De la séquentialité et de la progression narratives

Roberto Flores

Institut National d’Anthropologie et Histoire (INAH), Mexico

https://doi.org/10.25965/as.5701

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : accomplissement, achèvement, activité, Aktionsart, aspect, aspectualisation, état, événement (types d’événements - phases d’événements), modes d’occurrence

Auteurs cités : Per Aage BRANDT, Joseph COURTÉS, Jacques FONTANILLE, Algirdas J. GREIMAS, Anthony KENNY, Ronald W. LANGACKER, Edmundo O’GORMAN, Leonard TALMY, Zeno VENDLER, Claude ZILBERBERG

Plan
Texte intégral

1. Introduction

Note de bas de page 2 :

 Jacques Fontanille (éd.), Le discours aspectualisé, Limoges-Amsterdam, Pulim-Benjamins, 1991.

Note de bas de page 3 :

 Roberto Flores, Sucesos y relato (Événements et récit), Mexico, ENAH / Del Lirio, 2015, 294 p.

Plus de vingt-cinq ans se sont écoulés depuis la parution de l’ouvrage collectif Le discours aspectualisé, où la question de l’aspect était abordée selon la perspective de la sémiotique narrative2. Loin de marquer un terme indiquant la péremption du thème, que ce soit pour cause de manque d’intérêt ou par épuisement du sujet, cette date doit être considérée comme le début d’une réflexion. Preuve en est la publication, en 2016, d’un numéro de la revue Lexia consacré à cette notion. Est également venu s’y ajouter le livre Sucesos y relato, paru en 2015,dans lequel nous proposions un modèle aspectuel pour l’analyse des événements narrés3. C’est ce modèle que nous voudrions présenter ici dans ses grandes lignes.

Note de bas de page 4 :

 Algirdas J. Greimas et Joseph Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979.

Dans le Dictionnaire de Greimas et Courtés, l’aspectualité est considérée comme faisant partie des procédures de discursivisation et plus précisément de celles chargées de convertir « les fonctions des énoncés narratifs en processus »4. Si on se limite à l’aspect temporel, elle consiste à leur attribuer une temporalité interne, ce qui donne à ces processus leur caractère d’« événement ». En première approximation, les événements se constituent comme tels du fait de leur aspectualisation, ce qui signifie qu’il s’agit de grandeurs sémiotiques devenant présentes grâce à leur déploiement temporel interne. Ce déploiement exige des compétences spécifiques concernant aussi bien l’objet sémiotique ainsi constitué que le sujet qui le saisit. D’un côté, l’objet est susceptible d’être suivi dans la durée, depuis son début jusqu’à sa fin, dans le cas d’événements délimités ; de l’autre, le sujet est capable de projeter, à partir de l’événement, la perspective d’une fin. L’interaction entre ces deux compétences est le fondement à la fois d’un ordre séquentiel des événements et de la progression du récit vers sa culmination.

Note de bas de page 5 :

 Frank Kermode, The Sense of an Ending, New York, Oxford University Press, 1966.

En suivant le cours d’un récit, le regard saisit un horizon changeant d’événements, non pas du dehors comme une personne qui regarderait une étendue de terrain parsemé d’une multitude de choses, mais du dedans : en s’ordonnant, les événements produisent l’espace même où ils s’installent. L’examen de la séquentialité et de la progression narratives doit donc rendre compte tant de la consistance aspectuelle des événements-éléments que du récit en résultant. Mais il ne faut pas perdre de vue le fait qu’un récit n’est pas une somme d’événements, raison pour laquelle nous ne devons pas confondre la séquentialité des événements avec la progression du récit. Par suite, aborder la narrativité à partir de son ordre compositionnel, c’est là la tâche même d’une analyse aspectuelle des événements, et c’est en même temps la condition pour pouvoir aborder le progrès d’un récit vers son propre point d’aboutissement — ce que Frank Kermode appelait the sense of an ending5.

2. Les événements

Note de bas de page 6 :

 Signalons au passage que Zilberberg, quant à lui, s’appuie sur une autre acception de ce lexème : « ce qui arrive et qui a de l’importance pour l’homme » (Eléments de grammaire tensive, Limoges, Pulim, 2006, p. 140). Comme il le signale d’ailleurs lui-même, la définition qu’il adopte renvoie à la dimension objectale du survenir, tandis que celle que nous utilisons ici est plus vaste car elle concerne également le devenir et l’advenir.

Note de bas de page 7 :

 Dans une perspective plus ample, il est possible de considérer un état de chose comme un événement.

Commençons par une définition lexicographique : le Trésor de la Langue Française nous dit qu’un événement est « Tout ce qui se produit. Tout fait qui s’inscrit dans la durée »6. Nous ignorerons la tautologie résultant de l’utilisation du lexème fait, lui-même défini comme « ce qui est effectivement arrivé, ce qui existe réellement, événement ou état de choses »7. Concentrons-nous sur les deux éléments qui entrent dans la première définition : la production et sa durée. Grâce à eux, deux caractéristiques sémiotiques de base sont manifestées : l’inscription dans un champ de présence et la temporalité.

Note de bas de page 8 :

 Edmundo O’Gorman, Navegaciones colombinas, Mexico, SEP, 1949.

Les éléments qui précèdent sont suffisants pour commencer la réflexion sémiotique autour de cette notion. Une première précision s’impose : ce qui nous intéresse ici, c’est l’événement à raison de son contenu sémantique (et, éventuellement, cognitif) et non pas un fait du monde. Car ce qui est présent dans le récit, ce n’est pas le fait en soi mais son simulacre narratif. Le fait en soi est insaisissable : même ses déterminations en tant que fait existant dans le monde sont questionnables. En effet, pour peu qu’on y réfléchisse, le caractère distinctif et discontinu d’un fait qui nous autorise, par exemple, à le nommer et à le faire précéder d’un article défini — la Révolution mexicaine, la découverte de l’Amérique —, se révèle comme étant une illusion. Le fait n’est effectivement pas en lui-même discret, au contraire il se fonde sur le flux du devenir mondain. Il ne devient singulier qu’à partir du moment où on l’envisage comme détaché de ce devenir, en tant qu’objet de connaissance ou comme objet sémiotique : O’Gorman, illustre historien mexicain, le signalait déjà quand il soutenait que le passé n’existe que recréé par un acte de lecture8.

Note de bas de page 9 :

 L’espagnol offre deux para-synonymes du terme « événement » : acontecimiento et suceso. Par convention, le premier est utilisé pour nommer l’événement en tant que connaissance et le second pour désigner le contenu sémantique. On emploie le terme événement comme un archi-lexème au sein duquel la différence entre cognition et sens est neutralisée.

L’« événement » est donc un objet cognitif et sémantique. Il s’agit là de deux facettes qui doivent être soigneusement différenciées et articulées. Nous avons proposé de les désigner respectivement comme événement-connaissance et événement-signification9. En tant que connaissance, nous pouvons situer l’événement dans la mémoire en l’inscrivant dans une série rétrospective d’événements ; nous pouvons également l’inscrire dans la prospective en lui donnant une orientation vers le futur. Quant à l’événement en tant que signification, il possède ses propres orientations et modes d’articulation au sein du récit. Il s’agit d’une grandeur sémiotique dont la temporalité se manifeste soit par l’intermédiaire de la localisation temporelle, soit par l’intermédiaire de l’aspect. Selon une définition préliminaire de l’événement, on peut donner la priorité à la temporalité interne sur le temps externe des ordonnances temporelles.

La connaissance et la signification s’articulent entre elles : du point de vue de l’historiographie, force nous est de reconnaître que tout récit historique surgit à partir de la connaissance que nous avons des événements, de même que toute connaissance historique est le produit des sources orales et écrites auxquelles nous avons eu accès. L’événement-connaissance sert ainsi de base à l’événement-signification, et vice-versa. Cette double ordonnance doit être examinée à la lumière de la sémiotique, une sémiotique qui englobe aussi bien les objets narratifs que les objets cognitifs.

Note de bas de page 10 :

 À noter que le concept de présupposition est doublement convoqué : d’un côté, de manière générale, pour rendre compte de l’ordre sous-jacent au réticule de signes et des passages entre un type de signe et un autre, et, d’un autre côté, pour mettre en relief l’ordre logique des événements contenus dans un récit spécifique.

Pour aborder cette articulation, nous proposons un parcours analytique des dix catégories de signes proposées par Peirce et organisées en réseau. Nous pouvons ainsi présenter, tout d’abord, l’ordre présuppositionnel10 des événements : il s’agit d’une approche exclusivement narrative dans laquelle on distingue un passage de l’iconicité des événements à l’indicialité diagrammatique de l’ordre narratif de ses dépendances. On considère initialement chaque événement comme dépendant au moins d’un autre pour englober progressivement la totalité du récit auquel ils appartiennent. Ensuite, on tient compte de la totalité ainsi constituée comme le produit d’un acte d’énonciation : une transition a également lieu entre un type de signe et un autre puisque, du récit comme résultat d’un acte singulier d’énonciation, on passe à sa considération en tant que produit d’une énonciation impersonnelle ; c’est-à-dire que du récit comme manifestation indicielle de son énonciateur, on passe au récit en tant que connaissance conventionnelle, inscrit dans la symbolicité. En troisième lieu, ce récit singulier qui manifeste une connaissance conventionnelle est inscrit dans le domaine d’une discipline de connaissance (l’historiographie) et, de manière plus ample, dans la connaissance générale : passage qui correspond à celui du symbole rhématique au symbole-argument.

Note de bas de page 11 :

 Cf. Leonard Talmy, Toward Cognitive Semantics, Cambridge, MIT Press, 2000, pp. 409-470 ; Per Aage Brandt, Dynamiques du sens, Aarhus, Aarhus Universitetsforlag, 1994, pp. 63-81.

Le point de départ pour aborder le passage de l’événement-signification à l’événement-connaissance réside dans la reconnaissance des relations de dépendance entre les grandeurs qui composent le récit : pour le cas qui nous intéresse, ces grandeurs sont les événements-signification. On obtient de cette manière un diagramme qui montre l’ordre présupppositionnel du récit. La sémiotique standard (actionnelle et modale) s’est appuyée sur ce schéma pour présenter la structure hiérarchique des programmes narratifs : ce qui suppose que les programmes sont saisis à partir des conséquents, c’est-à-dire à partir de la fin. Mais du point de vue d’une sémiotique aspectuelle et plus précisément causative-aspectuelle, une lecture inverse des mêmes relations logiques est possible, depuis les antécédents vers les conséquents : lecture qui met en valeur la séquentialité entre les événements. La lecture consécutive de l’ordre événementiel sera conçue comme un processus en cours dans lequel la réalisation d’un événement antécédent permet la réalisation d’un conséquent, relation qui répondra à une dynamique des forces entre des événements impliqués dans une relations causative11.

Bien qu’il nous reste à développer le versant causatif de la sémiotique des événements, il nous faut signaler que l’articulation fondamentale qui donne lieu à la séquentialité des récits sera faite en termes aspectuels à partir d’une confrontation entre le devenir d’un épisode imperfectif et le survenir d’un épisode perfectif, ceci entraînant les effets de surprise et de suspens. Mais il est indispensable d’introduire les bases conceptuelles d’une définition aspectuelle des événements.

3. L’aspect

Au début du point précédent, nous avons signalé que l’événement s’inscrit dans la durée, sous réserve du fait que la durée ne soit pas antérieure à l’événement mais bien créée par lui. Il est maintenant possible d’avancer en affirmant que si l’événement se déploie sur une durée, ce déploiement, loin de constituer un attribut inhérent à l’épisode, traduit un point de vue adopté par rapport à lui. C’est ainsi que l’aspect renvoie aux ressources linguistiques par lesquelles se manifeste la perspective de l’observateur sur l’événement en question.

En sémiotique, le traitement le plus habituel de la catégorie de l’aspect renvoie à la présentation de la tripartition en phases d’un événement : inchoativité, durativité et terminativité. C’est l’une des façons de présenter le temps interne des événements. Nous distinguons ici trois formes de base de l’aspectualité : les types d’événement, les phases de l’événement et ses modes d’occurrence.

Note de bas de page 12 :

 Zeno Vendler, Linguistics in Philosophy, Ithaca, Cornell University Press, 1967, pp. 97 sqq. Les termes correspondants en anglais sont : states, activities, achievements, accomplishments. En espagnol : estados, actividades, logros, ejecuciones. La version en français de ces termes est celle qu’on trouve conventionnellement utilisée en linguistique.

La typologie des événements découle de la distinction aristotélicienne entre kinesis et energeia, selon laquelle le premier correspond à un acte entièrement réalisé dès le moment même de sa fin, tandis que le second est un mouvement qui ne se réalise pleinement qu’au cours de sa durée. C’est à partir de là que la philosophie analytique a proposé quatre types d’événements que la linguistique a repris dans ses analyses de l’Aktionsart ou aspect lexical. Brièvement caractérisés, ces types sont les « états », qui ne présentent pas de transformation (par exemple, être assis), les « activités », pour lesquelles il n’y a pas de but (se balader), les « achèvements », qui ne sont pas duratifs (s’arrêter) et les « accomplissements », pour lesquels un but n’est atteint qu’après un certain laps de temps (bâtir une maison)12.

Même si, à première vue, la distinction entre les quatre types d’événements est claire, les tentatives de définition et de structuration de la typologie ont rencontré plusieurs difficultés. La première d’entre elles a trait à la nature de la classification. En effet, certains soutiennent qu’il s’agit d’une classification de verbes, tandis que d’autres considèrent qu’il s’agit de classer les situations auxquelles les expressions linguistiques renvoient. En accord avec la perspective contextualiste et non réaliste de la sémiotique, on se doit de reconnaître qu’aucune de ces options n’est pertinente : il s’agit d’une typologie d’événements-signification manifestée par différents discours d’occurrence, certains d’entre eux ayant une extension minimale.

Une autre difficulté manifestée par la typologie réside dans sa structure interne. Les procédures d’interdéfinition à partir des composants diffèrent d’un cas à l’autre en fonction du nombre et de la nature des traits qui interviennent. En théorie, il suffit d’un minimum de trois oppositions sémantiques et d’un trait commun pour obtenir une différenciation des quatre types. L’identification des traits repose sur une dizaine de tests. L’accumulation de preuves permet d’identifier un ensemble de traits, certains d’entre eux d’ailleurs rédondants. La réduction à un minimum de ces traits permet de reconnaître les contrastes suivants : duratif / ponctuel, transformation / non transformation, ouvert / fermé, dynamique / statique. Ces traits sont susceptibles d’être ordonnés de manière présuppositionnelle. On obtient alors les deux diagrammes opposés qui suivent : d’un côté, celui qui présente le contraste entre accomplissements et achèvements et, de l’autre, celui du contraste entre états et activités.

Figure 1 : Traits définitoires des types d’évènements

Figure 1 : Traits définitoires des types d’évènements

Reste à observer que le contraste extrême est obtenu entre états et achèvements, et que les états ne diffèrent des activités que par un trait : /statique/ pour les uns, et /dynamique/ pour les autres. Pour leur part, les accomplissements et les achèvements se différencient par le fait que les premiers sont duratifs et les seconds non. De plus, le trait /duratif/ est un présupposé sur le premier arbre tandis qu’il est présupposant sur le second. Corrélativement, le trait /dynamique/ est présupposé sur le second schéma et présupposant sur le premier. Une fois établie la paradigmatique, il est possible d’aborder la syntagmatique des événements. Le point de départ est une observation d’Anthony Kenny concernant l’articulation entre états, activités et performances (ces derniers englobent à la fois les accomplissements et les achèvements de Vendler) :

Note de bas de page 13 :

 Anthony Kenny, Action, Emotion and Will, Londres, Routledge and Kegan Paul, New York, Humanities Press, 1963, pp. 182-183.

States, performances, and activities are frequently related to each other in the following manner. Many of the states acquired by performances are capacities ; and many activities are exercises of the capacities thus acquired.13

À partir de cette citation, nous pouvons établir une correspondance avec la conception greimassienne de la performance en tant que transformation narrative et son articulation avec la compétence. Pour chacun de ces auteurs, une performance est une transformation d’états qui exige certaines capacités, ou « compétence » chez Greimas, laquelle, pour Kenny, est exercée par une « activité ». La différence réside dans le fait que le sémioticien conçoit l’articulation en termes modaux tandis que le philosophe le fait en termes aspectuels : pour celui-ci, une capacité à agir est permanente et donne lieu à une action de type imperfectif, composée de multiples performances perfectives.

Plutôt que de souligner les éventuels points communs entre une sémiotique modale et une sémiotique aspectuelle, nous voudrions montrer comment la séquentialité narrative qui articule les événements entre eux se déploie à partir d’une opposition aspectuelle fondamentale, à savoir celle qui s’établit entre ces deux pôles que sont les « états » et les « achèvements ». On part de l’idée qu’un état n’est pas en lui-même susceptible de donner origine à un déploiement narratif : pour ce faire, il faut qu’il soit interrompu par une dynamique transformationnelle, en l’occurrence représentée par un « achèvement ». De cette façon, on obtient divers syntagmes selon que l’achèvement précède ou suit l’état, c’est-à-dire s’il l’instaure ou y met fin. D’autre part, on constate que la multiplication des états ne donne pas lieu à une séquence mais à une « accumulation ». En revanche, avec l’itération d’achèvements, on obtient une « activité ». À partir de ces différences, on arrive à articuler de manière syntagmatique les états, les achèvements singuliers et les achèvements itératifs qui constituent des activités.

Pour faire une place aux accomplissements, il est nécessaire d’introduire une perspective intentionnelle dans le cadre de laquelle un événement est susceptible de s’orienter de façon rétensive ou protensive. Protensivement, un « accomplissement » émerge de l’« exercice », c’est-à-dire de l’activation d’une capacité d’action, instanciée dans des circonstances concrètes (ainsi, l’activité de « peindre » s’exerce par la peinture de tableaux spécifiques). Rétensivement, l’accomplissement est obtenu à partir d’un achèvement final qui signale le moment de la transformation narrative par laquelle une séquence événementielle se termine. De cette manière, un accomplissement est caractérisé par la confluence des deux orientations intentionnelles déjà présentes dans les états (avec les activités) et les achèvements.

Note de bas de page 14 :

 Le terme couramment utilisé, est celui de « duratif », mais il a l’inconvénient de se confondre avec le trait définitoire des types d’événement. Pour cette raison il est préférable d’utiliser le terme « médian » pour designer la phase de procès.

Les « phases » du procès considéré sont le produit d’une focalisation de la part d’un actant observateur à des moments spécifiques du déploiement temporel de l’événement. Ce déploiement est susceptible de se présenter comme un vecteur temporel sur lequel s’effectue le découpage en phases. Traditionnellement, on reconnaît en sémiotique les phases inchoatives, médiane et terminative14. Cependant, l’usage linguistique fait apparaître des « phases » où s’annoncent le début imminent (Jean se met à table) d’un événement ou sa terminaison prochaine (Jean vient de finir de dîner). Ce qui signifie que le vecteur des phases déborde par les extrêmes la réalisation effective de l’événement.

Tout ce qui précède repose sur la distinction entre événement-signification et événement-connaissance. De fait, un événement raconté dans un récit est susceptible de se constituer ultérieurement en objet de connaissance. En pareil cas, la confrontation à l’intérieur d’un espace narratif donné entre cet événement en tant que narré et le même événement en tant que connu produit un effet de décalage. Car le récit de l’événement envisagé dans son irruption fait alors état de la connaissance de quelque chose qui, pragmatiquement, a déjà commencé, bien que, cognitivement parlant, ce ne soit pas encore le cas. Par exemple, comme le relève O’Gorman, ce qu’on appelle « la découverte de l’Amérique » constitue un événement impossible à nommer en tant que tel au moment de sa réalisation, en particulier dans les Lettres de Colomb puisque cognitivement parlant il n’existait pas encore : Christophe Colomb ne savait pas qu’il était arrivé sur un continent inconnu.

Note de bas de page 15 :

 Sucesos y relato, op. cit., pp. 191-192. Cf. aussi, A.J. Greimas, « Analyse du contenu. Comment définir les indéfinis ? », Actes Sémiotiques-Documents, VIII, 72, 1986 ; Ronald W. Langacker, Concept, Images and Symbol. The Cognitive Basis of Grammar, Berlin-New York, de Gruyter Mouton, 1990, pp. 59-100.

Les « modes d’occurrence » des événements se situent à la marge de la catégorie de l’aspect ; en effet, ils font intervenir des traits étrangers à l’idée de durée et de limite. Ils mettent en jeu des effets de quantification, tel que le singulatif et certaines formes d’itératif,mais ils font également intervenir l’observateur à travers la comparaison d’attributs similaires entre des événements. Ils jouent aussi de l’opposition entre singularité et généricité, comme c’est le cas avec l’habituel. L’analyse de ces cas s’effectue à partir de l’opposition entre intégralité et discrétion : d’un côté la dépendance dans la réalisation d’un événement singulier par rapport à un autre événement semblable, de l’autre, le degré de singularisation des événements itérés. On retrouve ces mêmes traits dans la distinction bien connue des linguistes entre quantificateurs intégraux et partitifs, mais il est aussi possible de les employer pour caractériser le contraste entre noms de masse et noms comptables : dans ces cas, se trouve en jeu l’extension de la catégorie de l’aspect à la caractérisation des objets15.

4. Le récit

Pour comprendre les effets de l’aspectualisation dans les récits, il faut toujours retenir que cette catégorie n’est un attribut ni des événements réels ni des unités lexicales minimales mais en est bien un, par contre, des grandeurs sémiotiques qui deviennent interprétables dans un contexte donné. Cela veut dire qu’en intégrant une grandeur dans un contexte plus ample, il est possible qu’une confrontation se produise entre la nouvelle valeur aspectuelle apportée par le contexte et une valeur préalable. Une telle confrontation peut se présenter de deux manières : soit par la substitution d’une valeur aspectuelle à une autre, soit par l’accumulation de valeurs compatibles. Dans un cas on a une ré-aspectualisation, dans l’autre une sur-aspectualisation.

Note de bas de page 16 :

 Sucesos y relato, op. cit., pp. 223-226.

La ré-aspectualisation apparaît lorsque le discours doit résoudre des incompatibilités aspectuelles. A titre d’exemple, dans la phrase L’ambulance était là en cinq minutes, il est clair qu’on ne peut pas attribuer une valeur statique à l’événement (« l’ambulance était là ») puisqu’il est imperfectif, tandis que le complément assigne au procès une durée limitée (« en cinq minutes »). Il faut donc assigner à l’événement la valeur d’un « achèvement » et non d’un état accompli. Le nouveau contexte préserve certains traits qui caractérisent le type d’événement, alors qu’il en transforme d’autres : ainsi, un événement ouvert peut devenir fermé, un épisode statique devenir dynamique, etc. Nous n’avons pas encore avancé en ce qui concerne la reconnaissance des règles qui régissent les ré-aspectualisations à partir des transformations de traits. Cependant, dans le livre, nous notons certaines régularités et discutons le cas notoire du temps du progressif, où un événement dynamique et duratif est présenté comme un état, sans pour autant perdre complètement sa dynamicité16.

Note de bas de page 17 :

 Per Aage Brandt, « Vers une dynamique de la quantification », in J. Fontanille (éd.), La quantité et ses modulations qualitatives, Limoges-Amsterdam, Pulim-Benjamins, 1992, pp. 57-74.

Note de bas de page 18 :

 La stasis renvoie aux types d’événement qui n’impliquent pas de transformation, à savoir les états et les activités. Au contraire, la krisis renvoie à la transformation disjonctive qui affecte les achèvements et les accomplissements.

Note de bas de page 19 :

 Cf. Leonard Talmy, op. cit., ch. 7.

Note de bas de page 20 :

 Cf. R. Flores, « Narración, aspecto y dinámica de fuerzas », in Margaret Lubbers Quezada et Ricardo Maldonado (éds.), Dimensiones del aspecto en el español, Mexico, UNAM-UAQ, 2005, pp. 327-346.

Per Aage Brandt a abordé la sur-aspectualisation il y a déjà longtemps en traitant de la distinction entre événements les uns réversibles, où la mise en contexte n’entraîne pas une transformation de la valeur aspectuelle initiale, les autres irréversibles, pour lesquels il y a bien un tel changement17. L’exemple le plus clair se trouve dans les périphrases verbales dans lesquelles le verbe périphrastique introduit une nouvelle détermination de la valeur aspectuelle du verbe principal. Ainsi, dans « Commencer à marcher », l’activité — imperfective — désignée par le verbe principal (marcher) a beau présenter une valeur réversible, le fait qu’elle soit assortie d’une borne initiale (commencer) confère à la situation une valeur irréversible : ce cas se présente comme l’entrée dans un espace que nous appelons la stasis18. Nous ne nous arrêterons pas davantage sur les apports de Brandt concernant cette discussion, néanmoins il faut signaler le rôle joué par la dynamique des forces sur la sur-aspectualisation. Selon les quatre formes de base — causation, résistance, dépassement et blocage19 — qui articulent cette dynamique dans un groupe de Klein20, une détermination contextuelle ou une quelconque interaction entre des événements peut favoriser ou entraver une transformation de la valeur aspectuelle. On peut par conséquent envisager, pour l’avenir, la formulation de règles à partir des régularités constatées sur les interactions aspectuelles.

Finalement, nous abordons la notion de progression narrative, dans le sens du « progrès » qui, présenté par les récits dans l’articulation séquentielle des événements, conduit vers une fin. La discussion se concentre sur les notions de fin du récit et d’aboutissement des événements, de même que sur l’éventuel parallélisme qu’on pourrait établir entre les phases d’un événement et la tripartition aristotélicienne de l’histoire entre début, milieu et fin. Il est clair que plusieurs événements sont susceptibles de s’articuler pour donner lieu à un macro-événement et que, dans certains cas, un récit est équivalent à un tel macro-événement. Les aspects inchoatif, médian et terminatif de ce macro-événement coïncident alors avec le début, le milieu et la fin de l’histoire. Le récit est ainsi spécifiquement caractérisé comme un événement duratif et délimité, c’est-à-dire comme un « accomplissement ». Mais cette situation n’est pas la seule possible : il existe une multitude d’exemples de récits sans fin. Ce qui précède veut dire que la séquentialité est synonyme de progression narrative, même s’il n’en va pas toujours ainsi, ni même peut-être dans la majorité des cas.

Note de bas de page 21 :

 Cf. Hayden White, « The Value of Narrativity in the Representation of Reality », Critical Inquiry, 7, 1, 1980, pp. 5-27.

Note de bas de page 22 :

 Cf. James Lockhart, We People Here : Nahuatl Accounts of the Conquest of Mexico, Eugene, Wipf and Stock, 1993.

Il se pourrait bien que la perspective qui rend équivalentes les deux notions — celle de fin de l’événement et de fin du récit —, réponde à une conception ethnocentriste du récit, plus particulièrement à celle de l’historiographie. Pour considérer des modes alternatifs de l’histoire, il est utile d’avoir recours à la distinction proposée, il y a déjà un certain temps, par Hayden White entre « annales » et « chroniques »21 ou bien de discuter les formes classiques grecques, telle que l’histoire en « mode générique » (kata genos), ou même en formes émergentes, comme l’histoire épisodique dans le Codex de Florence analysé par James Lockhart22.

Note de bas de page 23 :

 Cf. Claude Zilberberg, « Éloge de la concession », 2004 (www.claudezilberberg.net/download/downset. htm).

Mais plutôt que d’avoir recours à la typologie des récits, il est possible de nous en remettre à des fonctionnements discursifs, notamment à la tension qui se donne à saisir entre le devenir séquentiel d’un récit et l’advenir d’une fin. C’est l’approche qui a été proposée par Claude Zilberberg lorsqu’il a abordé la « structure concessive du temps » à partir du fonctionnement des adverbes déjà et pas encore23. Les linguistes reconnaissent la polysémie de l’adverbe déjà (temporel, aspectuel, marqueur discursif) et discutent l’éventuelle articulation de ses divers sens. En termes narratifs, il exprime la sanction de l’énonciateur (en position d’observateur par rapport à l’événement) sur la culmination de l’événement. En pareil cas, la fin d’un récit n’est pas un fait désembrayé de l’énonciation, mais un fait qui répond à un jugement. C’est ce qui nous permet de parler non pas d’un attribut objectif du récit mais du sens d’un terme final que l’énonciateur assigne au récit.

5. Conclusion

Une sémiotique des événements a deux objets de recherche différents, les événements-connaissance et les événements-signification. La tâche de l’analyste consiste à relier ces objets sur un parcours allant de la considération des contenus sémantiques de récits spécifiques à la constitution des savoirs d’un champ de connaissance en particulier, comme il arrive en historiographie, et, plus amplement, dans le domaine des connaissances en général. Il est possible de suivre ce passage en considérant le mode par lequel la séquentialité des événements narrés donne lieu à la progression narrative des récits. L’examen de l’aspectualité des événements permet d’aborder la séquentialité en distinguant trois types de problèmes : celui de la typologie des événements, celui de leur organisation en phases et celui de leurs modes d’occurrence.

En traitant ces problématiques, nous devons être parfaitement conscients qu’un long chemin est à parcourir car il nous faut encore comprendre de manière ponctuelle le mode selon lequel les différents événements interagissent les uns par rapport aux autres lorsqu’ils sont mis en séquence, pour donner lieu à des phénomènes de ré-aspectualisation et de sur-aspectualisation. Il nous reste aussi à comprendre l’aspectualité comme un recours généralisé à la construction de figures discursives, construction non limitée à la discursivisation des processus. À ce sujet, il faut multiplier les recherches sur l’aspectualisation des objets et les pratiques sémiotiques, tels que les rituels.

Le passage des contenus sémantiques aux contenus cognitifs en sémiotique événementielle et de la séquentialité à la progression narrative n’est pas continu ; il passe par un changement de niveau qui va des textes organisés séquentiellement à la production d’un sens final. Ce sens est multiple car les fins des récits sont multiples : la culmination des événements et l’épuisement des possibilités offertes par les paradigmes ne sont que des cas spécifiques que nous pouvons attribuer à l’objectualité des textes. Mais nous devons également tenir compte du rôle des sujets de l’énonciation dans la constitution des fins grâce à la reconnaissance de l’intentionnalité des récits en tant qu’elle conduit à l’attente d’une fin. Le versant subjectal de la progression narrative donne ainsi naissance à une sémiotique complémentaire de la sémiotique aspectuelle des événements. Cette sémiotique fait, elle, partie de la sémiotique de l’expérience.