La dimension technique de l’Encyclopédie. Pour une syntaxe générale de l’énonciation

Enzo D’Armenio

Université de Bologne

https://doi.org/10.25965/as.5869

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Plan

Texte intégral

Cet article est dédié à la mémoire d’Umberto Eco.

Introduction

Note de bas de page 1 :

 Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des Modernes, Paris, La Découverte, 2012.

Dans cet article, nous tenterons d'identifier une syntaxe générale de l'énonciation à partir de la sémiotique d’Umberto Eco et de la proposition d’une anthropologie des Modernes de Bruno Latour, dans le but d’expliquer la dynamique du système sémantique1. Cette syntaxe sera délimitée par la concaténation des trajectoires élaborées par Latour, et en particulier, celles de la technique, de la fiction et de l’habitude.

Note de bas de page 2 :

 Jacques Fontanille, Pratiques Sémiotiques, Paris, PUF, 2008.

Note de bas de page 3 :

 Pierluigi Basso Fossali, Maria Giulia Dondero, Sémiotique de la Photographie, Limoges, Presses Universitaires de Limoges, 2011.

Note de bas de page 4 :

 François Rastier, Arts et sciences du texte, Paris, PUF, 2001 ; id., La mesure et le grain, Paris, Champion, 2011.

La sémiotique interprétative d’Eco se fonde sur un modèle sémantique global, celui de l’Encyclopédie, dans lequel les grandeurs sont des unités culturelles en transformation continue et dont l’ordonnancement est rhizomatique et non hiérarchique. La dynamique de l’Encyclopédie est assurée par l’incessant travail de production de signes, qui transforme le système à travers une fabrication physique des occurrences ; pour étudier cette production, il est nécessaire de prendre en compte les dispositifs, les matériaux textuels et les pratiques de mise en discours. Autrement dit, il s’agit d’approfondir le travail de la praxis énonciative2, qui stratifie les énonciations singulières en une énonciation impersonnelle composée de clichés et de stéréotypes. Dans ce cadre, entre les occurrences effectives produites et le système sémantique de l’Encyclopédie, il est possible de situer des niveaux intermédiaires, essentiellement les genres et les statuts3 qui se stabilisent en régimes de sémantisation et en parcours privilégiés d’interprétation4. Ces parcours sont le résultat de la praxis productive, mais ils constituent aussi le fond sur lequel chaque nouvelle production de sens — soit en termes d’activité inférentielle, soit en termes de production de nouveaux objets sémiotiques — va se régler. Notons cependant que plusieurs aspects de la dynamique engendrant ces parcours privilégiés doivent encore être précisés et que, en outre, le risque existe qu’elle puisse se présenter comme une théorie immatérielle de la culture.

Note de bas de page 5 :

 Patrizia Violi, « Lo spazio del soggetto nell’enciclopedia », in C. Paolucci (éd.), Studi di semiotica interpretativa, Milan, Bompiani, 2007, p. 177-202.

L’approfondissement des trajectoires de la technique, de la fiction et de l’habitude nous permettra d’élaborer une syntaxe de l’énonciation : d’abord, la technique déforme le coefficient de résistance des matériaux et des êtres pour engendrer des objets et des compétences. Dans un deuxième temps, se superposera le travail de la fiction qui, à partir des matériaux, laisse émerger des figures. Selon une conception événementielle de l’énonciation, Latour souligne que ce sont les processus qui sont prioritaires : les événements prédicatifs de la technique et de la fiction projettent, avec un effet de recul, respectivement leurs sujets et leurs objets. Le travail de ces prédications répond au principe général d’une modification des résistances : les sujets des pratiques techniques voient augmenter leurs compétences, tandis que ceux de la fiction gagnent en imagination et en sensibilité. La trajectoire de l’habitude, enfin, nous permettra d’étendre ces hypothèses aux dynamiques de l’Encyclopédie, surtout pour ce qui concerne sa dimension technique, qui stabilise des parcours privilégiés de sens, mais aussi des procédures productives. La prédication de l’Encyclopédie est alors un travail ultérieur de modifications des résistances, dans lequel émergent des sujets qui sont « dits » par les parcours interprétatifs et par les habitudes de production5.

1. Êtres et langages

1.1. Les lignes de résistance

La première articulation entre la sémiotique interprétative d’Eco et l’anthropologie des Modernes de Latour est envisageable au niveau de leurs hypothèses ontologiques respectives. Les deux auteurs parlent de l’être comme d’une expérience ayant une modalité d’articulation spécifique, à laquelle celle des langages doit se conformer.

Note de bas de page 6 :

 Umberto Eco, Kant e l’ornitorinco, Milan, Bompiani, 1997 (trad. fr. Kant et l'ornithorynque, Paris, Grasset, 1999).

Note de bas de page 7 :

 Op. cit., p.30

Note de bas de page 8 :

 Op. cit., p. 34

Note de bas de page 9 :

 Op. cit., p. 34

Note de bas de page 10 :

 Op. cit., p. 35-36

Dans Kant et l’ornithorynque6, Eco soutient l’idée que l’être préexiste au langage, parce que celui-ci « est l’horizon, ou le bain amniotique, dans lequel se meut naturellement notre pensée […], ce en quoi se meut notre premier effort (conatus) perceptif »7. L’être, en fait, « est le moins naturel de tous les problèmes, celui que le sens commun ne se pose jamais : c’est à tâtons que nous commençons à avancer dans l’être, en y retranchant des étants, en y construisant peu à peu un Monde »8. Seule la tentative de le capturer et le penser transforme l’être en un problème. Selon Eco, la cause de cette ambiguïté est le langage parce que l’être, dans sa muette évidence, admet différentes façons de parler de lui. Déjà à partir de la Métaphysique d’Aristote, comme le rappelle Eco, « l’être se dit de façons multiples (léghetaï mèn pollachôs) — en plusieurs sens, selon plusieurs significations »9. Autrement dit, malgré le fait que l’être constitue l’expérience première, « nous n’en prenons conscience qu’à travers un dire. L’être, en tant que pensable, se présente à nous, depuis le début, comme un effet de langage »10.

Note de bas de page 11 :

 Op. cit., p. 32

Note de bas de page 12 :

 Jacques Fontanille, dans Formes de vie (2015), parle de schèmes d’existence pour indiquer les interactions proto-conversationnelles qui ne sont pas encore humaines, par exemple celles des animaux. Ces schèmes peuvent être identifiés par leurs récurrences et s’organiser en styles figuraux. Nous pouvons rapprocher ces tendances récurrentes — qui ont besoin des êtres humains et des langages pour acquérir du sens — des tendances stables d’Eco et aussi, comme nous le verrons plus loin, de la trajectoire des êtres de Latour.   

Il est nécessaire de souligner deux aspects de cette première articulation. D’abord, Eco décrit l’être en termes d’une expérience primordiale qui « est implicite dans le premier cri que pousse le nouveau-né à peine sorti du ventre de sa mère »11. L’être dont parle Eco n’est donc pas une entité immuable, mais est, au contraire, une expérience qui se développe autour de limites et de tendances stables. Ensuite, la perspective d’Eco donne certes une nouvelle importance à la dimension ontologique, mais reste toutefois pleinement sémiotique, parce que l’unique façon de comprendre cette expérience primaire est de l’interroger, la penser et donc la dire à travers un langage12.

Note de bas de page 13 :

 Op. cit., p. 72

Note de bas de page 14 :

 Op. cit., p. 71

Note de bas de page 15 :

 Op. cit., p. 72

Note de bas de page 16 :

 Op. cit., p. 73

À la suite de ces considérations, Eco se pose la question suivante : si toute énonciation linguistique est une interprétation, comment est-t-il possible d’arrêter une dérive herméneutique potentiellement infinie ? « Si nous estimons que tout peut être dit de l’être, l’aventure de sa perpétuelle interrogation n’aurait alors plus de sens. Il suffirait d’en parler sans intention précise, à l’occasion, en passant »13. La solution d’Eco est simple, mais riche de conséquences : « Existe-t-il un socle dur de l’être, tel que certaines choses que nous disons sur lui et par lui ne peuvent pas et ne doivent pas être considérées comme “bonnes” ? »14 Nous avons déjà précédemment avancé que ce socle dur devait être conçu comme un ensemble d’expériences qui se développent autour de limites. Tout d’abord, « une limite que le langage peut dire par anticipation (et donc prédire seulement) d’une seule manière, une limite au-delà de laquelle il s’efface en silence : c’est l’expérience de la Mort »15. Il ne s’agit pas de la seule limite car d’autres barrières et d’autres négations — que nous apprenons également par expérience — se présentent à nous sous la forme de tendances stables de la nature : « Il n’est pas nécessaire de penser ici à des lois obscures et complexes, comme celles de la gravitation universelle, mais à des expériences plus simples et plus immédiates, telles que le coucher et le lever du soleil, la gravité des corps, l’existence objective des espèces »16.

Note de bas de page 17 :

 Louis Hjelmslev, Prolegomena to a Theory of Language, University of Winsconsin, 1961 (1943).

Note de bas de page 18 :

 Eco, op. cit., 1997, p. 74.

Note de bas de page 19 :

 Op. cit., p. 75.

Nous arrivons au point crucial de l’articulation entre le régime d’énonciation des êtres et celui des langages, qui permet à Eco de reformuler le principe d’immanence linguistique par le biais d’une ontologie négative. Nous savons que, selon Louis Hjelmslev, c’est le langage qui découpe le monde, qui lui donne une physionomie connaissable, à travers une fonction sémiotique qui associe une expression à un contenu17. Avant l’intervention des langages et de la culture, le monde serait une pâte amorphe indéterminable, un magma en attente des vivisections du langage pour s’organiser. Cette pâte amorphe, qu’Eco appelle le continuum, est à concevoir comme « tout ce dont on peut faire expérience, tout ce qu’on peut dire, tout ce qu’on peut penser »18. Cependant, Eco observe que le continuum — soit du contenu, soit de l’expression — est désigné par Hjelmslev par le terme mening, « ce qui est inévitablement traduit par “sens” (non pas nécessairement au sens de “signification” mais au sens de “direction” […]) »19. D’où un écart théorique important : les lignes de résistance se poseraient au niveau du continuum, parce qu’elles offriraient des trajectoires privilégiées au langage, sur lesquelles ce dernier exercerait, de façon facilitée, ses découpages.

Note de bas de page 20 :

 Ibid.

Hjelmslev laisse comprendre à un certain moment que c’est en vertu du « sens » que des expressions différentes comme il pleut, piove et it rains renvoient toutes au même phénomène. Ce qui reviendrait à dire qu’il y a, dans le magma du continuum, des lignes de résistance et des possibilités de flux, comme des nervures du bois ou du marbre qui facilitent la coupe dans telle direction plutôt que dans telle autre.20

Note de bas de page 21 :

 Op. cit., p. 76.

Autrement dit, « affirmer qu’il y a des lignes de résistance veut seulement dire que même si l’être apparaît comme un effet de langage, il n’en est pas au sens où le langage le construirait librement ». Le langage se rapporte à l’être parce qu’il « l’interroge, en trouvant toujours, d’une manière ou d’une autre, quelque chose de déjà donné […]. Les lignes de résistance sont précisément ce déjà donné »21.

Note de bas de page 22 :

 Op. cit., p. 78.

En résumé, les êtres, avec leurs expériences et tendances stables, offrent une résistance purement négative — des « non », des limites, des directions interdites — aux découpages du langage. Cependant, si nous prenons l’être tout seul, il ne présente aucune négativité, mais seulement des positivités, parce que, par exemple, » l’oiseau qui vole ; à sa façon […] ne conçoit pas de ne pas pouvoir voler ». De la même façon, « la jambe — pour autant qu’une jambe “sait” — ne perçoit pas de limites, mais uniquement des possibilités »22. Ainsi devons-nous distinguer l’articulation des êtres avec eux-mêmes (qui est positive et voit seulement des possibilités) de l’articulation réciproque entre l’être et le langage (qui se présente comme un jeu de résistances et négations, de découpages possibles et, surtout, impossibles).

1.2. La trajectoire de la reproduction

Note de bas de page 23 :

 Op. cit., p. 66.

Note de bas de page 24 :

 Latour, op. cit., 2012, p. 245

Les considérations d’Eco peuvent être approfondies en les relisant à la lumière de l’Enquête sur les modes d’existence de Latour. Le point de départ de l’auteur est le refus de la dichotomie nature-culture, qui doit être dépassée pour tenter de retrouver les valeurs, les pratiques et les croyances des Modernes, pour en développer une anthropologie originale. L’idée qu’il existe une seule nature immuable opposée à une pluralité de jeux de langages est contestée avec force pour deux raisons principales. D’un côté, parce que la nature n’est ni immuable ni singulière : elle s’articule selon ses propres modalités. D’un autre côté, parce que l’opposition entre réel et langage, selon Latour, a empêché de reconnaître la juste importance d’autres trajectoires d’existence– notamment la technique et la fiction, sur lesquelles nous nous concentrerons dans les paragraphes suivants. Il en résulte une ontologie régionale, où chaque typologie d’expérience, une fois que son articulation singulière a été identifiée, est traduite dans un métalangage qui en respecte les » conditions de félicité » : « Il se trouve en effet que chaque mode définit, le plus souvent avec une stupéfiante précision, un mode de VÉRIDICTION qui n’a rien à voir avec la définition épistémologique du vrai et du faux. »23. Plus précisément, chaque trajectoire a son propre régime d’énonciation : « Autant de modes, autant de théories distinctes du sens, autant de sémiotiques particulières. […] Dans cette enquête, par conséquent, trajectoires, être et sens sont synonymes »24.

Note de bas de page 25 :

 Dans un article antérieur, « Petite philosophie de l'énonciation »(1998), Latour présente une théorie des délégués qui anticipe les modes d’existence de son dernier ouvrage. S’y trouve, par exemple, l’idée que le premier régime d’énonciation est celui de la reproduction. Ensuite, il y a aussi ceux de la fiction, de la science et de la technique, qui sont approfondis à travers une relecture originale de la théorie de l’énonciation d’Algirdas J. Greimas.

Cette position nous permet de relire et d’élargir les hypothèses d’Eco : nous savons que la réflexion du sémioticien italien n’a jamais pris directement en considération la théorie de l’énonciation sémiotique. En revanche, Latour a fait de l’énonciation un élément capital de sa propre théorie, en l’étendant bien au-delà des langages25.

Note de bas de page 26 :

 Op. cit., p. 263-264.

En ce qui concerne les êtres, Latour leur réserve une trajectoire d’existence spécifique, celle de la reproduction : conformément aux hypothèses d’Eco, il est question chez lui de limites, de tendances stables et de résistances. Si Eco rapportait l’exemple des expressions piove, il pleut, it rains, qui se réfèrent toutes au même phénomène, Latour, pour sa part, observe : » Oui, bien sûr, “cheval” en français se dit “horse” en anglais ? Quelle conclusion en tirer, sinon qu’il y a beaucoup de manières pour un grand nombre de chevaux galopants dans les plaines d’entrer en relation avec beaucoup de peuplades baragouinant le français et l’anglais ? »26

Note de bas de page 27 :

 Op. cit., p. 100.

Note de bas de page 28 :

 Op. cit., p. 95.

Pour décrire plus clairement la trajectoire des êtres, Latour critique la philosophie vériconditionnelle : se concentrer uniquement sur la correspondance entre les états du monde et les propositions extensives a été une erreur, explique-t-il, parce que, en suivant cette perspective, l’existence des êtres pris en tant que tels a été omise. Dans le cas d’une assertion du type « le chat est sur le paillasson », il n’est pas important de vérifier la présence effective du chat pour valider la valeur de vérité de l’assertion, parce qu’il y a « cette autre correspondance autrement importante pour le chat lui-même : celle qui lui permet d’exister au temps t+1 après avoir existé au temps t. En voilà une valeur de vérité à laquelle tient le chat — dans tous les sens du mot “tenir” ! »27. De la même façon que pour les autres trajectoires, celle des êtres se caractérise par une modalité spécifique de résolution des discontinuités de son expérience. Dans ce cas-là, la trajectoire est celle de la persistance : à chaque moment, les êtres doivent supporter des discontinuités et des dangers afin de rester en vie. Un arbre qui naît, qui grandit et meurt incarne parfaitement les « tendances stables » de la nature déjà mentionnées par Eco, aussi bien que les changements cycliques des saisons, ou le coucher et le lever du soleil. « On peut l’appeler “essence”, “permanence”, “subsistance” »28. Chez les deux auteurs, le point crucial reste le même : les êtres s’articulent déjà parfaitement tout seuls ; les autres trajectoires — où figure celle du langage — peuvent ou non les rencontrer.

2. Les langages entre technique et fiction

2.1. Technique et résistance

Plutôt qu’affronter directement le rapport entre les êtres et les langages, Latour décompose ces derniers en deux trajectoires plus générales : la technique et la fiction.

Note de bas de page 29 :

 Op. cit.,  p. 235.

Note de bas de page 30 :

 Ibid.

Nous avons vu que, pour Eco, le travail du langage consiste à interroger l’être afin de trouver ce qui est déjà donné : ses tendances et ses résistances. Avec la trajectoire de la technique, Latour fait un pas en avant : il ne s’agit plus d’interroger les êtres, mais de les modifier. En effet, la technique vise à dévier, geler et déformer le parcours normal d’existence des êtres, en engendrant un différentiel de résistance. « Ce qui compte, à chaque fois, ce n’est pas le type de matériel mais la différence dans la résistance relative de ce qui se trouve ainsi relié. Curieusement, il n’y a rien de matériel dans la technique : là où est le différentiel de résistance et l’hétérogénéité des composants, là aussi est la technique. »29. Un arbre, par exemple, suit un parcours qui part de la naissance et qui l’amènera à la mort ; la technique vise à bloquer ce processus, pour le transformer en une table sur laquelle on accomplit nos pratiques quotidiennes. La durée, la forme et la consistance initiales se voient donc modifiées. La technique tend à explorer toutes les transformations possibles des êtres, d’un côté en s’adaptant aux contraintes que ces derniers leur imposent, d’un autre côté en jouant un rôle actif dans le processus de transformation. « Nous l’appellerons le PLIAGE et le DÉBRAYAGE technique »30.

Trois précisions sont nécessaires en ce qui concerne la technique et sa modalité d’articulation.

a) En premier lieu, la technique n’est pas une collection d’objets, ni le résultat d’une activité d’un sujet sur une matière inerte. La technique est une performance spécifique — un régime d’énonciation — qui produit, à travers un effet de recul, soit son sujet et, éventuellement, des objets. Partir des inputs et des outputs, serait une erreur, insiste Latour, car cette perspective empêcherait de comprendre la modalité spécifique de résolutions des discontinuités. Nous nous concentrons sur les objets à cause de l’effet de black-boxing, qui se vérifie quand la technique organise des réseaux fonctionnels et duratifs qui la cachent à nos yeux : par exemple, l’utilisation quotidienne de nos ordinateurs nous empêche de remarquer les éléments qui en permettent le fonctionnement, parce que nous tendons à les oublier après une longue pratique. Pour ces raisons, il est plus simple d’entrevoir l’intervention de la technique lorsqu’un objet ou une activité qui l’englobe subit un détour : dans le cas de notre ordinateur, nous sommes obligés de recourir à une personne experte – un technicien – qui, à travers des procédures complexes de substitution et de réparation, peut mettre en lumière, bien qu’indirectement, les compétences nécessaires à son fonctionnement. Latour, quant à lui, illustre son propos par l’exemple d’une voiture cassée qui nous oblige à la conduire chez un garagiste qui remplace des pièces dont nous ne connaissons pas le nom. Les compétences spécifiques révèlent la dimension technique latente qui est contenue dans les objets, avant de retourner se cacher sous l’effet d’un black-boxing.

Note de bas de page 31 :

 Ibid.

Note de bas de page 32 :

 La technique a toujours joué un rôle central dans la réflexion de Latour. Les considérations de son dernier ouvrage reprennent son article antérieur « On Technical Mediation »(1994) où sont expliquées quatre acceptions de la médiation technique : la traduction, la composition, le black-boxing et la délégation. L’article a été repris et approfondi dans le sixième chapitre de L’Espoir de Pandore (1999). Récemment, Dondero et Fontanille (2012) ont décrit un processus d’acquisition des compétences suivant la logique du black-boxing. Selon eux, à propos des pratiques médicales, il est possible d’interpréter les images scientifiques seulement si l’on connaît la procédure d’exploration du dispositif. Cette connaissance devient opératoire à travers un processus de familiarisation, qui la rend tant automatique que fondamentale.

Note de bas de page 33 :

 Op. cit., p. 237.

b) Deuxièmement, même si la technique est un régime d’énonciation spécifique, il doit être possible de vérifier le rapport avec les extrêmes de sa propre pratique. D’un côté, comme nous l’avons déjà vu, la technique peut réaliser des objets : un arbre destiné à mourir devient la table d’un bureau. D’un autre côté, les pratiques techniques engendrent des compétences. Nous avons évoqué les cas d’un garagiste et d’un informaticien qui réparent, respectivement, une voiture et un ordinateur. Cependant, il existe d’autres cas où les compétences nécessaires pour offrir ces prestations sont en cours d’acquisition. Latour donne à ce propos l’exemple d’un peintre qui est dans le processus d’apprentissage de sa propre technique de composition. Ce sont les énonciations techniques — l’observation de son maître, les tentatives ratées, les brouillons — qui permettent d’engendrer d’une part les compétences du sujet, et d’autre part des objets bien réalisés. « On pourra parler de pliage technique pour le montage si délicat d’habitudes musculaires qui font de nous, par apprentissage, des êtres compétents doués d’un savoir-faire »31. À la fin du processus, la résistance modifiée n’est plus seulement celle des composantes matérielles des êtres — comme dans le cas de l’arbre —, mais aussi la résistance musculaire et pragmatique des sujets. Après un nombre suffisant d’énonciations, le peintre aura acquis la compétence nécessaire pour réaliser plus facilement une œuvre bien « formée »32. Dans ce cas-là, nous pouvons voir à quel point les énonciations sont prioritaires par rapport à l’émergence de sujets compétents et d’objets bien formés. « La compétence, là encore, là comme partout, suit la performance, elle ne la précède pas »33.

Note de bas de page 34 :

 Op. cit., p. 236-237.

c) Enfin, si nous suivons les réflexions de Latour, nous percevons que la technique se pose à la base de toute énonciation et fait de cette dernière une catégorie plus inclusive que la catégorie linguistique ; c’est avec la technique que nous rencontrons la première série de débrayages à partir de l’expérience. Avec elle fait « irruption dans le monde un déhanchement de l’action qui permet de différencier deux plans, le plan de départ et celui vers lequel on a justement débrayé en y installant d’autres acteurs qui possèdent une résistance, une durée, une dureté différentes […]. Quelle que soit la technique, c’est bien ce qui permet, non pas de faire, mais de faire faire »34.

2.2. La dimension technique de l’énonciation

Il est possible d’approfondir le fonctionnement de la technique avec la notion d’instauration, que Latour propose en substitution à celle de constructivisme. Celle-ci nous permet de résumer les considérations que nous avons présentées à propos de la technique et d’en vérifier la présence dans les énonciations linguistiques.

Tout d’abord, comme nous l’avons observé, la technique permet de faire faire, parce qu’elle crée un dédoublement de l’action, un débrayage qui engendre un processus de délégation et un hiatus entre l’acteur, le lieu et le temps de ce qui a été produit techniquement (par exemple, une aspirine) et le temps, le lieu et l’acteur de son utilisation effective (notre mal de tête).

Note de bas de page 35 :

 Op. cit., p. 295.

Avec les pliages techniques [TEC], nous obtenons ce que les sémioticiens prenaient pour acquis dans les récits mais qu’il faut d’abord engendrer par un mode d’existence très particulier : le débrayage de l’énoncé, de l’énonciateur et de l’énonciataire, déhanchement tout à fait impossible sans l’invention technique. Avec ce mode, la reprise commence vraiment et donc la prolifération des espaces, des temps, des actants.35

Ensuite, l’action de la technique a une direction incertaine, parce qu’elle n’est pas déterminée par son sujet qui domine des matériaux, ni par des matériaux qui s’imposent au sujet. Latour propose l’exemple d’un artiste qui joue avec des marionnettes dans un spectacle : il serait difficile d’établir à quel point c’est l’artiste qui joue avec son pantin et quand, au contraire, c’est la marionnette qui guide, répond, résiste à ces mêmes mouvements. Nous pouvons appliquer ces mêmes considérations à propos d’une œuvre littéraire : Balzac, par exemple, répétait que c’était ses personnages qui le dirigeaient. L’instauration est donc un événement énonciatif qui produit, à travers un travail de modification des résistances réciproques, soit le sujet avec ses compétences, soit des objets.

Enfin, l’instauration peut se révéler efficace ou non : un roman peut être bien écrit, un spectacle de marionnettes bien réalisé, une aspirine bien adaptée à notre mal de tête. Cette considération, en apparence banale, montre sa validité si nous l’envisageons par rapport à l’évolution historique d’une société : des procédures techniques qui étaient efficaces à une époque sont susceptibles de devenir obsolètes ou dangereuses à une autre.  

Note de bas de page 36 :

 Bien entendu, l’acquisition des compétences techniques et la dynamique de black-boxing qui va avec peuvent prendre des formes très différentes selon les objectifs communicationnels et le degré de proximité avec les langues déjà connues.

Cela dit, anticipons quelques considérations provisoires concernant la langue. Plus précisément, nous pouvons déceler une importante dimension technique dans son fonctionnement. En effet, même dans la langue, il y a une délégation technique. Le fait que le langage parlé n’ait pas de support duratif ne doit pas suggérer qu’il n’en possède pas du tout : simplement, la matière sonore oblige à partager le lieu d’énonciation et elle ne garantit pas le même coefficient de permanence qu’un livre imprimé ou qu’une aspirine. Les autres acceptions de la médiation technique sont toutes bien représentées, parce que la langue offre la même dynamique d’émergence des compétences que toutes les technologies : quand nous utilisons notre langue maternelle, nous ne faisons pas attention aux mécanismes complexes qui en règlent le fonctionnement étant donné que l’effet de black-boxing dû à son utilisation habituelle nous les a fait oublier. Au contraire, si nous devons commencer à utiliser une langue étrangère, c’est seulement après de nombreuses tentatives et des heures d’étude que nous parviendrons à comprendre le positionnement correct des verbes, les accords entre les noms et les adjectifs, la concordance des temps, etc. Pendant un premier stade, nous devons continuer à utiliser la langue en étant attentifs, en nous rappelant les règles qui en assurent l’exactitude. Autrement dit, les compétences nécessaires pour parler correctement une langue — compétences que nous pouvons entendre comme techniques — ne surgissent qu’après plusieurs énonciations36.

Quant au degré de résistance, dans le cas qui nous occupe, il s’agit de notre résistance à la nouvelle langue, qui se réduit progressivement et engendre des objets bien formés (nos énonciations correctes) et un sujet compétent (capable d’utiliser la langue). C’est seulement à partir de là, une fois que la technologie linguistique est domestiquée, que nous pouvons l’oublier à travers l’effet de black-boxing.

Note de bas de page 37 :

 Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale 2, Paris, Gallimard, 1974.

Enfin, il n’est pas inutile de rappeler que la langue produit elle-même des dédoublements de l’expérience – des débrayages – à partir du moment où elle commence à être utilisée : la théorie de l’énonciation linguistique, élaborée par Emile Benveniste37, naît exactement du constat que le système-langue est pris par un utilisateur unique qui, à travers un acte de parole, se constitue en tant que sujet, en produisant un discours. D’où l’appareil formel de l’énonciation, qui signale ce dédoublement de l’expérience à travers un groupe de catégories spéciales nécessitant le partage des coordonnées spatio-temporelles pour être comprises : les pronoms personnels, les déictiques, les adverbes de temps et de lieu, les temps verbaux. Ces catégories doivent leur particularité au débrayage technique que la langue réalise par rapport à l’expérience : il s’agit des catégories qui soulignent la production du discours et des sujets à travers des instaurations sonores. Elles laissent entrevoir le rapport entre l’énoncé produit et les procédures d’énonciation ; elles signalent la délégation, le faire faire, le déplacement entre la langue et l’être, même s’il s’agit d’une délégation incomplète vu que le sujet émerge avec le discours mais qu’il reste présent avec lui. Nous pouvons ainsi identifier une dimension technique au cœur du fonctionnement de la langue.

2.3. La fiction comme figuration

Cependant, les langages ne se limitent pas à être des technologies, ni de simples instaurations. Il est impossible d’expliquer leur complexité sans parler de leur capacité à évoquer, à décrire, à figurer ce qui n’est pas présent, d’en extraire des discours et des récits.

Note de bas de page 38 :

 Latour, op. cit., 2012, p. 252.

Nous avons vu qu’à partir des êtres et de leurs trajectoires, la technique intervient en changeant leur degré de résistance et en produisant, via un débrayage, des objets, des compétences et des sujets. La fiction intervient encore une fois sur ces objets et sujets et, à travers une nouvelle série de débrayages, laisse émerger des figures. Il s’agit d’une présence particulière car les figures qui sont produites à partir des matériaux ont une existence vacillante : nous devons la maintenir, la prolonger, la reprendre. Nous avons précédemment présenté l’exemple d’un arbre qui suit sa trajectoire d’existence, sur laquelle intervient la technique qui le transforme en une table dont la résistance et la forme sont changées. Dans le cas de la fiction, l’intervention de la technique est tout aussi nécessaire, mais la modification des matériaux laisse émerger, plutôt qu’une table, une surprenante figure anthropomorphe. Pour ces raisons, Latour définit les figures comme « des matériaux ébranlés » qui « ne tiennent qu’aussi longtemps que l’ébranlement continue »38.

Note de bas de page 39 :

 Umberto Eco, Trattato di semiotica generale, Milan, Bompiani, 1975.

Note de bas de page 40 :

 Andrea Valle, « Cortocircuiti : modi di produzione segnica e teoria dell’enunciazione », in C. Paolucci (éd.), Studi di semiotica interpretativa, Milan, Bompiani, 2007, p. 385-392.

La fiction est ainsi redevable de la technique, qui est – pour sa part – déjà obtenue à travers une déformation des êtres. Cette triple transformation est à la base de toutes les fonctions sémiotiques et nous permet de préciser une syntaxe générale de l’énonciation. Celle-ci se compose de l’adjonction d’une production technique à une figuration fictionnelle. Des hypothèses cohérentes ont été proposées par Eco dans la seconde partie de son Trattato di semiotica generale39 : il s’agit de la construction d’un signal à partir de ses propres composantes physiques (côté technique), qui pourrait être l’objet d’inférences et donc être transformé en une expression combinée à un contenu (côté fiction). L’accumulation de ces productions construit et modifie les résistances sémantico-pragmatiques privilégiées qui s’inscriront dans le code général de l’Encyclopédie. Andrea Valle40 remarque qu’il s’agit d’une « isotopie de la production » : l’institution d’un signal physique suppose le travail d’anticipation du destinateur, qui prévoit les interprétations des possibles destinataires à travers une opération métasémiotique ; il s’agit de l’instauration technique chez Latour. Cette première opération sera parcourue de façon inverse par le destinataire qui, à travers un processus inférentiel, reconnaîtra la production ; il s’agit de la figuration fictionnelle chez Latour. La différence déterminante est l’insistance de Latour sur un travail inférentiel particulier, celui de la figuration.

2.4. Technologies de la fiction

Comme dans le cas de la technique, il y a des précisions à apporter pour rendre compte de ce processus d’engendrement sémiotique des figures.

Note de bas de page 41 :

 Latour, op. cit., 2012, p. 248-249.

Note de bas de page 42 :

 Op. cit., p. 248.

a) À l’instar de l’énonciation technique, l’événement pratique de la fiction est prioritaire par rapport au sujet qui projette du sens et l’objet qui l’impose. Ces deux entités émergent dans un second temps, par le biais d’un effet de recul, après le travail de modification des résistances : dans ce cas, on ne parlera pas de résistances techniques et pragmatiques, mais bien de résistances esthétiques et sémantiques. Latour est clair sur ce point : il ne s’agit pas de projeter une « pathétique subjectivité », il ne s'agit pas non plus d’un travail de notre imagination, car l’œuvre de fiction exige de participer à « son trajet d’INSTAURATION »41. Au contraire, c’est exactement cette participation que nous permet d’atteindre notre subjectivité : « Si l’œuvre a besoin d’une interprétation subjective, c’est dans ce sens très particulier de l’adjectif que nous y sommes assujettis, ou plutôt que nous y gagnons notre subjectivité »42. C’est seulement à partir de l’énonciation fictionnelle, du rapport prédicatif, qu’un sujet est produit, en gagnant sa propre imagination : il est projeté dans d’autres lieux et à d’autres époques, il est prêt à suivre les exploits des acteurs. Ces projections se retrouvent soit à propos des délégués narratifs et artistiques, soit à propos des délégués scientifiques, dont les procédures sont plus contrôlées. Enfin, nous pouvons affirmer que la trajectoire de la fiction nous prédique doublement : d’une part, elle exige notre capacité de prolonger ses œuvres à travers le travail de notre figuration ; d’autre part, ce sont les figures et les œuvres qui doivent nous énoncer, nous rendre sensibles à leurs éléments, nous rendre pleinement sujets.

Note de bas de page 43 :

 Jacques Fontanille, Soma et Séma. Figures du Corps, Paris, Maisonneuve et Larose, 2004 et « Du support matériel au support formel », in Arabyan et Klock-Fontanille (éds.), L’Ecriture entre support et surface, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 183-200.

Note de bas de page 44 :

 Latour, op. cit., 2012, p. 251.

Note de bas de page 45 :

 Francesco Antinucci, Parola e immagine. Storia di due tecnologie, Rome-Bari, Laterza, 2011.

Note de bas de page 46 :

 Roger Odin, De la fiction, Bruxelles, De Boeck, 2000.

Note de bas de page 47 :

 Dans Sémiotique de la photographie (2011), Dondero offre une perspective qui souligne d’un côté les risques d’opérer une ontologisation du medium, et de l’autre ceux de considérer les œuvres seulement pour leurs formes et pas pour leur substance expressive : « Étudier les différents types de support et les techniques de l’apport nous permet de rendre significative la substance de l’expression, et non seulement la forme de l’expression. Cette approche peut s’avérer heuristique si on sauvegarde la désontologisation de la genèse et si en même temps on parvient à rendre compte des traces du faire en tant que mémoire syntaxique de l’énoncé » (p. 49).

Note de bas de page 48 :

 Latour, op. cit., 2012, p. 254, nous soulignons.

Note de bas de page 49 :

 Maria Giulia Dondero et Jacques Fontanille, Des images à problèmes. Le sens du visuel à l'épreuve de l'image scientifique, Limoges, PULIM, 2012.

Note de bas de page 50 :

 La sémiotique a rarement travaillé sur ce point, préférant soit se concentrer sur des langages spécifiques — à savoir le cinéma, la photographie, etc. —, soit s’en tenir au niveau théorique. Une exception importante est liée au concept de syntaxe figurative proposé par Fontanille (2004), qui décrit aussi les champs sensoriels impliqués. Nous pensons qu’il s’agit d’un point nodal de la réflexion future sur l’énonciation. En dehors de la discipline, Jean-Marie Schaeffer (1999) distingue sept dispositifs d’immersion et leurs effets sur la posture interprétative des spectateurs. Il est curieux de remarquer que Schaeffer considère ces postures hors d’une réflexion sémantique parce qu’elles seraient uniquement liées à des régimes pragmatiques. Eco (1984) avait déjà remarqué que le système sémantique contient des instructions pragmatiques pour l’interprétation. François Rastier (2011) insiste aussi sur l’obsolescence des divisions entre sémantique, syntaxe et pragmatique, surtout à propos des notions de genre et de norme, qui sont strictement liées aux postures d’interprétation et aussi aux régimes fictionnels organisés par les différents dispositifs de figuration.     

b) Il faut distinguer différentes modalités d’extraction et de figuration, sur la base des différentes technologies de la fiction. L’intérêt pour les supports et les médias, de la part de la sémiotique, est relativement récent43, cette dernière s’étant traditionnellement davantage intéressée aux processus de génération du sens qu’à ses manifestations effectives. Dans deux passages très précis, Latour insiste sur l’importance des différentes modalités de figuration. « À chaque fois qu’un petit amas de mots fait saillir un personnage ; chaque fois que de la peau tendue d’un tambour on tire aussi un son ; chaque fois que d’un trait sur une toile on extrait en plus une figure ; chaque fois qu’un geste sur scène engendre par surcroît un personnage ; chaque fois qu’un morceau de glaise fait naître par addition l’ébauche d’une statue »44. La citation souligne le fait que, malgré la permanence du principe général, les modalités d’émergence des figures sont extrêmement différentes. À ce regard, Francesco Antinucci, dans Parola eimmagine. Storia di due tecnologie45, explique que la langue écrite nous demande une résolution inférentielle de type symbolico-reconstructive, tandis que les images demandent une reconstruction plus proche de la multimodalité de notre expérience quotidienne. Pour simplifier, nous pouvons dire que les images nous demandent un travail inférentiel — une figuration — qui comporte moins de médiations. Il s’agit de considérations de prime abord banales pour certains, mais qui se retrouvent dans l’œuvre de Latour avec une curieuse insistance, ce qui suggère la possibilité de les remettre au centre de la réflexion. Roger Odin46, par exemple, dans une étude dédiée à la fiction cinématographique, reprend des considérations de Christian Metz pour distinguer le degré de « fictivisation » de chaque langage, donné par le rapport entre la richesse perceptive du signifiant et la présence des éléments mobilisés. Concrètement, le cinéma possède une haute richesse perceptive mais une profonde irréalité ; tandis que, pour la littérature, la faible densité perceptive de ses matériaux de départ peut engendrer des figurations très fortes, ce qui amène à un rapport plus équilibré. Il y a certainement le risque d’une ontologisation, dans ces considérations, parce qu’il n’est pas possible d’isoler des procédures discursives exclusives à chaque média — pour la simple raison qu’elles sont souvent transversales aux supports —, mais cela ne signifie pas que nous ne devons pas distinguer un récit de mots et un récit d’images. Et, surtout, leurs différentes modalités d’engendrement esthétique47. Latour est explicite sur ce point : « L’expérience est si courante que nous risquons de ne plus y être sensibles. Une musique commence, un texte est lu, un dessin s’ébauche et “nous voilà partis”. Où ? Ailleurs, dans un autre espace, dans un autre temps, dans une autre figure ou personnage ou atmosphère ou réalité, selon les degrés de vraisemblance, de figuration ou de mimétisme de l’œuvre »48. Nous pourrions nous interroger sur la typologie de délégation figurative — le faire faire — que les différentes technologies de la fiction nous demandent. Dans le cas de l’imagerie scientifique, Fontanille et Dondero49 parlent d’un débrayage-exploration pour décrire les processus à travers lesquels le signal d’une échographie, par exemple, traverse les résistances du corps jusqu’à en offrir une visualisation. À partir du même principe, il serait intéressant d’approfondir les modalités de figuration requises par les différents débrayages construits par les technologies de la fiction : un roman écrit nous fait imaginer des lieux, des temps et des dialogues qui ne sont pas présents à travers un processus de transduction inférentielle, quand un film nous fait écouter et voir directement des délégués perceptifs50.

Note de bas de page 51 :

 Eco, op. cit., 1975, p. 211, nous traduisons.

Note de bas de page 52 :

 Iuri Lotman, « Du rapport primaire/secondaire dans les systèmes modelants de communication », Sémiotique, Paris, 81-84, 1974, p. 38-42.

Note de bas de page 53 :

 Barthes, op. cit., 1964.

c) Considérer les langages selon une trajectoire unique implique de porter une attention accrue aux procédures qui les font jouer ensemble, plutôt qu’à leurs différences. En considérant la fiction comme le moment final d’un enchaînement de trois trajectoires — avec celles de l’être et de la technologie —, Latour souligne l’impossibilité d’opposer un domaine du « symbolique » à un domaine du « matériel ». Autrement dit, avec Eco, « le fait que la sémiosis vive comme un fait dans un monde de faits limite la pureté absolue de l’univers des codes »51. La fiction est une trajectoire qui se développe de façon oblique par rapport aux autres dans le sens où, avec ses propres moyens, elle en suit et en reconstruit le parcours. Les êtres s’énoncent parfaitement selon leur propre modalité : pour en suivre les tendances, il serait nécessaire de passer d’un signe à une action, d’une action à un matériau et, seulement parfois, d’un signe à un autre signe. Il est ainsi évident que la collaboration entre les technologies de la fiction est plus importante, pour expliquer une expérience sémiotique, que les différences. La primauté de la langue verbale a souvent été avancée, il suffit de citer l’idée d’un système de modélisation primaire de Iuri Lotman52 ou la translinguistique de Roland Barthes53. Latour insiste, au contraire, sur les aspects de collaboration qui transforment les différents langages en une seule trajectoire. Par exemple, en ce qui concerne la science, il rappelle la nécessité d’éclairer un phénomène de plusieurs points de vue, grâce à la construction d’une chaîne de connaissance équipée : les différentes technologies de la fiction — un diagramme, un récipient gradué, un texte écrit, etc. — doivent collaborer entre elles, chacune avec ses propres processus d’extraction et de figuration.

Note de bas de page 54 :

 Eco, op. cit., 1975, p. 235, nous traduisons.

La conclusion […] sera que sans doute le langage verbal est l’artifice sémiotique le plus puissant que l’homme connaisse ; mais qu’il existe cependant d’autres artifices capables de couvrir des portions de l’espace sémantique général que la langue parlée ne parvient pas à toucher à chaque fois.54

3. Habitudes et Encyclopédie

Note de bas de page 55 :

 Eco fait référence surtout à Charles Sanders Peirce, inventeur du pragmatisme, tandis que Latour profite de son contemporain et ami William James. Il est plus important de noter que les considérations qui sont extrapolées restent valables pour les deux. La dynamique de l’habitude, par exemple, reste la même : elle voile le cours d’une action, mais un effort d’attention est suffisant pour remarquer les compétences qu’elle a cachées. Alors, tant dans la réflexion de Latour que dans celle d’Eco, une idée critique de la sémiotique apparaît : une discipline du faire attention, qui ne hiérarchise pas les expériences mais qui, au contraire, tente d’expliquer les articulations des expériences à l’intérieur de ces dernières. Il s’agit de la même idée chez Jacques Fontanille (2014), lorsqu’il insiste sur une vocation épisémiotique de la discipline.

Les trois trajectoires identifiées constituent une syntaxe générale de l’énonciation, sur la base des matériaux modifiés, des compétences produites et des modalités de figuration requises. Arrivé à ce point, il nous faut préciser que nous parlons d’une syntaxe formelle : il ne s’agit pas d’un enchaînement d’étapes successives, mais d’une superposition des régimes d’énonciation impliqués logiquement. Là où il y a fiction, il y a nécessairement un travail technique particulier sur des êtres, sans que toutefois la technique ne vise forcément à obtenir des figurations. En résumé, la fiction présuppose toujours un pliage technique particulier (présupposant lui-même une modification des êtres) mais d'une part, ces trois passages sont souvent une pratique d’énonciation singulière (un seul passage impliquant la superposition de trois trajectoires) ; et d'autre part, cette chaîne de présuppositions ne reste pas valide dans le sens inverse. Cependant, cette syntaxe ne nous permet pas d’expliquer la sédimentation des compétences et des occurrences sémiotiques singulières, il reste donc à prendre en considération leur stratification. À cet égard, Latour récupère du pragmatisme américain le concept d’habitude. Il le décrit comme l’un des modes d’existence essentiels en ceci qu’il stabilise le travail de toutes les autres trajectoires. Comme pour Eco, pour qui les unités culturelles s’inséraient dans le système encyclopédique à travers des habitudes stabilisées, Latour explique les valeurs, les compétences et leurs modifications par un mécanisme identique55.

Note de bas de page 56 :

 Latour, op. cit., 2012, p. 279.

Selon Latour, c’est l’habitude qui produit l’immanence car elle transforme toutes les discontinuités spécifiques de chaque trajectoire — leurs mini-transcendances — en une continuité automatique. Les habitudes ont un rôle fondamental parce qu’elles nous permettent de commencer une activité sans en questionner le statut. Grâce à elles, nous entrons dans une trajectoire de sens sans commencer, à chaque fois, dans le doute : « l’habitude a bien pour effet de rendre IMPLICITE l’immense majorité des cheminements sans pour autant que l’adjectif EXPLICITE veuille dire “formel” ou “théorique” »56.

Note de bas de page 57 :

 Op. cit., p. 271.

Pour éclairer cette dynamique, Latour explique comment la trajectoire de l’habitude s’intègre aux autres. Dans le cas de la technique, par exemple, nous avons vu que cette pratique produit des objets bien formés et des sujets compétents. Latour spécifie que c’est la répétition des énonciations — processus engendrant l’habitude — qui permet la formation de ces compétences : « Tant que je suis malhabile à poser des cloisons de parpaings, je sens le vif passage de l’influx technique, mais une fois agencé le subtile montage de réflexes nerveux et musculaires en rapport avec chaque outil et chaque matériau, j’aligne la suite des travaux et des jours, sans même “m’en rendre compte”, comme si j’étais totalement ajusté à ma tâche »57.

Le même processus est valable pour la trajectoire de la fiction, que Latour approfondit avec l’exemple des genres littéraires. D’après lui, quand nous commençons à lire un roman policier, nous sommes déjà prêts à répondre à ses expédients, même si nous n’avons regardé que distraitement les premières pages. L’accumulation de textes de la même typologie et la compétence qui provient de nos habitudes de lecture nous rendent a priori sensibles à ces mécanismes, à ces procédures de figuration, à la gestion des rythmes. Dans ce cas, l’habitude travaille à travers la sédimentation de traits sémantiques, en modifiant notre sensibilité sur la base des habitudes productives et interprétatives des énonciations fictionnelles. Pour souligner le fait que les habitudes sont aussi liées aux supports et aux formats — et à différentes opérations de figuration esthétique —, Latour propose l’exemple des films d’animation ; il suggère la possibilité de retrouver des habitudes perceptives que les technologies de la fiction requièrent :

Note de bas de page 58 :

  Op. cit., p. 272.

Nous ne trouvons rien de paradoxal à visionner en continu un film d’animation tout en sachant parfaitement (mais en l’oubliant plus parfaitement encore) qu’il est composé d’un défilement d’images fixes. Il faut donc bel et bien quelque effet spécial pour engendrer la continuité : celui que dessine les habitudes prises, mais à condition de faire passer le film à une certaine vitesse, et une fois seulement que chaque vue en aura été peinte à grand-peine. L’IMMANENCE est bien là, mais ce n’est jamais qu’une impression, et même une impression rétinienne, laissée par autre chose qui passe.58

À la lumière de ce principe général, nous pouvons récupérer la notion d’Encyclopédie d’Eco : le système sémantique global en transformation continue, dans lequel les occurrences n’ont pas un ordonnancement hiérarchique mais bien rhizomatique. Le sens d’une occurrence n’est pas identifiable en lui-même parce qu’il est lié aux parcours intertextuels ; dès lors, pour suivre la signification d’une occurrence, il faut passer d’un signe au suivant par le biais d’images, de textes, etc. Il est nécessaire d’explorer plusieurs stratifications temporelles de la praxis énonciative à travers une production en chaîne des interprétants, qui est potentiellement infinie. L’Encyclopédie est donc une hypothèse régulatoire liée aux résistances sémantiques engendrées par l’incessante production des signes. Le sens ne peut être précisé que localement, en découpant les réseaux des parcours encyclopédiques autour d’occurrences singulières. Si nous relisons ce postulat à la lumière des hypothèses de Latour — surtout pour ce qui est de la technique, de la fiction et de l’habitude —, nous pouvons transformer cette hypothèse régulatoire en une hypothèse opératoire. Les énonciations singulières dynamisent l’Encyclopédie en modifiant la résistance de ses parcours interprétatifs privilégiés, à travers une sédimentation technique des occurrences, qui produisent des compétences productives, des capacités de figuration et des stabilisations sémantiques. Postuler une dimension technique de l’Encyclopédie signifie substituer aux parcours intertextuels une trajectoire intermédiale dessinée par plusieurs technologies de la fiction.  

4. Conclusions

Nous avons démontré qu’il est possible de construire une convergence entre la sémiotique interprétative d’Eco et l’anthropologie des Modernes de Latour. À partir de leurs hypothèses ontologiques respectives, nous avons dessiné une syntaxe générale de l’énonciation qui peut nous aider à préciser la dynamique du système sémantique, à savoir l’Encyclopédie. Les trajectoires de l’être, de la technique et de la fiction se développent ainsi en superpositions, mais obéissent au même principe : celui d’une modification des résistances obtenue à travers des pratiques d’énonciation. Chaque trajectoire produit un faire faire spécifique et aussi, par le biais d’un effet de recul, des compétences subjectives et des entités objectales. En plus, ces principes généraux représentent des possibles parcours d’approfondissement théorique.

En ce qui concerne la technique, elle modifie le degré de résistance des êtres et des matériaux, en produisant des compétences pragmatiques et, éventuellement, des objets. Il s’agit aussi du premier débrayage à partir de l’expérience, qui la redouble à partir de l’instauration. La fiction se superpose logiquement à ce premier travail, sous la forme d’une modification technique spécifique : elle extrait des figures qui demandent à être prolongées. La résistance ici modifiée est celle des matériaux, mais aussi celle de notre sensibilité et de notre imagination énoncées par les œuvres de fiction. À partir de là, il serait possible d’approfondir les diverses modalités d’extraction et les différents processus de figuration que chaque technologie de la fiction organise. Enfin, l’habitude intervient via un processus de stabilisation de ces principes, en modifiant les résistances encyclopédiques.

Note de bas de page 59 :

  Op. cit., 2007

Note de bas de page 60 :

 Claudio Paolucci, Strutturalismo e interpretazione, Milano, Bompiani, 2010.

Le rapport entre les occurrences singulières et la praxis énonciative peut ainsi être approfondi. Les sujets sont certainement les lieux de passage entre les parcours interprétatifs privilégiés et les modulations singulières. Selon Patrizia Violi59, nous pouvons dire que le sujet est « dit » par l’Encyclopédie : il s’agit d’un sujet ergatif projeté par la prédication culturelle. De même, l’émergence des énonciations singulières à partir du système général peut être précisée. Claudio Paolucci, dans Strutturalismo e interpretazione60, formule le rapport entre la simple énonciation subjective et la praxis impersonnelle de l’Encyclopédie :

Note de bas de page 61 :

  Op. cit., 2010, p. 481, nous traduisons

Il nous semble alors pouvoir reconnaître ce rapport dans la modulation d’un point de vue (celui des virtualités encyclopédiques) à partir d’un autre point de vue (celui du sujet), qui définit un enchaînement énonciatif dans lequel une énonciation impersonnelle (les habitudes encyclopédiques, les clichés, les stéréotypes (…)) est prise dans un énoncé.61

Les trajectoires de la technique, de la fiction et de l’être nous permettent d’identifier la formation de ces clichés et de ces habitudes interprétatives qui constituent l’énonciation impersonnelle de la culture. Par la répétition des instaurations techniques d’un côté et celle d’extractions fictionnelles de l’autre, les technologies de la fiction et leurs procédures en évolution restructurent les résistances du système en produisant des compétences techno-pragmatiques et esthético-fictionnelles.