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Eric Landowski

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Pour commémorer la naissance de Greimas, relire son œuvre afin de mieux en comprendre la logique, les implications et la portée, mais aussi chercher à éclairer les rapports qui se tisssent entre les divers prolongements auxquels cet héritage continue de donner lieu, tel est le double propos de ce recueil.

Un héritage intellectuel, il est vrai, n’est pas un simple donné mais plutôt une construction dont la forme varie en fonction du regard des « héritiers » qui le font leur. De ce point de vue, à chacun « son » Greimas. Donc pluralité, et sans doute hétérogénéité. — Ou bien, par chance, un minimum d’unité et de cohérence malgré tout ? La question se pose autant à propos du legs lui-même que vis-à-vis des légataires, mais dans deux sens opposés. Linguiste, lexicologue, mythologue, sémioticien de langue française, et en même temps, dans sa langue maternelle, essayiste, critique, chroniqueur, épistolier, Greimas laisse une œuvre plus diversifiée qu’on ne le croit généralement. Et même à ne s’en tenir qu’à sa « sémiotique », on peut se demander si l’auteur de De l’Imperfection est tout à fait le même que celui de Sémantique structurale, ou même du Dictionnaire de 1979. Pourtant, sous toutes ces facettes il ne serait pas très difficile de dégager un noyau de préoccupations constant : la construction d’une esthétique du sens, et de l’éthique qu’elle commande. Depuis le premier essai, sur le personnage de Don Quichotte (en lithuanien), une cohérence de fond qui tient à la personne même de l’auteur, à sa manière d’articuler réflexion savante sur le sens et engagement dans la vie transcende la variété des éléments composant ce vaste héritage. — C’est à première vue le contraire pour ce qui concerne les héritiers. Eux qu’on appelle les « greimassiens » passent aux yeux du monde académique pour un groupe uni, une « Ecole » solidement rassemblée autour d’une théorie et d’un métalangage communs alors que, de l’intérieur, il est facile de distinguer d’un ex-disciple à l’autre des parcours intellectuels, des options épistémologiques, des démarches heuristiques et des styles de pensée suffisamment diversifiés pour que certains aient cru y voir autant de « paradigmes » autonomes sinon opposés.

La nature des rapports qui se tissent entre les sept essais ici rassemblés devrait rectifier cette image éclatée. Invité par Arunas Sverdiolas, directeur du Centre d’études sémiotiques de l’université de Vilnius, à organiser un livre commémoratif à paraître en lithuanien en mars 2017, nous avons voulu recueillir les témoignages de chercheurs qui, ayant été de proches collaborateurs de Greimas en s’inscrivant momentanément ou durablement dans une des lignes de pensée qu’il a ouvertes, ont de plus, par leurs travaux, fait franchir à la théorie sémiotique une étape nouvelle par rapport à ce que Greimas avait mis en place. La superposition de ces deux critères ne pouvait par définition aboutir qu’à un nombre réduit de contributeurs : sept en l’occurrence, comme les Sept Petits Nains. Jean-Claude Coquet et François Rastier furent les premiers élèves, dès les années 50, à Poitiers ; arrivèrent ensuite, vers le milieu des années 60, attirés par le séminaire alors tenu au Collège de France, Jacques Geninasca et l’auteur de ces lignes, et bientôt Jean Petitot ; enfin, quelques années plus tard, Jacques Fontanille puis Francesco Marsciani.

Or, en dépit de la diversité de l’œuvre fondatrice aussi bien que des lectures qui en ont été faites et dont découle la pluralité des perspectives « post-greimassiennes » ici représentées par leurs promoteurs (ou un proche) — sémiotiques instancielle, interprétative, modulaire, socio-sémiotique, sémiotique morphodynamique, tensive, ethno-sémiotique —, les options défendues par chacun des contributeurs dialoguent entre elles, implicitement et parfois même explicitement. Elles constituent en effet autant de réponses à un petit nombre de questions qui, toutes, touchent au même noyau problématique de la pensée sémiotique : primauté du discret et de l’« intelligible », assimilé au seul contenu ? ou reconnaissance (réhabilitation ?) du continu, du « sensible », de la « présence », c’est-à-dire finalement de l’expression ? — Ou mieux, articulation entre ces deux perspectives ? A supposer que cette confrontation donne l’impression que les participants, quoi qu’ils en aient, se ressemblent — qu’ils se rejoignent sur l’essentiel plutôt qu’ils ne se contredisent —, c’est peut-être parce que les positions respectives ne sont qu’une série de modulations sur la manière de concevoir le dépassement de ce dualisme. Certes, ensuite, sur le plan de l’opérationnalisation, les différences entre courants reprennent le dessus. Mais par la manière dont chacun se greffe sur le corpus greimassien de référence en développant plus spécialement telle ou telle de ses potentialités reconnues ou, le cas échéant, refoulées, ils s’interdéfinissent tout en éclairant leur source commune.

Indépendamment des relations avec les autres disciplines, la mise en évidence de ces connexions internes contribuera, nous l’espérons, à stimuler le développement d’une sémiotique que Greimas concevait à la fois comme une entreprise collective et comme une problématique toujours en construction.