Pour un modèle sémio-systémique des interactions
Approche du traumatisme dans Le Concert des cloches (Souad Bahéchar)

Hassan Moustir

Université de Rabat

https://doi.org/10.25965/as.5721

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : corps, interaction, relation, système, systémique, trauma

Auteurs cités : Gregory BATESON, Mony EL KAIM, Jacques FONTANILLE, Don D. JACKSON, Eric LANDOWSKI, Patrizia VIOLI, Paul WATZLAWICK

Plan

Texte intégral

Signifier n’est (…) pas un acte purement intellectuel. Il ne relève pas de la simple cognition. Il engage aussi le « je peux » de l’être tout entier, le corps et la « chair » ; il traduit notre expérience du monde, notre contact avec la « chose même ».
J.-Cl. Coquet, La Quête du sens

1. Préambule : sémiotique et systémique

Rien ne semble a priori rapprocher sémiotique et systémique. Charles Sanders Peirce est mort en 1914, Gregory Bateson, fondateur de la systémique, est né en 1904. Le premier s’intéresse aux systèmes de signes et à la production de la signification dans des contextes variés. Le second, à l’homme en société et aux dynamiques relationnelles dans des configurations supra-individuelles. Ils se rejoignent pourtant par un long détour qui traverse l’histoire de l’épistémologie occidentale pour aboutir à une conception de l’homme communicant, que ce soit à l’aide des systèmes de signes qu’il organise, ou au sein de collectivités qui le transcendent (rappelons-nous à ce propos les termes du projet saussurien qui articule les deux perspectives). Le substrat commun semble être ce mot même de « système » qui a chez les systémiciens, il est vrai, une acception plus étendue, car englobant les variables du contexte ou du milieu.

Note de bas de page 1 :

 Gregory Bateson et Jurgen Ruesch, Communication et société, Paris, Seuil, 1988, p. 12 (livre initialement publié en 1951 sous le titre Communication. The social matrix of psychiatry).

En 1968, dans la préface de Communication et société, le structuralisme européen étant à son apogée, Gregory Bateson et Jurgen Ruesch décrètent la mort de la conception immanentiste de l’homme et l’avènement de l’âge des interdépendances. « A l’époque où ce livre fut écrit, il devenait évident que l’ère de l’individu avait pris fin (…). L’homme psychologique était mort et l’homme social avait pris sa place »1.

Si, en s’intéressant aux signes pour eux-mêmes, la sémiologie s’est coupée de son destin social tel qu’envisagé par Saussure, la sémiotique en revanche, avec ses développements déjà esquissés dans le grand projet de Sémantique structurale de Greimas, réhabilite les autres dispositifs sémiotiques tenus pour annexes, notamment les interactions dans les « micro-univers sémantiques », puis le corps et ses passions. La systémique, quant à elle, ne s’est jamais départie de son objet premier, à savoir la Relation, supportant un langage de signes pluriel qui se prête dès lors à une analyse sémiotique dépassant d’emblée le logocentrisme communicationnel promu initialement par les ingénieurs de Bell Telephone Laboratories, Claude Elwood Shannon notamment. Le propre de la Relation est de subir des variations, de connaître des phases d’équilibre et d’autres, moins glorieuses, qui engagent le corps du sujet et les significations qu’il s’attribue à lui-même et aux autres dans des processus de réajustements continus. Il est utile pour l’histoire de mentionner que ces variations procèdent en réalité de la notion d’Information chez Bateson, qui pose la signification au cœur de l’interaction, aussi bien dans le milieu naturel que social :

Note de bas de page 2 :

 Ibid., p. 35.

Les relations humaines se situent dans le champ de la communication. Chaque personne, chaque plante, chaque animal et chaque objet émet des signaux qui, lorsqu’ils sont perçus, transmettent un message au récepteur. Ces messages modifient l’information de celui qui les perçoit et peuvent en conséquence modifier son comportement.2

Note de bas de page 3 :

 Cf. E. Landowski, Les interactions risquées, Limoges, PULIM, 2005 ; id., « Pour une sémiotique des situations », Présences de l’autre, Paris, P.U.F., 1997, pp. 197-199.

Note de bas de page 4 :

 G. Bateson et J. Ruesch, op.cit., p. 325.

La superposition des notions d’information, de communication et de signification a été depuis largement remise en cause par la sémiotique elle-même, notamment par la réfutation du modèle de la « transmission de l’information ». La sémiotique des interactions propose comme alternative d’examiner comment du sens prend forme, est partagé ou non partagé, dans les différentes phases et configurations de chaque situation d’interaction3. De son côté, en intégrant dans son champ de considération le sujet qui interprète, comme configuration signifiante préexistant au message, la systémique affiche sa filiation cybernétique et obéit à une vision téléologique de l’ordre. De même, le but que s’assigne la systémique ainsi posé déborde la stricte description des articulations minimales du sens en prenant en compte son versant pragmatique et relationnel. Sans ces rétroactions relationnelles, son incidence sur le comportement du récepteur (la notion de destinateur dans le modèle narratif greimassien n’est pas loin), le mécanisme de la réponse ne peut s’enclencher, encore moins le processus de la rétroaction (retour de l’effet sur la cause). « Il y a une relation duelle entre l’information et l’action » précisent Bateson et Ruesch4. On peut ajouter que signification et action sont « médiées » par l’acte d’interprétation, ce qui aboutit à un schéma ternaire. A cet égard, Eliseo Veron note la similarité du projet systémique de Bateson et du projet sémiotique de son compatriote Charles Sanders Pierce, également représentant de la tradition pragmatiste. Il dit ceci d’intéressant à retenir au passage et qui mérite sans doute de plus amples développements mais qui débordent les limites de cet article :

Note de bas de page 5 :

 Eliseo Veron, « Entre Pierce et Bateson : une certaine idée du sens », in Yves Winkin (éd.) Bateson : premier état d’un héritage (Colloque de Cerisy), Paris, Seuil, 1988, p. 82.

A la différence de la conception européenne, dominée par le binarisme saussurien, elle [la conception ternaire de la pensée] est capable de fonder une théorie de la production du sens. Le lien entre le signifiant et le signifié est atemporel ou, si l’on préfère, instantané : ils sont là à se regarder pour l’éternité. Pour avoir une séquence temporelle, il nous faut au moins trois choses : le signe ternaire est un processus… »5 (le mot « production » ici souligné par nous).

Cette vision ternaire du signe, appuyée sur celle que Pierce en donne dans Ecrits sur le signe est reconnaissable dans la définition de la relation chez Bateson. On lit ainsi dans La Nature et la pensée :

Note de bas de page 6 :

 G. Bateson, La Nature et la pensée, Paris, Seuil, 1984, p. 102.

Dans le monde des idées, il faut une relation, soit entre deux parties, soit entre une partie dans un premier temps et la même partie dans un second temps, pour activer une certaine troisième que nous pouvons appeler le récepteur ; ce à quoi le récepteur (…) réagit, c’est à une différence ou à un changement.6

Note de bas de page 7 :

 Ainsi conçue, la systémique recouvrirait donc en partie la sémiotique des interactions telle que proposée par Eric Landowski notamment dans Les interactions risquées (op. cit.). Pour la sémiotique des interactions, en effet, le sens ne se construit que dans l’interaction, y compris le sens des rôles actantiels et même les formes (les « régimes de sens ») sous lesquelles le sens peut advenir. La sémiotique des interactions est à cet égard plus radicale que la systémique. Elle ne suppose pas au préalable des entités de sens (par exemple des signes ou des signifiés, ou des sujets et des objets) entre lesquelles il faudrait ajouter des échanges d’informations, une médiation et des interprétations pour qu’un sens « systémique » puisse advenir. Autrement dit, dans la socio-sémiotique de Landowski, l’interaction est première et il n’y a pas lieu d’ajouter une médiation. Toutefois, si on tente une articulation plus fine entre les deux conceptions, on peut considérer que si telle interaction est engagée dans tel régime de sens, et si de telles entités de sens (actants, rôles, signes, etc.) sont constituées, alors la poursuite des interactions implique des médiations et des interprétations qui participent à la régulation ou à la dérégulation du cours pratique des choses. En somme, la systémique des relations (qui se définit comme « la somme de toutes les interactions », cf. supra) permettrait de décrire le « grain fin » des cours pratiques des interactions déjà installées dans un processus et dans leur propre persistance. En quelque sorte, une « loupe » descriptive posée sur des moments de ce processus, et plus particulièrement utile quand il se heurte à des dysfonctionnements qui compromettent même la possibilité d’un régime de sens, comme dans le cas du traumatisme.

La Relation (au sens de la systémique) serait dans ce cas la somme de toutes les interactions entre éléments engagés dans son processus. Aussi est-ce un concept dynamique qui engage l’interprétation et la méta-interprétation : voir, voir qu’on est vu, voir qu’on voit qu’on est vu, etc. Le processus est théoriquement infini. Cette chaîne d’interprétations est toujours en recul dans une relation de personne à personne qu’on peut qualifier d’intersémiotique dans le sens précis où un processus de signification viendrait continuellement se greffer à un autre. Elle dépasse, tout en s’y adossant, les frontières intra-sémiotiques (entre signes) où le concept de Relation se comprend structuralement comme rapport entre sèmes ou lexèmes7.

Prenons au hasard une définition dans un des dictionnaires de sémiotique générale :

Note de bas de page 8 :

 Louis Hébert, Dictionnaire de sémiotique générale, version 2016-13.11, Rimouski (Québec), 2016, pp. 187-188. (http://www.signosemio.com/documents/dictionnaire-semiotique-generale.pdf).

Une relation peut être caractérisée en vertu de différents critères. On peut distinguer plus ou moins arbitrairement des critères plus formels : orientation / non-orientation, réflexivité / transitivité, monadisme / polyadisme, etc., et d’autres plus « sémantiques » : relations temporelles (simultanéité, succession, etc.), relations présencielles (présupposition, exclusion mutuelle, corrélation, etc.), comparatives (identité, altérité, similarité, etc.), relations de causalité (cause, condition nécessaire et suffisante, condition nécessaire mais non suffisante, intention, effet, circonstance) ; relations de globalité / localité (du genre type occurrence, classe-élément classé, tout-partie), relations casuelles (ergatif, accusatif (agent, patient d’un action), etc.), etc.8

De même qu’il n’y a pas de relation, au sens structural saussurien, sans rapport d’opposition, d’exclusion, etc., de même il n’est pas possible de concevoir de relation au sens anthropologique et systémique sans impliquer les mêmes types de rapports différentiels. Sans exclure le premier niveau langagier de base, la systémique défend une vision de la Relation fondée sur les rapports implicites entre signifiés dont les répercussions à l’échelle des rapports humains engagent une lecture rétroactive des signifiants. En d’autres termes, il n’y aurait pas prévalence du signifiant sur le signifié, mais bien rapport de détermination inverse, ou, pour le moins, réciproque. Ce que le locuteur pense de son interlocuteur génère la chaîne de signifiants verbaux et non-verbaux en conséquence. La distinction systémique entre « contenu » (langagier) et « relation » (perception de soi et de l’autre) permet de mieux mesurer les incidences ou les ruptures existant d’un niveau à l’autre. Dans un ouvrage de synthèse théorique, les continuateurs de Bateson rappellent ce principe de base :

Note de bas de page 9 :

 P. Watzlawick, J. H. Beaven, D. D. Jackson, Une logique de la communication, Paris, Seuil, 1972, p. 83.

Au niveau de la relation, les individus (…) ne communiquent pas sur des faits extérieurs à leur relation mais s’offrent mutuellement des définitions de cette relation, et par implication, d’eux-mêmes. (…) Un individu X offre à un autre individu Y une définition de soi-même. Il peut le faire d’une infinité de manières, mais quels que soient l’objet et la matière de sa communication au niveau du contenu, le prototype de sa communication sera : « voici comment je me vois ».9

La perception de la relation, qui est une faculté humaine hautement complexe, offre un cadre d’interprétation des différents signes langagiers perçus. Il reste à voir dans une autre recherche, selon une perspective sémio-systémique plus poussée et une démarche similaire à la construction des isotopies sémantiques, comment se forme une isotopie relationnelle à partir des signes langagiers sous-jacents. Fort de ce qui précède, affirmons de façon expéditive que c’est à travers la complexité pluri-sémiotique des systèmes de signes (verbaux et non-verbaux) que le sujet perçoit d’abord sa place dans la relation à autrui et peut en outre en évaluer, de façon quasi-inconsciente, les variations qui requièrent l’engagement d’un mécanisme homéostatique et rétroactif : la compensation de l’écart enregistré, et la reconfiguration du sens.

En termes de sémiotique narrative, on pourrait comprendre le changement au niveau de la relation comme une transformation où la configuration relationnelle passe d’un état 1, stable, à un état 2 où les propriétés des sujets en interaction sont modifiées, donc en déséquilibre. Dans ce passage par deux états au moins, le sujet peut être soit en conjonction soit en disjonction avec un mode de présence en particulier (en l’occurrence un comportement valorisé ou dévalorisé par l’autre dans l’interaction). Or, étant engagé dans un processus relationnel, le Sujet 1 sera constamment soumis à la sanction d’un Sujet 2 qui évalue et corrige ses actes en adoptant des attitudes de récompense (euphoriques) ou de « punition » (dysphoriques). Ce travail est d’autant plus coûteux en termes d’énergie et d’investissement émotionnel et cognitif lorsqu’il s’agit de dysfonctionnements relationnels majeurs, comme c’est le cas dans des configurations traumatiques que nous allons étudier.

Note de bas de page 10 :

 D. D. Jackson, « Normalité, névrose, psychose », in P. Watzlawick et D. D. Jackson, Sur l’interaction. Palo Alto 1965-1974. Une nouvelle approche thérapeutique, Paris, Seuil, 1981, p. 219.

Si, comme l’affirme Don D. Jackson, « les psychiatres ont emprunté de toutes pièces la théorie des traumas à la médecine somatique », c’est sur le terrain de la relation et des interactions qu’il convient en effet de comprendre le dysfonctionnement et non pas à l’échelle de l’individu10. Autrement dit, le traumatisme apparaît et se perpétue (c’est le plus important) dans un contexte et un milieu interactif, et non dans une intériorité insondable. Cela implique un déplacement de perspective de l’intérieur vers l’univers des signes manifestes où l’on peut constater comment le corps du sujet est impliqué dans le nœud relationnel dont les intrications l’affectent sans qu’il puisse les contrôler. En perte de pouvoir sur lui-même (sur le déroulement de son propre récit personnel particulièrement ou sur la définition de soi) et sur les figures de l’adversité qu’il reconnaît dans son milieu, ou qui s’imposent à lui par leur intervention dans son économie propre, le sujet s’emballe (métaphore du thermostat) ou se fige (repli, déni, régression, etc.). On peut alors considérer qu’il est affecté d’un traumatisme, qui dégrade notamment le regard qu’il porte sur lui-même. Le traumatisme serait selon cette première lecture un simple éloignement de l’état d’équilibre du sujet par l’effet perturbateur de l’Autre, en sorte que la visée thérapeutique, pour le praticien, s’intéresse moins aux séquelles physiques et somatiques du traumatisme qu’aux répercussions sur cette vision de soi qu’il convient de restaurer.

Quand on sait que la vie sociale est une suite de perturbations sans cesse corrigées par les uns et les autres dans l’échange relationnel, il devient nécessaire d’ajouter qu’il y aurait traumatisme quand le retour à la norme de fonctionnement, ou tout simplement à la continuité des interactions, est bloqué, difficile, voire impossible sans intervention externe. Finalement, le traumatisme semble se réduire à une définition exogène destructrice du sujet qu’il ne peut dépasser que par l’accès à une revalorisation de soi, nonobstant l’événement qui l’a fait naitre. En gros, c’est dans la relation qu’il faut chercher le traumatisme.

Ces éléments de théorie suffisent à notre sens à poser les conditions d’un modèle sémiotique qui intègrerait les apports d’une approche systémique, où les articulations du sens seraient indissociables des Relations et émergeraient par principe des interactions que ces Relations réguleraient ou déréguleraient. Nous proposons dans ce qui suit d’en discuter de façon préliminaire les possibilités et d’en dégager une configuration conceptuelle minimale, éventuellement réutilisable dans d’autres contextes, avec les inflexions et adaptations qui s’imposent. L’analyse concrète qui accompagne l’élaboration de ce modèle porte sur un corpus littéraire, un roman, Le Concert des cloches (2005), de la Marocaine Souad Bahéchar, qui nous semble offrir un récit traumatique intéressant à étudier. Nous envisageons d’étendre ultérieurement le champ pratique de ce modèle à un large corpus bilingue, pris dans le même domaine littéraire, afin de mieux apprécier les divers modes relationnels traumatiques propres à une même culture, ces modes paraissant sous-tendus par des déterminations sociales, génériques (au sens de masculin vs féminin), politiques et autres.

2. Du corps traumatisé

S’il est un objet sémiotique hautement signifiant d’un point de vue culturel, c’est bien le corps. A la fois support des pratiques et des codes en usage dans une société, il est un objet de discours qui le débarrasse de son organicité et l’offre au spectacle des mots, des images et des symboles. Le corps se donne alors à lire dans le texte, en l’occurrence littéraire, comme une configuration sémantique. C’est du moins ainsi que nous l’entendons.

Note de bas de page 11 :

 J. Fontanille définit cette notion comme suit : « Si le “corps propre” était définitivement indépendant du  “corps mondain”, la question des âges de la vie tournerait court, puisque l’expérience du corps propre ne serait jamais affectée par l’âge ; mais la tension et la dialectique entre le temps de l’expérience et le temps de l’existence concerne  également  le  rapport  entre  les  deux  types  corporels.  De  la  même  manière,  en  effet, se distinguent et se confrontent le “corps de l’existence” (le  corps mondain) et le “corps de l’expérience” (le corps propre) ;  de  la  même  manière,  c’est  un “tiers  corps”,  le  corps  socialisé,  le corps  comme configuration culturelle, qui naîtra de cette tension et de sa résolution ». (http://www.unilim.fr/pages_perso/jacques.fontanille/textes-pdf/Acorpsetemps.pdf).

Le corps, tel que le définit Jacques Fontanille est un centre sensible à partir duquel s'organise l'expérience du sujet. Il s'agit là aussi bien du corps propre, comme mémoire de l’expérience individuelle, que du corps socialisé, soumis aux contraintes de la culture et de la représentation. En particulier, tout corps propre est pris dans une corporalité objective, en particulier celle du féminin et du masculin, une objectivité générique qui précède et détermine le ressenti même du corps propre. On pourrait parler ici du « tiers corps »11. En empruntant pour les besoins de l’analyse cette expression à Fontanille (qui l’utilise dans un tout autre contexte, à propos des âges de la vie concernant indifféremment tous les sujets, quelles que soient leurs expériences propres du temps — jeunesse, adolescence, vieillesse, etc.), on aurait les subdivisions suivantes :

i) un tiers-corps qui est une surdétermination socio-culturelle du corps propre, à la fois corps séparé et corps relié. Ce qui prime ici c’est notamment la loi du genre (féminin / masculin) dont la prégnance sur le sujet est tributaire de la culture dans laquelle le corps évolue ;

ii) un Corps séparé ou relié : le corps séparé, issu de la phénoménologie et centré sur son expérience sensible propre, ne pouvant supporter directement l’application d’une conception du trauma comme résultant d’une interaction, c’est toujours vers un corps relié (et déterminé d’un point de vue socio-culturel) que nous devons nous adresser en la matière. C’est ce corps relié, qui recouvre le champ de l’expérience des interactions, qui expose en particulier à la violence d’autrui ;

Note de bas de page 12 :

 Avec la notion d’« hypersignifiance », nous postulons que dans les représentations de la victime le sujet antagoniste revêt une signification particulière : d’une part il accapare son attention, d’autre part il devient indissociable du traumatisme vécu et, plus tard, porté.

iii) un Corps traumatisé, sous-catégorie du corps relié (qui recouvre le champ de l'hypersignifiance relationnelle), à partir duquel le sujet identifie son opposant en le dotant de marques singulières, y compris en le marquant éventuellement comme non-humain — monstre, ogre, tyran, bête, vampire, fantôme, etc., autant de figures qui représentent la persécution de l’être12. Ce glissement vers des états hyperboliques, qui se constate particulièrement dans l’univers du conte, est une sémiotisation caractéristique des récits traumatiques dans laquelle l’agresseur est soumis à des identifications non-humaines.

Note de bas de page 13 :

 Cf. Marcel BolleBal, Voyage au cœur des Sciences Humaines. Tome I. De la Reliance, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 321. Edgar Morin souligne dans un entretien avec le sociologue le caractère incontournable de cette notion pour son projet de méthode : « Cette notion de reliance, j’en avais besoin ».

Note de bas de page 14 :

 Paul Watzlawick et John H. Weakland définissent les mécanismes homéostatiques comme « les moyens par lesquels les normes sont délimitées et mises en vigueur ». Sur l’interaction, Paris, Seuil, 1981, p. 36.

Note de bas de page 15 :

 Principe systémique qui veut que tout système ait sa finalité en lui-même, qu’il soit étudié pour lui-même, dans son état présent.

Note de bas de page 16 :

 Cette « mémoire » du corps socialisé présuppose la capacité de conserver les traces des interactions passées. Nous dirions même que c’est la motivation principale de ce concept de « corps sémiotique » : soumis à des régimes de sens dans l’interaction, le corps de l’actant devient le support des marques et inscriptions sémiotiques de toutes les interactions auxquelles il a participé et qui feront l’objet d’extractions, de déchiffrements et d’interprétations au cours des interactions ultérieures.

Il apparaît que le corps, ne pouvant exister séparément que sous un point de vue restrictif et purement théorique, est socialement et culturellement nécessairement soumis à la loi systémique de la Relation, notion très proche de la « reliance » qu’emploie Edgar Morin en l’empruntant au sociologue M. Bolle de Bal13. Car, d’une conception du corps autocentré et isolé, seulement supposée (car le corps n’est jamais donné à lire dans une séparation totale) nous transitons nécessairement vers une conception où le corps est « noué » à des agents qui le font entrer dans des configurations improbables, loin de son équilibre initial, homéostatique selon la terminologie systémique14. Il s’agit du corps pris dans une adversité, noué à autrui et soumis aux lois et contraintes de la relation antagoniste. Ce corps contrarié, par opposition au corps pacifié (à l’état de repos et baignant dans l’harmonie), fluctue dans le présent de l’observation en fonction de ce qui advient mais reste porteur d’une mémoire de ce qui est déjà advenu. Son lien à l’autre, selon une configuration particulière de type traumatique, peut déjà être brisé et comme empêché par des récits antérieurs qui continuent à le marquer en se perpétuant dans le présent. S’il est possible de faire dans l’analyse systémique l’économie de ce temps de la rupture initiale (en l’occurrence le traumatisme relationnel premier), il devient indispensable pour une approche sémiotique : le déploiement du corps souffrant dans le présent résume l’histoire tout entière dans le symptôme (principe d’équifinalité15) qui devient un langage déchiffrable à travers l’interaction du corps avec le milieu16. Mony El Kaim, à qui nous empruntons cette vision du traumatisme, récuse une conception linéaire et chronologique du temps dans la compréhension du présent :

Note de bas de page 17 :

 Mony El Kaim, Si tu m’aimes ne m’aime pas. Approche systémique et psychothérapie, Paris, Seuil, 2001, pp. 18-19.

L’histoire, telle que je la conçois, n’est toutefois ni linéaire ni causale. La vie d’une personne n’est pas, pour moi, soumise à une répétition mécanique ayant pour origine un traumatisme passé. Les éléments historiques sont nécessaires mais non suffisants pour expliquer l’apparition de problèmes dans le quotidien : à mes yeux, c’est la fonction de ces éléments dans le système thérapeutique dont nous faisons partie qui décidera du maintien des symptômes, de leur amplification, de leur atténuation ou de leur disparition. J’ajouterai à cela que le destin d’un système me semble pouvoir être totalement modifié si une possibilité d’amplification est laissée à un élément apparemment anodin.17

Ces remarques nous rappellent une évidence : le traumatisme passé se vit au présent dans une configuration systémique, il a donc une fonction itérative (de reprise et de re-présentification)et non commémorative (de souvenir). Dans une analyse du mémorial du conflit sino-japonais, Patrizia Violi arrive à une conclusion qui conforte ce point de vue :

Note de bas de page 18 :

Patrizia Violi, « Educating for Nationhood : A Semiotic Reading of the Memorial Hall for Victims of the Nanjing Massacre by Japanese Invaders », Journal of Educational Media, Memory and Society, 4, 2, 2012, pp. 44-45. Nous soulignons.

My principal argument is that, more than serving as a place for the conservation and transmission of deeply tragic, traumatic memory, the Nanjing Memorial is semiotically configured as a monument to nationhood, as an important step in the building of a modern national identity, a veritable discourse for and about the nation itself or, probably more correctly, for and about nationalism as a way of conceiving of oneself and others. This close reading of the place itself will seek to reveal the carefully organized construction of such an ambitious project.18

La fonction « indexicale » du traumatisme que dégage l’auteur (rappeler le passé) ne doit donc pas occulter sa fonction mémorielle (ramener du passé vers le présent), quelle que soit la visée, démagogique, pédagogique, analytique ou autre, dans laquelle il peut être réinvesti. Dans une telle conception, le temps perd son statut linéaire en se reconfigurant dans un présent en perpétuel mouvement d’arrière en avant. Le passé dure longtemps dans le présent, aussi longtemps que ses marques corporelles restent lisibles. Ainsi en est-il du corps-mémoire traumatisé. Il est à noter qu’en disparaissant, le contexte générateur du traumatisme n’annule pas les signes révélateurs du traumatisme, car ils font désormais partie de la définition que le sujet s’attribue. Une telle définition se perpétue dans des contextes ultérieurs au point que le traumatisme fasse corps avec tout nouveau système d’interaction. Cette entité qui naît selon la loi systémique de l’émergence (ce qui résulte d’une co-présence), et qui, de prise en reprise, a pris son indépendance par rapport aux circonstances de son émergence, peut être appelée corps-système. Moment révolu, le passé en est absent, ce qui facilite la transition du corps-mémoire au corps-système. Mais alors comment cette mémoire du traumatisme peut-elle s’actualiser ? En se greffant sur le nouveau terrain systémique, en attirant vers elle les propriétés des éléments qui le composent. Car de même que le tout n’existe pas sans la partie, la partie n’existe pas non plus sans le tout. Le tout (le nouveau terrain systémique, le milieu générateur) a de ce fait la propriété d’actualiser la mémoire virtuelle de la partie.

Le corps-système dont il est ici question intègre les limites de son milieu présent dans les siennes propres. En d’autres termes, tout ce qui se dit sur ce corps est extensible au milieu générateur, notamment le système relationnel dans lequel il évolue ; de même, les figures du discours sur le milieu sont co-extensives au corps et à ce titre elles en font partie. Comme nous le montrerons dans l’analyse qui suit, les corrélats descriptifs du corps deviennent ceux de son « espace relationnel » ; et ceux de cet espace reflètent en l’occurrence le trauma du corps.

Note de bas de page 19 :

 Ivan Darrault-Harris et Jacques Fontanille, Les Ages de la vie. Sémiotique de la culture et du temps, Paris, P.U.F., 2008.

Dans la perspective des Relations systémiques, la prise en compte de l’espace-temps dans la compréhension du traumatisme permet d’en élargir la définition, et de l’intégrer à une approche sémiotique. En empruntant à Jacques Fontanille la notion de « segment » qu’il utilise dans son analyse des âges de la vie19, on peut considérer le trauma comme l’une des formes de navigation dans le temps, comme un régime sémiotique temporel spécifique.

Dans la définition suivante du trauma se mêlerait ainsi la perspective d’une sémiotique narrative (précisément la transformation ou le passage d’un état à un autre) et celle d’une sémiotique des interactions (les relations au temps et au milieu) :

Note de bas de page 20 :

Le scénario est défini par Eric Berne, psychiatre nord-américain, à l’aide de la même métaphore théâtrale que celle utilisée par les ethnométhodologues. Pour lui, « certaines opérations plus complexes [que les jeux et les passe-temps] se fondent sur une large planification de la vie à l’état inconscient, qu’on appelle scénario… ». Eric Berne, Analyse transactionnelle et psychothérapie, Paris, Payot, 1971, p. 22.

Le trauma est un segment narratif du passé qui est reconduit dans le présent sous une forme somatique et dans le futur du sujet sous la forme d’un scénario, c’est-à-dire d’un schéma de conduite dans un contexte et d’interprétation du monde sans cesse réactualisé.20

De cette façon, nous obtenons l’articulation oppositionnelle suivante :

Récit 1 (corps traumatisé ayant fonction d’objet narratif) — /marquage somatique > scénario/
Récit 2 (corps traumatisé ayant fonction de sujet de discours)

Note de bas de page 21 :

 « Quel est l’enseignement que nous délivre la psychanalyse », se demande J.-B. Pontalis, « je veux dire l’expérience, l’épreuve de l’analyse ou, ce qui revient au même, l’épreuve de l’étranger — au point qu’on peut le tenir pour son enseignement principal et peut-être le seul ? C’est que le temps ne passe pas ». Jean-Bertrand Pontalis, Ce temps qui ne passe pas, Paris, Gallimard, 1997, p. 13.

Avec ce schéma minimal, on passe de l’événement traumatique proprement dit au récit du traumatisme. L’étape intermédiaire entre récit 1 et récit 2 est le scénario selon lequel tout contrôle échappe au sujet qui agit par la force de la somatisation physique et du conditionnement mental. Dans une telle configuration, le temps cesse, comme dirait J.-B. Pontalis, de « passer » et le maintien du passé dans le présent est toujours à l’ordre du jour21.

Traumatisme vécu —— Scénario —— Traumatisme narrativisé en discours

Il est à noter que le scénario n’est pas une étape intermédiaire au sens logique mais une composante du schéma traumatique où le sujet fusionne si bien avec son drame qu’il l’accompagne comme voie d’interprétation du réel et ne peut s’en défaire. La question de la fréquence est aussi importante, puisque ce qui est arrivé une fois (traumatisme vécu) se reproduit n fois dans d’autres situations, espaces et temps, mais selon une version scénarisée et schématisée. Le scénario se manifeste alors par sa force de transposition, de prise en reprise, y compris dans des relations susceptibles de le réactiver. Nous pouvons encore contracter la formule :

Traumatisme vécu —— Traumatisme scénarisé
Fréquence 1 —— Fréquence n
Relation 1(système 1 de départ) —— Relation n (systèmeS d’arrivée)

Note de bas de page 22 :

 Le concept de résilience, initialement forgé, à partir de 1954, par Emmy Werner à la faveur de ses recherches sur des enfants traumatisés, doit sa notoriété à l’éthologue et neuro-psychiatre Boris Cyrulnik qui en fait usage pour illustrer les mécanismes d’abrogation des traumatismes. Cf. notamment B. Cyrulnik et Gérard Jorland, Résilience. Connaissances de base, Paris, Odile Jacob, 2012.

Tout modèle traumatique suppose donc une activité de base au sein même de l’interaction : marquage / sommation (des traces somatiques d’interaction, des signes non-prédictibles), ainsi qu’une activité de « recadrage » scénaristique (diégèse ou narrativisation). Or un tel schéma ne prévoit pas de sortie possible du traumatisme. S’il est vrai qu’on peut se contenter de décrire son fonctionnement au niveau d’une configuration relationnelle, il ne s’agira que d’une description statique alors que toute interaction étant en devenir, tout traumatisme est appelé à évoluer, notamment vers une solution finale (de quelque nature qu’elle soit). C’est pourquoi il nous semble important de prévoir une issue, logique et non axiologique. Elle nous semble pouvoir emprunter au moins deux voies différentes : soit une rechute (qui mène au renforcement du trauma initial en lui donnant une force de conviction supplémentaire) ; soit une « résilience », sorte de dénouement favorable où le sujet se libère du scénario sans forcément perdre la mémoire du traumatisme22.

3. Le modèle du traumatisme et sa mise en œuvre littéraire

Le Concert des cloches de la romancière marocaine Souad Bahéchar est le récit d’une vie féminine confisquée par un père tyrannique. La question de la Relation y est tellement déterminante que les rapports à soi et à tout autre, espaces et personnages, sont médiés par le regard initialement porté par le père sur sa fille. Après la mort de la mère (Sellama), le père, surnommé « le tueur artériosclérose » et désigné aussi dans le texte comme « dictateur » (p. 137), s’est reconstruit une vie de famille en maintenant en permanence son emprise sur sa fille Rawda. Rawda signifie « jardin d’agrément » : prénom antinomique de sa condition réelle (ou ironique ?) car avec deux amis, un astronome du nom de Boughaba et Bahi le jardinier (qui à la fin du roman se révélera être son demi-frère, issu d’une relation extraconjugale), elle est condamnée à la réclusion dans l’ancienne maison familiale. La métaphore spatiale du prénom de la protagoniste (le « jardin ») se prolonge chez ses compagnons : Boughaba signifie littéralement « le maître de la forêt » ; il renvoie donc à un espace de grande envergure, évoque une aspiration au grand air et à l’ouverture des limites. La même amplitude est corroborée par le métier de ce personnage, « astronome ». L’antinomie apparaît cette fois entre l’étroitesse et la clôture de la maison face à l’étendue de plus en plus ouverte du dehors : le jardin, la forêt, le ciel. Quant au prénom « Bahi », c’est une forme adjectivale qui peut désigner la maison « vide », « déserte » et « démeublée ». Dans l’imaginaire arabe, la maison ne peut être dite « pleine » que si elle abrite une « maîtresse de maison ». Les dénominations et les attributs des personnages et des lieux résonnent, on le voit, en harmonie, et constituent une isotopie. Les deux prénoms masculins, Boughaba et Bahi, sont par ailleurs les symboles des deux forces contraires qui animent la protagoniste, ce qui solidarise davantage encore leurs destins : rester dans la maison déserte ou bien partir au grand air — soit la soumission, soit la révolte contre l’autorité patriarcale.

Une autre figure antinomique apparaît en la personne de la belle-mère, épousée en secret, à qui le père donne par précaution (au cas où il se tromperait de nom) le surnom de « Warda », la rose. Au-delà de l’anagramme (« warda » / « Rawda »), il s’agit d’une figure de substitution de l’épouse disparue qui remplace une vie de famille plurielle étalée au grand jour (Rawda) par une petite vie au singulier, secrète et bien protégée (Warda).

Note de bas de page 23 :

 Th. Caplow, Deux contre un. Les coalitions dans les triades, Paris, ESF, 1984.

En somme, Warda, Boughaba et Bahi représentent trois vies piégées dans une maison qu’ils ne peuvent ni quitter (car n’ayant nulle part où aller) ni entièrement posséder, car le père, qui en est l’unique propriétaire, les menace tous constamment d’expulsion. Pour la protagoniste, le rapport antagoniste entre homme et femme (le tiers-corps socio-culturel), supposant une phallocratie de fait, est doublé du rapport spécifique entre père et fille (le corps-système, fondé sur un corps-mémoire) qui peut être vu comme un cas culturel spécifique du premier antagonisme. C’est dans ce nœud d’une double domination, phallocratie et patriarcat, que se comprend la position de la protagoniste. Le rapport générique où se signale une domination du mâle se trouve compliqué par le rapport filial pour deux raisons principales. Le père est en effet, de plus, le détenteur symbolique d’un capital matériel (la maison et la pitance quotidienne) ; il est aussi avantagé par la rupture de la coalition mère-fille (le « deux contre un » de Caplow23), car la fille a perdu sa mère, son alliée dans la lutte contre le père tyrannique. Aussi se rend-elle souvent sur sa tombe pour se consoler. Faire coalition avec une défunte implique à l’évidence un signe de mort intérieure du personnage, alors que la coalition avec les vivants n’est d’aucun secours : ses compagnons masculins sont d’une fragilité similaire à la sienne et ne peuvent par conséquent lui servir d’appui.

Nous obtenons donc un système réduit à quatre personnages, évoluant à la surface du récit, entre lesquels se dresse une relation d’antagonisme dynamique (une sorte de ressort pour l’intrigue), mais qui peut se ramener à la dyade père-fille, puisque les compagnons masculins se rangent en sa faveur :

Le père vs la fille —— les deux amis

En termes de genre, le masculin prime sur le féminin puisque les compagnons mâles de la protagoniste ne rééquilibrent pas la balance de la domination et se trouvent de ce fait eux-mêmes féminisés. Dans le texte, ils reçoivent souvent les mêmes sèmes dysphoriques qui qualifient la protagoniste : « mutisme », « peur », mais aussi « rêve », « fragilité », etc. Par ailleurs, les fonctions narratives de genre ne semblent pas distinctes : même si leur enjeu premier est d’exister, ils ne sont pas porteurs d’un récit traumatique comme c’est le cas pour elle ; de ce fait ils semblent vivre la lutte par procuration ; en termes systémiques, ils redoublent le scénario de la protagoniste pour mieux le révéler.

Il n’existe donc qu’un seul grand récit traumatique féminin, centré sur l’un des acteurs, mais partagé par plusieurs autres : au fil du texte, nous apprenons en effet que par le passé, le père a forcé Rawda à divorcer d’un homme qu’il soupçonnait de prétendre à sa fortune en s’assurant une descendance de sa fille. Le père intervint alors avec brutalité, forçant sa fille à avorter et faisant du même coup « avorter » le prétendu projet. Porteuse du lien brisé au double être aimé, l’enfant porté et l’époux disparu, Rawda se vit comme une dépossédée, pire comme une mineure à vie. Cependant, le traumatisme physique subi reste distinct de la mémoire traumatique dans le sens où c’est la définition que Rawda se donne comme sujet qui est davantage atteinte dans le présent. Elle ne peut lutter sur le terrain de la mémoire, à savoir qualifier ouvertement le père de manipulateur et d’usurpateur, car paradoxalement, c’est lui qui la maintient en vie, en entretenant et confirmant le scénario qui la définit. En revanche, elle se servira de la menace d’expulsion de la maison comme motif de résistance, à défaut d’avoir pu le faire pour une raison plus importante : sauver son enfant et sa relation conjugale. Le retour au passé étant impossible, ce traumatisme de base ne peut être dénoué que par une médiation symbolique au présent. L’enjeu relationnel est certes déplacé, mais il sert la même fin non avouée : recouvrer une définition d’intégrité et d’autonomie face au père. Rawda fait donc corps en soi, avec ses compagnons masculins, à qui elle transfère ses souffrances (sa mémoire traumatique), et avec la maison qui devient un attribut à part entière de son identité, allant jusqu’à fusionner avec elle comme on le verra plus bas. Le trauma associe donc bien l’actant, les interactants et le milieu générateur.

Le plus important à souligner ici est le travail de scénarisation et de schématisation du traumatisme : du point de vue du traumatisme, l’expulsion de la maison est équivalente à l’avortement, et participe du même schème scénaristique ; de même que le maintien en vie dans la maison se lit comme refus a posteriori d’obéissance à la loi patriarcale, de même, faire corps avec la maison, c’est faire corps avec son propre corps, se sentir protégé. A ce titre, on s’en doutait bien, les deux compagnons masculins seraient des figures substitutives des êtres perdus. A la fin du roman le but de la protagoniste sera d’ailleurs de les défendre contre la tyrannie du père et de les sauver.

Toute la séquence canonique du récit traumatique semble présente dans une telle configuration relationnelle. On y retrouve en effet tous les éléments décris séparément ci-dessus, à savoir les cinq phases du récit traumatique : i) l’événement traumatique ; ii) la somatisation physique (transposition en langage du corps ou marquage somatique) ; iii) la scénarisation du trauma, ou la prise et la reprise dans l’espace-temps ; iv) le traumatisme narrativisé (c’est le récit différé du traumatisme du point de vue de la victime) ; v) l’issue (renforcement traumatique ou résilience).

Mise à part l’issue, qui figure bien à la fin du roman, les autres phases sont disposées dans un ordre non-linéaire. On peut néanmoins les reconstituer comme suit :

Note de bas de page 24 :

 Cf. J. Fontanille, Formes de vie, Liège, Presses Universitaires de Liège, 2015.

  • L’épisode traumatique : il correspond à la violence physique et symbolique que subit le personnage féminin. Cet épisode traumatique, qui étonne par la rareté de son évocation dans le récit, est retracé par ce bref passage situé au milieu du roman, où le père présente sa version des faits : « je n’ai obligé Rawda à avorter que pour découvrir à quoi il était farci, ce qu’il avait dans le ventre. Face à ma résistance, il l’a laissée tomber, vite fait » (p. 103) ;

  • Le scénario : conformément à la définition qu’en donne Eric Berne, il s’agit de la position de vie du personnage, de son appréhension du monde à la suite du traumatisme vécu. Si le personnage est pleinement conscient de sa vie « avortée » du fait de la tutelle paternelle, il n’accède à sa représentation langagière que de manière biaisée, par une transposition figurative, de façon suggestive et métaphorique. A l’instar du père qui relate la scène traumatique, c’est l’ami de Rawda qui formule de façon éloquente la « scénarisation » du traumatisme et sa transformation en forme de vie plus générale et schématique : « il vous a rogné les ailes bien assez tôt pour vous empêcher de prendre votre envol » (p. 62). Plus loin dans le récit, et face à la suggestion que fait Bahi à la protagoniste de partir vivre ailleurs, elle répond : « Bien sûr que j’y pense ! bredouilla Rawda en gloussant. Plus j’y pense et plus j’ai peur… Pour qu’elle me lâche, ma peur, il faudra que je trouve de quoi la remplacer » (p. 136). Ce sentiment de peur qui ne repose sur rien de concret devient ici une façon d’appréhender le monde et l’avenir. La perte de confiance en l’avenir traduit éloquemment la lecture réductrice du réel que représente le scénario traumatique. Par sa capacité de diffusion et d’expansion, le scénario traumatique devient, comme dirait J. Fontanille, une forme de vie qui reconfigure tout un monde sémiotique24.

  • La redondance : il s’agit de la répétition dans le temps, de la reprise de l’événement singulier, source du traumatisme. Il sera vécu par le personnage, si toutefois il y a accès (comme c’est le cas dans notre roman), sur le mode de la remémoration, du souvenir et de la transposition dans d’autres dispositifs figuratifs. La plongée dans le passé réactive la souffrance et remobilise le ressenti du corps. A l’échelle du texte, la force de la langue se signale sur ce point par l’effort stylistique et le choix lexical qui doivent rendre une part de ce que seul le corps traumatisé peut sentir et comprendre en secret. Nous trouvons à cet égard, dans ce roman, des passages où la dimension mémorielle est soutenue par une image forte : « Rawda avait basculé dans ses souvenirs. Comme une personne qui se noie et voit défiler son existence » (p. 58). Rien de plus signifiant en effet pour la rêverie du lecteur que la métaphore de la noyade, s’agissant en l’occurrence de suggérer à la fois le recul dans le temps et la descente dans les profondeurs du corps et de la mémoire. La métaphore rend aussi parfaitement la sensation d’asphyxie liée à un présent marqué par la privation d’air. Autant le passé est un gouffre pour le personnage, autant son présent est contenu et comprimé dans la bulle de la maison paternelle ; bulle qu’il ne parvient pas à crever pour rebondir dans la vie parce qu’il se sent paralysé par le schéma relationnel qui l’enferme.

  • L’Issue: C’est la phase capitale dans toute configuration traumatique, car elle redynamise le temps. Cette phase de dénouement est celle où la victime peut envisager de dépasser son traumatisme. En termes systémiques, il s’agit d’un recadrage qu’elle opère pour amorcer une sortie du cadre initial. C’est d’ailleurs en termes de recadrage que les systémiciens définissent le changement. Cette sortie peut être soit réelle, soit interprétative, même si en définitive c’est le sens de la situation de départ qui change. La sortie réelle s’effectue par des « actes » tangibles qui redéfinissent la relation à l’Autre, à l’espace et au temps (voyage, séparation, déménagement, etc.). Il ne s’agit pourtant que d’une étape intermédiaire vers l’affranchissement du sujet qui doit se redéfinir négativement par rapport au cadre initial du traumatisme. Ce virage interprétatif vient parachever en un sens la « mue » du sujet.

Dans le roman, le départ de la maison paternelle longuement mûri par Rawda constitue une première sortie du cadre où se perpétue son traumatisme. Ce départ est raconté au chapitre 12 dans ces termes :

Rawda était partie en refermant la porte derrière elle. Partie vers une nouvelle destination, une autre vie, des lieux où rien ni personne ne pouvait lui rappeler l’étrange destin qui avait fait d’elle un être basculé, ne sachant se tenir droit que quand on le faisait tourner sur lui-même comme une toupie. (p. 197).

Cependant, ce départ, n’ayant pas apporté le réconfort escompté (compte tenu de la confirmation de l’avortement qu’il symbolise en raison de sa participation au même schème scénaristique), Rawda revient sur ses pas pour trouver en déséquilibre le monde qu’elle avait laissé derrière elle : le père, en son absence, a envahi la maison et expulsé de force les amis de sa fille (seconde expulsion, second avortement). L’un d’eux, Bahi, le fils non reconnu (avorté ?), ayant opposé une résistance à la volonté du père, il finit dans une clinique avec des séquelles et des traumatismes physiques graves. Image du corps violenté de la protagoniste qui resurgit : « Bahi, dit le père en soliloquant à son chevet, a pris un coup qui ne lui était pas destiné » (p. 311). Cet événement engage la protagoniste dans une relation d’aide à la victime qui débouche, métaphoriquement, sur un processus cathartique non-intentionnel. Sauver une victime, c’est se sauver soi-même, démontrer sa capacité à faire face et à annuler l’effet destructeur de l’agent antagoniste, en l’occurrence le père. Le roman suggère de la sorte que le conflit devait être résolu sur le plan du réel par des actes et sur le plan symbolique par le remplacement de la victime. Car, comme dans le processus thérapeutique systémique, c’est la métaphore qui parle le mieux à l’esprit profond du sujet, qui en modifie les règles de fonctionnement et leur équivalent dans le réel, parce qu’elle exploite le caractère schématique et figural du scénario de base.

Si nous avons omis d’évoquer la phase de somatisation (la deuxième dans l’ordre logique des cinq phases), c’est parce qu’elle intéresse davantage l’analyse micro-textuelle et demande des développements particuliers. De plus, cette phase nous semble plus diffuse dans le récit et se signale par le passage des états émotionnels et physiques dans le discours, notamment dans les descriptions. Nous proposons dans ce qui suit d’en donner une analyse détaillée.

4. La somatisation : du corps-espace

L’espace auquel s’identifie la protagoniste devient la métaphore littérale de son corps porteur de traumatisme. A la différence du corps réel, la somatisation n’est perceptible par aucun signe tangible hormis son articulation dans le langage, par les mots du texte. C’est pourquoi, au lieu de décrire le ressenti du personnage, le texte le projette sur les choses, si bien que nous pouvons lire les états du corps traumatisé dans la description réalisée à travers l’œil et la conscience du personnage :

La nuit était déjà tombée quand Rawda rentra du cimetière. La longue marche avait rosi ses joues et rafraîchi son regard. Elle trouva au jardin un aspect étonnamment propre, et pas seulement parce que Bahi avait balayé les allées et ratissé la pelouse. « Un jardin sec, net et vide, pareil à celui d’une maison sans habitants », se dit-elle en notant que les seuls signes d’occupation étaient un panier suspendu à la grille d’une fenêtre dans lequel finissaient de sécher des oignons de fleurs et le tuyau d’arrosage roulé en spirale qui était rangé dans un coin. (p. 35)

Note de bas de page 25 :

 Husserl lie la conscience, classiquement considérée comme pure réceptacle des images des objets du monde, à l’idée d’intentionnalité propre au sujet observateur : « le mot intentionnalité ne signifie rien d’autre que cette particularité foncière et générale qu’a la conscience d’être conscience de quelque chose, de porter, en sa qualité de cogito, son cogitatum en elle-même ». Edmund Husserl, Médiations cartésiennes, Paris, P.U.F., 1994, p. 77.

Comme on peut le lire, l’espace du jardin est générateur de quiétude ou d’angoisse selon qu’il est à l’abandon (c’est-à-dire à l’état libre) ou entretenu (portant une empreinte masculine). Rawda lit en effet son devenir incertain dans la maison détenue par le père et soumise à son ordre symbolique. La conscience du sujet qui observe ramène tout à soi : les termes « propre », « balayé », « ratissé » génèrent dans le corps de la protagoniste leurs équivalents émotifs angoissants : « sec », « net » et « vide ». De même, sa condition précaire de femme dominée par le père tyrannique et usurpateur du droit de vie l’accule à noter les signes d’une existence minimale dans laquelle elle se reconnaît : « les seuls signes d’occupation », « un panier suspendu », « finissaient de sécher », « rangé dans un coin ». L’espace est anxiogène comme le montre l’extrait cité plus haut et de ce fait indissociable du ressenti propre du sujet qui l’observe. Sans attribuer de qualité anthropomorphique explicite au dehors et à son agencement, elle parcourt l’espace et émet des significations qui lui viennent de sa propre forme de vie. Le texte parle de signes, d’absence et de présence, d’une conscience en somme aux prises avec les choses. Il ne dit pas ce qu’elles sont mais ce qu’elles font, leur façon d’éveiller le sujet à la place symbolique qu’il occupe en raison des figuresqu’elles contiennent et qui se greffent sur le sens qu’elle attribue déjà à son corps piégé. Toute conscience est « conscience de quelque chose », selon la formule si connue de Husserl25. Cela revient à dire que la conscience est toujours active. Loin de recevoir passivement l’image des objets du monde, elle se précipite vers ces derniers et les rend signifiants par un lien intrinsèque et indissoluble. Rawda sépare les objets de leurs attributs « objectifs » et leur applique les siens propres. Ceci est rendu possible à l’échelle du texte par un travail de substitution lexicale et sémantique qui révèle non pas l’espace tel qu’il serait mais tel qu’il est intérieurement vécu par le personnage féminin. En somme, la correspondance qui a lieu dans cet ensemble corps-espace actualisé par le langage repose sur un parallèle symbolique entre ce que Bahi, le serviteur du père, fait au jardin sur ordre du maître, et ce que le père fait subir à sa fille.

Ce rapport du corps qui somatise à l’espace se complexifie à mesure que la crise relationnelle de la dyade père-fille s’intensifie. Plus l’étau se resserre autour de Rawda et de ses deux compagnons de lutte, Bahi et Boughaba, plus ce transfert du corps à l’espace et de l’espace au corps s’accentue. Plus loin dans le récit, le personnage s’objective dans l’expression textuelle en personnifiant l’espace de la maison, confondant intériorité et extériorité :

— C’est tout à fait impressionnant ! J’entends les murs qui gémissent, les portes qui se lamentent, les arbres qui égratignent leurs joues et pleurent. Quel tintamarre !
— Ma fille voit ce que nous ne voyons pas et entend ce qu’elle veut entendre, dit-il d’un ton d’excuse.
— Les lits, les tables et les chaises geignent d’une seule voix. Le son du piano désaccordé qui sanglote, vous le reconnaissez, n’est-ce pas ? (p. 79)

La souffrance du sujet devient souffrance des objets auxquels il s’identifie et au premier chef desquels figure le piano, dit « désaccordé ». Plus tard, dans une démarche silencieuse de libération des forces qui l’oppriment, elle le désarticule, le mettant hors d’usage. Car Rawda est pianiste, contre le désir paternel, qui y voit le moyen d’une autonomie dangereuse de sa fille, et un signe évident de son épanouissement. Le piano est par ailleurs associé à l’histoire du traumatisme du personnage car en raison d’un chantage subi dans le passé (un piano contre un enfant), il apparaît comme le double symbolique de l’enfant avorté.

Au-delà de la fusion avec l’espace d’identification, ce que disent les fragments cités ci-dessus, c’est un état de dissolution du corps dans son espace, une quasi disparition du corps, en tant qu’entité physique et personnelle, dans ses multiples prolongements spatiaux. L’espace de la maison définit le sujet qui ne se conçoit et ne se ressent plus en dehors de lui. C’est pourquoi, au moment où Rawda accomplit sa métamorphose solitaire et secrète, envisageant dans un long silence, opaque pour ses compagnons, une autre vie en dehors de cet espace-corps, elle réintègre son identité physique :

Elle chancelait entre éveil et sommeil dans les brumes d’une griserie âpre. La lumière du jour martelait sur son corps une armure blanche de soldat sans armes. Dans l’absence, elle se découvrait des bras, des jambes, une respiration ; s’éprenait de son souffle, scrutait ses articulations, se perdait et se retrouvait dans les reflets d’un miroir sphérique né de son imagination. La maison, coquille vide, n’était pas un abri. Des rumeurs pernicieuses traversaient les murs et cernaient la jeune femme. (p. 157)

L’état d’« absence » évoqué n’est pas tant relatif à la conscience du sujet qu’à l’espace où son corps s’est projeté et intégré : en naissant à elle-même, Rawda s’absente nécessairement du lieu de la maison qui la contenait et la comprimait et se découvre finalement un corps propre, synonyme de nouvelle demeure. Par résilience, elle ne se définit donc plus au regard du traumatisme mémorisé. L’état « vide » de la demeure coïncide ainsi avec la plénitude recouvrée du corps ; plénitude provisoirement hallucinée dans le « miroir » de l’imagination avant de se réaliser dans le réel.

5. Conclusion

L’analyse que nous avons proposée du roman de Souad Bahéchar aura montré, nous l’espérons, que le texte littéraire se prête à une lecture sémio-systémique qui, tout en exploitant les diverses propriétés des Relations dans les interactions, valide, plus précisément, la séquence canonique du traumatisme articulée en cinq phases — événement traumatique, somatisation, scénarisation, narration et issue. Le modèle du traumatisme ainsi esquissé demande à être consolidé et appuyé par des recherches plus élaborées. Nous savons d’ores et déjà quelle en est la pertinence, même modeste, dans le cadre de la systémique. Notre vœu serait qu’il puisse trouver des échos dans les recherches théoriques sur la question et bénéficier des apports d’une autre approche théorique et méthodologique, en prolongement de la sémiotique des interactions. Pour une perspective d’analyse qui, par sa dimension heuristique, figure déjà au programme de la systémique en tant que sémiotique de la Relation, ce serait là un enrichissement indéniable.