Márta GRABÓCZ, Musique, narrativité, signification, Préface de Charles ROSEN, L’Harmattan, Collection « Arts et Sciences de l’art », 2009, 380 pages

Francesco Spampinato

Institut d’Esthétique, d’Arts et Technologie (IDEAT), UMR n°8153 CNRS/Sorbonne
Université UPMAT de Rome, Centre de Globalité des Langages

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Texte intégral

Les résultats de plus de vingt ans de recherches menées dans le domaine de la signification et de la narrativité musicales, voilà ce que nous propose Márta Grabócz (professeur à l’Université de Strasbourg, UFR Arts, et Institut Universitaire de France) dans cet ouvrage. Si l’on considère que l’auteur est parmi les plus grands spécialistes de ces questions, on pourra reconnaître que ce livre récapitule tout un pan de l’histoire de la sémiotique musicale. Ce sera donc un outil de travail incontournable pour tous ceux qui s’intéressent à cette discipline.

Dans l’ouvrage, l’auteur se penche sur des thèmes de recherche qu’elle a abordés entre 1984 et 2007 (lors de séminaires, de colloques, ou dans les articles publiés par des revues scientifiques). Dans ce livre, ces travaux sont alimentés par une réflexion constante sur l’état actuel de la recherche musicologique et sémiotique, et par la perspective plus large donnée par une vision d’ensemble du parcours scientifique de l’auteur.

C’est ainsi que Márta Grabócz non seulement nous livre un panorama vaste et cohérent d’un itinéraire personnel de recherche très long et très riche, mais conçoit ce volume comme un macro-texte autonome, comme une contribution véritablement nouvelle à la recherche actuelle sur les sujets traités. On constate que chaque essai conserve assez de son autonomie pour que le lecteur puisse choisir, s’il le souhaite, son propre parcours de lecture en fonction des thèmes abordés ou de l’époque des répertoires musicaux analysés : d’un chapitre à l’autre, les notions et les définitions sont souvent reprises, dans une perspective à chaque fois différente.

De plus, une autre lecture, transversale, nous paraît possible : celle qui traverserait le volume pour reconstituer, avec les paragraphes consacrés aux définitions des différentes notions utilisées, une sorte de « dictionnaire dynamique de la narratologie musicale ». Avec une grande capacité de synthèse et une rare clarté « pédagogique », Márta Grabócz nous fournit, au fur et à mesure, l’histoire et la définition de concepts tels que « narrativité », « narratologie », « signification musicale », « topique », « intonation », « isotopie », « programme narratif », « syntaxe discursive », « sémiostylistique »…

Les seize articles se regroupent en quatre grandes sections : une première partie consacrée à la théorie de la narrativité et à ses applications musicales, et trois autres sections consacrées à la pratique d’analyse narratologique portant respectivement sur des œuvres de Mozart et de Beethoven (deuxième partie), des œuvres pour piano de Liszt (troisième partie), des œuvres de Bartók et des opéras contemporains (troisième partie).

Après la préface, rédigée par un autre illustre spécialiste de la signification et de l’analyse musicales, Charles Rosen, Márta Grabócz présente ses travaux dans une introduction éclairante indiquant au lecteur les axes autour desquels s’articule l’ouvrage. Ces premières pages offrent les clés de lecture du volume entier, non seulement grâce à l’illustration du parcours de recherche de l’auteur, depuis les années 1980, mais aussi grâce à l’introduction des deux notions que les chapitres du livre se proposent de décliner selon différents points de vue et différents répertoires d’application : la signification et la narrativité. C’est ainsi que, pour Márta Grabócz,

la signification musicale – en rapport aux œuvres écrites entre les XVIIe et XIXe siècles – serait la reconstruction verbale d’une compétence musicale perdue, d’un certain savoir musical oublié à travers les âges, savoir qui était malgré tout perpétué dans la pratique musicale grâce aux interprètes, transmis d’une génération à l’autre par les écoles instrumentales et vocales. La notion de signification couvrirait les types expressifs au sein de chaque style musical, types qui seraient liés aux mêmes formules musicales techniquement parlant, désignant les mêmes « unités culturelles » reconnues par les membres de la culture et la société données (p. 12).

Quant à la « narrativité » ou « narratologie » musicale, il s’agirait du « mode d’organisation expressive d’une œuvre instrumentale » (p. 16).

L’analyse narrative en musique viserait le fonctionnement du discours musical du point de vue de la construction des unités expressives (construction dans l’enchaînement des topiques ou des intonations, etc.). Ce type d’approche complétera évidemment le travail analytique traditionnel qui convoquera les théories de la structure (forme) musicale, celles de l’analyse motivico-thématique, harmonique, de l’orchestration, etc. (p. 16).

Comme pour la narratologie littéraire, la narratologie musicale recherche « les lois et les règles dans la construction du contenu expressif » (p. 18). Il ne s’agit pas de reconnaître d’éventuels renvois « occasionnels » à des contenus extra-musicaux ou « culturels », mais de saisir la « relation » entre les termes, « le dénouement de leur intrigue » (p. 18). Et Grabócz de citer la Sémantique structurale de Greimas : « c’est l’apparition de la relation entre les termes qui est la condition nécessaire de la signification » (p. 18).

Le lien entre les notions de signification et de narrativité s’avère ainsi très étroit – et spécialement fonctionnel pour l’analyse –, puisque c’est grâce à l’étude des unités expressives typiques d’un style qu’on pourra mieux appréhender les dynamiques internes d’une pièce musicale et suivre « la courbe thymique évolutive » d’une œuvre donnée (p. 17).

Les quatre premiers chapitres de l’ouvrage composent une section unitaire ayant pour objectif de donner un aperçu des recherches sur la signification musicale – avec une étude des concepts de « topique » (références aux travaux de L. Ratner, R. Hatten, R. Monelle), d’ « intonation » (B. Asafiev, J. Ujfalussy, V. Karbusicky) et d’ « isotopie » (E. Tarasti) – et de la narrativité musicale en tant que « mode d’organisation de ces unités signifiantes à l’intérieur de la forme musicale » (p. 25). C’est dans cette partie du texte que Márta Grabócz présente son modèle de narrativité musicale en précisant qu’il existe « trois grandes catégories d’organisation des signifiés dans l’histoire de la musique occidentale depuis l’âge baroque » (p. 67). L’auteur se sert de deux catégories fondamentales définies par J. Ujfalussy et les complète d’une troisième catégorie. Un programme narratif peut en effet être extérieur – « la macrostructure musicale renonce aux règles habituelles des formes musicales codifiées au profit d’une séquence d’événements musicaux proposés par un texte, par la description d’un tableau, etc. » (p. 68) – intérieur (ou intériorisé) – « quelques éléments d’une histoire, d’un drame ou d’une action extra-musicale seront intégrés dans une structure musicale plus ou moins traditionnelle » (p. 70) – ou profond – « l’organisation des topiques est gouvernée par les règles qui correspondent à celles de la grammaire narrative de Greimas » (p. 74). Márta Grabócz a découvert que certains « grands mouvements » de Mozart, Beethoven, Liszt et Chopin sont « conformes au modèle transformationnel narratif décrit par Greimas » (p. 77), alors que la plupart des musiques instrumentales romantiques exploitent les règles de la narration d’une manière moins complexe et profonde. Ce modèle d’articulation des signifiés à l’intérieur d’un micro-univers sémantique propre à chaque œuvre apporte une contribution nouvelle à l’analyse musicale des œuvres des XVIIIe et XIXe siècles. D’excellentes exemplifications de cette analyse narratologique se trouvent dans la suite de l’ouvrage. Par exemple, dans la Symphonie « Prague » K. 504 de Mozart, on peut repérer dans l’exposition une dialectique entre, d’un côté, le thème pastoral, lié à une impression d’« équilibre », et, de l’autre côté, les sections en tonalité mineure apportant un sentiment de douleur et, finalement, de « déséquilibre ». Ce déséquilibre anticipe le drame et prépare l’explosion de la tension dans le développement. Cette organisation sémantique suit le schéma discursif passionnel décrit par Greimas et Fontanille dans la Sémiotique des passions. C’est ainsi que l’auteur montre, à l’aide de nombreux schémas et de pages de partitions orchestrales, que l’analyse narratologique permet d’étudier « la constellation spécifique des stylèmes dans le dernier style symphonique de Mozart » (p. 149).

L’utilisation de l’outil greimassien du « programme narratif » permet à Márta Grabócz de proposer une nouvelle méthode d’analyse des mouvements en forme sonate d’autres compositeurs. C’est en examinant les différents programmes narratifs du premier mouvement de l’op. 53 « Waldstein » de Beethoven que l’auteur parvient à reconnaître le propre des stratégies narratives de ce musicien : non seulement une stratégie de la procrastination, bien connue de ses contemporains, mais la création d’un mouvement véritablement évolutif et téléologique. Et Márta Grabócz est pleinement consciente de l’apport scientifique qu’une telle analyse peut fournir à la recherche musicologique : « Il existe des œuvres romantiques et dramatiques (ou narratives) où aucune analyse purement formaliste (exploitant l’ancienne terminologie et la description de l’analyse structurelle) n’arrive à décrire pleinement ce qui se passe dans un mouvement, si l’analyste ne tient pas compte des éléments dynamiques de la forme du contenu également » (p. 196).

Au cœur de l’ouvrage, nous retrouvons trois chapitres consacrés à l’analyse narrative d’œuvres de Franz Liszt, ce qui est d’autant plus intéressant que l’auteur est reconnu comme l’un des plus grands spécialistes du compositeur hongrois, dont on célèbre d’ailleurs en 2011 le 200e anniversaire (voir l’ouvrage Morphologie des œuvres pour piano de Franz Liszt, Paris, Kimé, 1996). Dans cette partie du volume, l’analyse se fait « intersémiotique » en ce qu’elle a pour but de repérer des structures narratives communes à la musique et à la littérature. On constate l’influence d’Oberman de Senancour sur la construction à variation de Liszt, qui crée une forme dite « évolutive » ou « de déploiement ». Le roman épistolaire de Senancour exacerbe, en effet, la rupture entre individu et société, déjà présente chez Byron. Le caractère individuel de l’action s’impose au détriment de sa portée historique et collective. Le contraste des fonctions disparaît et la narration devient une énumération sans dialectique, « un déroulement monothématique et linéaire » (p. 240). Chez Liszt, « c’est précisément dans sa pièce intitulée Vallée d’Obermann – écrit Márta Grabócz – qu’apparaît pour la première fois cette forme monothématique, construite sur l’énumération des épisodes indépendants » (p. 240). Plus loin, dans cette même perspective interartistique, sur la base de la notion de « trans-sémiotique pathétique » élaborée par G. Molinié, l’auteur montre qu’il est possible de confronter les configurations de stylèmes qui se présentent dans les œuvres pianistiques de Liszt avec « la forme du contenu » et la « substance du contenu » du Faust de Goethe.

Les chapitres suivants, consacrés à la musique du XXe siècle, ne sont pas moins riches en apports précieux pour la compréhension des phénomènes narratifs propres à la musique. Dans les œuvres de B. Bartók, par exemple, Márta Grabócz découvre un « scénario récurrent » que ce musicien « met en scène » depuis sa jeunesse jusqu’à ses dernières œuvres. Ce scénario est constitué de topiques récurrents (la nature, le héros, la métamorphose, les « moments cathartiques pénultièmes » qualifiés de topique « hongrois » par L. Somfai) et s’organise souvent selon une structure palindromique. C’est dans cette perspective que Márta Grabócz étudie, entre autres, l’Adagio de Musique pour cordes, percussion et célesta et le Preludio des Quatre pièces pour orchestre op. 12 du compositeur hongrois.

Dans les derniers chapitres, l’analyse se penche sur les compositeurs contemporains (P. Dusapin, F-B. Mâche, G. Dazzi) et, en particulier, sur l’opéra. Dans une logique qui se révèle anti-discursive, anti-linéaire et anti-téléologique, la stasis que l’on retrouve dans ces œuvres est, pour Márta Grabócz, « le défi lancé au XXe siècle musical » (p. 354). Ces pages du livre montrent quelles sont les différentes réalisations musicales de ce statisme.

Le volume s’achève par une constatation éclairante : on assiste, de nos jours, au retour du type de structuration le plus ancien : énumération, répétition, addition. « Assistons-nous à la fin (d’une période) de l’histoire – se demande l’auteur –, ou bien sommes-nous témoins d’un nouveau début ? ». Question qui ferme un parcours, celui de cet ouvrage, par un renvoi à son début, de manière circulaire, mais qui en ouvre à la fois un autre, non seulement sur les nouvelles stratégies compositionnelles du XXIe siècle, mais également sur les nouveaux horizons que ce livre ouvre à la musicologie grâce à l’intégration, toujours pertinente et appropriée, des multiples outils de l’analyse sémiotique et narratologique.