und ästhetisches Profil. Die Herausbildung einer universellen Kulturtechnik in der Frühgeschichte der Schrift », dans B. Schneider (éd.), Bildwelten des Wissens, op. cit., p. 97-114.

Cette propriété, qui consiste à former un modèle d’agencement disjoint, différencie l’écriture de la langue orale20. Nous ne parlons pas avec des espaces entre les mots ou les phrases. La parole est un flux, un torrent acoustique presque ininterrompu. Le graphisme discret ne sépare pas seulement les graphèmes les uns des autres ; il introduit aussi des distinctions grammaticales par l’utilisation des majuscules et des minuscules, ou par les signes de ponctuation ; ce sont des différences, que ne connaît pas la parole. Par conséquent, la langue écrite ne reflète pas la langue parlée ; au contraire, le graphisme fournit une cartographie de la langue ; la langue est conçue comme un système sémiotique autonome détaché des mimiques, de la gestuelle, de la prosodie et de la deixis situationnelle.

La langue écrite forme une structure, qu’il est toujours possible de configurer différemment. L’écriture, l’effacement, la réécriture, la suppression de signes écrits est un atelier de connaissances, un laboratoire de l’art, un bureau d’études et de réflexion. Car avec l’écriture l’axe temporel peut être manipulé. En tant qu’êtres physiques, nous sommes soumis à l’irréversibilité du temps ; pourtant l’écriture, en tant qu’instrument mobile pour écrire et réécrire des faits, conjure l’irréversibilité du temps par sa capacité de corriger ce qui est écrit : en tant que structure, chaque séquence de lettres peut être inversée ou transformée. Le jeu de l’anagramme l’illustre bien.

5. Un exemple

Note de bas de page 21 :

 Anecdote rapportée par S. von Waltershausen, Gauss zum Gedächtnis, 1856 ; voir aussi B. Hayes, « Gauss’s Day of Reckoning », American Scientist, 94, 2006.

Voici une anecdote qui concerne le mathématicien Carl Friedrich Gauß lorsqu’il était élève : un professeur donne à sa classe la tâche de calculer la somme des 100 premiers nombres naturels21. Le jeune Gauβ, âgé de neuf ans, résout le problème en quelques minutes : le nombre recherché est 5050. Le principe qui lui a permis de résoudre le problème montre que les attributs spatiaux, tels que le positionnement et les opérations de regroupement et d’inversion de l’ordre des signes écrits sont fondamentaux.

L’addition des 100 premiers nombres naturels peut être écrite de la manière suivante :

(i)    1+2+3+4+5+.....+97+98+99+100

La loi de commutativité de l’addition précise que l’ordre des nombres à additionner est arbitraire, les nombres peuvent échanger leur place dans l’addition (lat. commutare « échanger »). La loi d’associativité stipule que les opérandes peuvent être regroupées par des parenthèses. Au lieu de « 1 + 2 + 3 + 4 », on peut écrire aussi « (1 + 2) + (3 + 4) »  ou « 1+ (2 + 3) + 4 », etc. Par conséquent, la succession (i) des opérandes peut aussi être écrite en changeant les signes de place et en les regroupant, de sorte que, à la place d’une suite séquentielle, respectivement le premier et le dernier nombre, le deuxième et l’avant-dernier nombre, et ainsi de suite, seront rapprochés et deviendront des membres d’un groupe rendu solidaire par les parenthèses :

(ii)    (1+100)+(2+99)+(3+97)+.....+(49+51)+(50+51)

Cette transcription montre que la somme qui se trouve dans chaque parenthèse est la même, à savoir 101.

(iii)    (101)+(101)+ .....+ (101)+(101)

Il s’ensuit que, étant donné qu’il y a 50 parenthèses de ce genre, on doit calculer 101 x 50. 5050 est donc le total, que le jeune Gauβ a établi en quelques minutes. La même chose en notant l’un en-dessous de l’autre :

(iv)

1   +   100  =  101
2   +    99   =  101
3   +    98   =  101
…       …      …
…       …      …
49   +   52   =  101
50   +   51   =  101
                    5050

Note de bas de page 22 :

 G. Frege, « Über Sinn und Bedeutung », Zeitschrift für Philosophie und philosophische Kritik, 100, 1892, p. 25-50. (réimprimé dans Kleine Schriften, Darmstadt, 1967, p. 143-163).

L’astuce consiste à casser la séquentialité de l’ordre et de la suite « naturelle » des nombres, en transformant la chaîne de 100 membres neutres en une chaîne composée de seulement 50 membres. Mais le plus important est que, par cette restructuration, une configuration émerge, qui provoque un déclic cognitif permettant de comprendre que chacun de ces groupes nouvellement formés ont la même valeur, c’est-à-dire 101. La rupture de la séquentialité stricte des nombres consécutifs en faveur d’une re-formation, dans laquelle les derniers sont reliés aux premiers, produit un changement d’aspect visuel dans la manière dont apparaît une série de nombres. De le même manière qu’il y a l’étoile du matin et celle du soir de Gottlob Frege comme réalisation de Vénus22, il existe différentes manières de réaliser une addition des 100 premiers nombres entiers, où la dénotation du total reste la même mais où le sens – compris comme forme de l’inscription – change. Ce « déplacement de sens à travers l’égalité de la dénotation » est rendu possible grâce un fonctionnement non linéaire mis en œuvre par des dispositifs graphiques.

6. Le graphisme

Note de bas de page 23 :

E. Greber, K. Ehlich  et J.-D. Müller, op. cit. ;  K. Ehlich, op. cit.

Bien qu’il existe des écrits qui n’ont pas pour but premier la perception visuelle – il suffit de penser aux impulsions électriques qui instancient l’alphabet binaire dans l’ordinateur ou au braille –, l’inscription graphique, qui est gravée ou appliquée sur une surface matérielle, incarne une représentation paradigmatique pour les écrits. De même, sans utilisation d’un instrument pour écrire et sans la matérialité du support permettant l’inscription, il n’y a pas d’écriture23. Il est intéressant d’examiner plus précisément le phénomène du graphisme.

Note de bas de page 24 :

 A. Leroi-Gourhan, Hand und Wort. Die Evolution von Technik, Sprache und Kunst, Frankfurt a.M., Suhrkamp, 1980.

Note de bas de page 25 :

Leroi-Gourhan, op. cit., p. 238.

Note de bas de page 26 :

 G. Witte, « Die Phänomenalität der Linie – graphisch und graphematisch », dans W. Busch, O. Jehle et C. Meister (éds), Randgänge der Zeichnung, München, Fink Verlag, 2007, p. 29-54 ; K. Lüdeking, « Bildlinie / Schriftlinie », dans K. Lüdeking (éd.), Grenzen des Sichtbaren, München, Fink Verlag, 2006, p. 144-158.

D’après la paléontologie, la libération des mains grâce à la station debout et la libération des yeux ont permis une nouvelle connexion entre les mains et l’outil et entre le visage et l’activité visuelle24. De la synthèse entre la main qui montre et l’œil qui lit émerge le graphisme25. La base du graphisme est constituée par le trait et la ligne qui – ensemble avec le point – forment le répertoire élémentaire des notations26.

La ligne est à la fois la trace d’un geste et une création libre et indépendante. En écrivant, nous créons un monde et nous utilisons pour cela des signes strictement conventionnels ; mais nolens volens ce monde écrit – comme trace d’un geste, comme expression d’une personne – porte la signature personnelle de l’auteur.

La signification du graphisme pour notre développement artistique et intellectuel est importante. La plupart du temps, la capacité linguistique est considérée comme le point central de la culture ; mais la compétence graphique, donc notre capacité visuelle, est tout à fait égale à notre capacité langagière. Déjà Leibniz soulignait que dans la pensée et la reconnaissance, les « signes dessinés et écrits » étaient irremplaçables. A cet égard, un regard sur les publications scientifiques illustre que celles-ci ne dépendent pas seulement de l’écriture, mais qu’en outre, elles travaillent avec des tableaux, des graphes, des schémas et des cartes. Sans visualisation dans l’écriture, les images et les schémas, il n’y a pas de science. Et cela vaut non seulement pour la présentation et la diffusion des résultats de la recherche, mais aussi pour son processus d’élaboration.

Par conséquent, « graphisme » est un nom générique qui, d’une part, souligne la parenté entre les écrits et les autres formes de représentation graphique – dont le diagramme représente le prototype – et qui, d’autre part, met en relief son rôle de création et pas seulement de représentation. Parmi les nombreuses options d’expérience cognitive et esthétique, qui impliquent le graphisme, la relation entre l’espace et le temps est essentielle. La graphè est toujours une technique de spatialisation de séquences temporelles : la succession se fige en simultanéité. A l’inverse, des structures graphiques stables peuvent de nouveau être réorganisées en processus temporels. Cela arrive quand un texte est lu comme un discours, qu’une partition se réalise en musique, qu’un programme informatique est appliqué. Le graphisme traduit le temps en espace et l’espace en temps. C’est justement ce qui fait la force de son efficacité culturelle et technique.

7. La capacité d’interprétation

Note de bas de page 27 :

 G. Grube et W. Kogge, « Zur Einleitung : Was ist Schrift ? », dans G. Grube, W. Kogge et S. Krämer (éds),  Schrift : Kulturtechnik zwischen Auge, Hand und Maschine, op. cit., p. 9-21, p. 13.

Note de bas de page 28 :

 « esthétique » au sens de « ce qui se présente au regard ».

Contrairement à ce que suggèrent souvent des positions post-structuralistes, il y a un « extérieur » du texte. Cet extérieur peut se rapporter à d’autres textes, à la langue parlée, mais aussi à des sons musicaux, à des pas de danse, à des concepts, à des nombres, à des instructions de l’ordinateur, à des opérations logiques, etc. Sans référence externe, sans sémanticité, nous sommes en présence d’un ornement, mais pas d’une écriture27. A cet égard, le déchiffrement et l’interprétation exigent toujours de faire abstraction de la richesse esthétique de ce qui est écrit28. Une écriture « non signifiante » peut être une œuvre d’art ; mais ce n’est pas un exemple du medium et de l’outil qu’est l’écriture.

Note de bas de page 29 :

 S. Krämer, « ‛Leerstellen-Produktivität’. Über die mathematische Null », dans H. Schramm, L. Schwarte et J. Lazardig (éds), Instrumente in Kunst und Wissenschaft, Berlin-New York, De Gruyter, 2006, p. 502-526.

Note de bas de page 30 :

 S. Krämer, Symbolische Maschinen. Die Idee der Formalisierung in geschichtlichem Abriß, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1988.

Cependant – et c’est ce qui importe ici –, le traitement opératif des écritures repose souvent sur une suspension de son interprétation. La matérialité, la perceptibilité et l’opérativité des signes d’écriture assurent une relative autonomie de la surface graphique par rapport à son contenu d’interprétation. Le potentiel épistémique de l’utilisation de l’écriture se fonde sur le fait que la construction et l’interprétation peuvent être distinctes. Pensons à l’exemple du « 0 » : bien avant que George Boole trouve l’interprétation mathématique sous la forme de l’ensemble vide, on utilisait ce signe graphique pour calculer avec succès29. Nous n’avons pas besoin de savoir ce que signifie le « 0 » – par exemple, si c’est vraiment d’un chiffre – pour pouvoir faire effectivement des calculs avec lui. Construction et utilisation de l’écriture des nombres ont précédé leur interprétation mathématique. Ainsi est-ce seulement au cours des siècles qu’on est passé de l’utilisation du système de positionnement décimal à une définition entièrement nouvelle du nombre, laquelle a séparé ce qui est le nombre de la capacité de compter30.

Note de bas de page 31 :

 A. Polaschegg, « Literatur auf einen Blick. Zur Schriftbildlichkeit der Lyrik », dans S. Krämer, E. Cancik-Kirschbaum et R. Totzke (éds), Schriftbildlichkeit, op. cit., p. 245-265 ; G. Witte, « Das Gesicht des Gedichts. Überlegungen zur Phänomenalität des poetischen Textes », dans S. Strähtling et G. Witte (éds), Die Sichtbarkeit der Schrift, München, Fink Verlag, 2006, p. 173-190.

La poésie se nourrit aussi du potentiel d’indifférence sémantique et d’ajournement du sens31 : parce que le mot écrit dans un poème est inséré dans des constellations inhabituelles et originales, la poésie est capable de « libérer » la langue pour la faire accéder à une existence propre souvent inédite.

8. La capacité d’automatisation

Note de bas de page 32 :

 W. Künzel et P. Bexte, Allwissen und Absturz. Der Ursprung des Computers, Leipzig, 1993 ; W. Künzel et P. Bexte, Maschinendenken / Denkmaschinen, Frankfurt, Insel Verlag, 1996.

Note de bas de page 33 :

 D.-J. Bolter, op. cit. (1991) ; J.-D. Bolter, « Das Internet in der Geschichte der Technologien des Schreibens », dans S. Münker et A. Roesler (éds), Mythos Internet, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1997, p. 37-55 ; N. K. Hayles, Writing Machines, Cambridge, MIT Press, 2002.

Note de bas de page 34 :

 J.-D. Bolter, « Digitale Schrift », dans G. Grube, W. Kogge et S. Krämer (éds), Schrift. Kulturtechnik zwischen Auge, Hand und Maschine,op. cit., p. 453-468.

Note de bas de page 35 :

 G. W. Leibniz, « Explication de l’Arithmetique Binaire (1703) », dans Histoire de l’Académie Royale des Sciences, Paris, 1705.

Note de bas de page 36 :

 J. Schröter, « Intermedialität, Medienspezifik und die universelle Maschine », dans S. Krämer (éd.), Performativität und Medialität, München, Fink Verlag, 2004, p. 385-411.

La souveraineté de la forme par rapport au contenu renvoie à un noyau mécanique dans l’utilisation de l’écriture. Ce n’est pas par hasard si l’introduction des chiffres indo-arabes en Europe a conduit à l’invention de la première machine à calculer mécanique, étant donné que les configurations de nombres peuvent être représentées par des roues à nombre variable de dents32. L’ordinateur – maintenant utilisé principalement comme un réseau de communication et comme une machine de simulation – est et reste une machine basée sur l’écriture33. « Gramma » (en grec : « lettre ») rappelle la nature scripturaire de la programmation, sans laquelle aucun ordinateur ne pourrait fonctionner34. L’alphabet binaire inventé par Leibniz a ouvert la voie à la numérisation qui est en mesure de traduire des formats de médias dans d’autres35. Pour accomplir cette traduction, il importe de transférer des structures graphiques en rythmes non perceptibles pour des yeux humains à partir des impulsions électriques. Mais sans la présentation synoptique des productions de données numérisées dans la simultanéité plate et familière d’un écran, une telle technique irait également dans le vide36.

Note de bas de page 37 :

 G. Grube, « Autooperative Schrift – und eine Kritik der Hypertexttheorie », dans G. Grube, W. Kogge et S. Krämer (éds), Schrift. Kulturtechnik zwischen Auge, Hand und Maschine, op. cit., p. 81-114.

L’écriture gagne de nouveaux traits de caractères dans la culture numérique. Cela commence avec le code barre identificateur, grâce auquel les choses peuvent être transférées dans un monde virtuel. C’est la spécificité de l’écriture numérique que la temporalité peut être implémentée dans des configurations graphiques spatiales. Ecrire et lire se font habituellement avec l’écriture, dont la stabilité est tout simplement nécessaire pour cela. Mais l’« écriture autopérative »37 agit de manière autonome dans l’ordinateur – d’après la manière dont ce dernier a été programmé. Nous rencontrons aussi cette « auto-opérativité de l’écriture » dans le phénomène du « lien », qui nous donne accès aux données universelles en réseau. En bref, alors que l’écriture est restée une technique culturelle de la structuration par spatialisation jusqu’à l’âge de l’ordinateur, elle est en train de devenir l’organon d’une technique culturelle de la temporalisation.

9. Schriftbildlichkeit  (La visualité) 2

Schriftbildlichkeit est un concept stratégique qui doit remplir une double fonction : d’une part, dépasser la conception étroite de l’écriture refermée sur la langue écrite, en faveur d’un concept de langue phonémique neutre ; d’autre part, on vise un abandon du caractère absolu du paradigme de l’interprétation et une orientation vers l’esthésie et l’opérativité des écritures. Mais la réflexion sur l’écriture ne doit pas s’échapper du discours sur la langue pour réinsérer l’écriture dans le discours sur l’image : il ne s’agit pas d’un « tournant iconique » dans la réflexion sur l’écriture. Car on peut tout à fait douter qu’il existe la « langue pure » et l’« image pure ». D’un point de vue méthodologique, cela a un sens de marquer les extrémités d’une échelle avec les concepts de « langue » et d’« image », entre lesquelles la quasi-totalité de nos réalisations symboliques sont à localiser comme des phénomènes mixtes : avec la langue, les écritures partagent le caractère discret et, ainsi associées, leur forme syntaxique tout comme la propriété de pouvoir représenter quelque chose, sans que ce qu’elles représentent soit obligatoirement une langue : cela peut être des nombres, des sons musicaux, des instructions de machine, des entités logiques, des éléments chimiques, des pas de danse. Avec l’iconique, les écritures partagent le caractère visible et l’ordre bi-dimensionnel de la simultanéité enracinés dans la surface. Les écritures disent et montrent en même temps, mais dans un rapport de tension, qui est à étudier spécifiquement pour chaque type d’écriture. Que l’écriture participe de l’iconique ne veut donc pas dire qu’elle est iconique. Les écritures ne bifurquent pas soit vers le linguistique soit vers l’iconique. Au contraire, elles incarnent aussi bien l’un que l’autre.

10. Perspectives de recherche

1. Valorisation de la cognition

Le concept phonographique d’écriture conçoit les écritures en premier lieu comme des moyens de communication. Mais l’intégration des aspects opératifs attire l’attention sur l’importance des fonctions cognitives des écritures. Dans la mesure où ces fonctions cognitives sont liées au potentiel spatial des caractères qui travaillent avec des signes visibles par les sens dans la bi-dimensionnalité de la surface, les écrits font partie d’un groupe de formes de représentation des documents qui émergent de l’interaction entre point, ligne et surface. Nous appelons ce groupe le groupe « diagrammatique » : à côté des écritures, font aussi partie de ce groupe les tableaux, les graphes, les diagrammes et les cartes.

Les artefacts diagrammatiques instituent des relations topographiques comme haut/bas, droite/gauche, centre/périphérie, pour exprimer et traiter des faits sémantiques. Dans cette perspective, la valeur cognitive des écritures renvoie à la constitution de notre esprit comme « extended mind ». Nous ne pensons pas seulement avec le cerveau ; bien au contraire, la pensée s‘accomplit dans l’interaction des yeux, des mains et du cerveau en relation avec des symboles sensoriels, visuels, matériels.

2. Invention de la surface

L’invention de la surface d’inscription est à la mobilité et à la créativité de l'esprit ce qu’est l’invention de la roue à la mobilité et à la créativité du corps. Une grande partie de notre créativité scientifique et artistique est fondée sur l’utilisation de surfaces inscrites et peintes. Cela inclut des phénomènes graphiques inhabituels comme les tatouages tégumentaires ou les graffitis comme art graphique subversif dans l’espace public. De même, la formation de la surface opérative utilisée pour l’interface numérique est significative.

3. Technique culturelle de la spatialité

Habituellement, l’espace et le temps (depuis Kant) sont considérés comme deux formes de l’intuition, qui structurent l’expérience de manière commune à tous les individus. Mais l’espace et le temps ont des significations asymétriques pour les hommes. D’une part, en tant qu’êtres mortels, nous sommes inévitablement soumis à l’irréversibilité du temps ; mais d’autre part, nous réussissons, par des techniques de spatialisation, à conjurer dans une certaine mesure l’irréversibilité du temps. Nous ne pouvons pas réciter à l’envers une phrase prononcée ; inverser l’axe du temps n’est pas, en soi-même, possible dans la vie. Mais en vertu de leur capacité à (ré-)arranger des éléments, les écritures ouvrent la possibilité de manipuler l’axe temporel : toute configuration sur une surface peut être facilement réarrangée ou même inversée.

4. Réhabilitation de la matérialité, de la perceptibilité et de l’opérativité de l’écriture

Le double aspect de « texture » et « textualité » est propre à toutes les écritures : tandis que la « texture » a à voir avec la matérialité, la perceptibilité et la maniabilité des notations, la « textualité » se rapporte à la dimension de signification et d’interprétabiité des écritures. La différence entre ce qu’on voit et comment on interprète nous est familière et fait partie de presque toutes les formes d’utilisation de signes. Cependant, au sein des débats occidentaux autour de la conception sémiotique, la matière est considérée comme le véhicule négligeable et à dépasser du sens et de la signification de l’écriture. L‘écriture est considérée comme la forme prototypique d’un mouvement qui doit conduire du visible au sens, de la structure perçue au contenu invisible.

Dans la perspective du concept de langue phonémiquement neutre, la visualité est une autre conception possible, qui examine les effets marquants d’un point de vue du sens et de la signification de la matérialité, de la perceptibilité et de l’opérativité des écritures.

5. L’égalité entre linguistique et iconicité

Linguistique et iconicité de l’écriture ne se situent pas dans une relation de domination et de subordination l’une par rapport à l’autre, même s’il est inévitable que dans les pratiques concrètes d’écriture, il y ait une focalisation sur l’un ou l’autre aspect. Il faut partir de l’idée d’une égalité entre langue et image, entre « dire » et « montrer » dans les écritures, incluant la possibilité d’une relation d’échanges fructueux entre les deux. Mais cela n’exclut absolument pas que dans les pratiques d’écritures, l’un des deux pôles apparaisse seul au premier plan.

Traduction par Isabelle Klock-Fontanille