L’apport de la psychiatrie du bébé à la question de la narrativité

Bernard Golse

Université Paris V

https://doi.org/10.25965/as.5650

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Texte intégral

Ivan Darrault —Le séminaire de sémiotique est très heureux d’accueillir le Professeur Bernard Golse, pour cette raison, entre autres, que le séminaire s’est engagé cette année tout particulièrement dans la voie de l’interdisciplinarité et de la rencontre des métalangages.

Bernard Golse est pédopsychiatre et psychanalyste, membre de l’Association Psychanalytique de France, chef du service de pédopsychiatrie de l’Hôpital Necker-Enfants Malades de Paris, professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’université Paris V. Il est aussi président de l’Association Pikler-Lóczy France. L’Institut Lóczy de Budapest a été créé juste après la fin de la seconde guerre mondiale par la pédiatre Emmi Pikler. Sans doute vont affleurer dans son exposé des références au travail des nurses de cet Institut, travail permanent d’interprétation du sens de l’activité corporelle du bébé. Ce dont le bébé a absolument besoin pour se constituer comme sujet.

Son titre, « L’apport de la psychiatrie du bébé à la question de la narrativité », mobilise d’emblée une intense curiosité de la part des sémioticiens que nous sommes. De fait, la théorie de la signification qui nous rassemble, fondée par Greimas, place en son centre la narrativité, concept dont Bernard Golse nous dit qu’il est aussi devenu central en psychopathologie dynamique. Cela ne nous conduit certes pas à sous-estimer, par exemple, le statut de la narrativité chez Ricœur, tout en observant que ce concept est loin d’y occuper la même place. La place centrale de la narrativité chez Greimas l’a d’ailleurs conduit, pour conquérir son autonomie théorique et méthodologique, à se séparer de Claude Lévi-Strauss. C’est dans ce contexte que, dès les années 1980, la sémiotique s’est intéressée au comportement, normal et pathologique, du jeune enfant, et tout particulièrement du bébé lorsqu’il entre dans l’univers narratif proposé par l’adulte.

Note de bas de page 2 :

 Les chercheurs admettent une triple source olfactive chez la mère : la principale issue de l’aréole du sein, la nuque et enfin les aisselles. C’est la production olfactive de l’aréole, véritable cocktail chimique, qui peut être désignée comme signature olfactive de la mère.

Je partage également l’intérêt de Bernard Golse pour la théorie de l’attachement de Bowlby, en privilégiant la compétence phatique, présente élémentairement dès la naissance, qui permet au bébé d’entrer immédiatement en contact avec l’Autre, en reconnaissant par exemple ce que j’appelle une carte olfactive de sa mère2, laquelle assure l’établissement premier du contact. S’intéresser à la théorie de l’attachement, c’est s’intéresser à une théorie de la présence alors que la psychanalyse est plutôt, dit-on, une théorie de l’absence. Et voilà qui permet au bébé de produire, très précocement, des récits non verbaux qui constituent, nous dit Bernard Golse, une voie royale d’accès à sa pensée. Bernard Golse a su dépasser les oppositions stérilisantes, en particulier celle qui sépare les partisans de la théorie de l’attachement et les psychanalystes de stricte obédience, ou, plus près de nos préoccupations, celle entre psychanalyse et phénoménologie en vue de la construction d’une psychanalyse phénoménologique.

Bernard GolseJe suis venu avec beaucoup de plaisir et remercie toute l’équipe d’organisation de ces séances. Ce séminaire est prestigieux et c’est un grand honneur qui m’est fait. Malgré une certaine appréhension, car je ne suis ni linguiste ni sémioticien, étant, comme il a été rappelé, pédopsychiatre et psychanalyste, travaillant surtout avec de très jeunes enfants, dans le champ de la psychiatrie du bébé, de la psychologie du développement, et des pathologies archaïques telles que l’autisme. Cela dit, la linguistique et la sémiotique m’intéressent et m’importent beaucoup dans mon travail, notamment quant à la question de l’émergence du signe dans le développement. Comment peut-on envisager des croisements d’analyses, des interfaces ?

Je suis également sensible, puisqu’il est question de l’Institut Lóczy, à la présence dans le public de Myrtha Chokler et Agnès Szanto qui travaillent avec moi ici et aussi en Amérique du Sud pour transmettre les enseignements d’Emmi Pikler. Et je suis venu avec Jean-Claude Coquet, lui qui était aussi présent au colloque de Cerisy en septembre 2012, sur la narrativité, où nous avons commencé à discuter ensemble.

Je ne sais pas bien à qui je m’adresse, quelles sont les références théoriques et cliniques du public, mais je crois savoir que la plupart des personnes ici présentes ne sont ni psychologues ni pédiatres ni psychanalystes d’enfants. J’essaierai donc, dans la seconde partie de mon propos, pour assurer l’intercompréhension, d’amener des représentations cliniques concrètes à propos des bébés. Mais j’ai besoin de quelques préalables rapides pour préciser ma façon de voir les choses.

Le bébé arrive dans un monde qui le précède, où il y a déjà de la pensée, des relations, déjà du langage et donc de la narrativité ; et pour venir s’y inscrire, il doit prendre une part active pour s’approprier les processus de symbolisation et y entrer, pour devenir un locuteur actif de sa langue et lui-même un narrateur (assez vite d’ailleurs), et pour co-construire enfin sa place parmi les adultes qui en prennent soin dans son système familial et au-delà.

J’ai donc une position co-constructiviste pour concevoir ces phénomènes-là : le bébé est très actif. Nous n’en sommes plus à la conception du nourrisson « tube digestif », passif, qui reçoit tout de l’extérieur, mais nous nous référons justement à la conception d’Emmi Pikler qui soutient que le bébé est co-acteur de son propre développement. S’il va bien, c’est un individu à orientation sociale, d’emblée capable d’engager la relation, de chercher le regard de l’autre, de se détourner s’il le souhaite : il possède un énorme pouvoir sur autrui. Un bébé qui va bien ne peut pas laisser un adulte qui va bien indifférent. En même temps, le bébé est une personne en devenir. Dans l’association Pikler-France, nous travaillons beaucoup avec le documentariste Bernard Martino qui a réalisé la série culte « Le bébé est une personne » (diffusée sur TF1 dans les années 1980), documentaire qui voulait rompre avec la vision passéiste et réductrice du bébé passif, qui dort et pleure beaucoup, n’ayant que de pauvres échanges. Ce film a eu un impact important pour imposer une nouvelle image du nourrisson qui a une part à jouer dans son devenir de personne à part entière. Ce premier point est important car, dans l’accès de l’enfant à la narrativité, il y a ce que les adultes peuvent lui apporter mais il y a aussi tout son travail personnel qui est en jeu.

Je veux aussi rappeler que le développement du bébé (qui peut manifester des troubles) se joue vraiment au point de rencontre entre l’endogène, la part personnelle de son équipement, génétique (bien que psychanalyste, je n’ignore nullement la part génétique), biologique, neurologique, cognitif, et, au sens large, l’environnement (on en saura peut-être beaucoup plus dans cinquante ans sur cet environnement) : la culture, la biologie, l’alimentation, etc., mais surtout l’environnement relationnel, soit la rencontre du bébé avec le travail psychique d’autrui. Il y a selon mes termes un double ancrage d’enracinement corporel, pour les facteurs endogènes, et d’enracinement relationnel, pour les facteurs exogènes, qui soutient le développement précoce et mène à la symbolisation, à la sémantisation, à la subjectivation. Ce qui compte, c’est bien la rencontre et l’interface entre ces deux pôles, interne et externe. Concernant par exemple le langage, il faut se souvenir de ces expériences d’un roi de Bavière fou pour vérifier que le langage ne naît pas simplement du dedans, d’un équipement interne intègre : il faut aussi rencontrer le langage de l’autre.

Quand j’observe mon parcours personnel, les trois thèmes forts qui m’animent et mobilisent mon équipe sont l’autisme, la psychologie du développement précoce, la psychiatrie du bébé et aussi l’adoption. Ces trois thèmes sont reliés pour moi par un intérêt pour l’instauration des liens précoces. Selon moi, la construction de l’appareil psychique correspond principalement à la mise en place, rapide mais progressive, de la représentation de liens. Et ces représentations ne peuvent se faire que dans le lien, par le lien, et ne sont que des représentations de liens. Ce processus est au cœur de la mise en place de l’appareil psychique de l’enfant. Et, de ce fait, on ne peut aucunement négliger le corps.

Si Freud a dit que la voie royale pour accéder à l’inconscient était le rêve, le corps est bien la voie royale pour accéder à une meilleure compréhension des processus de symbolisation, de sémiotisation, de subjectivation. En effet, si, chez le bébé, le corps et la pensée sont tout à fait indissociables, il n’en va pas de même chez l’adulte : l’œuvre d’art qui symbolise la pensée, c’est le Penseur de Rodin, qui n’est pas en train de jouer au yoyo ! Non seulement il est immobile, mais il retient son action.

Pour moi, bien que j’enseigne à l’Université Paris-Descartes, le dualisme ne marche pas ! Un bébé qui ne bouge pas ne peut pas penser et cela en dit long sur la question de l’hyperactivité. Il vaudrait mieux se préoccuper davantage des enfants qui ne bougent pas ! Cela n’est pas totalement nouveau. Piaget, en son temps, a déjà parlé d’intelligence sensori-motrice. L’image motrice, c’est la pensée en mouvement, ce n’est donc pas simplement le reflet externe de la pensée interne, mais la pensée elle-même en mouvement. Bien sûr, cela ne veut pas dire qu’on accède ainsi directement au refoulement primaire du bébé mais l’image motrice légitime l’observation directe. Certes, il va rencontrer la pensée de l’adulte, ses refoulements, ses zones d’ombre à lui, ses transformations. Myriam David, dans une de ses dernières interventions, disait que, dans le cas du bébé, l’observation est aussi centrale que l’écoute pour le psychanalyste car ce qu’on voit, c’est bien la pensée en mouvement. Moyennant certaines précautions méthodologiques, nous sommes ainsi renseignés sur les processus psychiques. Le bébé nous contraint à garder le corps au centre de nos réflexions théoriques et cliniques, le bébé de chair et d’os, le bébé des pulsions. A ce propos, Merleau-Ponty prédisait que la psychanalyse, payant son tribut à la psychologie de son temps, finirait par payer cher son oubli de la chair et du corps. Et le bébé, encore une fois, nous oblige à ne pas nous abstraire dans des réflexions théoriques un peu désincarnées et à ne pas perdre de vue la base nécessaire à toute élaboration théorique, à savoir son corps.

Daniel Stern, qui nous a quittés il y a quelques semaines, insistait sur la dialectique entre, d’une part, le bébé reconstruit, le bébé qu’on a été, dans notre psychisme, la partie infantile enfouie dans notre psychisme qui nous permet d’observer les bébés du dehors et, d’autre part, le bébé observé. Ce n’est pas l’un ou l’autre, pas même l’un et l’autre mais la dialectique entre les deux : le bébé qu’on a devant soi nous permet de retravailler, transformer, modifier le bébé qu’on a été, et vice-versa. Si l’on ne peut pas changer les événements vécus, on peut toutefois changer le regard qu’on porte sur eux.

Pour conclure cette première partie, il importe de dire que lorsqu’on parle de la place du corps dans les théories, on pense à Didier Anzieu, qui insistait pour dire que se penser, ce n’est pas simplement enregistrer des sensations et les inscrire, ce qui n’est qu’une partie du processus. Mais c’est aussi se penser pensant, en train de penser. Et l’on arrive tout de suite à la narrativité, car il s’agit au fond de se raconter à soi-même son fonctionnement psychique, et bien sûr pas avec des mots chez le bébé. Mais très vite le bébé va se donner à lui-même une certaine représentation de son fonctionnement psychique. Certes, cette réflexivité est à conquérir, mais elle s’enracine précisément dans le corps. Didier Anzieu soulignait ainsi le fait que la peau était en position centrale car on ne peut toucher sans être touché. Le sens du toucher noue ensemble activité et passivité, alors que les autres sens supposent un découpage. Le fait de se penser pensant s’enracinerait tout particulièrement dans la peau qui permet cette réflexivité immédiate.

Enfin, ultime rappel, pour nourrir le travail clinique avec les très jeunes enfants, il faut avoir en tête qu’il y a deux types de communications, très intriquées au sein du langage lui-même. C’est là que je prends le risque de déplaire au linguiste-sémioticien pur, mais je vais dire comment je me sers de la sémiotique. Il s’agit de l’opposition, très répandue dans notre champ disciplinaire, entre la communication préverbale et la communication verbale. En effet, chez le bébé, on va avoir affaire à une narrativité préverbale, même s’il se trouve d’emblée confronté à la narrativité verbale de l’adulte, laquelle est, chez lui, à conquérir.

Y a-t-il donc une narrativité en-deçà des mots, chez le bébé ? La réponse est évidemment « oui ».

La communication verbale pure, digitale, c’est l’hémisphère majeur qui la supporte, gauche pour les droitiers. Elle véhicule principalement des concepts, c’est là le règne des mots, la manifestation de l’énoncé qui apparaît segmentable.

Pour nous, la communication analogique est tout le contraire ; l’hémisphère droit la supporte (chez les droitiers), elle n’est pas segmentable en unités : le sourire ne se découpe pas comme une phrase, c’est un tout ou son absence. Ici, ce sont les affects, les émotions plutôt que les idées qui sont communiqués.

Certes, cela est bien schématique mais je voudrais dire que la force du langage verbal est de conjoindre ces deux dimensions de communication, à savoir du digital du côté de l’énoncé et de l’analogique du côté de l’énonciation : la manière de dire, la musique du langage en font partie tout en n’étant pas du tout sur le même plan que l’énoncé. Celle-ci est pourtant centrale pour l’entrée de l’enfant dans ce mode de communication. Il semble en effet que l’enfant entre dans le langage plutôt par la partie énonciative (musique, prosodie, scansions, etc.) que par la partie énoncé. Si l’enfant est entouré de personnes adultes qui ne parlent pas (c’est très mauvais en soi), qui parlent peu et de manière monotone, qui sont déprimées (Julia Kristeva a beaucoup étudié la prosodie du langage des dépressifs), ce langage ne sera ni attractif, ni surprenant. A quoi bon entrer dans un langage morne ? L’enfant a besoin de surprises, de variations. Si, à l’inverse, une famille exempte de dépression ne s’intéresse pas aux productions vocales du bébé, cela ne marche pas non plus. C’est là toute la place du « baby-talk ». Il y a pour les adultes et les bébés qui vont bien une manière de s’intéresser mutuellement à cette partie musicale du langage, alors que Françoise Dolto, par exemple, insistait davantage sur la charge symbolique des mots et non sur la prosodie, même si cette insistance qu’on lui prête est probablement discutable. Cette dimension prosodique va ouvrir pour nous sur la pragmatique, sur les travaux de Bruner, d’Austin : le langage n’est pas seulement porteur d’un message, il produit un « acte de langage » ; parler fait quelque chose à l’autre. Ainsi le bébé va-t-il nous permettre un jour d’enrichir notre théorie de l’interprétation. Même dans la cure analytique standard, il n’y a pas seulement des énoncés interprétatifs, car la manière et le moment du dire sont importants également (Piera Aulagnier a insisté sur ce point). Il ne s’agit pas de conseiller aux psychanalystes de prendre des cours de théâtre, mais de considérer que l’énonciation est porteuse de sens, et qu’il y a une narrativité possible du côté de cette énonciation. On rejoint là des phénomènes qui ont été étudiés par Iván Fónagy (voir son livre La vive voix), le père de Peter Fónagy, psychanalyste dans le domaine de la petite enfance, travaillant au Centre Anna Freud de Londres. Ces travaux montrent que la pulsionnalité de la voix raconte quelque chose, indépendamment du message verbal stricto sensu.

Cette linguistique de l’énonciation nous est absolument essentielle pour le bébé, qui ne dispose pas encore d’énoncés construits. Qu’est-ce alors qui va permettre d’aller progressivement vers la production de tels énoncés ?

Maintenant quelques mots pour définir le concept de narrativité, puis des exemples cliniques pour illustrer tout cela.

Lors du colloque de Cerisy, nous avons essayé d’avoir des échanges vraiment interdisciplinaires autour de ce concept qui a des racines épistémologiques très variées, anciennes et différentes. Mais ce qui est intéressant aujourd’hui, c’est qu’on sent que dans l’usage qu’on fait de la narrativité dans le champ du développement du très jeune enfant, ces racines épistémologiques se rejoignent. Il y a en effet des racines du côté de la philosophie : ce matin, lors de la soutenance de thèse d’une collègue orthophoniste, il a été beaucoup question de Ricœur et de l’identité narrative. Mais il y a aussi des racines historiques : l’histoire se fonde sur des récits organisés à partir de documents. La psychanalyse est d’ailleurs assez proche de l’histoire, d’un certain point de vue : certes nous travaillons sur des personnes, et non sur des documents, mais nous avons les mêmes problèmes de reconstruction des données manquantes, partielles et dans l’après-coup (l’histoire n’est pas le journalisme, elle se situe dans l’après-coup). La psychanalyse est donc beaucoup plus proche des sciences narratives que des sciences expérimentales : la répétabilité y est impossible. Il y a des racines littéraires et linguistiques, mais ce n’est pas ici que je vais traiter de ce point, et des racines psychanalytiques : la psychanalyse étudie des processus de liaison, de déliaison et, à ce propos, certaines interventions du jury ce matin insistaient sur le fait que le travail de Ricœur ne faisait pas une place suffisante au travail du négatif, à ce qui tombe, échappe à la mise en récit. Je rappelle que les entraves à la narrativité font partie de la narrativité, faute de quoi on est dans une narrativité défensive. On s’intéresse donc beaucoup aux fonctions de liaison, de déliaison : peut-être certains d’entre vous ne seront-ils pas d’accord pour dire que la fonction onirique est une fonction de mise en récit. Et tous les psychanalystes attendent le patient qui va un jour dire : « Je vais vous raconter un rêve banal ». Tous les patients arrivent avec un rêve qualifié de « bizarre », car chacun sent bien que dans le rêve il y a une mise en récit complexe. Avec un phénomène de diffraction : le rêveur est en même temps l’auteur, le metteur en scène, et il met des parties de lui dans chacun des acteurs. Même si la thématique globale n’est pas étrange, l’analysant a le sentiment de raconter, du point de vue de la narrativité diurne, quelque chose de bizarre.

A l’appui du fait que la psychanalyse a à voir avec la narrativité, on peut rappeler l’intérêt de René Diatkine pour la capacité de rêverie maternelle : un traitement, inconscient, de ce qui vient du bébé, une mise en lien progressive, une capacité de transformation, de détoxification. Il s’appuyait sur l’appareil théorique de Bion, car si le bébé ne peut rien faire, la mère peut accomplir ce travail de liaison.

Quand on s’intéresse au bébé aujourd’hui, on parle donc de narrativité. Certains le font en référence exclusive à l’attachement (Bowlby et, plus tard, Mary Main), en proposant une sorte de dogme, encore efficace : le style de discours d’un sujet, sa narrativité, nous renseignent sur la qualité de ses attachements précoces. Cela ne nous renseigne pas sur le bébé sécure ou insécure qu’il a été (attention aux malentendus !) mais sur le bébé sécure ou insécure qu’il pense avoir été, aujourd’hui quand il raconte, ce qui est bien différent. Le bébé qu’il a été est tombé en grande partie sous le coup des phénomènes d’amnésie et de refoulement. Mais on peut toujours, c’est la fonction de la narrativité quotidienne, transformer, réécrire, remodeler le récit de notre histoire précoce et transformer ces traces-là. Or ce qui compte aujourd’hui, ce n’est pas le bébé qu’on a été, mais, encore une fois, ce bébé qu’on pense avoir été, d’où le fait que, dans nos relations avec les bébés, il est très important de faire attention au bébé qu’on craint d’avoir été, lequel peut nous gêner beaucoup dans nos relations avec les bébés dont on s’occupe, fausser ces relations et ne pas laisser les enfants suffisamment libres de faire leurs propres expériences.

Un outil très célèbre est l’Adult Attachment Interview, présentant tout un ensemble de questions où ce qui va être coté, c’est, au-delà de l’énoncé, l’énonciation. Si un adulte répond que sa mère était merveilleuse, une sainte (vous allez me dire que c’est assez suspect tant ces mères sont rares ...), et que son discours est troublé, avec des interruptions, des digressions, une dynamique du langage un peu saccadée, chaotique, une narrativité diffluente, cela montre que l’évocation d’un contenu de pensée pourtant très positif ne parvient pas à calmer son langage du côté de l’énonciation. Il fait alors partie des bébés insécures, même si sa mère était une sainte. En revanche, quelqu’un qui dirait, avec une énonciation très apaisée, qu’il a vécu des épisodes horribles (une mère morte, un père violent, de multiples changements de famille d’accueil ...), mais que cette enfance douloureuse lui a servi à mieux supporter, par exemple, les séparations, alors cette énonciation tranquille d’événements douloureux le placera, dans le test, plutôt du côté sécure.

Quand on s’occupe, donc, de la narrativité chez le très jeune enfant, on retrouve les racines épistémologiques, convergentes, du concept. Ainsi Daniel Stern insiste-t-il sur les racines phénoménologiques, lui qui a écrit un très beau livre, Le Journal d’un bébé, où se lit l’influence de Ricœur, et dans lequel il montre que la vie du bébé est une succession de maintenant, de moments présents et que la fonction de la narrativité, des enveloppes narratives consiste à tisser un lien entre ces différents maintenant. Mettons-nous dans la peau d’un bébé qui, le matin, voit un rayon de soleil sur sa couette, puis perçoit une odeur, celle d’un plat qu’on prépare, enfin un bruit : le père qui rentre. Sans la capacité de liaison des enveloppes narratives, ce sont des expériences qui demeureraient disjointes, et c’est bien la narrativité qui relie ces trois moments constitutifs de l’expérience de son moi, alimentant le processus de subjectivation.

Si la narrativité a tant de succès dans le champ du développement précoce, ce n’est pas tant à cause de son lien à la théorie de l’attachement, mais parce qu’elle se trouve à la convergence de racines historiques, littéraires, linguistiques, psychanalytiques. Cela dit, il reste à s’interroger sur la question de l’intentionnalité narrative.

Bien sûr, les bébés nous racontent quelque chose parce que nous sommes en position d’interprétants. Je ne fais pas allusion ici uniquement aux interprétations psychanalytiques, mais aussi aux interprétations parentales, et à celles des divers partenaires professionnels du bébé. Car on ne saurait s’occuper d’un bébé sans être en position d’interprétant. Mais cela signifie-t-il pour autant que le bébé a une intentionnalité communicative ? Je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que lorsqu’on s’occupe d’enfants autistes lourdement atteints (l’existence de l’autre est fragile, floue et la perception d’un écart intersubjectif n’est pas assurée), lorsqu’on les accueille en séance de thérapie (et c’est bien nécessaire quel qu’en soit le contexte), on a l’impression qu’ils cherchent à nous montrer quelque chose. Geneviève Haag nous dit qu’ils cherchent à nous démontrer quelque chose (certes le terme est un peu fort et renverrait à une personnalité très consciente). Pourtant, certains enfants autistes, pour lesquels l’autre n’a peut-être encore aucune existence psychique, répètent, séance après séance, un même comportement, jusqu’à ce que l’autre mette un mot là-dessus. Et quand le mot est approprié, le comportement s’arrête. Tel est par exemple le cas du comportement de laisser tomber quelque chose qui manifeste une souffrance psychique (et cela n’a rien à voir avec ce qui se passe chez le bébé normal de 18 mois qui, par ce même acte, cherche à mesurer son pouvoir sur l’adulte qui ramasse et encore ramasse). Alors le thérapeute – et il faut qu’énoncé et énonciation soient justes – pourrait dire : « Peut-être que tu veux me dire que, quelquefois, tu te sens tomber… ». Cette intervention peut provoquer l’arrêt d’un comportement répété.

Ne peut-on faire l’hypothèse qu’il existe là une sorte de pré-narrativité, d’auto-narrativité, sans adresse précise, l’autre n’existant pas encore pleinement pour ces enfants autistes, une narrativité en deçà même de l’intersubjectivité, non pas transitive, mais sans adresse objectale précise ? Peut-être une narrativité pour soi, une auto-narrativité. De fait, la narrativité chez le très jeune enfant se situe entre deux pôles : l’auto-narrativité qui consiste à se raconter sa propre vie (cette forme de narrativité est généralement importante, tout comme l’autoreprésentation), et la narrativité qui a besoin d’être reprise par les adultes, qui, eux-mêmes, communiquent au bébé leurs propres récits. A l’Institut Pikler-Lóczy, les nurses reçoivent la narrativité du bébé, lui adressent la leur propre et, en plus, racontent, dans un contexte de supervision, cet échange narratif à un tiers.

J’en viens maintenant à la dernière partie de mon exposé, qui contient l’essentiel de ce que je voulais dire. Tout d’abord le rôle de l’autre. J’ai sur ce point un petit gradient, qui vaut ce qu’il vaut, allant de l’indice au signe. Du côté de l’indice, on a par exemple la neige, qui n’a aucune intentionnalité communicative consciente ni inconsciente, mais moi, quand je vois de la neige, je peux penser qu’il fait froid. C’est là un indice pur. A l’autre bout de ce gradient, le signe, ainsi les constituants du langage oral, avec une intentionnalité communicative consciente forte. Et je voudrais maintenant pointer quelques étapes intermédiaires entre ces deux pôles.

Je connais en effet des indices moins purs que la neige. Ainsi les indices des romans policiers d’Edgar Poe (je ne parle pas des serial killers d’aujourd’hui, mais des criminels névrotiques d’Edgar Poe) : il n’y a pas de crime parfait parce que le criminel a laissé derrière lui quelques indices, signant en quelque sorte son délit et cherchant à se faire prendre. Indices moins purs, donc, que la neige, puisqu’il y a là manifestation du surmoi du criminel. Du côté des signes, moins purs que ceux du langage, les signes de la psychopathologie de la vie quotidienne, selon Freud : les oublis, les actes manqués, les lapsus, où ce qui prévaut, c’est un acte de communicabilité inconsciente. Le lapsus est un dire qui s’impose alors même qu’on ne voulait pas le dire, soit le lapsus qui fait rougir, toujours révélateur. Entre les deux, ce qui nous fascine, c’est la question de la médecine. La formation des médecins, durant les premières années, consiste à apprendre les maladies, la nosologie, en termes de signes. Or cette terminologie ne convient pas car, pour moi, par exemple, le gros foie n’a pas plus d’intention de communiquer que la neige. On est du côté de l’indice et le médecin va en conclure quelque chose du côté de la circulation veineuse. On a aussi les signes de la psychopathologie : le délire, les phobies, les angoisses, les obsessions et là, on a de l’intentionnalité communicative, sans doute plutôt inconsciente. Et, dans le champ de la psychosomatique, tout le travail du psychothérapeute, c’est de tirer certains indices (eczéma, allergies, colites, etc.) vers le statut de signes, grâce au travail interprétatif de l’autre.

Pour les bébés, l’exemple type est le passage du sourire aux anges au sourire réponse. Le terme « sourire aux anges » signifie qu’il y a peut-être un destinataire, mais inconnu. En tout cas, cela signifie que ce n’est pas un sourire pour personne. Cela dit, voilà tout de même un indice. S’ils sourient, c’est parce qu’ils sont dans un état de quiétude corporelle, de satiété. Sans cynisme aucun, il y a aussi des sourires chez les bébés anencéphales (dépourvus de cerveau, avec un tronc cérébral et une ébauche corticale) : illusion terrible de la naissance d’une personne, alors que le bébé va mourir au bout de quelques semaines. Donc le sourire aux anges est beaucoup plus indice que signe. Or un jour, un événement surgit : la mère réagit à un sourire peut-être toujours aussi indiciel en disant : « Il m’a souri ! ». Et cette réaction est tout sauf anodine. C’est là une interprétation qui va faire entrer le sourire dans le circuit de l’échange et de la communication, en le tirant de son statut d’indice vers le statut de signe : le rôle de l’autre est donc absolument essentiel pour ce passage.

Maintenant que nous avons tout cela en tête, je prends quelques exemples de narrativité non verbale. Je vais avoir besoin pour cela du bébé et de l’adulte puisque c’est une co-construction qui s’inscrit dans ce que Jean Laplanche appelle la « situation anthropologique fondamentale » fondée sur la réciprocité, la mutualité mais aussi la très grande dissymétrie qui existe entre le bébé et l’adulte humains. C’est en effet dans l’espèce humaine qu’on observe le plus grand écart de maturité entre l’adulte et le bébé congénère. C’est le fonctionnement psychique de l’adulte qui va tirer en avant le fonctionnement du bébé.

Pour ces exemples, je ferai référence à Geneviève Haag, déjà citée, non piklérienne mais longuement engagée dans l’observation directe des bébés. C’est aussi une grande thérapeute d’enfants autistes qui nous a aidés à comprendre comment un bébé raconte quelque chose, si l’adulte est disponible pour s’en saisir. C’est ainsi qu’elle a défini le concept de « boucle de retour », qu’elle situe dans le deuxième semestre de la vie (entre six et huit mois). A ce moment de leur développement, les bébés sont entrés dans l’intersubjectivité, sentant que l’autre est un autre, qu’entre soi et l’autre il y a un écart. Geneviève Haag indique que, chez le bébé normal, quand celui-ci et la mère viennent de vivre une interaction très harmonieuse, heureuse, intense, émotionnellement réussie, juste après, avec un petit décalage temporel mais pas de décalage spatial (il est encore dans les bras de sa mère), on voit le bébé amorcer un geste (perfectionné ensuite) avec sa main qui part de sa tête, qui va vers l’autre, comme pour le toucher, et qui revient. Une boucle qui revient donc après avoir trouvé un point de rebond chez l’autre. Ce geste part de la tête comme si le bébé sentait que c’est là une partie du corps pas tout à fait comme les autres. Ce geste, nous allons le garder toute notre vie, par exemple quand on parle, même si cela dépend des cultures et des personnes. L’interprétation professionnelle de Geneviève Haag, c’est de dire que juste après un moment interactif très réussi, le bébé veut nous raconter quelque chose : il le figure dans son petit théâtre corporel, nous racontant ce qui vient de se passer. G. Haag ajoute même qu’il veut nous démontrer quelque chose, à savoir qu’il commence à comprendre le circuit de l’échange. Quelque chose est parti de lui, a touché l’autre et est revenu. Et ce qui circule d’abord entre la mère et le bébé, ce sont bien évidemment les émotions. Dans le mot même d’é-motion, il y a le sens d’un mouvement que l’on envoie, qui touche le psychisme de l’autre et qui revient utilisable et modifiable pour le bébé (circuit qui probablement échappe à l’autiste). La question est alors de savoir quel est ici le degré de symbolisation : quand le bébé fait cela, certes il raconte, mais il prolonge en identité de perception, continuant de vivre sensoriellement ce qu’il a vécu précédemment : il le montre mais en continuant de le vivre. Voilà un exemple de narrativité quasi immédiate sans décalage spatial et avec un très léger décalage temporel.

Note de bas de page 3 :

 « La mère et le bébé dans les deux moitiés du corps », Neuropsychiatrie de l’enfance, 33 (2-3), 1985, p. 107-114 : http://genvievehaagpublications.fr/

Un autre exemple, dû aussi à G. Haag qui nous a proposé un autre concept, celui d’indentification intracorporelle, dans un article célèbre : « La mère et le bébé dans les deux moitiés du corps »3. Je fais référence ici à un document filmé célèbre (Kevin, du nom du bébé filmé) tourné à la pouponnière de Sucy-en-Brie, une des pouponnières françaises qui se réfèrent très étroitement à l’approche piklérienne évoquée tout à l’heure. Kevin, bébé de trois mois, fait sa première expérience du tapis, posé sur le sol, chez lui, sur le dos, dans un cadre qui lui est familier (le caméraman est dans la pièce mais le bébé ne le voit pas). C’est un bébé qui va très bien (quand je raconte cela, on va penser que les chercheurs sont des sadiques !) et qui va bien supporter la suite. En effet, on demande à la mère qui a déposé le bébé sur le tapis de sol de partir quelques instants. On va ainsi observer le comportement du bébé qui affronte un moment de solitude, réduit à ses ressources. La mère va ensuite revenir quelques secondes et repartir encore (cela arrive dans la vie des bébés !)

On s’identifie au bébé et on trouve ce moment un peu long. La première fois qu’elle s’en va (le bébé ne va jamais aller jusqu’à pleurer quoiqu’on sente un malaise monter), il bouge, essaie de se rassembler un petit peu, de s’auto-contenir, explorant la ligne médiane de son corps, le sternum, mais cela ce marche pas très bien, la main dérapant en quelque sorte. Il essaie sans succès d’attraper son vêtement, de toucher sa bouche, de croiser ses mains : toutes ces manœuvres de rassemblement sur la ligne médiane du corps ne fonctionnent pas efficacement. On sent le bébé grincheux, et la mauvaise humeur grandissante.

La mère revient, se présente visuellement à lui, et le film permet l’observation des deux minutes qui suivent ces retrouvailles. A ce moment-là, toutes ces manœuvres qui avaient échoué précédemment marchent, et le bébé a l’air formidablement heureux : il croise ses doigts, va presque trouver sa bouche, et il a un geste en éventail sur son museau, comme pour retrouver (qui sait ?) la sensation du sein sur le visage. La tension a disparu. Fort heureusement, cela ne peut durer toute la vie, sinon il suffirait de rencontrer sa mère une seule fois ! Au bout de deux minutes, la tension revient, et il a besoin qu’elle revienne.

Que se passe-t-il donc durant ces deux minutes ? L’idée de G. Haag est que Kevin fonctionne à ce moment-là en identification intracorporelle, qu’il nous raconte quelque chose en équation symbolique par ces gestes sur la ligne médiane du corps, et cela peut provisoirement suffire à prolonger sensoriellement la rencontre dans une symbolisation primaire en identité de perception. Très vite, propose G. Haag, chez un bébé qui va bien, l’hémi-corps gauche représente les fonctions du bébé alors que l’hémi-corps droit figure plutôt les fonctions parentales. Dans les moments où le bébé se sent lâché par l’adulte, c’est un très bon signe que le bébé saisisse son pouce gauche (le figurant) dans sa main droite (figurant la mère), se racontant et nous racontant quelque chose de la réunion qu’il a perdue, grâce à l’identification intracorporelle. On serait là plutôt dans l’auto-narrativité qui prolonge un moment de vie relationnelle.

Un troisième exemple pour monter que l’espace intersubjectif adulte-enfant est un double espace de récit : on est là au cœur d’une co-narrativité. Pour ce faire, je vais me référer aux travaux d’Emmi Pikler et de l’Institut Pikler-Lóczy. Cette institution, fondée en 1946, qui reste un lieu pilote pour les praticiens de la petite enfance, a accueilli au départ des enfants en très grande difficulté, rescapés de la tourmente, errant dans les décombres, et privés d’histoire (nom, prénom et parents inconnus). La pédiatre Emmi Pikler a pensé qu’il fallait un lieu pour les aider à survivre mais aussi – et surtout – à grandir et se construire. La pouponnière a fonctionné de 1946 à 2011, accueillant quelque 5000 enfants, de zéro à six ans. Certes, l’Institut n’a plus accueilli d’orphelins de guerre, mais des enfants adressés sur décision de justice, les parents étant quelquefois déchus de leurs droits parentaux. Ils pouvaient retrouver leurs familles ou bénéficier d’une adoption (le travail de préparation des enfants à l’adoption est des plus précieux).

Les équipes de l’Institut se sont rendu compte qu’il était très difficile de s’occuper d’enfants dont on ne sait rien, et dont on sait qu’on ne saura jamais rien. Voilà une des raisons de la mise au point extrêmement minutieuse des soins à apporter à ces enfants : le respect du bébé, la continuité de la relation, la cohérence des interventions, la qualité des rencontres individuelles, le choix de la liberté de mouvement, etc. J’ai regardé les films de l’Institut et ai aussi observé les bébés avec les nurses qui s’en occupent : il y avait là un petit laboratoire de la symbolisation et de la narrativité. Aujourd’hui, même si la pouponnière n’existe plus, les activités de l’Institut ne sont pas totalement arrêtées, la crèche continue ainsi que des consultations, et des groupes parents-enfants, etc. Deux personnes sont à l’origine de la communication en France du travail de Lóczy, Myriam David (récemment disparue) et Geneviève Appell (voir leur livre-culte Le maternage insolite), et toute une organisation d’associations nationales, sur tous les continents, permet de faire largement profiter les praticiens de l’enfance des travaux fondateurs de l’Institut Pikler-Lóczy. En France, l’association a été fondée par Geneviève Appell puis dirigée par Françoise Jardin, un grand nom de la pédopsychiatrie, et, depuis 2007, par moi-même.

Un des principes forts, dans la pratique retenue par les équipes de Lóczy, est que les moments de rencontre individuelle entre l’enfant et l’adulte sont vitaux parce que le bébé est rendu vulnérable par sa situation : il a été placé, n’est pas dans sa famille, a vécu des choses difficiles. Il est donc vital que ces moments de rencontre individuelle soient totalement réussis. En famille, c’est souhaitable, mais l’échec est moins grave car, généralement, l’enfant n’est pas marqué par un traumatisme initial et, ensuite, il y aura d’autres moments favorables. Quand la nurse, à Lóczy, s’occupe d’un bébé, rien ne peut la détourner de cette tâche, alors qu’il y a dans la salle six ou sept enfants et d’éventuelles sollicitations cumulées (il y a une dialectique très fine entre les moments groupaux, les relations individuelles, les activités libres). Quand la nurse est occupée par un bébé, les autres enfants savent que rien ne pourra la détourner de cette relation. De là une certaine patience, car ils savent que lorsqu’elle sera disponible pour tel ou tel, ce sera pareil. Et tous les observateurs sont frappés par le calme qui règne alors que nombre de nos crèches offrent un spectacle chaotique.

Note de bas de page 4 :

 Daniel Stern, avec son concept d’ « enveloppe pré-narrative », insiste sur la polysensorialité de l’expérience du bébé, laquelle sera reprise narrativement.

Quand la nurse s’occupe d’un bébé, c’est donc un moment apparaissant comme très privilégié et caractérisé par une très grande synchronie polysensorielle : la nurse se met à bonne distance du bébé (quand il est petit, il ne faut pas être trop loin de lui) et la table à langer n’est pas trop basse. Cette distance est de 30 à 35cm, la distance optimale d’accommodation visuelle du bébé. La nurse parle alors beaucoup à l’enfant, en anticipant ses gestes, ses actions, et les films nous révèlent que les mouvements, les gestes, la voix, les regards de la nurse ont quelque chose de très synchrone. Au point que l’on pourrait presque parler d’allaitement relationnel. En effet, lors de l’allaitement au sein ou de l’alimentation au biberon, le bébé prend ensemble les différents flux sensoriels en provenance de l’adulte (auditif, visuel, tactile, olfactif, proprioceptif ainsi que le goût du lait)4. Or, c’est la perception de l’autre par plusieurs canaux sensoriels à la fois qui permet de le ressentir justement comme autre.

Il vient, dans un extrait d’un film, de se passer un très bon moment d’échange entre la nurse et le bébé. Elle le dépose dans l’espace d’activité libre pour aller s’occuper d’un autre enfant. Pendant qu’elle était avec lui, on avait vu l’enfant s’intéresser à son regard, et même avoir un petit geste pour explorer le tour de l’œil de la nurse : il travaillait psychiquement quelque chose de cette rencontre et de la dimension émotionnelle. Le bébé, dans cet espace d’activité libre, voit ensuite une petite coupelle en métal argenté, et, juste après, avec un certain décalage temporel et spatial, il refait exactement la même chose avec la coupelle, dans le même climat émotionnel : on le voit se regarder dans le métal argenté comme il se regardait dans le regard de la nurse (avec la même expression du visage), et il fait aussi autour de la coupelle ce même geste, comme il avait fait autour de l’œil de la nurse.

Il s’agit bien sûr d’une interprétation : il est en train de se raconter à lui-même, en identité de perception, quelque chose de la rencontre avec la nurse, qu’il déplace sur un objet : on est au cœur de la symbolisation, dans la perspective de Jones. On peut donc penser l’espace d’interaction comme un double espace de récit parce qu’aujourd’hui, avec tout ce qu’on a appris du développement précoce, on se dit que, lorsqu’on s’occupe d’un bébé et qu’on est adulte, qu’on le veuille ou non, même sans langage, on lui raconte quelque chose de ce qu’on est. On n’a pas le même style interactif avec un bébé quand on est un homme ou une femme, jeune ou vieux, grand ou petit, etc. Ce qui imprègne notre style, ce n’est pas seulement le bébé qu’on a été et les interactions qu’on a eues (on risquerait alors une répétition infinie à l’identique), mais c’est l’idée qu’on se fait du bébé qu’on a été, fragile ou pas, etc. et cela passe dans l’interaction, sans même qu’on s’en rende compte.

L’adulte raconte quelque chose de ce qu’il est, de ce qu’il a été, de ce qu’il pense avoir été et l’enfant, aussi, raconte quelque chose. Repensant aux nurses de Lóczy, un travail est nécessaire quant à leur contre-transfert : qu’est-ce que ce bébé leur fait vivre ? Qu’est-ce qu’elles ressentent ? Les parents n’ont sans doute pas à faire ce même travail, mais c’est une nécessité professionnelle, pour les nurses, que de prendre conscience des effets de la rencontre avec le bébé. Si j’ai un style interactif personnel avec les bébés, chaque bébé me tire plutôt d’un côté que de l’autre, me pousse à être plus rapide ou plus lent que d’habitude, plus doux ou plus intense, plus ceci ou cela.

Et l’idée est venue que c’était la manière du bébé de raconter ce qu’il avait vécu jusque là. Derrière cela, et voici l’aspect le plus triste de mon propos, il y a toute la compulsion de répétition : des bébés qui ont vécu des choses horribles ont tendance à les répéter, parce que c’est cela qu’ils connaissent ; dans le psychisme humain, l’angoisse de l’inconnu est plus forte que tout. Les enfants qui n’ont connu que le douloureux s’accrochent au douloureux. La clinique est remplie de ces histoires de maltraitance répétée, d’alcoolisme, de sévices qui se répètent à l’infini, et tout notre travail est souvent de lutter contre ce risque de répétition, d’empêcher que cela fonctionne comme une fatalité absolue. Dans les institutions qui s’occupent d’enfants maltraités, c’est une part importante du travail que de lutter contre cette répétition.

Donc, l’idée s’est fait jour chez les nurses que dans ces petits décalages provoqués par les enfants dans leur style habituel de relation se dessinait peut-être l’espace de récit des enfants. Le bébé essayait de tirer la nurse vers tel ou tel pôle pour lui faire sentir les rencontres passées même s’il s’agissait de rencontres douloureuses, et l’enjeu est évidemment de ne pas se laisser enfermer dans ces inductions. Quand on s’occupe d’un bébé, souvent on est amené à lui dire : « Mais qu’est-ce que tu nous racontes ? ». Sans les mots, évidemment, on sent qu’à travers son comportement, il peut faire passer quelque chose qui a valeur de récit. Surgit donc une narrativité préverbale, consciente ou inconsciente, si on peut parler d’inconscient à cet âge précoce.

Dernier point, mais déjà présent dans tout mon propos, c’est que la toute première forme de narrativité du bébé est corporelle, sensorielle. Le bébé, dès le début, toute la journée, va essayer de se construire un récit de tout son environnement : à chaque fois qu’il rencontre sa mère, il imprime en lui le style interactif de sa mère (c’est l’accordage affectif de Stern) : les réponses sont plus douces, plus intenses, plus uni- ou transmodales, plus rapides ou ralenties. On peut dire cela en termes d’attachement, en imaginant que le bébé mémorise la manière dont sa mère répond à ses signaux d’attachement, par exemple. Le bébé imprime et stocke tout cela en une sorte de portrait de sa mère, mais davantage en traits rythmiques que figuraux. Le bébé est un artiste abstrait, reconnaissant sa mère par des contours rythmiques vécus et non des traits physiques (grosse, maigre, coiffée d’une frange, etc.). Notons qu’A. Leroi-Gourhan, le préhistorien, remarquait dans son ouvrage Le Fil du temps que, dans les grottes préhistoriques, on trouvait des représentations abstraites bien plus anciennes que les représentations figuratives. Les barres de couleurs, les alternances sont plus anciennes que les scènes de chasse ou de guerre.

Dans ses premiers récits, le bébé se donnerait une représentation des rythmes avant de se donner une représentation concrète, figurative, par exemple, du visage de son père ou de sa mère.

DÉBAT

Norma Tasca — A la suite de la lecture de certains de vos livres et après vous avoir entendu aujourd’hui, je voudrais attirer votre attention sur l’inventaire des racines du concept de narrativité (philosophiques, historiques, linguistiques, etc.) que vous proposez, dans lequel il n’y a pas de référence à la sémiotique. Et pourtant vous pensez que « la narrativité pourrait apporter à la psychopathologie et à la psychanalyse une dimension de scientificité ». Or la sémiotique, qui a pu construire des modèles qui rendent compte de l’engendrement de la signification dans les discours narratifs et non-narratifs, est la seule discipline susceptible d’apporter cette dimension de scientificité que vous cherchez. Je vous laisse réfléchir sur ce point, même si je ne suis pas sûre que la narrativité conçue par la sémiotique soit par ailleurs capable d’un apport significatif à l’étude des interactions précoces entre la mère et le bébé que vous étudiez et dont vous nous avez parlé. A moins que, dans les conditions de l’avènement du sens représentées dans son modèle génératif, la sémiotique ne prévoie l’existence d’un niveau encore plus profond compatible avec et inséparable des fondements du psychisme. Et cette question n’est pas en fait du ressort de la sémiotique mais de la psychanalyse.

En tant que sémioticienne, j’ai rappelé l’existence d’une conceptualisation à visée scientifique de la narrativité, celle-ci étant l’objet de connaissance de la théorie sémiotique. En tant que psychanalyste, j’aimerais bien vous poser une question.

Au-delà des racines de ce concept, en vous lisant, j’ai l’impression que la narrativité paraît renvoyer tantôt à l’espace de l’interaction mère-bébé, tantôt aux conditions de possibilité de cet espace. Dans un cas comme dans l’autre, la narrativité dépend pour vous des dispositions psychiques de la mère, de la qualité des liens affectifs et fantasmatiques qu’elle tisse dans ses échanges avec l’enfant, finalement et surtout de sa capacité à s’identifier à l’enfant, condition du développement psychique de celui-ci. Vous parlez même du « travail psychique de la mère ».

Winnicott parlait d’une mère suffisamment bonne, capable d’anticiper les attentes de l’enfant pour donner une réponse adéquate. Face à l’impuissance originelle du nourrisson, seule « une action spécifique » venant d’une indispensable intervention étrangère, disait Freud, faisant référence à l’expérience originaire de satisfaction, peut apaiser un état de tension interne, qu’il qualifie d’« état de détresse » (Hilflosigkeit), créé soit par le besoin biologique, soit par l’afflux des excitations endogènes génératrices de déplaisir et d’angoisse. Et cet état, précise Freud, fait suite à un « état de repos » psychique qui a été troublé par la tension pulsionnelle en quête de satisfaction. L’expérience de satisfaction réalisée ou actualisée va entraîner par la suite, toujours sous le signe de la pulsion et sur fond de tensions, différentes séquences constitutives du processus de structuration de la psyché. Pour Freud, cette expérience associe l’émergence d’une « certaine perception » de l’objet qui a procuré la satisfaction recherchée à l’image motrice du mouvement réflexe qui est à l’origine de la décharge de la tension pulsionnelle. Excitation du besoin et réinvestissement de cette « trace mémorielle ». C’est « le chemin le plus court vers l’accomplissement du désir ». Cette « identité de perception » ou hallucination, obtenue par la voie régrédiante courte, est la première activité psychique qui donne à l’enfant une issue pour suppléer les aléas des expériences négatives en quête de satisfaction qu’un autre non encore constitué en tant que tel est censé lui dispenser. Dans cette aurore de la vie psychique, dominée selon Freud par une indistinction narcissique primaire, le déclenchement de ce lien précoce sous la domination des processus primaires obéissant au principe de plaisir-déplaisir, dévoile déjà que leur discrétisation ou différenciation n’est pas immédiate et implique un parcours qui peut être conçu comme un enchaînement dynamique d’états processuels. C’est la « déception », selon Freud, ou le défaut persistant de la satisfaction attendue qui entraînera l’abandon de la tentative de satisfaction au moyen de l’hallucination. Le principe de plaisir cède alors sa place au principe de réalité et l’épreuve de réalité impose la séparation de la dyade primitive, ainsi que la distinction dedans/dehors. Cette séparation des deux psychismes rend possible la représentation de la mère dans l’appareil psychique de l’enfant (la structure encadrante selon Green).

Finalement, la mère suffisamment bonne est celle qui est capable de mettre en œuvre des conduites calmantes pour prévenir des moments paroxystiques d’excitation du bébé qui peut être envahi par des orages pulsionnels pouvant le conduire à des vécus de catastrophe qui sont à la source de désorganisations du psychisme en voie de constitution, voire de traumatismes. Concernant l’enfant, tout un monde sensoriel (visuel, auditif, moteur, etc.) s’inscrit dans les traces mémorielles qui portent la marque des transformations de la tension biologique en qualité psychique, celles-ci étant au fondement des séquences temporelles qui scandent les vicissitudes de leur relation et qui précèdent leur différenciation.

D’où ma question : quelle est au fond la valeur du concept de narrativité ? Une valeur descriptive de ce que l’analyste peut repérer dans son observation de l’interaction mère-bébé ? Dans les interactions précoces, on peut percevoir tous ces éléments que je viens rapidement d’évoquer, sans utiliser le concept de narrativité. Ce concept aurait-il alors une valeur descriptive ponctuelle, ou bien peut-on construire une théorie narrative de toutes les interactions précoces ?

Bernard Golse — Il est vrai que j’aurais pu parler des racines sémiotiques de la narrativité, mais je ne me sens pas assez assuré dans ce champ. J’ai privilégié la linguistique pour soutenir l’appréhension de l’entrée de l’enfant dans le monde des signes. Il y a en effet de nombreux travaux sémiotiques que j’ignore.

Concernant les autres points, je serais plutôt en désaccord avec vous. Vous dites que je mets en avant, quant à la narrativité, l’attitude et les initiatives de la mère. Or, pour moi, c’est un problème de rencontre. Certes le travail psychique de la mère, du père, des adultes entourant l’enfant est très important, mais les capacités narratives du bébé sont issues de la rencontre avec celles des adultes interagissant avec lui. J’ai pris, sur ce point, l’exemple des nurses de Lóczy et il ne faut pas oublier la narrativité des pères, qui est importante, pour différente qu’elle soit de celle des mères. La compétence narrative du bébé est un effet de la rencontre sans prévalence de l’un ou de l’autre des composants de la dyade.

C’est par rapport au troisième point que je réagirai le plus. Ivan Darrault-Harris a rappelé que la psychanalyse serait une théorie de l’absence et la théorie de l’attachement une théorie de la présence. Mais ce n’est pas ce que je dis ! On ne peut pas soutenir une telle opposition : l’absence et la présence sont inséparables. Ce qui est beaucoup plus intéressant du point de vue du bébé, ce sont les processus de symbolisation en présence et en absence de l’objet.

Ainsi, dans le cas du petit garçon, à Lóczy, qui est d’abord en relation avec la nurse et ensuite avec un objet, la coupelle, où il joue avec le reflet de son visage, on observe un nouage intéressant. Quand il est avec la nurse, il la dévore des yeux, il la touche, il est en train d’inscrire quelque chose des qualités sensorielles et émotionnelles de la rencontre et il s’en va avec cela. Et il va les réactiver dans une autre présence, celle de l’objet. La psychanalyse et la théorie de l’attachement ne parlent pas de la même chose, mais l’opposition fondamentale est ailleurs parce que présence et absence, encore une fois, sont inséparables.

Norma Tasca — Oui, j’ai bien compris qu’il s’agit de rencontre. Le rappel des conditions de possibilité de la subjectivité, intimement liées aux conditions de possibilité du sens, montre qu’en fait l’avènement des deux présuppose la relation à l’autre. Sans la mère suffisamment bonne, l’enfant ne pourra pas traverser les différentes séquences constitutives du processus de structuration de la psyché lui permettant d’accéder à la représentation, au langage, à la symbolisation. Pour moi, la question est le concept de narrativité que vous utilisez. Permet-il de fonder une grammaire ou un modèle des interactions précoces jaillissant de la rencontre mère-bébé ou bien n’est-il valable que pour la description ponctuelle des échanges entre le bébé et la mère ou son tenant-lieu ? Ce concept relève par ailleurs des processus secondaires et je ne vois pas comment dans cet univers narcissique mère-bébé tributaire du principe de plaisir, donc des processus primaires, il peut y avoir une place pour la narrativité.

Bernard Golse — La narrativité est extrêmement importante mais on ne peut résumer l’ensemble des interactions à la narrativité. C’est un angle d’approche. Il y a des choses, dans les échanges, qui n’ont rien à voir avec la narrativité. En disant cela, je me demande lesquelles ... mais je suis sûr qu’il y en a !

Tereza Pinto — Je vous remercie de votre intervention et me présente comme quelqu’un « à double casquette », sémioticienne et psychologue, psychanalyste qui a soutenu, sous la direction d’Ivan Darrault-Harris, une thèse de sémiotique dans l’interface avec la psychanalyse. La question qui m’intéresse est l’engendrement de la signification dans l’émergence du sujet.

Nous autres psychanalyses, ne pouvons oublier que derrière le discours il y a un sujet, et que le texte, le récit en soi ne veut rien dire. C’est avant tout le texte, le récit de quelqu’un. Les sémioticiens qui sont ici savent que la question du sujet est délicate. Comment considérer le sujet comme instance productrice du discours, comment l’appréhender ? L’adage greimassien « Hors du texte, point de salut » est maintenant derrière nous, surtout quand on travaille sur l’énonciation. Nous avons affaire à l’homme dans sa concrétude, à la personne, et, dans le domaine de la clinique, à la question du pourquoi et du comment. Et, en dépassant l’histoire singulière du sujet, nous posons cette question, depuis Freud, de l’avènement même du sujet du discours, qui ne peut être autre qu’engendré dans et par le langage. En lisant vos travaux, je m’aperçois que c’est précisément la question que vous essayez de traiter : comment le bébé parvient-il à se constituer une place en tant que sujet, à se différencier de l’autre qui lui parle ? Vous soulignez l’importance de l’intersubjectivité dans ce mouvement et vous distinguez deux moments : l’un de communication analogique, préverbale, voire non verbale, et un autre, digital, qui, lui, serait verbal.

Quand vous parlez de Dolto, vous dites que le bébé, contrairement à ce qu’elle avance, n’entre pas dans le langage par la partie symbolique mais plutôt par sa partie affective et analogique, la musique, les sons, etc. Vous concluez en disant que nous avons davantage besoin d’une linguistique de l’énonciation que de l’énoncé. La première remarque consiste à dire mon accord, ma démarche étant semblable à la vôtre. J’ai aussi cherché à approcher le discours du sujet et à m’appuyer sur une théorie de l’énonciation : on ne saurait, en clinique, se cantonner à l’énoncé. L’instauration d’un axe énonciatif est la condition de possibilité de la réalisation discursive à laquelle on est confronté en clinique. Une seconde remarque est liée au rapprochement que vous semblez faire entre le langage et l’expression verbale du langage liée à la langue.

D’autre part, concernant Dolto, quand elle parle de symbolique, elle l’entend au sens de Lacan. Il ne s’agirait pas de langue, de code, de signification commune, partagée, mais du fait que l'on est baigné dans le langage et qu’on ne peut pas avoir un autre rapport à l’objet en dehors de ce bain. Cela implique le fait d’être séparé de cet objet, ce qui introduit la dimension traumatique de la séparation. Mais alors le langage ne pourrait être assimilé à la langue dans sa dimension codifiée. Déjà, se confronter à l’absence, à la différence de l’autre comme première discrétisation, cela a une valeur sémiotique sans qu’on ait besoin de faire appel à la langue, encore moins à son expression verbale qui est absente de la langue des signes, par exemple. Et pourtant on est quand même dans une langue.

Et puis vous avez donné l’exemple du sourire à prendre comme un tout insécable. Or on est toujours dans le cas de la discrétisation, car il y a en opposition le non-sourire. Vous avez donné l’exemple du sourire aux anges et j’ai pensé aux cris, aux pleurs, qui sont présents depuis le tout début. Est-ce un appel ? Mais ne pas répondre aux cris et pleurs, cela peut être catastrophique car le cri est celui d’un sujet en construction. Peu importe si on répond à côté, en changeant sa couche au lieu de lui donner un biberon.

Bernard Golse — Vous relevez beaucoup de points. J’ai l’impression qu’on se comprend et, à la fin, il y a quelque chose qui échappe.

Concernant la question du sujet, le sujet de l’énonciation et le sujet de l’énoncé, ces notions ne sont pas superposables aux notions lacaniennes. Mais, quelle que soit la référence théorique, la question du sujet chez le bébé résiste. Pour rejoindre ce que disait Norma Tasca, pour que, chez le bébé, un sujet s’organise, il faut qu’il y ait en dehors quelqu’un qui anticipe sa position de sujet : un bébé qui n’est pas pensé sujet par quelqu’un ne va pas se penser sujet tout seul.

Maintenant, la question du terme : tout à l’heure j’ai parlé d’intersubjectivité qui n’est pas encore subjectivation, laquelle n’est pas encore psychanalyse. En fait, les interactions mère/bébé sont intériorisées chez le bébé, intra-psychiquement, et, après elles vont se spéculariser. Dans le livre que j’ai co-écrit avec Roussillon sur la naissance de l’objet, la question n’est pas seulement de découvrir l’autre, mais de découvrir que je suis pour l’autre un objet. René Roussillon dit qu’on doit découvrir un objet qui est un autre-sujet qui me voit comme son objet. Quand un enfant autiste a un mouvement pour montrer quelque chose alors que l’Autre n’existe pas encore pour lui, c’est une intentionnalité en-deçà de l’intersubjectivité, de la subjectivation. D’où vient le mouvement : une énigme ? Il y aurait des demandes qui ne sont adressées à personne, témoin d’une force s’extériorisant.

Quant au sourire, certes, il y a la paire contrastée sourire/non-sourire. Mais quand il y a sourire, c’est de l’ordre du tout ou rien. Pour qu’il y ait sourire, il faut une dynamique, un déploiement satisfaisant, en écho avec l’affect de vitalité qui le sous-tend.

A propos du cri, c’est un phénomène discret, mais son absence est interprétée avec inquiétude. Mais je note que la qualité du premier cri n’est pas interprétée, ne faisant pas l’objet de travaux. Quant à la réponse au cri, elle ne peut être aléatoire. Et le cri se transforme en demande s’il n’y a pas de réponse.

Jean-Claude Coquet — L’intérêt de ces rencontres est de proposer un champ de réflexion et, s’agissant de Bernard Golse, c’est un champ d’expérience qui nous est proposé. La richesse des expériences communiquées provoque une réflexion sur ce qu’est la sémiotique, sur ce que peut faire la sémiotique. Comme le suggérait Tereza Pinto, la sémiotique est peu équipée pour approcher le sourire aux anges. Il faut trouver d’autres procédés, d’autres voies d’approche.

Il ne faut pas tenir rigueur à Bernard Golse de dire des choses qui sortent de son champ et qui ne sont pas nécessairement appropriées. Ainsi, il est stupéfiant de faire d’Umberto Eco le spécialiste de la linguistique de l’énonciation ! Quant à Austin, il se contente de faire un listing, une classification des actes de langage. A partir de là, il pense pouvoir comprendre comment s’établit et s’organise la communication. Pour les plus intelligents d’entre nous, il ne s’agit pas d’actes de langage mais d’activités de langage : un mode d’être qui s’exprime par le langage, qui est à la fois dynamique et indéfini. Ce n’est pas du tout le même esprit qu’Austin.

De tout cela il ne faut pas tenir rigueur à Bernard Golse. Ce qui est important à mes yeux, c’est de faire la démarque entre ce qui n’est pas narrativité et ce qui est déjà enclenché comme narrativité. Chaque personne a une carte d’identité génétique, l’histoire commençant bien avant sa naissance : il transporte avec lui toute une hérédité. Cet élément pourrait retarder le début de la narrativité, si on comprend par narrativité un certain déterminisme : on enclenche des procès auxquels on ne peut pas échapper. Voilà qui demande réflexion : la narrativité est forcément un objet abstrait, dans la perspective de Greimas et de Ricœur.

Ce qui peut se rattacher à notre activité de pensée, ce sont les exemples que Bernard Golse tire de Geneviève Haag, de Daniel Stern. Ce qu’il a mimé tout à l’heure se trouve dans l’article inséré dans Fabriques de la langue, c’est l’histoire des gestes du bébé :

A la suite de certains moments interactifs particulièrement harmonieux et intensément investis, Geneviève Haag observe des mouvements caractéristiques des bras et des mains des bébés, en une sorte de mouvement circulaire antéro-postérieur, les mains se propulsant en haut et en avant pour revenir ensuite vers soi, selon une direction en bas et en arrière et ceci chez les bébés de quelques mois qui en accédant à l’intersubjectivité découvrent en quelque sorte le circuit de la communication et le figurent ainsi dans ces mouvements des mains ayant alors valeur d’image motrice.

Voilà une expérience importante pour nous. C’est un matériau sur lequel on peut penser. A noter que le terme d’intersubjectivité n’est pas bon – il vaudrait mieux parler d’une relation inter – le bébé s’exprimant ainsi par gestes n’est pas encore un sujet. Cela dit, il n’empêche que l’image motrice ainsi donnée est particulièrement instructive : il faut donc continuer d’examiner les exemples cliniques pour avancer dans ce sens. Et je remarque, dans le public du séminaire, la présence de Jean-Louis Bouguereau qui a beaucoup travaillé sur les autistes et pourrait fournir un grand nombre d’exemples de comportement observés de très près.

Cela permettrait aussi de critiquer le travail que vous appelez de co-pensée avec le bébé. Car le terme de pensée n’est peut-être pas le meilleur ici : il n’y a pas encore de pensée mais il y a quelque chose d’autre. Et vous introduisez aussi la notion de conscience. Or on ne peut parler de sujet sans avoir défini cette dernière notion. La « co-pensée » avec le bébé me paraît donc à la limite de l’acceptable.

Fructueux aussi, et impressionnant, le terme d’accordage affectif chez Daniel Stern, à analyser plus profondément, et surtout sa notion de maintenant. Selon Daniel Stern, dites-vous, la réalité psychique du bébé peut se découper en une succession d’unités temporelles élémentaires (là je m’interroge quand même), une succession de maintenant qui sont éprouvés par lui de manière indépendante, qui comportent chacun leur dynamique propre. Il faudrait s’interroger sur ce maintenant et savoir quelle est l’expérience incluse dans un temps et un espace précis, peut-être à la base de la narrativité mais qui attend d’être analysé d’une manière plus fine. Ce maintenant est un élément complexe mais très riche.

Il y a aussi l’histoire des « boucles de retour » dont vous pensez que c’est Geneviève Haag qui les a observées la première. Or c’est Damasio, sur le plan neurophysiologique, qui a fait état de cela.

Bernard Golse — Mais il ne s’agit pas du tout de la même chose !

Jean-Claude Coquet Si. Parce qu’il y a deux boucles possibles. Une boucle qui implique le corps et une boucle qui est en-dehors du corps, une abstraction, une forme de pensée qui n’a plus rien à faire avec le corps : une sorte de coupure, ici. Il serait intéressant de creuser cela.

Votre intervention était passionnante et il serait bon que chacun fût aussi passionné que je l’ai été et trouve dans vos travaux de quoi améliorer sa propre analyse de la signification.

Bernard Golse Merci beaucoup. On se connaît peu directement, mais surtout par textes interposés. Un peu plus depuis la décade de Cerisy en septembre dernier, où j’ai d’emblée et encore aujourd’hui apprécié votre capacité… (je cherche les bons mots, avec vous c’est très important, je vais doucement, exprès) de critique stimulante, parfois un peu perfide mais quelque part empreinte de bonté [rires du public]. Je vous en remercie parce que, déjà à Cerisy, cela m’avait servi et aujourd’hui cela me sert encore et c’est très bien.

Quant à Eco, je ne me souviens pas de l’avoir présenté comme un pape de la linguistique de l’énonciation, mais comme quelqu’un nous disant des choses sur le mouvement de production des signes. C’est ce que je retiens chez lui. Chez le bébé, il y a des choses produites qui vont devenir signes dans l’échange. Cela dit, je ne suis pas assez linguiste pour entrer dans l’analyse de son œuvre.

Je reviens sur le pointage que vous faites du terme d’intersubjectivité. Et ce que vous dites me parle tout à fait. Car on n’est pas encore sûr que, du côté de l’enfant, il y ait un sujet. Or tout le monde, dans le champ du bébé, y compris Stern, parle d’intersubjectivité (primaire, secondaire), capacité à interagir, à ressentir que l’autre est un autre (ce à quoi ne parvient pas l’autiste) et à se ressentir soi-même. Voilà le piège des mots, l’utilisation d’un terme dans un autre sens que vous. Faut-il changer de terme ou simplement savoir qu’il y a écart de sens ? Cela ne suffit-il pas au dialogue ?

Norma Tasca — Dans tout ce jeu d’interactions entre la mère et l’enfant, il y a une communication d’affects qui va déboucher sur de l’intersubjectivité. Concernant l’aurore de la vie psychique jusqu’à l’avènement du psychisme et de la représentation, cela dépend de l’intrapsychique. C’est la raison pour laquelle André Green faisait la différence entre l’intersubjectif et l’intrapsychique : l’intersubjectif dépend de l’intrapsychique. Il est pour moi beaucoup plus tardif.

Bernard Golse — Nous n’avons plus le temps, malheureusement, d’approfondir cette question de la préséance de l’interpersonnel sur l’intrapsychique ou le contraire. Je viens de lire un livre, un bijou, de François Jullien sur la question de « l’entre », de « l’écart ». Ni sur une rive, ni sur l’autre, mais sur l’entre. Il prend le point de vue de la philosophie comparée et là on a une voie de réflexion pour se dégager de ces malentendus. La théorie des pulsions ne regarde que le sujet et la théorie des relations d’objet ne regarde que l’objet et pourtant on a besoin des deux. Même si on a du mal à avoir un regard divergent sur les deux à la fois. Il faut absolument se concentrer sur l’entre. Si le mot d’interaction n’est pas mauvais, il est trop comportemental.

Cela dit, les paroles de Jean-Claude Coquet vont m’accompagner pendant un certain temps et je vais lire Umberto Eco !

Denis Bertrand — Je vous remercie beaucoup de votre passionnante intervention. Il y aurait beaucoup de questions à la fois théoriques et nourries par les exemples présentés. Je reprends celle de Norma Tasca, question première : « Qu’y a-t-il exactement à l’intérieur de ce concept de narrativité ? » Quelles sont les opérations qui s’y trouvent ? Par exemple, comment se gère le rapport entre la polémicité et la contractualité ? Car les exemples présentés relevaient plutôt d’une narrativité euphorique, d’une donation du sens.

Un autre aspect concerne le rapport de cette narrativité à l’énonciation. On dispose en sémiotique sur ce point, sur les opérations énonciatives, de concepts assez massifs comme celui de débrayage comme mise à distance, ou d’embrayage comme incorporation du sujet. En vous écoutant, on constate que ces opérations-là sont extrêmement graduelles, comme des proto-formes de ces opérations. Cela nourrit toute une réflexion théorique sur les concepts mêmes.

Bernard GolseDu coup, j’aurais une question à poser au sémioticien, pour préserver l’échange bilatéral. Pour le sémioticien, qu’y a-t-il chez le bébé au début ? Déjà un sujet sémiotisant ? La communication préverbale, s’il ne peut être encore question d’actant, vous la mettez au compte de quoi ?

Jean-François Bordron — Vous avez présenté la narrativité comme une forme de liaison entre des perceptions qui cherchent leur unité. La narrativité est certes une forme de liaison mais organisée d’une certaine façon, par des interactions, etc. Or cette communauté d’un ensemble de perceptions relève beaucoup plus de l’iconicité. Et je suis frappé que la question de l’image n’intervient jamais dans vos niveaux d’explication. Pour l’unité des perceptions, est-ce que la narrativité se prête bien à en rendre compte ? Quand j’imagine un enfant pensant se sentant dans une sorte de présence – la présence même est une notion iconique –, il y a un ensemble de choses qui tiennent par une forme de coexistence, de conjonction. J’ai donc été frappé par l’absence d’image et plus encore d’iconicité dans la mise en relation de l’enfant et de son monde. Et pourtant, un monde dépourvu d’images me semble difficile à concevoir.

Bernard Golse — Je suis d’accord sur ce point et Dieu sait que les bébés fonctionnent par images sensorielles. Si je ne le dis pas comme cela, cela me donne à réfléchir.

Norma Tasca — Je ne sais si vous êtes d’accord avec ce constat : pour les perceptions visuelles du bébé, ce qui compte c’est le repérage de l’éloignement de l’objet, son rapprochement, sa disparition, son retour. Ce ne sont pas les traits du visage au départ qui importent mais une succession temporelle de moments dans cette rencontre, incluant ces variations proxémiques d’avec l’objet. Il en irait de même pour les perceptions auditives…

Bernard GolseC’est une discussion de fond qui s’ouvre là et nous n’avons pas le temps de la mener convenablement. Il est vrai que nous avons eu toute une discussion dans notre domaine pour savoir si les premières pensées du bébé étaient du côté de l’hallucination primitive (je vais vite), des re-perceptions sensorielles diverses, mais des images aussi, ou bien si les premières pensées étaient de l’ordre d’une simple succession temporelle. C’est Marcelli qui soutient que l’hallucination primitive n’est pas dans l’ordre de la pensée mais dans l’identité de perception. Pour lui, les premières pensées du bébé seraient des inscriptions de rythmes et le moyen de se dire : « Après cela il y aura autre chose ». Une succession orientée…