Interactions (socio) sémiotiques

Eric Landowski

Université de Vilnius

https://doi.org/10.25965/as.5894

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : ajustement, greimassisme, interaction, passions, pratique (vs utilisation), régime de sens, régime d’interaction, saisie (vs lecture), sens (vs signification), sensible, situation, socio-sémiotique, union

Auteurs cités : Gérard Bucher, Claude CALAME, Paolo FABBRI, Yvana FECHINE, José Luiz FIORIN, Jean-Marie FLOCH, Jacques FONTANILLE, Jacques GENINASCA, Erving GOFFMAN, Algirdas J. GREIMAS, Manar HAMMAD, Bernard S. JACKSON, François JULLIEN, Nijolé Kersyté, Massimo LEONE, Anna Maria LORUSSO, Gianfranco MARRONE, Francesco MARSCIANI, Ana C. de OLIVEIRA, Roberto Pellerey, Jean-Paul PETITIMBERT, Maria Pia POZZATO, Andrea Semprini, Georg SIMMEL, Pekka Sulkunen, Jean-Didier URBAIN

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Texte intégral

Voilà donc un siècle que Greimas naquit. Et déjà vingt-cinq ans qu’il nous a quittés. Lui que j’avais toujours cru sans âge, au point de ne pouvoir imaginer un avenir après sa mort, il est resté pour moi durant tout ce temps le même regard ironique et pourtant instigateur avec lequel, tout au long des vingt-cinq années précédentes, il m’avait guetté au jour le jour comme apprenti sémioticien. Indulgent pour ce que j’écrivais, il l’était moins en tête-à-tête, à l’égard de mes élucubrations. Si bien que ce centenaire un peu formel, un peu abstrait m’apparaît comme l’occasion de faire le point à propos d’unediscussion pour ainsi dire ininterrompue entre nous depuis rien moins qu’un demi-siècle !

Vu rétrospectivement, ce qui faisait problème ne fait plus tellement mystère : c’était de ma part une volonté probablement trop insistante de comprendre, et spécialement de comprendre ce que, pour nous sémioticiens, ce verbe, « comprendre », pourrait ou devrait vouloir dire. A force d’insistance, cela allait en tout cas me conduire à développer une perspective qui prétend prolonger, et même partiellement refonder le projet disciplinaire originel. Cela, pour l’essentiel, en interdéfinissant et en conjuguant entre eux plusieurs régimes de sens conçus comme autant de modes de compréhension du monde fondés sur une série de principes sémiotiques distincts mais faisant système. Mis en œuvre dans la dynamique des rapports vécus, ces régimes de sens se traduisent dans des régimes d’interaction qui, eux-mêmes, sur le plan des manifestations observables et analysables, se donnent à saisir à travers des façons de faire et des manières d’être, des genres de vie, individuels ou collectifs, des axiologies et des idéologies, des projets existentiels profondément différents les uns des autres, que ce soit en ce qui concerne les relations avec les choses (et, entre autres, les textes), avec la « nature », avec autrui, avec soi-même, ou encore avec d’éventuelles figures de la « Transcendance ». Et même, pour nous sémioticiens, en ce qui concerne nos rapports avec la sémiotique et notre manière de l’utiliser, ou mieux, de la construire, en la pratiquant.

Analyser les comportements, les discours, les objets, les visions du monde et leurs évolutions selon cette problématique constitue aujourd’hui l’une des voies possibles — dite « socio-sémiotique » — pour rendre compte, dans leur extrême diversité, des façons culturellement attestées de construire le « sens de la vie ». C’est donc contribuer au développement d’une anthroposémiotique. Pour cela, il aura fallu des années de travail sur des objets très divers à partir des concepts et des procédures inventés par Greimas, une multitude d’échanges avec lui et quelques autres relativement à la manière de les comprendre et d’en faire usage, et bon nombre de controverses avec une partie de son entourage, soucieuse d’orthodoxie. Mon objectif n’était en effet ni d’« appliquer la sémiotique » pour le plaisir d’en montrer la validité ni de la développer pour elle-même mais de la mettre au service de la compréhension des objets d’analyse, quitte à renouveler les modèles lorsque la matière à saisir échappait à ceux dont nous disposions.

J’évoquerai ici d’abord une série de facteurs dont le caractère ambivalent a marqué tout au long cette période. Puis je m’arrêterai sur quelques moments-clefs où la réflexion critique sur les problématiques, inspirée par la pratique des analyses et associée à l’effort de conceptualisation de l’expérience même, m’a amené à formuler de nouvelles questions, et de proche en proche à enrichir le corps des concepts théoriques pour aboutir au présent modèle des régimes de sens dans l’interaction. L’essentiel s’est joué autour de trois points : il était nécessaire avant tout de sortir du cadre langagier et textuel naguère tenu pour indépassable, ensuite d’élargir la portée du modèle narratif classique (qui ne prend en compte qu’un seul régime de sens et d’interaction), enfin de situer l’ensemble de la démarche au point de rencontre de l’intelligible et du sensible, du discret et du continu, du système et du procès, en cherchant à exploiter ce qui se joue dans l’intervalle entre les termes de ces dichotomies plutôt que de les envisager comme des pôles qui ne pourraient être explorés que séparément. Distinguer en vue non pas d’exclure mais d’articuler, l’exemple sur ce dernier point venait directement de notre mentor à tous.

1. Greimas et ses doubles

1. Deux en un

Note de bas de page 1 :

 Cf. Sémantique structurale, Paris, Larousse, 1966 (rééd. P.U.F., 1986), pp. 153-154 ; en contraste, Maupassant. La sémiotique du texte. Exercices pratiques, Paris, Seuil, 1976, pp. 131, 173-178, 187-189 et passim ; puis Langages, 70, 1983, « La mise en discours ».

Note de bas de page 2 :

 Cf. Sémantique structurale, op. cit., p. 8.

Si Greimas ne cherchait nullement à éluder les choix, il avait en revanche l’art de les dépasser. Lorsqu’il repoussait une problématique, c’était rarement de façon catégorique mais en général dans le but, « stratégique » disait-il, de sérier les difficultés, donc avec l’intention d’y revenir en temps utile. Ainsi, typiquement, de la problématique de l’énonciation, sciemment mise entre parenthèses dans Sémantique structurale mais pleinement intégrée à l’appareil analytique quelques années plus tard, notamment dans l’étude sur Maupassant, et ensuite reprise par tout son entourage1. De façon plus générale, si Sémantique structurale ne traite que de l’intelligibilité du discours, et même, plus étroitement, de la méthode de lecture des textes, son point de départ n’en consiste pas moins en une réflexion beaucoup plus large sur la « situation de l’homme » en tant qu’être sémiotique sollicité à chaque instant par les qualités sensibles du monde environnant2. C’était indiquer dès le départ la nécessité d’une théorie de la signification capable de dépasser les frontières du linguistique et même du sémiologique pour couvrir l’ensemble des dimensions signifiantes qui entrent dans l’expérience vécue, y compris celles qui ne sont ni signiques ni textuelles.

Note de bas de page 3 :

 Cf. « Conditions d’une sémiotique du monde naturel » in A.J. Greimas (éd.), Pratiques et langages gestuels, Langages, 10, 1968 (rééd. in Du sens, Paris, Seuil, 1970).

Note de bas de page 4 :

 Cf. A.J. Greimas, « Sémiotique figurative et sémiotique plastique » (1978), Actes Sémiotiques,VI, 60, 1984.  J.-M. Floch, « Le couteau du bricoleur », Identités visuelles, Paris, P.U.F., 1995, en particulier pp. 205-213 ; id., Lecture de Tintin au Tibet, Paris, PUF, 1997, pp. 39, 193-197. Voir aussi J. Geninasca, « Le regard esthétique », Actes Sémiotiques, VI, 58, 1984 (rééd. in La parole littéraire, Paris, P.U.F., 1997) ; E. Landowski, « Viagem às nascentes do sentido », in I. Assis Silva (éd.), Corpo e Sentido, São Paulo, Edunesp, 1996.

Note de bas de page 5 :

 De l’Imperfection, Périgueux, Fanlac, 1987.

Note de bas de page 6 :

 Pour la justification du « quasi », voir Maria Pia Pozzato, « L’arc phénoménologique et la flèche sémiotique » et Gérard Bucher, « De la perfection de la théorie à l’imperfection des lettres », in E. Landowski (éd.), Lire Greimas, Limoges, PULIM, 1997 ; Nijolé Kersyté, « La sémiotique d’A.J. Greimas entre logocentrisme et pensée phénoménologique », Actes Sémiotiques, 112, 2009.

D’où, dès 1968, les appels lancés, à vrai dire en vain, en faveur d’une sémiotique « du monde naturel »3, et un peu plus tard en direction d’une sémiotique plastique — cette fois avec succès grâce à la réceptivité, notamment, des « visualistes »4. La même préoccupation devait ensuite conduire, avec De l’Imperfection, à la naissance d’une problématique du sens intégrant les données sensibles de l’expérience esthésique5. C’est là l’une des deux lignes de fond — la moins reconnue — entre lesquelles Greimas n’a jamais cessé d’osciller : d’un côté, une analytique du sujet motivé, de l’autre une quasi-phénoménologie du sujet éprouvant6.

Le premier est un sujet doté d’intentionnalité et d’assez de discernement pour articuler ce qui se passe autour de lui en « petits spectacles » syntaxiquement chargés de signification :

Note de bas de page 7 :

 Sémantique structurale, op. cit., p. 117.

Le jeu syntaxique qui consiste à reproduire en millions d’exemplaires un même petit spectacle comportant un procès, quelques acteurs et une situation plus ou moins circonstanciée est peut-être truqué (…). N’empêche que c’est notre vision du monde et notre façon de l’organiser — seules possibles — que nous développons devant nous au moyen des règles syntaxiques.7

Note de bas de page 8 :

 Cf. A.J. Greimas, « De la colère », Actes Sémiotiques-Documents, III, 27,1981 (rééd. in Du sens II, Paris, Seuil, 1983) ; « Le défi », Actes Sémiotiques-Bulletin, V, 23, 1982 (rééd. in Du sens II) ; « De la nostalgie », Actes Sémiotiques-Bulletin, IX, 39 (« Les passions »), 1986 ; « A propos de l’avarice », in A.J.Greimas et Jacques Fontanille, Sémiotique des passions. Des états de choses aux états d’âme, Paris, Seuil, 1991.

Si l’acteur social et le théoricien paraissent ici se confondre dans un même « nous », c’est que tout le monde est « sémioticien » face à la nécessité d’une syntaxe, unique ressource pour lire le monde — sans pourtant exclure, on va le voir tout de suite, une autre manière de le comprendre, non plus par la « lecture » de significations articulées mais sur le mode de la « saisie » d’un sens « éprouvé ». Quoi qu’il en soit, chez le sujet motivé, cognitivement compétent, lucide en premier lieu (ou prétendument tel) relativement à son propre vouloir, tout est concerté et calculable, en termes de calcul modal : non seulement ses décisions et les actions qui s’ensuivent, mais même ses emportements passionnels8.

Note de bas de page 9 :

 Cf. J. Geninasca, La parole littéraire, op. cit. Voir aussi, ici même, M. Schulz, « Pour une sémiotique de la parole ».

Le sujet éprouvant, lui, ne calcule pas, ne juge pas. A strictement parler, il ne « veut » même pas. Selon la première esquisse qu’en donne Greimas dans De l’Imperfection, il est vrai qu’il reste encore animé — comme le sujet narratif classique — par une visée de « conjonction avec l’objet de valeur », et même, plus précisément, par un désir de « fusion » dont on peut dire qu’il le motive. Pourtant, il ne s’agit pas plus d’un sujet volitif que d’un sujet cognitif : point d’entrecroisement de sensibilités d’ordres divers, il est avant tout un corps exposé au contact des éléments du « monde naturel », et plus généralement une sensibilité perméable à la simple présence des gens et des choses. En conséquence, si les éléments qui l’environnent n’ont pas nécessairement à ses yeux de signification lisible à la manière d’un texte, ils font par contre im-médiatement sens pour lui à travers ce que Jacques Geninasca et moi avons appelé la saisie (Geninasca précisait : « impressive ») de leurs propriétés esthésiques et dynamiques — sans médiation linguistique9.

Sans médiation : voilà qui paraîtra théoriquement scandaleux à ceux qui veulent s’en tenir à l’idée que si nous comprenons quelque chose à ce qui nous entoure, ce ne peut être que dans la mesure où (pour le profit des sujets cognitifs et motivés que nous serions) « les langues naturelles catégorisent le monde extérieur en procédant à son découpage » (en « petits spectacles »). Que le langage remplisse cet office va de soi et est admis par tout le monde. Mais cela n’exclut nullement la possibilité d’un autre mode de signifiance parallèle et relativement autonome. Comme Greimas le souligne (en ménageant par là la place du sujet éprouvant), « on aurait tort en effet d’adopter l’attitude extrême qui consiste à affirmer que le monde naturel est un “monde parlé” et qu’il n’existerait, en tant que signification, que par l’application, faite sur lui, des catégories linguistiques » :

Note de bas de page 10 :

 A.J. Greimas et J. Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979, pp. 233-234.

Le monde naturel est un langage figuratif dont les figures — que nous retrouvons dans le plan du contenu des langues naturelles — sont faites des « qualités sensibles » du monde et agissent directement — sans médiation linguistique — sur l’homme.10

Note de bas de page 11 :

 Cf. « Du sentir au connaître », Sémiotique des passions, op. cit., pp. 21-43. Voir aussi, ici même, Jacques Fontanille, « Les voies (voix) de l’affect ».

L’introduction de Sémiotique des passions cherche à abolir le clivage séparant ces deux perspectives en tentant de remonter à leur point d’origine commune. Cela requiert une nouvelle épistémologie, qui éclaire comment, « du sentir au connaître », le sujet retrouverait son unité initiale présupposée11. Tout le premier tiers du livre, écrit avec (ou par ?) Jacques Fontanille, a pour but d’en tracer les contours. Chacune des deux voies n’en avait pas moins été suivie par Greimas jusque là de façon autonome puisqu’encore au moment même où il était en train de préciser les conditions de la nouvelle approche sémiotique des « modulations » esthésiques du sensible et de l’éprouvé (qu’on trouve dans De l’Imperfection), il continuait, parallèlement, de mener une analyse syntaxique assez classique des « modalisations » d’ordre volitif et cognitif chargées de rendre compte des états passionnels du sujet et de ses motivations (en l’occurrence à propos de l’avarice, objet de la deuxième partie de Sémiotique des passions).

Note de bas de page 12 :

 Sur d’autres aspects de cette dualité fondamentale, cf. E. Landowski, « Le sémioticien et son double », in id. (éd.), Lire Greimas, Limoges, Pulim, 1997 ; id., « Le papillon tête-de-Janus. A propos de Sémantique structurale, quarante ans après », Actes Sémiotiques, 110, 2007.

Que, les uns et les autres, nous nous en apercevions ou non, il y avait au fond toujours deux Greimas en face de nous, l’un attelé à la poursuite de son grand projet de grammaire narrative (action, cognition, persuasion, manipulation, passions), l’autre, plus secret, tourné vers des potentialités complémentaires par rapport à ce projet et ouvert à des préoccupations touchant au vécu et à l’existentiel qui resteraient tenues en suspens, gardées quelquefois longtemps en réserve en les laissant pour ainsi dire mûrir d’elles-mêmes avant qu’elles ne trouvent une expression sur le plan de la théorie12.

Note de bas de page 13 :

 Cf. A.J. Greimas, « De la modalisation de l’être », Actes Sémiotiques-Bulletin, II, 9, 1979 (rééd. in Du sens II, op. cit.). — A peine venions-nous de co-éditer l’Introduction à l’analyse du discours en sciences sociales (Paris, Hachette, 1979), résultat de deux années de recherches collectives sur le « faire cognitif », lorsque Greimas m’invita à entreprendre avec lui la rédaction d’un livre sur les passions collectives et les « états pathémiques » du corps et de l’esprit. Longtemps retardé, plusieurs fois redéfini, ce projet aboutira au volume co-signé avec Jacques Fontanille, Sémiotique des passions (op. cit.) et plus tard à mes propres Passions sans nom (Paris, P.U.F., 2004).

D’où les effets de surprise souvent provoqués par des annonces qui semblaient tout remettre en question. Souvenir de la rentrée 1979 : après des années de travail pour fonder une grammaire de l’action — du faire sous toutes ses formes (faire être, faire savoir, faire croire, faire faire : ne manquait que le faire sentir) —, soudain, nouvelle consigne, nouveau chantier : retour à la modalisation de l’être, en marche vers une syntaxe des états13 ! Il en va de même pour l’ensemble de l’édifice intellectuel que Greimas nous a légué : une sémiotique une, mais qui, comme la lune, a deux faces. Tandis que beaucoup se sont contentés de ce qu’offrait le côté visible, quelques-uns ont cherché à exploiter ce qu’on trouve de l’autre côté.

2. Greimas et le greimassisme

Note de bas de page 14 :

 Cf. M. Foucault, Dits et écrits (I, 1954-1975), Paris, Gallimard, 1994, pp. 832-837.

Parler d’un côté « visible » n’est cependant qu’une façon approximative de s’exprimer, car même de ce côté-là le paysage est passablement embrumé. A coup sûr, il serait commode de pouvoir dire : « la sémiotique de Greimas » sans risque d’équivoque. Mais cette sémiotique-là, pour autant qu’on puisse l’identifier, ne se donne jamais à voir, sur notre lune, qu’à demi recouverte par, à demi confondue avec autre chose, une autre sémiotique, ou son double plus voyant, forgé par les « greimassiens », non pas tout seuls il est vrai mais en interaction avec leurs adversaires, anti-greimassiens de tendances diverses. En résulte une théorie banalisée, une doctrine de seconde main, dont notre auteur n’est pas entièrement responsable, pas plus que Marx ne peut l’être de tous les avatars du « marxisme », mais pas moins non plus puisque c’est bien à partir de son enseignement, « fondateur de discursivité » aurait pu dire Michel Foucault, que cette variante s’est constituée14. Bien que ce ne soit là le résultat ni d’un regrettable accident ni d’une méchante machination mais l’inévitable contrepartie de son audience même, on ne peut pas ne pas en tenir compte.

Note de bas de page 15 :

 Sémantique structurale, op. cit., p. 6.

Note de bas de page 16 :

 « L’actualité du saussurisme », Le français moderne, 3, 1956 ; cf. rééd. posthume in A.J. Greimas, La mode en 1830, Paris, P.U.F., 2000, p. 379.

Mais ce n’est pas tout. A la banalisation, « distorsion des structures méthodologiques d’une discipline et neutralisation des oppositions fondamentales entre ses concepts »15, Greimas opposait l’« extrapolation », transformation qui, elle, « ne serait nullement une trahison »16. Ainsi faut-il en fait distinguer, par rapport à ce que serait hypothétiquement « la sémiotique de Greimas telle qu’en elle-même », deux types de produits discursifs dérivés. Non seulement, d’un côté, ce que j’appellerai le « greimassisme », discours collectif et anonyme aux contours flous se présentant (et là est la « trahison ») comme la vérité de l’œuvre fondatrice alors qu’il n’en est qu’une transposition masquée et édulcorée. Mais aussi, d’un autre côté, une série de propositions ouvertement transformatrices, innovantes, procédant d’initiatives singulières mais qui « se parlent entre elles » (au minimum à la manière des mythes décrits par Lévi-Strauss) et dont chacune prétend « extrapoler » sans « trahir », que ce soit en complétant ou en prolongeant, en épurant ou en radicalisant, en reformulant ou en refondant les thèses du corpus de départ : ce sont là les variantes de ce qu’il est convenu d’appeler la « sémiotique post-greimassienne » — sémiotique interprétative, sémiotique des instances, sémiotique modulaire, socio-sémiotique, sémiotique morphodynamique, sémiotique tensive, ethno-sémiotique — sept comme les petits nains, les merveilles du monde ou, au choix, les péchés capitaux.

Mais tenons-nous en pour le moment au seul greimassisme. Sans avoir la prétention de dire ce que serait la sémiotique « de Greimas » en son essence, indépendamment des usages qui en ont été faits et des interprétations qui en ont été données (et qui ne peuvent pas ne pas influencer notre manière actuelle de la comprendre), essayons du moins de départager grosso modo les discours et les pratiques de l’un et ceux des autres, c’est-à-dire du collectif « greimassiste ». Pour mesurer la portée des décalages qui les séparent, trois exemples ponctuels, factuels, suffiront.

Note de bas de page 17 :

 A.J. Greimas, Du sens, op. cit., p. 7. Voir aussi, ici même, Francesco Marsciani, « A partire dagli effetti di senso. Le trasformazioni sotto l’apparire ».

i) La plus haute ambition de Greimas, maintes fois déclarée, était de construire une théorie et une méthode d’analyse « à vocation scientifique ». Compte tenu de la nature de l’objet visé, y parvenir était (ou serait) déjà bien beau car, comme on sait, « il est extrêmement difficile de parler du sens et d’en dire quelque chose de sensé »17. — Mais pour la galerie, ce n’était pas suffisant. En conséquence, le caractère « scientifique » de la théorie, qui aux yeux de son fondateur restait un objectif à atteindre, une « vocation » difficile à accomplir, se transforma un beau jour en un fait acquis : selon la version greimassiste, la sémiotique du « Maître » est scientifique, par définition. C’est la science du sens.

ii) Pour réaliser son projet, Greimas s’était entouré d’un club assez convivial d’une dizaine de chercheurs venus d’un peu partout : c’était le « Groupe de recherches sémio-linguistiques » (GRSL), une petite équipe parmi tant d’autres à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. — Ce n’était pas suffisant non plus : trop confidentiel, trop amateur, pas assez prestigieux. On inventa donc ce titre ronflant : « l’Ecole de Paris ». Greimas n’avait pourtant jamais rêvé de devenir maître d’école. Mais on ne lui avait pas demandé son avis.

Note de bas de page 18 :

 Le même culte inconditionnellement zélé de la parole et des écrits du « maître » devait conduire à la publication de sa thèse de 1948 sur la mode. Bien que ne l’ayant pas lue (elle était d’ailleurs introuvable) je lui avais plusieurs fois naïvement demandé, comme plusieurs collègues, pourquoi ne pas la publier.  Sa place était toute prête dans la collection « Actes Sémiotiques » que nous avions créée ensemble chez Benjamins, à Amsterdam. Mais sur ce point, pas de discussion : c’était non. Problématique dépassée, travail désormais illisible, à oublier, répondait-il invariablement. Le refus était clair. Qu’advint-il ? En 1992, il mourut. Huit ans après, la thèse impubliable était en librairie ! (La mode en 1830, op. cit.). On aurait certes mauvaise grâce à ne pas reconnaître que ce livre rend aujourd’hui service, surtout avec, en annexe, divers « articles de jeunesse » difficiles d’accès. Mais cela ne change rien à la signification du geste même.

iii) Pour éviter de donner une allure trompeuse d’achèvement à une recherche en cours, pleine de questions en suspens, il choisit d’écrire, avec Joseph Courtés, non pas un Traité mais un Dictionnaire de sémiotique, formule permettant en principe plus facilement additions, corrections et refontes. Un second volume, paru cinq ans plus tard, allait faire encore plus de place aux incertitudes et aux « boîtes noires ». — Qu’importe ! Transformant ce corps d’hypothèses et de propositions qui demandaient à être testées, consolidées, validées, en l’expression intangible d’un savoir achevé, on en a fait le Catéchisme de l’Ecole18.

Note de bas de page 19 :

 Cf. E. Landowski, « Le Cercle sémiotique greimassien », CASA, XIII, 1, 2015 (http://seer.fclar.unesp.br /casa/issue/view/529) ; tr. angl., « The Greimassian Semiotic Circle », in M. Grishakova et al. (éds.), Theoretical Schools and Circles in the Twentieth Century Humanities, Londres, Routledge, 2015.

Toutes les recatégorisations de ce type (comme on disait du temps où on s’intéressait à l’interdiscursivité) ont été le fait conjoint des « greimassiens » et des « anti-greimassiens », adversaires objectivement complices au détriment de la sémiotique en tant qu’interrogation ouverte. La réduction du problématique au dogmatique, complétée sur le plan institutionnel par la métamorphose de la petite bande de chercheurs en Ecole, avait effectivement la vertu de fournir à la fois aux supporters de l’enseigne « greimassienne » un cadre de pensée normalisé, académiquement correct et professionnellement prometteur, et à leurs adversaires une figure de l’anti-sujet idéale pour se poser, eux, par contraste, comme des esprits libres et créatifs. Le rôle du greimassisme aura en somme été de forger ad usum populi les meilleurs arguments possibles contre Greimas, ou en tout cas sa théorie19.

Mais le décalage intellectuel par rapport à la dynamique d’une théorie en mutation continue (parce que par principe critique de ses propres « acquis ») trouve sa forme achevée avec la cris­tallisation de la vulgate sémio-narrative à laquelle semble souvent se réduire l’enseignement de la discipline un peu partout dans le monde. Sous prétexte d’impératifs pédagogiques, ou pour le seul confort des pédagogues, elle transforme les outils heuristiques (parcours génératif, carré sémiotique, grammaire modale, schéma narratif, schéma actantiel, etc.) en grilles de lecture à prendre à la lettre et à appliquer telles quelles — ce qui, par nature, ne peut produire que des semblants d’analyses dont l’indigence et le caractère répétitif saute aux yeux. Il n’en fallait cependant pas plus pour justifier la réputation de la « sémiotique greimassienne » comme lit de Procuste. Pur malentendu, puisque si les modèles appartiennent bien à la « sémiotique de Greimas », l’aberration de leur emploi en tant que macchinette (expression d’Umberto Eco) supposées sémiotiser à elles seules des objets empiriques quelconques relève uniquement des pratiques propres au greimassisme.

Il est vrai que pour des raisons, elles aussi, « stratégiques » (qui fournissaient d’ailleurs à nos discussions un de leurs leitmotiv), Greimas s’accommodait de ces caricatures : « Il ne faut pas décourager Billancourt ! », c’est-à-dire les bonnes volontés. Là encore, la dualité ne sera jamais levée : d’un côté, dans l’« entre-soi » du groupe des chercheurs, une très grande exigence de rigueur conceptuelle, indispensable pour permettre la pluralité des options et l’inventivité tout en maintenant le minimum de cohérence et d’intelligibilité partagée que nécessite une entreprise « à vocation scientifique » développée en équipe ; et de l’autre, sur le plan des « relations publiques » vis-à-vis de l’extérieur, un complet laisser-faire aboutissant à la propagation de pratiques et de discours justifiant l’image, exactement inverse, d’une discipline intellectuellement bornée, figée dans ses certitudes et réduite à deux ou trois schémas immuables.

Même étant admis qu’on ne lutte pas contre la « force des choses », tout cela débouchait sur un problème pratique dont la solution paraissait, en principe, à notre portée : entre dogmatisme stérile et ce qui, à l’extrême opposé, aurait pu n’être que vagabondage spéculatif incontrôlé, comment enseigner une sémiotique utile ?

3. Apprendre, comprendre

Note de bas de page 20 :

 Non pas par une commission mais grâce à la persévérance et à l’ingéniosité personnelle de Denis Bertrand. Cf. D. Bertrand, Précis de sémiotique littéraire, Paris, Nathan, 2000.

Pendant des années, Greimas insista pour que j’anime ce qui aurait dû être le « haut comité » du Manuel de sémiotique. Ce ne fut que discussion, confusion et vaines palabres, à tel point qu’il était déjà mort quand l’entreprise finit malgré tout par être menée à bien20. Mais la déficience de notre comité fantôme avait des excuses. De fait, compte tenu des attentes mêmes de Greimas, qui tiraient comme toujours dans deux sens opposés (non par caprice mais, hélas pour nous, à juste titre en l’occurrence), la mission était à la limite du possible : comment concevoir, sous forme livresque, un enseignement de la sémiotique clair, méthodique et accessible qui parvienne à ne pas la réduire à un simple greimassisme ?

Note de bas de page 21 :

 Du sens, op. cit., p. 8.

Présenter la terminologie, expliquer les modèles qui vont de pair, puis, une fois mémorisés, les faire « appliquer » n’est pas hors de portée. Mais était-ce cela qu’il fallait faire, et faire faire ? Greimas avait été le premier à relever (comme une aporie) le fait que le métalangage, nécessaire pour « parler du sens », est toujours « substantivant » : « il fige tout dynamisme d’intention en une terminologie conceptuelle »21. De toute évidence, si c’est fondamentalement un « dynamisme d’intention » intelligemment créateur qui sous-tend l’exercice de la discipline et justifie son existence, on ne peut pas limiter son enseignement à la transmission d’une terminologie reconnue comme figée par l’étiquettage métalinguistique dès le stade de sa construction, et à la livaison de quelques instruments utilisables machinalement au même titre que la table de multiplication. Mais est-il possible d’« enseigner » le reste — l’essentiel —, le dynamisme créatif ?

Note de bas de page 22 :

 Cf. Andrea Semprini  (éd.), Lo sguardo semiotico, Milan, Franco Angeli, 1990 ; id. (éd.), Lo sguardo sociosemiotico, Milan, Franco Angeli, 2003.

Note de bas de page 23 :

 Cf. A.J. Greimas, « Des accidents dans les sciences dites humaines. Analyse d’un texte de Georges Dumézil », in Introduction à l’analyse du discours en sciences sociales, op. cit. (contribution rééditée in Du sens II, op. cit.) et id., De l’Imperfection, op. cit., passim.

C’est là que notre commanditaire voulait deux choses à bien des égards opposées, sans pourtant privilégier ni l’une ni l’autre. La problématique des régimes de sens et d’interaction permet bien d’éclairer, rétrospectivement, les tenants et aboutissants de cette nouvelle ambivalence. D’un côté, Greimas souhaitait une programmation méthodique de l’initiation à la discipline vue comme un savoir, certes inachevé mais tout de même partiellement constitué : d’où la nécessité du manuel, fût-ce au risque presque inévitable d’un certain dogmatisme. De l’autre, il croyait fermement à l’« apprentissage par la pratique » : c’est à cela que répondaient les « ateliers » du GRSL, compléments du séminaire auxquels il tenait tant. Ces petits groupes informels fonctionnaient à la fois sur le mode de la contagion intellectuelle entre les participants, et sur celui de l’ajustement entre leurs dispositions personnelles et les potentialités multiples de l’objet visé, « la sémiotique » — non pas, cette fois, en tant que savoir transmissible tel quel, mais avant tout comme un « regard » spécifique sur le monde22, et à partir de là comme un savoir-faire minimal, à ajuster cas par cas aux potentialités de ce qu’on analyse ou aux formes possibles de ce qu’on cherche à construire. Or cette seconde forme de prise sur l’objet à appréhender, à « ap-prendre », aucun manuel ne peut la donner parce qu’elle ne vient à l’apprenti qu’à la faveur d’une expérience vive, proche de ce que Greimas, à diverses occasions, a qualifié d’« accident » — accidents en sciences sociales, accidents sur le plan esthésique, grâce auxquels le sujet accède à un monde de sens « autre »23.

De tels accidents s’apparentent à ce qui arrive, sur le plan somatique, à un cavalier débutant lorsque, laissant de côté le détail de ce que l’instructeur lui a laborieusement expliqué, il trouve soudain en son propre corps la position et la dynamique non pas correctes ni exactes ni même justes mais adéquates : adéquates parce qu’elles vont permettre à son partenaire, la monture, de déployer elle aussi son potentiel dynamique. Si bien que par le régime même d’interaction qui s’instaure de la sorte, devient alors possible la création (toutes proportions gardées) d’une œuvre inédite, d’un nouvel être de sens, à savoir le couple admirable que construisent ensemble homme et animal quand s’épousent l’une l’autre leurs dynamiques respectives, à l’exclusion de toute visée de domination unilatérale d’un côté comme de l’autre.

Note de bas de page 24 :

 Sur l’interdéfinition de ces différents régimes et de leurs principes respectifs, cf. Les interactions risquées, Limoges, Pulim, 2005, p. 72 et passim. Sur leur application aux pratiques d’apprentissage en général, cf. E. Landowski, « Avoir prise, donner prise », Actes Sémiotiques, 112, 2009 (1re partie, II.1, « Apprentissage, maîtrise, virtuosité ») ; aux pratiques d’enseignement stricto sensu, id., « Régimes de sens et formes d’éducation », colloque « Sémiotique et sciences humaines et sociales : la sémiotique face aux défis sociétaux du XXIe siècle », université de Limoges, 25-27 novembre 2015 (http://www.unilim.fr/colloquesemiodefisshs).

Trouver ce rapport n’est pas de l’ordre de ce qu’un enseignement peut programmer. Pourtant, ce n’est pas le produit du seul hasard (pas plus que les autres conjonctures surprenantes dont parlait Greimas). Cela relève d’un régime d’interaction qui n’est fondé ni sur un principe de régularité (comme la « programmation ») ni sur son contraire, le principe d’aléa (comme le régime du pur « accident ») mais sur un principe de sensibilité24. Car ce que Greimas appelle « accident » est en fait, dans la plupart des cas, la résultante, jamais certaine ni strictement définissable à l’avance quant à sa forme, d’un « ajustement » mutuel réussi entre un sujet du faire somatiquement, affectivement, psychiquement ou intellectuellement sensible et la consistance sensible de son « autre » en tant que vivier riche de potentialités (et non comme entité figée dans son essence et programmée dans son fonctionnement, auquel cas il n’y aurait d’autre possibilité que de s’y adapter, ou de suspendre toute relation).

Transposons : apprendre non pas seulement à « dominer » et à utiliser mécaniquement et répétitivement les outils analytiques que fournit la sémiotique mais à « épouser » et à pratiquer créativement la démarche conceptuellement articulée à laquelle elle invite (dans le but, entre autres, de la développer elle-même en tant que potentiel à « accomplir »), cela requiert à la fois l’acquisition d’un savoir de type livresque qui, si clair soit-il, reste cependant à lui seul inopérant, et le dépassement de ce savoir par l’expérience en acte de la chose même — « la sémiotique » en l’occurrence — à saisir dans son dynamisme intentionnel premier, comme une sorte de co-sujet. C’est elle qu’il faut apprendre quasiment à sentir dans son mouvement propre, en tant que partenaire d’une interaction dont l’équilibre dynamique n’est aucunement donné mais que chacun doit réinventer pour son propre compte. Autrement dit, dans ce qu’on appelle ici apprentissage « par la pratique », la pratique est à la fois exercice didactique conditionnant l’utilisation compétente d’outils conceptuels prédéfinis quant à leur signification et strictement délimités quant à leur mode d’emploi, et expérience d’une praxis heuristique susceptible de recréer, au moins pour soi-même, le sens de la chose pratiquée, ici « la sémiotique ».

Note de bas de page 25 :

 Ou « flatterie », soit une des formes standards de la classique « manipulation », syntaxe interactionnelle qui correspond au quatrième et dernier de mes régimes, fondé sur le principe d’intentionnalité.

On voit que par delà les questions d’ordre didactique, il y va de la conception qu’on se fait de la discipline elle-même. Les circonstances m’ont conforté dans l’idée que la sémiotique de Greimas n’est pas un « organon » conceptuel clos mais d’abord un tour de pensée, une posture, et seulement ensuite une méthode. Face à mes condisciples, parfaits connaisseurs de tous les écrits du maître, j’ai toujours été un peu embarrassé par le sentiment d’être le mauvais élève qui ignore des pans entiers du cours et craint qu’on ne s’en aperçoive. Certaines pages de Sémantique structurale m’ennuyaient et je les sautais… Ce qui m’étonnait, c’était que malgré cela les analyses que je faisais n’étaient pas moins agréées par Greimas, notre grand Destinateur, que celles de mes camarades ! Miraculeusement — par quel accident inespéré ? — ce que j’écrivais était à ses yeux de la sémiotique ! Ainsi s’avérait-il (apparemment… sauf excès d’indulgence « stratégique » de sa part25) que je la pratiquais, et donc en avais obscurément saisi l’intention dynamique, sans pourtant savoir en utiliser la plupart des outils.

Note de bas de page 26 :

 Cf. Paul Ricœur, « La grammaire narrative de Greimas », Actes Sémiotiques-Documents, II, 15, 1980 (rééd. in Temps et récit, t. II, Paris, Seuil, 1984).

Peut-être en va-t-il sur ce point comme de ce que, malgré les dénégations de Greimas, Paul Ricœur soutenait à propos de l’analyste-sémioticien face aux textes : si la grammaire narrative lui permet de les « expliquer », c’est uniquement, disait-il, sur la base d’une « intelligence narrative » implicite qui lui en donne une « compréhension » première26. De même, il semble bien que seule une saisie préalable du geste sémiotique et plus généralement structural fondamental de détachement par rapport à la substance, geste si simple et pourtant si peu naturel (mais qui une fois intériorisé n’est plus qu’un réflexe) peut donner véritablement accès à une pratique de la sémiotique en tant que grammaire du sens. Par rapport à cela, tous les discours didactiques possibles à propos de son épistémologie ne sont que des « explications » adventices, parfois intéressantes après-coup mais pur flatus vocis tant que n’est pas acquis le geste premier de compréhension qui les dépasse.

Note de bas de page 27 :

 Sur l’« l’attente de l’inattendu », cf. De l’Imperfection, op. cit., p. 89. Sur le dosage entre les divers régimes permettant de cerner la complexité du personnage « Greimas » (ou du moins de son simulacre tel que je le garde en mémoire), cf. E. Landowski, « Honoris causa », Actes Sémiotiques, 112, 2009.

La bonne formule pédagogique est donc encore à inventer. Comme elle relèvera nécessairement de la maïeutique et non d’une dogmatique, il y a de bonnes raisons d’espérer qu’elle émerge du libre exercice des pratiques, à la faveur d’accidents-ajustements non planifiables. Greimas, bien qu’assez ouvert, je crois, existentiellement, au régime de l’accident — en tout cas adepte de « l’attente de l’inattendu » —, n’aurait pas renoncé pour autant à son rêve parallèle de programmation27. Le « haut comité » n’est plus là pour en débattre mais la discussion reste ouverte. Elle l’est tout autant à propos d’un autre de ces défis que Greimas aimait lancer aux fidèles de son entourage : la création de l’atelier dit de « socio-sémiotique ».

2. Bifurcations (socio) sémiotiques

Note de bas de page 28 :

 Dirigés respectivement par Manar Hammad (sémiotique de l’espace), Françoise Bastide (sémiotique des discours scientifiques), Jean-Marie Floch et Felix Thürlemann (sémiotique plastique), et Jean Delorme (sémiotique du discours religieux).

Note de bas de page 29 :

 Episodiquement, et avec l’assistance de Jean-Paul Petitimbert, il se réunit encore en 2017.

Cette dénomination avait été adoptée au début des années 1970 pour des raisons contingentes. Le public du séminaire (près d’une centaine de personnes au moment de la « rentrée ») comportait une majorité massive de professeurs de littérature. S’en détachaient toutefois un architecte en train, déjà, de « sémiotiser l’espace », une biologiste passionnée par les pratiques et les écrits des savants, deux pionniers de l’analyse des images et trois ou quatre spécialistes des évangiles. Autour d’eux se constituèrent tout naturellement les ateliers « non littéraires » correspondants28. Restaient sans attache une douzaine de marginaux qui auraient été intéressés par une approche sémiotique de choses telles que la vie politique, les pratiques quotidiennes, la mode, les « communications de masse », le sport ou encore le droit. Comme Greimas me croyait juriste et politologue, et même un peu sociologue, il m’attribua ce vaste territoire, tel Don Quichotte gratifiant Sancho Pança de son île merveilleuse. Puis, d’un geste magnifique, il y ajouta indistinctement tout ce qui à l’avenir ne pourrait pas entrer dans l’un ou l’autre des ateliers préexistants. Pour couvrir tout cela, une seule étiquette nous vint à l’esprit : ce serait le groupe de sémiotique du « social »29.

1. Du texte aux situations

Même une fois révêtu de ce label d’allure englobante, le bric-à-brac ainsi réuni ne constituait évidemment pas un objet sémiotique défini. Et même si nous étions parvenus à circonscrire un concept sémiotique du « social », cela n’aurait pas suffi pour fonder la spécificité « socio » de ce nouveau territoire de recherche étant donné que les champs d’investigation voisins et déjà reconnus n’étaient pas moins « sociaux » que lui. La littérature, la religion, même les sciences, y compris les plus dures, sont à l’évidence en partie façonnées par leur environement social, économique, technique, politique, intellectuel, tout autant que le droit, la politique ou les sports et que l’ensemble des produits de la « culture » pris un à un, y compris la sémiotique censée les analyser. L’atelier n’avait donc pas d’objet propre.

Note de bas de page 30 :

 Cf. A.J. Greimas en collaboration avec E. Landowski, « Analyse sémiotique d’un texte juridique. La loi comerciale sur les sociétés et les groupes de société » (1970), in A.J. Greimas, Sémiotique et sciences sociales, Paris, Seuil, 1976.

Grave inconvénient, mais qui pouvait aussi devenir un atout, la situation ayant, comme toujours (et comme la lune une fois de plus), son envers. Précisément parce que son objet était partout, l’atelier de Sancho Pança, tout marginal qu’il semblait, pouvait en fait prétendre à une place centrale, celle d’une sorte de méta-atelier méthodologique. Sa vraie vocation n’était pas de se cantonner dans l’analyse ponctuelle d’objets divers relevant d’une sphère ou d’une autre de la vie publique — tel discours politique du moment, une nouvelle loi, etc.30. C’était plutôt, en premier lieu, de définir une problématique générale concernant la manière de traiter les relations entre les objets de l’analyse sémiotique, quels qu’ils soient, et ce qu’on appelle communément leurs « conditions sociales de production » — et de réception —, ou leur « contexte ».

Note de bas de page 31 :

 Cf. E. Landowski, « Quelques conditions sémiotiques de l’interaction », in A.J. Greimas et E. Landowski, Pragmatique et sémiotique, Actes Sémiotiques, V, 50, 1983 (rééd. in La société réfléchie, Paris, Seuil, 1989) ; id., « Pour une sémiotique des situations », Présences de l’autre, Paris, P.U.F., 1997, pp. 197-199 et Passions sans nom, op. cit., pp. 106-108.

C’est ce qui a été bientôt proposé sous le nom de sémiotique des situations, problématique qui impliquait un réajustement de l’idée qu’ordinairement on se faisait (ou peut-être qu’on se fait encore ?) du principe d’immanence31. Pour cela, la condition sine qua non était de partir en bataille contre l’interprétation greimassiste du malheureux slogan « Hors du texte point de salut ! ». Cela n’allait pas être de tout repos — on pourrait même dire que ce fut, littéralement, ma « guerre de trente ans » ! En prononçant cette formule, Greimas avait voulu inciter les membres d’un groupe de spécialistes brésiliens de la littérature, auxquels il s’adressait, à être logiques avec eux-mêmes, à travailler sur les œuvres plutôt que de spéculer sur les paramètres biographiques, affectifs et autres, ayant pu intervenir au stade de leur genèse. Mais on fit aussitôt de son propos un véritable oukase traçant à jamais la frontière entre les discours verbaux, de préférence écrits, qu’on s’est mis à considérer comme le fief du sémioticien (alors que cela allait devenir sa prison), et tout autour, immense continent soi-disant décrété interdit, le « contexte », c’est-à-dire rien moins que la société, l’histoire, le réel, la vie ! C’était confondre objet empirique et objet de connaissance car si les textes intéressent de toute évidence les sémioticiens comme tout le monde, notre objet de connaissance propre n’est pas le texte : c’est le sens.

Note de bas de page 32 :

 Cf. E. Landowski, « Une sémiotique à refaire ? », Galáxia, São Paulo, 26, 2013, http://revistas.pucsp.br/index.php/galaxia/article/view/16837/1301226 (section II.2, « Ce que nous faisons des textes et ce qu’ils font de nous »).

Note de bas de page 33 :

 Cf. Manar Hammad, « L’espace du séminaire », Communications, 27, 1977 (rééd. in Lire l’espace, comprendre l’architecture, Paris, Geuthner,2006) ; Francesco Marsciani, « Monterotondo. La passeggiata Buozzi », Tracciati di etnosemiotica, Milan, FrancoAngeli, 2007 (tr. fr. in Les arcanes du sens, op. cit.) ; Joseph Courtés, « Pour une approche modale de la grève », Actes Sémiotiques-Bulletin, V, 23, 1982 ; E. Landowski, « A qui perd gagne », Les interactions risquées, op. cit., pp. 47-52 (à propos de la deuxième guerre d’Irak).

C’est donc au socio-sémioticien qu’il est revenu de soutenir que la juste application dudit principe hjelmslevien ne consiste pas à « faire abstraction du contexte » mais à inclure au contraire dans le « texte » — plus exactement, dans l’objet sémiotique en construction — tout (et rien de plus que) ce qui fait partie du champ de pertinence nécessaire à sa constitution en tant qu’objet de sens32. Seule cette perspective permet de rendre compte de configurations signifiantes complexes et mouvantes dont le sens n’émerge qu’en acte et « en situation », comme c’est le cas dans la moindre scène de la vie courante. Conçu initialement pour l’analyse de situations stabilisées, ou considérées comme telles (comme si on arrêtait le déroulement d’un film sur une image pour analyser les rapports entre toutes ses composantes), ce mode de construction de l’objet vaut en effet tout autant pour rendre compte de cours d’actions observables, à l’échelle micro- ou macro-sociale, en tant que procès signifiants : le déroulement, par exemple, d’une séance de séminaire, d’une promenade dominicale, d’une grève, ou même d’une guerre dont on ne voit pas la fin33.

Note de bas de page 34 :

 Sur ces problèmes de construction, voir ici même Fr. Rastier, « De la sémantique structurale à la sémiotique des cultures ».

D’usage courant dans le cercle restreint des socio-sémioticiens depuis les années 1970, pourquoi a-t-il fallu que cette perspective intégrant le hors-texte soit ignorée ou délibérément rejetée par le gros de la troupe durant des décennies ? Sans doute, en partie, parce qu’un oukase, même imaginaire, reste un oukase et qu’on ne risque pas à la légère son « salut » en le transgressant. Mais peut-être aussi, tout simplement, parce que son application passe par des procédures délicates de constitution du corpus dont font par définition l’économie les analyses textuelles conduites en partant du postulat que le début et la fin du poème ou du roman qu’on a choisi d’étudier coïncident par nature avec la « clôture du texte » en tant qu’objet sémiotique. Alors qu’au contraire, à partir du moment où la délimitation du corpus n’est plus ainsi donnée a priori comme allant de soi, c’est au chercheur qu’incombe la responsabilité d’établir lui-même les frontières sémiotiques de son objet d’une manière conforme au principe d’immanence34.

Cela consiste à rechercher, par approximations successives, la meilleure clôture à la fois dans le temps, dans l’espace, et quant aux types de matériaux à prendre en considération : à l’intérieur d’un cadre spatio-temporel jugé provisoirement (hypothétiquement) pertinent pour saisir non pas « le » sens, mais plutôt les effets de sens potentiels d’une scène déterminée (en fonction de la diversité de points de vue des participants), quels gestes, quelles postures, quels discours des interactants, quels mouvements ou déplacements aux alentours, quels objets co-agissants y a-t-il lieu de retenir, sachant que le plus souvent ces éléments s’impliquent les uns les autres et ne font sens qu’en se renvoyant les uns aux autres sur le mode des sémiotiques dites syncrétiques ? Ce sont là des choix heuristiques toujours risqués, qui dépendent en chaque cas particulier de critères de pertinence à dégager de la situation même, ou du processus même dont on veut analyser la productivité signifiante.

Note de bas de page 35 :

 Cf. par exemple Georg Simmel, La Tragédie de la culture et autres essais, trad. Paris, Rivages, 1988.

Note de bas de page 36 :

 Cf. notamment Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, trad. Paris, Minuit, 1968.

Note de bas de page 37 :

 Cf. Tracciati di etnosemiotica, op. cit., et, ici même, Fr. Marsciani, « A partire dagli effetti di senso ».

Note de bas de page 38 :

 Cf. Jacques Fontanille, Pratiques sémiotiques, Paris, P.U.F., 2008.

En tout cela, cette démarche s’apparente à celle d’une sociologie phénoménologique et compréhensive à la Georg Simmel, ou tente du moins de s’en inspirer35. Elle doit aussi beaucoup au style d’approche interactionniste d’Erving Goffman36. Reformulée en termes explicitement phénoménologiques, elle est aujourd’hui à la base des études d’ethno-sémiotique menées par Francesco Marsciani depuis le début des années 2000 en Italie37. En France et dans les milieux francophones, elle ne deviendra « légitime » (sinon pratiquée) qu’encore plus tardivement, moyennant sa reprise dans le cadre de la problématique des plans d’immanence mise au point par Jacques Fontanille38.

Note de bas de page 39 :

 J. Fontanille, notice introductive aux travaux du cercle greimassien, in D. Ablali et al. (éds.), Vocabulaire des études sémiotiques et sémiologiques, Paris, Champion, 2009, p. 45.

Note de bas de page 40 :

 Cf. M. de Certeau, « Le croyable. Préliminaires à une anthropologie des croyances », in H. Parret et H.-G. Ruprecht (éds.), Exigences et perspectives de la sémiotique, Amsterdam, Benjamins, 1985, p. 697.

Comme pour apporter une justification extérieure à ces profanations en chaîne du credo textualiste, Fontanille, qui venait lui-même de passer du côté des profanateurs, faisait remarquer en 2009 que « les sémioticiens russes », eux non plus, « ne s’embarrassent pas de limites » textuelles. « Lotman, entre autres, précise-t-il, (…) passe sans heurt de l’analyse d’un poème de Pouchkine à celle de la ville de Saint-Pétersbourg ou à celle de la vie de telle princesse russe, ou encore à celle des stratégies de telle caste militaire »39. Nous le savons depuis longtemps, grâce notamment à Michel de Certeau, le savoir autant que le croire a besoin d’un « répondant », d’un garant, d’une autorité légitimante (ou « destinateur judicateur »)40. En l’occurrence, s’il n’est pas entièrement prouvé que les raisons des excursions de Youri Lotman « hors du texte » aient été, épistémologiquement, de la même nature que les nôtres, en revanche il ne fait aucun doute que pour incarner figurativement, sur le plan actoriel, le rôle actantiel tutélaire d’un grand destinateur justificateur, aucune autre icône ne saurait mieux convenir que celle, saluée par les sémioticiens de tous bords, du lointain et vénérable patriarche barbu de Tartu, simulacre sémiotique bien construit du savant aujourd’hui disparu.

Note de bas de page 41 :

 Sur cette question, voir ici même Jean Petitot, « Mémoires et parcours sémiotiques du côté de Greimas », section 1.1, in fine.

Note de bas de page 42 :

 Cf. Introduction à l’analyse du discours en sciences sociales, op. cit.

Que la nécessité de passer par ce genre de justification externe pour faire accepter une proposition théorique soit, ou non, spécifiquement liée à la sociologie de l’univers des humanités où nous évoluons, par opposition à celle des milieux scientifiques41, son analyse relèverait en tout cas d’une socio-sémiotique... de la sémiotique. Un tel travail a été amorcé, il y a bien longtemps, à l’initiative de Greimas en personne42. Il serait à reprendre et à approfondir, car l’histoire prit ensuite d’autres chemins — des chemins assez détournés…

2. En quête du social

Pour commencer, il avait bien fallu se contenter, à titre provisoire, de la notion sociale du social, de son acception admise comme allant de soi, si insuffisante qu’elle ait été à nos propres yeux dès cette époque. Plusieurs autres ateliers se trouvaient du reste placés à la même enseigne. Le principal d’entre tous, celui de « sémiotique littéraire », ne s’embarrassant guère de scrupules épistémologiques, s’occupait tout simplement de ce qui est classé communément — mais non sémiotiquement défini — comme étant « de la littérature ». De même, le caractère religieux (plutôt que poétique ou par exemple politique) des évangiles paraissant socio-culturellement une évidence, l’atelier de sémiotique « du discours religieux » s’était lancé dans l’analyse narrative des discours de parabole (en alternance avec l’analyse discursive des récits de miracles) en se passant d’une élaboration conceptuelle préalable du « religieux » en tant qu’objet sémiotique éventuel. Ce qui singularisait notre atelier n’était donc pas que son objet ne soit pas sémiotiquement défini mais seulement le fait qu’il l’était peut-être encore un peu moins que chez les autres. A nous par conséquent d’échafauder d’urgence une conceptualisation sémiotique du « social » : rien de moins.

Ce fut un de ces moments-clefs où la « socio » sémiotique, du moins sous sa première forme, celle qu’aujourd’hui j’appelle « de la belle époque », commença à prendre ses contours propres. Cela au prix de dissensions assez vives, bien que passagères, avec Greimas. Autant la constitution et la dénomination du nouvel atelier étaient contingentes, autant au contraire son objet, bien qu’encore purement potentiel, lui tenait à cœur... sans toutefois être sa seule préoccupation du moment, on peut en être certain, ni même, probablement, la principale. Comme toujours, Janus regardait de deux côtés (au moins), et le « social » en tant que tel ne concernait directement que l’un des deux. De plus, de ce côté lui-même, deux perspectives bien différentes et d’intérêt très inégal se dessinaient, l’une connotative, l’autre institutionnelle.

2.1. Impasse des connotations

Note de bas de page 43 :

 « Des modèles théoriques en socio-linguistique (pour une grammaire socio-sémiotique) » (1969), Sémiotique et sciences sociales, op. cit., pp. 62-63.

Si on s’en tient aux articles regroupés dans Sémiotique et sciences sociales, et spécialement aux deux textes théoriques de la 2e partie (« La communication sociale »), il apparaît que les propositions de l’auteur en la matière prenaient pour point de départ une constatation très simple et même asssez banale : les variantes dialectales d’une langue sont à la base de la segmentation des populations en « communautés » régionales. Au regard du linguiste, cela tient au fait que « les langues naturelles servent de signifiants permettant de distinguer et d’opposer les groupes sociaux dans leur sentiment d’appartenance ou de non appartenance » communautaire. En sens inverse, ce sentiment peut être vu comme un signifié, un effet de sens connotatif « dont le signifiant est fait de langues naturelles et de leurs articulations ». D’où la définition de la socio-linguistique comme « l’étude des langages de connotation sociale »43.

Note de bas de page 44 :

 Ibid., p. 63.

Note de bas de page 45 :

 « L’actualité du saussurisme », art. cit., p. 377.

Note de bas de page 46 :

« Des modèles théoriques… », art. cit., p. 63 (souligné par E.L.).

Mais, continue Greimas, « les autres sémiotiques — non linguistiques — concourent au même but ». Les « connotations des sémiotiques vestimentaires, alimentaires, gestuelles, etc. » ont elles aussi pour effet de « créer à la fois des différences entre les communautés linguistiques et le sentiment d’identité, de cohésion, consolidant les groupes sociaux »44. « Il ne faut pas oublier », soulignait-il déjà en 1956 (mais cet oubli-là se révèlera des plus résistants) « que le langage articulé n’épuise ni tous les messages ni tous les signes, que la langue n’est pas coextensive de la culture : les formes plastiques, les structures musicales, par exemple, recouvrent au même titre et avec le même jaillissement de significations, de vastes régions de l’espace social »45. La socio-linguistique, étude des connotations attachées aux seules variations linguistiques ne pouvait donc constituer qu’une partie d’une « discipline beaucoup plus vaste » (la formule rappelle évidemment celle de Saussure à propos de la future sémiologie) à laquelle il appartiendrait de rendre compte des types de connotations sociales liées à l’ensemble des « sémiotiques diverses [qui] concourent à la production d’un effet de sens global »46 : voilà définie la tâche de la « socio-sémiotique » telle que Greimas la concevait au moment où nous venions d’être chargés de la faire exister.

Eh bien ! ce programme, personne ne l’a jamais réalisé, en tout cas jamais tel quel. Cela pour de multiples raisons, dont certaines expliquent peut-être le fait à première vue étonnant qu’après avoir fixé le travail à effectuer Greimas ne s’y soit jamais lui-même consacré. Mais ce n’est pas forcément pour les mêmes motifs que son entourage non plus ne s’y est pas attelé. Rendre compte des principales raisons de cette non réalisation reviendra à expliquer pourquoi, en partie avec lui, en partie sans lui, les recherches ont bifurqué dans d’autres directions.

Note de bas de page 47 :

 Sur la notion de « groupe sémiotique », cf. Sémiotique et sciences sociales, op. cit., pp. 53-55 (« Sociolectes et groupes sémiotiques ») et 118-120 (« Notion de groupe »). De cette notion complètement ignorée du greimassisme, Bernard S. Jackson, socio-sémioticien britannique et théoricien du droit, a tout spécialement su tirer les potentialités heuristiques. Cf. B.S. Jackson, « A Journey into Legal Semiotics », Actes Sémiotiques, 120, 2017 (en particulier sections 2.1. « Narrativity » et 3.3, note 61).

Note de bas de page 48 :

 En jouant à peine sur les mots, on peut prendre ici le terme « marques » indifféremment au sens de traits différentiels ou de marques commerciales puisque, paraît-il, rien n’a aujourd’hui davantage de valeur distinctive que la « griffe » d’un jean ou la  marque des chaussures qu’on a aux pieds. Cf. G. Marrone, Il discorso di marca. Modelli semiotici per il branding, Bari, Laterza, 2007.

Note de bas de page 49 :

 Cf. « Mode, politique et changement » et « Formes de l’altérité et styles de vie », in Présences de l’autre, op. cit.

En premier lieu, que fallait-il comprendre par « effet de sens global » ? Dans le chapitre de Sémiotique et sciences sociales sous-titré « Pour une grammaire socio-sémiotique », cet effet se ramenait, on l’a vu, au « sentiment d’appartenance communautaire ». Le partage de formes symboliques différentielles (linguistiques et autres) détermine l’apparition et la persistance dans leur être de « groupes sémiotiques » distincts47. Cette observation, qui va pour ainsi dire de soi, sera reprise un peu plus tard dans deux de mes travaux, l’un sur la mode, l’autre sur les stratégies identitaires. Mais au lieu de m’en tenir à l’idée d’une distribution statique de marques faisant système48, j’y ai mis l’accent sur la production des différences et leur renouvellement continu, ressort formel de la mutation constante des systèmes de reconnaissance et de la prolifération des éphémères « tribus » et « subcultures » d’aujourd’hui49.

Note de bas de page 50 :

 « Sémiotique et communications sociales » (1970), in Sémiotique et sciences sociales, op. cit., p. 58 (souligné par E.L.).

Note de bas de page 51 :

 Ibid., pp. 49-50.

Note de bas de page 52 :

 Ibid., p. 50.

Note de bas de page 53 :

 Ibid., p. 60.

Cepentant, des unités ne se distinguent jamais qu’à l’intérieur d’un tout qui les regroupe et à la hauteur duquel, par conséquent, les effets de sens véritablement « globaux » sont à attendre. Ce qui conduit Greimas à postuler, tant en ce qui concerne les sociétés industrielles actuelles que les sociétés « rurales ou archaïques », « une dimension sémiotique unique »50 transcendant les stratifications sociales, « grâce à laquelle une société existe, en tant que sens, pour les individus et les groupes qui la composent, ainsi d’ailleurs que pour les autres sociétés, qui la regardent et la reconnaissent comme autre »51. Et c’est aussi, précise-t-il, grâce à cette dimension englobante « unique » que « l’individu (…) réussit à se transcender et à rejoindre l’autre », aidé en cela par des « “représentations collectives”, à la fois contraignantes et assumées, [qui] font de lui un être social »52. Pour conclure, Greimas affirme en tout optimisme qu’« une grammaire socio-sémiotique devrait pouvoir fournir des modèles suffisamment généraux » pour répondre au « besoin réel » d’« une enquête sémiotique sur les dimensions et les articulations significatives des macro-sociétés actuelles »53.

Note de bas de page 54 :

 « Des modèles théoriques… », art. cit., p. 69.

A la vérité, nous n’étions pas le moins du monde armés pour une telle enquête ! Le pouvoir-faire (équipe, crédits) aussi bien que le savoir-faire (sociologique, statistique) faisait totalement défaut. Nous risquions, en pratique, de verser dans des généralités trahissant un amateurisme qu’aucun théoricien des idéologies, aucun historien des idées, aucun sociologue ou politologue véritable n’aurait pu prendre au sérieux. Mais ce qui manquait le plus, c’était le vouloir-faire. Ni l’un ni l’autre des deux volets de ce projet ne pouvait susciter l’enthousiasme. La postulation d’un signifié global, et qui plus est, unique, posait immédiatement problème sur le plan de la conception de l’objet « société » à un moment où tout attestait au contraire de l’éclatement des « représentations collectives » et de l’évanouissement de tout « sentiment communautaire » à l’échelle macro-sociale. Et le caractère holistique des explications visées par Greimas provoquait de vives réticences alors que partout aux alentours commençaient à dominer l’anti-systémisme et le goût du « fragment ». Quant à l’autre volet, l’investigation (au demeurant de type sémiologique plutôt que sémiotique) sur les signes ou systèmes de signes d’appartenance et de reconnaissance entre groupes, le cadre dans lequel elle était censée se développer présentait un aspect désespérément statique qui paralysait le désir de recherche. Quel « dynamisme intentionnel » aurions-nous pu trouver dans l’inventaire des catégories morpho-sociales (sexe, classe d’âge, position hiérarchique) à croiser avec les axes sémantiques « sacré vs profane, secret vs public, externe vs interne » que Greimas venait de poser comme base d’une combinatoire à laquelle, dans ces conditions, la « grammaire socio-sémiotique » aurait dû se réduire54 ?

Note de bas de page 55 :

 Ibid., p. 67.

De plus, le projet d’une socio-sémiotique conçue en termes de systèmes de « connotations sociales » posait en lui-même problème. L’idée d’inventorier des correspondances entre comportements porteurs de sens et rôles sociaux définis à partir de variables socio-démographiques revenait à exclure toute autonomie du sémiotique en cantonnant la production de sens dans une fonction d’expression seconde, subordonnée à la primauté des structures sociales. Nous ne connaissions pas, bien sûr, la thèse complémentaire que Greimas avait soutenue vingt ans plus tôt, pas même son titre, hautement significatif : Quelques reflets de la vie sociale en 1830 dans le vocabulaire des journaux de mode de l’époque. On comprend qu’il n’ait pas cherché à la diffuser, lui qui mettait à présent en garde contre l’insuffisance de toute procédure qui se ramènerait à un simple « établissement de comparaisons entre catégories linguistiques d’un côté et catégories sociologiques de l’autre »55. Et pourtant, était-ce vraiment quelque chose de différent que nous aurions pu ou dû faire si nous avions pris pour ligne directrice la problématique connotative qu’il proposait ?

N’était-ce qu’affaire de « génération » ? Cette orientation m’apparaissait comme une sorte de rémanence pesante d’un Greimas d’« avant », d’un de ses doubles que nous étions trop jeunes pour avoir connu, un Greimas de la morphologie par opposition à celui qui se trouvait devant nous, que nous admirions et qui était déjà celui de la syntaxe (narrative). Comment aurait-il pu nous enfermer dans un projet purement taxinomique et nous empêcher de le suivre sur le chemin aventureux d’une grammaire de l’action à construire et bientôt à extrapoler (« sans trahir ») en direction de l’expérience vécue ? — Bref, il se dégageait de toute cette problématique un ennui mortel. Y compris, je crois, au fond, pour Greimas, déjà plus qu’à-demi tourné vers d’autres préoccupations. L’année même, 1976, où paraît Sémiotique et sciences sociales paraît aussi son Maupassant. Là encore, deux Greimas se juxtaposaient. Pour moi le choix était déjà fait : pour le second.

2.2. La voie institutionnelle

Note de bas de page 56 :

 « Sur l’histoire événementielle et l’histoire fondamentale », p. 164. La hiérarchie des instances conçue par Marx (que Greimas salue dans Du sens comme un « précurseur du structuralisme », p. 20), puis reprise, amodiée, complexifiée par Louis Althusser dans les années 1960, est évidemment toute proche.

Note de bas de page 57 :

 Ibid., p. 166.

Avant d’en venir à ce qui en est résulté, il faut évoquer l’autre perspective englobante qu’on trouve également dans Sémiotique et sciences sociales, plus précisément dans le chapitre « Sur l’histoire événementielle et l’histoire fondamentale ». Greimas s’y interroge sur les conditions d’une problématique qui rendrait compte de « la dimension fondamentale des sociétés », totalités envisagées comme décomposables en une série de niveaux relativement autonomes et superposés : « les structures économiques, par exemple, seraient plus profondes que les structures sociales, celles-ci, à leur tour, étant recouvertes par des structures culturelles »56. Après avoir souligné la valeur « en quelque sorte exemplaire » de la description donnée par Marx « de la structure économique appelée capitalisme » — description « dont le mérite, indépendamment de sa valeur intrinsèque, est d’être un modèle construit et, de plus, un modèle achronique »57 —, Greimas préconise la construction de modèles de ce type pour les divers niveaux de sous-articulation du tout social, autrement dit pour ce qu’on appelle aujourd’hui ordinairement les « champs » respectifs du politique, du juridique, du religieux, de l’artistique, du scientifique, de l’économique (et sans doute quelques autres encore).

Note de bas de page 58 :

 « L’actualité du saussurisme », art. cit., p. 380.

Cette perspective globale et structurelle, systémique, institutionnelle, n’a pas, elle non plus, été mise en œuvre — pas vraiment, mais elle devrait l’être un jour car, à la différence de la précédente, elle reste très prometteuse. A l’époque, davantage que l’explicitation de constantes structurelles, ce qui nous intéressait (nous « les petits jeunes »), c’était la marge de jeu que les structures et les systèmes laissent ouverte dans les dynamiques processuelles qu’ils régissent. Et c’étaient aussi les effets de rétroaction exercés par les pratiques sociales sur les conventions, les codes, les règles, en un mot sur les institutions que présuppose l’interaction. Par exemple, si les actes de parole dépendent bien sûr de l’existence de la langue comme système, l’usage, en retour, transforme la langue, en sorte que la praxis linguistique peut être considérée comme ce qui institue, ou plutôt comme ce qui fait vivre un système linguistique jamais définitivement institué. Perspective dynamique, optimiste et mobilisatrice pour les « soixante-huitards » anti-institutionnels que nous étions ! Pourtant, nous n’avions pas le monopole du « dynamisme » ! Bien avant « 68 » (donc avant qu’on ne se pose la question oiseuse et néanmoins rebattue de savoir si « les structures descendent ou non dans la rue »), Greimas avait par exemple lui-même proposé « d’introduire, à la place du postulat d’équilibre structurel, la notion plus souple de “tendance à l’équilibre”, ou plutôt de tendance au déséquilibre, le progrès historique consistant toujours dans la création de nouvelles structures dysfonctionnelles »58.

Note de bas de page 59 :

 Pour un éclairage sémiotique sur ce problème classique en théorie du droit, cf. Bernard S. Jackson, Making Sense in Law, Liverpool, Deborah Charles Publications, 1995 ; id., « A Journey into Legal Semiotics », art. cit., sections 2.1 et 4.2.

Note de bas de page 60 :

 Cf. E. Landowski, « Une approche sémiotique et narrative du droit », La Société réfléchie, op. cit. , pp. 102-109 ; id., « Statut et pratiques du texte juridique », in D. Bourcier et al. (éds.), Lire le droit. Langue, texte, cognition, Paris, LGDJ, 1992.

Note de bas de page 61 :

 « Due punti di vista per una sociosemiotica », Carte Semiotiche, 4-5, 1988 ; version fr., « Deux points de vue pour une socio-sémiotique », Dilbilim, X, Istambul, 1993 ; rééd. in B.S. Jackson (éd.), Legal Semiotics and the Sociology of Law, Oñati, IISL, 1994, avec des références à H.L.A. Hart, The Concept of Law, Oxford, Clarendon Press, 1961 et B.S. Jackson, Semiotics and Legal Theory, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1985.

Il ne s’agissait donc pas d’opposer « le système » aux procès mais de problématiser leur articulation. Plusieurs tentatives ont été faites en ce sens. L’univers juridique offrait à cet égard un terrain d’observation particulièrement instructif puisque le droit, système de normes figées s’il en est, est en même temps une machine à produire, souvent, des jugements imprévisibles ! De fait, pour que les décisions des juges fassent sens, il faut qu’elles ne soient ni arbitraires (aléatoires) ni entièrement prédéterminées (programmées)59. Pour rendre compte du « jeu » qui permet ainsi de produire et la règle et ce qui peut sembler y faire exception, j’ai cherché à décrire la manière dont le droit organise la récursivité de rapports hiérarchiques entre des unités interchangeables : par le jeu des voies de recours (appel, cassation), tout acteur intervenant à titre de destinateur-judicateur à un niveau donné devient, au niveau immédiatement supérieur, un simple sujet de faire en face d’une autre instance destinatrice, judicatrice de sa décision. La cohérence de l’ensemble est par là (en principe) assurée tout en préservant la latitude d’initiative de chacune des parties composantes60. Dans un article paru en 1988, je cherchais plus spécifiquement le moyen d’apparier « deux points de vue pour une socio-sémotique » : l’un institutionnel, centré sur les instances destinatrices, impersonnelles et régulatrices sur un plan macro-social (dans la ligne de l’article sur l’histoire fondamentale), l’autre interactionnel, mettant en avant le rôle des « Sujets » (dans l’esprit de la grammaire narrative), et suggérais une manière de dialectiser les rapports entre ces perspectives et les niveaux correspondants à l’aide des distinctions (inspirées par la philosophie analytique, via la sémiotique du droit) entre « systèmes institués » et « procès instituants », et entre « règles primaires » ou « secondaires »61.

Note de bas de page 62 :

 Cf. Cl. Calame, « Récit héroïque et pratique religieuse », Annales, 61, 3, 2006.

Note de bas de page 63 :

 Cl. Calame, I Greci e l’Eros. Simboli, pratiche e luoghi, Rome-Bari, Laterza, 1992 (version fr. remaniée, Paris, Belin, 1996) ; Le récit en Grèce ancienne, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1986 (2e éd. remaniée, Paris, Belin, 2000) ; E. Landowski, « Pour une problématique socio-sémiotique de la littérature », in L. Milot et al. (éds.), La littérarité, Sainte-Foy, Presses de l’université Laval, 1991.

Note de bas de page 64 :

 Cf. E. Landowski, La Société réfléchie, Paris, Seuil, 1989, pp. 276-278.

Par la suite, indépendamment de la sphère juridique (et de l’instance économique, regrettablement laissée tout à fait à l’écart), diverses autres ébauches de traitement sémiotique de vastes champs structurels ont été tentées, notamment à propos des domaines mythique62, littéraire63 et politique. La question se posait d’une manière toute particulière dans ce dernier cas. Allait-on construire une sémiotique du ou de la politique ? Au départ, le choix était entièrement ouvert64. Choisir « le » politique, ç’aurait été tenter de dégager les principes d’une logique globale des institutions de pouvoir qui ne se ramène ni au droit constitutionnel ni aux études de stratégie menées par les politologues mais qui serait parvenue à « sémiotiser » l’espace politique, à en construire un modèle d’ensemble en tant que lieu de confrontations faisant sens. On en est encore loin.

Note de bas de page 65 :

 « Figures d’autorité. Une typologie sémiotique », Documents et prépublications, 65, Urbino, CISL, 1977 ; rééd. remaniée in La Société réfléchie, op. cit., pp. 245-274.

Dans les années 70, j’avais néanmoins cherché à construire une syntaxe aussi générale que possible des rapports de pouvoir tels qu’ils s’établissent (et par chance aussi se transforment) sur le plan intersubjectif entre des agents quelconques à la faveur de leurs interactions. En adoptant une démarche déductive tout en m’appuyant sur un matériel d’enquête supposé refléter l’imaginaire politique des jeunes Français, j’étais arrivé à construire un système d’articulations élémentaires interdéfinissant une très large gamme de procédures de résolution des conflits. Entre « collision » et « collusion », j’aboutissais à une série ordonnée de formes d’interaction (de la guerre au débat, de l’usurpation au don, de la conflagration à l’enlisement, etc.) qui s’étageaient entre deux pôles. D’un côté, le pôle du polémique stricto sensu, recouvrant de purs rapports de forces, de l’ordre de la programmation car obéissant à de strictes régularités (telles que, sur le plan pragmatique, c’est nécessairement le plus gros, le plus fort, le mieux armé qui gagne). Et de l’autre, la polémique, ou controverse à caractère polémico-contractuel entre sujets cognitivement compétents (ou se considérant les uns les autres comme tels) et qui, du fait qu’elle engage entre eux des rapports de sens, relève de la manipulation : ainsi de la « négociation » ou du « marchandage », mais aussi de la « rouerie » ou de la « duperie », toutes formules qui, en dépit de leurs colorations morales différentes, forment sémiotiquement un tout, par opposition aux rapports de domination unilatérale fondés sur la force65.

Note de bas de page 66 :

 « Régimes de sens et formes de popularité », in Présences de l’autre, op. cit., pp. 219-244. Dans la même direction, « Sur deux formes de sociabilité », in La société réfléchie, op. cit. ; « Le pouvoir du Pouvoir », Documenti di lavoro e pre-pubblicazioni, 86, Urbino, CISL, 1979.

Par ailleurs, sur un plan de généralité comparable mais en me concentrant sur le fonctionnement d’un type de régime politique donné — le « nôtre », celui dit de « démocratie représentative » —, j’ai proposé plusieurs esquisses de modélisation ordonnant la diversité des formes syntaxiques que peut prendre le lien entre dirigeants et citoyens, depuis la logique de la représentation juridico-politique classique jusqu’à la forme de négation dont elle fait l’objet avec la poussée de mouvements populistes qui y substituent la « représentation » au sens théâtral. D’où autant de figures du pouvoir distinctes, allant jusqu’à celle du bouffon66. Autant que l’analyse du champ politique, ces recherches se voulaient une contribution à la critique raisonnée des pratiques et des formes de légitimation des pouvoirs en place.

Note de bas de page 67 :

 Cf. par exemple Henri Quéré, « L’affiche électorale », Nouveaux Actes Sémiotiques, 2, 1989 ; Denis Bertrand et al., Parler pour gagner. Sémiotique des discours de la campagne présidentielle de 2007, Paris, Presses de la FNSP, 2007. A l’opposé, pour la défense et illustration de l’option consistant à faire de l’analyse sémiotique un instrument de la critique des politiques suivies et en même temps la base théorique de contre-propositions, cf. Roberto Pellerey, « Fuori mercato », Actes Sémiotiques, 119, 2016 ; id., « Presenza in una scelta », Actes Sémiotiques, 120, 2017 ; E. Landowski, « A quoi sert la construction de concepts ? », Actes Sémiotiques, 117, 2014.

Mais dans l’ensemble, en dépit de ces tentatives, c’est une problématique plus restreinte qui a été adoptée. Sans même en débattre, nous avons presque tous privilégié l’approche de la politique, c’est-à-dire focalisé l’attention sur les productions langagières et les performances, plus ou moins spectaculaires, d’un nombre limité d’acteurs censés composer la « classe politique ». Analyser leurs stratégies pouvait certes comporter une dimension démystifiante mais se ramenait surtout à chercher comment le personnel dirigeant et les candidats à des élections, secondés par les professionnels des médias et parfois par des sémioticiens, peuvent rationaliser la détermination de ce que, dans une conjoncture déterminée, il convient de faire croire aux citoyens en vue de remporter leurs suffrages moyennant une mise en scène bien montée67. Sur ce terrain, comme sur d’autres, qui, eux, relèvent explicitement du « marketing », le regard sémiotique se révèle utile, du moins à en juger par le simple fait que les professionnels y font de plus en plus fréquemment appel. Mais ces services ne pouvant être rendus qu’au prix d’un détournement de l’attention vers le conjoncturel, il en résulte que sur le plan structurel manque encore aujourd’hui un cadre général qui permettrait de saisir la logique sémiotique d’ensemble dont tirent en profondeur leur signification ces manifestations produites au jour le jour, qu’on analyse aussi au jour le jour, le plus souvent dans une extrême ugence. En paraphrasant le titre de l’article de Greimas, c’est un peu comme si on avait une « politique événementielle » sans niveau « fondamental ».

Note de bas de page 68 :

 Cf. M. Hammad, Vocabulaire des institutions arabes (du Croire, du Pouvoir), Paris, Geuthner, 2017 (prééd. partielle, Actes Sémiotiques, 119, 2016).

Note de bas de page 69 :

 A.M. Lorusso, « Sur les formes de vie : à partir du livre de Jacques Fontanille, Formes de vie », Actes Sémiotiques, 120, 2017.

Depuis peu toutefois, par un heureux retournement, un certain regain d’intérêt pour la dimension structurelle et globale, ou « institutionnelle », se manifeste. Dans un ouvrage tout récent, Manar Hammad, à partir de l’exploration du vocabulaire relatif aux sphères du « pouvoir » et du « croire » en langue arabe classique (essentiellement dans le Coran), aboutit à une compréhension d’ensemble du politique en tant que grammaire des rapports de pouvoir dans l’aire culturelle considérée68. Cette synthèse de large portée demanderait à être confrontée à de futures enquêtes sémiotiques de même envergure concernant d’autres civilisations. Comme l’écrivait au même moment Anna Maria Lorusso, « après des décennies d’une sémiotique fortement axée sur les actes de parole individuels (textes, interactions, gestes...) », on ne peut qu’espérer voir se confirmer ce retour à la perspective complémentaire, tournée vers « les régularités et les normes qui constituent le tissu socio-culturel impersonnel de la vie »69.

3. La sémiotique de la belle époque

Note de bas de page 70 :

 Cf. P. Sulkunen, « Semiotic theory in the social sciences : constructing and deconstructing agency », Actes Sémiotiques, 120, 2017.

Note de bas de page 71 :

 Maupassant, op. cit., p. 262.

Mais à la belle époque des années 70-80, l’intersubjectif et l’interactionnel primaient sans réserve. Si dans une certaine mesure c’était encore l’âge du « structuralisme triomphant », c’était surtout, bien que le mot ne soit pas encore en vogue, le triomphe de l’agency — de l’« agentivité » qui constitue la marque du Sujet autonome, agissant et décidé à construire lui-même jusqu’à ses propres conditions de possibilité, comme le souligne rétrospectivement Pekka Sulkunen avec le regard d’un sociologue-sémioticien70. En sorte que le livre qui allait donner son essor à une première approche socio-sémiotique et interactionnelle affranchie à la fois de tout postulat sociologisant et du cadre textuel, ce n’est pas, comme il aurait pu sembler logique, Sémiotique et sciences sociales, mais paradoxalement le livre sous-titré La sémiotique du texte, celui sur les « deux amis » de Maupassant, sujets qui se veulent maîtres du sens de leur destin « face à l’incarnation sereine du pouvoir souverain »71.

De Sémiotique et sciences sociales, je prenais au contraire le contrepied. La nouveauté consistait à envisager la forme de l’espace social non pas comme le calque (le « reflet ») d’un donné sociétal premier qui le déterminerait mais en tant que l’œuvre des sujets qui l’habitent. Autrement dit, non seulement comme le produit momentané d’une construction régie (ni plus ni moins que dans le cas d’un mythe ou d’une œuvre littéraire) par ses propres principes immanents, mais aussi comme l’espace de la production même d’une société non pas achevée mais indéfiniment « en construction ». Plus précisément, comme la scène sur laquelle « la société » se constitue spéculairement en inventant son fragile équilibre dynamique à travers la négociation, entre les sujets eux-mêmes, des rapports qui les unissent en même temps qu’ils les séparent les uns aux autres. D’où cette petite phrase en forme de slogan sur la page 4 de couverture de mon premier volume d’essais, La société réfléchie : « Le discours ne reflète pas le social : il le construit ».

Note de bas de page 72 :

 Cf. « La production de la différence », Présences de l’autre, op. cit., pp. 24-27.

Opter pour ce point de vue actantiel, processuel, « dynamique », allait permettre de décrire une scène sociale en mouvement et d’interroger les conditions de ce qu’on appelle le « changement social ». Cela tout en retrouvant d’ailleurs (comme on aurait pu s’y attendre, tant elles sont générales), les catégories morphologiques et sémantiques précédemment posées par Greimas comme cadre général, mais en les mobilisant maintenant d’une manière tout à fait différente. En guise d’exemple, soit la catégorie « externe vs interne », à l’évidence impliquée par tout sentiment d’appartenance à un groupe. Plutôt que de considérer ce sentiment comme la résultante d’une position déterminée entre un « dehors » et un « dedans » aux frontières fixées par avance, la démarche a consisté à analyser la diversité des stratégies au moyen desquelles « l’un » construit à la fois et sa propre identité et la figure de l’« autre » et leur mode de relation. Les distinctions sur lesquelles se cristallisent les sentiments identitaires, loin en effet d’être jamais prédéterminées en substance, n’existent que dans la mesure où les individus ou les groupes sélectionnent, pour en faire des différences pertinentes, certains facteurs d’hétérogénéité plutôt que d’autres, et que sous la forme qu’ils leur donnent72.

Note de bas de page 73 :

 « Formes de l’altérité et styles de vie », Présences de l’autre, op. cit., pp. 45-86.

La vie sociale et politique française fournissait en la matière un corpus richissime, mêlant discours et pratiques. On y voit par exemple, entre autres stratégies, comment l’attribution aux « autres », par le groupe dominant, d’une prétendue volonté d’exacerber systématiquement leur différence en l’exhibant (en l’occurrence par la prière, le voile, etc.) — attitude que j’ai appelée (métalinguistiquement) le « dandysme » — sert aux gens en place, qui s’attribuent la position du « dedans », pour construire l’irréductible « en dehors » censé justifier leur immémoriale xénophobie (anti-arabe, en l’espèce). Substituer de la sorte à toute grille taxinomique une problématique des dynamiques d’exclusion ou d’assimilation, de ségrégation ou d’admission, c’était orienter la réflexion vers une socialité vécue, fondamentalement conflictuelle, et sémiotique de part en part73.

Note de bas de page 74 :

 Cf. E. Landowski, « Jeux optiques : situations et positions de communication », La société réfléchie, op. cit.

Note de bas de page 75 :

 Cf. E. Landowski, « Pièges : de la prise de corps à la mise en ligne », in M.C. Addis et G. Tagliani (éds.), Le immagini del controllo. Visibilità e governo dei corpi, Carte Semiotiche Annali, 4, 2016.

Note de bas de page 76 :

 « Continuité et discontinuité: vivre sa génération », La société réfléchie, op. cit.

Note de bas de page 77 :

 « Masculin, féminin, social », Présences de l’autre, op. cit. ; « Le triangle émotionnel de la publicité », Semiotica, 163, 1-4, 2007.

Il en est allé de même à propos de l’opposition entre « secret » (ou plutôt « privé ») et « public ». Elle se prêtait en effet fort bien à être rethématisée, et même syntaxiquement « modélisée », en termes de « jeux optiques » entre sujets (individuels ou collectifs) cherchant à maîtriser les conditions de leur propre mise en scène74. Dialectique qu’on retrouve aujourd’hui, à un niveau différent — mais sous des formes qui ne contredisent pas, structurellement, le modèle élaboré « à la belle époque » —, à savoir, dans les relations ambigües qui s’établissent entre, d’un côté, une masse d’individus renonçant à toute « intimité » sous la pression d’un désir insatiable d’exhibition de soi, et de l’autre des instances gestionnaires du « numérique » recourant à des stratégies inquisitoriales chaque jour plus élaborées75. Par ailleurs, les catégories morpho-sociales de base initialement évoquées par Greimas, une fois reconsidérées sous l’angle de la syntaxe narrative, allaient elles-mêmes apparaître non plus comme des données statiques mais comme l’enjeu de confrontations interactantielles. Ainsi de l’âge, constitué en valeur identitaire dans les rapports entre les « générations »76, et aussi, bien sûr, de la différence sexuelle, manipulable de mille manières dans les plus diverses formes de tactiques de séduction77.

Note de bas de page 78 :

 Pour ce qui est du Brésil, principalement dans le cadre du Centro de Pesquisas Sociossemioticas fondé et dirigé depuis 1995 par Ana C. de Oliveira. Cf. par exemple A.C. de Oliveira, Vitrinas. Acidentes estéticos na cotidianidade, São Paulo, Educ, 1997 ; Yvana Fechine, Televisão e presença. Uma abordagem semiótica dos gêneros informativos (2001), São Paulo, Estação das Letras e das Cores, 2008.

Note de bas de page 79 :

 Cf. J.-D. Urbain, L’idiot du voyage. Histoires de touristes, Paris, Plon, 1991 (Payot, 1993) ; id., L’archipel des morts. Cimetières et mémoire en Occident, Paris, Payot et Rivages, 1989.

Note de bas de page 80 :

 J.L. Fiorin et E. Landowski (éds.), O gosto da gente, o gosto das coisas, São Paulo, Educ, 1997.

Note de bas de page 81 :

 Cf. P. Fabbri, « Champ de manœuvres didactiques », Actes Sémiotiques-Bulletin, II, 7, 1979 ; id. et E. Landowski (éds.), Explorations stratégiques, Actes Sémiotiques-Bulletin, VI, 25, 1983.  J.L. Fiorin, O regime de 1984, São Paulo, Atual Editora, 1988.

Note de bas de page 82 :

 Cf. A. Semprini, L’objet comme procès et comme action, Paris, L’Harmattan, 1995 ; id. (éd.), Il senso delle cose, Milan, FrancoAngeli, 1999 ; G. Marrone et E. Landowski (éds.), La société des objets. Problèmes d’interobjectivité, Protée, 29, 1, 2001.

Note de bas de page 83 :

 Gianfranco Marrone, Corpi sociali. Processi comunicativi e semiotica del testo, Milan, Eunaudi, 2001.

La société réfléchie, volume regroupant une partie de ces travaux, paraît en 1989 (avec, comme il se doit, beaucoup de retard par rapport aux publications originelles). Moyennant divers avenants en cours de route, le contrat avec Greimas était donc rempli, grosso modo. Et l’atelier avait fait son travail d’initiation et de diffusion. La « socio-sémiotique » était sortie de la marginalité ! du moins à l’étranger. En particulier en Italie et au Brésil, ont de fait été accomplis un très grand nombre de travaux (et notamment de thèses) plus ou moins directement inspirés par cette perspective générale78. Et même quelques-uns en France. Cela sur les objets qui ne relevaient pas uniquement des registres politique, juridique et, bien sûr, médiatique, mais concernaient aussi les pratiques les plus diverses, du voyage par exemple aux rituels de la mort79 ou aux pratiques du goût80, de la didactique à la stratégie militaire81, etc., sans oublier l’immense domaine des relations entre les hommes et leurs partenaires de chaque instant, les objets82. De cette première socio-sémiotique fondée sur la syntaxe narrative classique, de ses principes théoriques et méthodologiques, de ses objectifs et de ses résultats, on trouve une excellente synthèse dans le livre de Gianfranco Marrone, Corpi sociali, paru en 200183.

Note de bas de page 84 :

 Selon la recommandation du « premier Greimas », celui qui dans Sémantique structurale détaillait les procédures de l’« objectivation du texte » (pp. 153-154).

Note de bas de page 85 :

 Voir ici même les prolongements théoriques développés à partir de ce point par la contribution d’Ahmed Kharbouch, « Le discours et son sujet ». Cf. aussi J.L. Fiorin, As astúcias da enunciação. As categorias de pessoa, espaço e tempo, São Paulo, Ática, 1996.

Toutefois, dans ce livre — sous-titré « Processus communicatifs et sémiotique du texte » —, Marrone avait laissé de côté, volontairement ou non, un aspect novateur apparu dès le milieu des années 80, assez discrètement il est vrai au milieu de cet ensemble, mais pourtant repérable au moins au fil de mes propes travaux. C’était une problématique, encore embryonnaire, de la présence, aspect qui risquait une fois de plus de déborder la perspective textuelle toujours majoritairement en vigueur. A ce stade, il pouvait sembler qu’il ne s’agissait, même par rapport au tout venant des travaux d’inspiration socio-sémiotique, que d’un détail, d’une sorte d’ajout (superfétatoire aux yeux de la plupart) traduisant simplement une marotte de ma part. Ce détail allait néanmoins porter bientôt à conséquence. Certes, depuis longtemps, les tenants, y compris les plus rigoristes, de la sémiotique « du texte » savaient — aussi bien que les « socio-sémioticiens », sinon mieux — conduire leurs analyses non seulement sur le plan des énoncés narratifs84 mais aussi d’un point de vue « discursif » impliquant la prise en charge de l’énoncé par une instance « énonciative » qui, d’une certaine manière, dépasse le « texte » stricto sensu, bien que ce soit évidemment lui qui la construise85. Mais l’idée de « présence » allait au-delà de ces dispositifs et stratégies relativement bien connus. Et pour cette raison, elle faisait problème.

4. Transition pour une fin de siècle

Note de bas de page 86 :

 « La lettre comme acte de présence », in Cl. Calame et al. (éds.), La lettre. Approches sémiotiques, Fribourg, Editions universitaires de Fribourg, 1988 (version remaniée in Présences de l’autre, op. cit.).

Lorsque pour la première fois j’ai osé prononcer devant Greimas ce mot tabou entre sémioticiens, il s’est exclamé : « Présence ! ? Landowski serait-il en train de devenir mystique ? » C’était à Fribourg, en 1984, au cours d’un colloque sur la correspondance organisé par Claude Calame. Mon exposé avait pour titre « La lettre comme acte de présence »86.

Note de bas de page 87 :

 Sur la notion sémio-narrativement centrale et pourtant très peu élaborée de « conjonction », cf. Passions sans nom, op. cit., pp. 60-61 et 64.

Le mysticisme, c’est un fait, n’est le propre ni de la plupart des « greimassiens » de ma connaissance, ni des « sujets » du modèle narratif standard, en tout cas dans leur principe. Et s’ils ont de l’« agentivité » à souhait, ils (les sujets de la narration) n’ont en revanche, généralement, pas beaucoup de « présence ». Ils ne sont d’ailleurs pas, eux-mêmes, vraiment présents au monde. Leur être-au-monde se ramène au statut de « sujets de quête » avides de « conjonction » avec des éléments de toutes sortes qu’ils sont censés convoiter, évidemment à raison de la valeur qu’ils leur attribuent87. Dès lors, le seul mode d’interaction concevable entre eux passe par la médiation d’« objets de valeur » appelés à circuler des uns aux autres dans le cadre d’échanges, et plus précisément d’échanges réglés (comme il se doit ne serait-ce qu’au nom de l’équité) par des calculs portant sur la « valeur des valeurs » en jeu du côté de l’offre et de celui de la demande. En un mot, l’espace d’interaction prend ainsi, globalement, la forme d’un vaste marché où transitent à chaque instant des biens, consommables ou thésaurisables, où se rendent des services en tous genres et où passent de main en main les « valeurs » les plus variées (entre autres, modales). On peut dès lors considérer, au choix, ou bien qu’en définissant de cette manière le noyau de ce qui constitue notre être-au-monde, ou, en tout cas, le cœur de ce qui régit nos activités en ce monde, ce modèle narratif « canonique » rend compte adéquatement d’une dimension de la vie — sa dimension économique, dimension essentielle puisqu’« en dernière instance » (comme disait Althusser) elle est à la base de tout le reste —, ou bien, si on adopte un point de vue critique, que ledit modèle réduit indûment la vie à cette seule dimension. C’est ce dernier parti que j’ai pris.

Note de bas de page 88 :

 Greimas, tout en caractérisant le schéma narratif comme un « cadre formel où vient s’inscrire le “sens de la vie” », était le premier à lui attribuer la valeur d’un modèle « idéologique ». Cf. Sémiotique. Dictionnaire, op. cit., entrée « Narratif (schéma —) », pp. 245, § 2, et 247, § 8.

Il s’agit bien d’un « parti », étant donné que l’une et l’autre option est d’ordre idéologique (ou si on préfère « philosophique »)88. Mais on peut tout de même étayer la seconde en faisant observer que la dimension « échangiste » de l’existence n’est nullement la seule, même sur le plan strictement social. Une relation aussi simple et banale que, par exemple, « l’amitié » y échappe. Cela tient à ce que les « sujets motivés » et même calculateurs que présuppose tout rapport d’échange, sont généralement, par ailleurs, et souvent en même temps, des « sujets éprouvants ». Ils sont à la fois cognitivement et volitivement compétents pour manipuler leurs semblables en vue d’objectifs bien précis, et dotés d’un sensibilité sur laquelle ce ne sont ni les anticipations de gains ni les promesses ni les menaces ni les raisonnements bien construits qui ont prise mais bien davantage tout ce qui relève de ces « qualités sensibles » inhérentes aux choses comme aux gens, dont Greimas disait qu’elles « agissent directement — sans médiation linguistique — sur l’homme ». Comme cette dimension du rapport im-médiat au monde sensible n’avait aucune place dans le modèle dont nous disposions, j’ai entrepis de la construire. Ce qui, évidemment, ne pouvait aller sans obliger à un moment donné à repenser l’économie générale du modèle lui-même.

« Cette dimension bizarre de la “présence” n’est pas dans notre Dictionnaire », m’a-t-on souvent objecté. « Chez qui donc l’avez-vous trouvée ? » — Chez monsieur Maniglier. C’est le patron du café où j’ai l’habitude de travailler le matin. Là, tout en faisant mes petites écritures de sémioticien motivé, je me « sens bien », comme sujet éprouvant. Sans raison ni « visée » particulières. Mais l’espace est de belle taille, la vue agréable. Le soleil entre, la rumeur est tranquille. — Il m’a semblé que cela aussi, à sa manière, faisait sens, et que par conséquent il fallait absolument que « notre sémiotique » trouve les moyens d’en rendre compte. Toutes proportions gardées, comme Proust qui, « touché » si on peut dire par une haie d’aubépines, s’écrie « zut ! zut ! zut » et passe le reste de sa vie à écrire La Recherche pour percer le mystère de cette rencontre que nous dirions aujourd’hui « esthésique ».

Note de bas de page 89 :

 Cf. E. Landowski, « Unità del senso, pluralità di regimi », in G. Marrone, N. Dusi, G. Le Feudo (éds.), Narrazione ed esperienza. Intorno a una semiotica della vita quotidiana, Rome, Meltemi, 2007.

A une étape antérieure, face à la sémiotique du texte, j’avais proposé la perspective plus large d’une sémiotique des situations. Nouvelle étape, il s’agissait maintenant d’approfondir la conceptualisation de façon à permettre d’envisager une sémiotique de l’expérience89. Grâce au colloque de Fribourg, j’avais commencé à essayer de formuler en termes sémiotiques l’intuition de la « présence », ou plus précisément la question lancinante de la façon dont pour nous, en tant que « sujets éprouvants », fait sens notre présence im-médiate « au » monde, ou plus généralement, à l’autre (qu’il s’agisse de notre alter ego ou d’un quelconque élément du « monde naturel »). Cela par opposition à notre simple présence-existence dans le monde en tant que « sujets motivés » car, vu sous cet angle (plus conforme que le précédent à la tradition de pensée sémio-linguistique en même temps qu’au sens commun), le monde se présente non pas comme un continuum sensible mais comme une surface lisible (articulée sous la forme de « petits spectacles »), si bien que le fait qu’il y ait de la signification va de soi, même si les significations à décrypter cas par cas ne sont ni toujours univoques ni toutes faciles à dégager.

Note de bas de page 90 :

 E. Landowski, « Viagem às nascentes do sentido », in I. Assis da Silva (éd.), Corpo e Sentido, São Paulo, Edunesp, 1996 ; version remaniée, « En deçà ou au-delà des stratégies, la présence contagieuse », Passions sans nom, op. cit.

Note de bas de page 91 :

 Cf. Cl. Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, Paris, Plon, 1955, pp. 120-121. Voir aussi Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, trad. Paris, P.U.F., 1966, p. 230.

Note de bas de page 92 :

 Cf. « Modes de présence du visible », Passions sans nom, op. cit., pp. 179-183.

Note de bas de page 93 :

 A. J. Greimas, « Sémiotique figurative et sémiotique plastique », Actes Sémiotiques-Documents, VI, 60, 1984, p. 12 (rééd., Actes Sémiotiques, 119, 2016, https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/5507&file=1/).

Note de bas de page 94 :

 A la saisie et à la lecture, par l’énonciataire (face par exemple à un tableau), font respectivement pendant, du côté de l’énonciateur (en ce cas, du côté du peintre), la vision et le procédé, qui, pareillement, s’articulent l’une à l’autre, mieux, se présupposent réciproquement. Cf. « Vettura e pittura : dall’utilizzo alla pratica », in S. Jacoviello et al. (éds.), Testure. Scritti seriosi e schizzi scherzosi per Omar Calabrese, Sienne, Protagon, 2009. Version fr. « Voiture et peinture : de l’utilisation à la pratique », Galáxia, São Paulo, 12, 2, 2012.

C’est grâce à une autre rencontre, celle-là organisée en 1995 à Araraquara sous le titre « Corpo e sentido » par Inácio Assis Silva, l’un des sémioticiens brésiliens les plus créatifs (aujourd’hui disparu), que l’occasion s’est présentée pour moi de tester une nouvelle idée, qui allait me permettre d’« opérationnaliser » la précédente : l’intuition qu’à côté du sens articulé — indépendamment des significations lisibles —, l’expérience nous fait constamment vivre un « sens senti ». L’expression sonnait mieux en portugais : sentido sentido90. Ce n’était pas tout à fait une découverte. Greimas — et bien d’autres, notamment Lévi-Strauss91 — avait déjà parlé d’un « langage second » (qu’il y aurait d’ailleurs de bonnes raisons de considérer plutôt comme premier92) à l’aide duquel non seulement les œuvres d’art mais aussi les objets du monde naturel nous « parlent autrement » : autrement qu’à travers le filtre des langues naturelles et des grilles culturelles que nous avons appris à leur appliquer pour les lire en y reconnaissant des « objets nommables »93. Mais il restait à préciser sémiotiquement les contours d’une telle saisie du sens sur le plan sensible, et la manière dont elle s’articule au mode de signifiance complémentaire qu’engage la lecture des significations d’ordre « intellibible »94.

Note de bas de page 95 :

 J’apprendrai plus tard l’existence des « cellules-miroirs » découvertes par les neurologues. Cela confère après coup une vraisemblance « scientifique » à l’intuition de la « présence contagieuse » mais laisse entier le problème de sa conceptualisation en termes sémiotiques.

Note de bas de page 96 :

 Le verbe « épouser » est emprunté à François Jullien ; cf., entre autres, Nourrir sa vie, Paris, Seuil, 2005. — A propos de l’hexis d’autrui en tant que ressenti, cf. « Diana, in vivo », Passions sans nom, op. cit., pp. 208-210.

Note de bas de page 97 :

 Cf. « Modes de présence du visible », in Passions sans nom, op. cit., p. 191-195.

Ce que, dans la plupart des rapports intersubjectifs face à face, nous sentons en premier lieu, sur un mode que j’ai tout de suite appelé la « contagion », c’est le sentir d’autrui95. Nous « éprouvons » sa dynamique corporelle, sa tension, son rythme, son mouvement, son hexis, et d’une certaine manière, sans le vouloir, nous « l’épousons »96. L’hilarité, le désir, la peur et bien d’autres états psycho-somatiques dynamiques se transmettent de la sorte du simple fait que nous sommes capables de (ou ne sommes pas capables de ne pas) saisir ces motions quand elles agitent autrui, « corps et âme », et d’en vivre à quelque degré l’expérience dès que nous les reconnaissons.Il n’en va pas différemment dans nos rapports aux qualités sensibles des choses mêmes : fluidité de l’eau, hiératisme de la montagne, résistance de la pierre, pégosité de la matière visqueuse qui menace de nous absorber : autant de programmes d’interactions potentielles qui, se faisant sentir au contact de ces éléments ou pressentir rien qu’à les voir, font que, même immobiles, les choses sont toujours déjà, esthésiquement, en mouvement non seulement devant nous mais même, d’une certaine façon, en nous97.

Note de bas de page 98 :

 D’où nouvelle controverse sans fin avec les greimassistes, acharnés cette fois à refuser toute idée d’un apprentissage graduel en matière d’esthésie sous prétexte que n’était envisagé dans De l’Imperfection que le cas particulier de l’« accident esthétique », « éblouissement » et éphémère « fusion » entre sujet et objet sur le mode du sublime. Contre cette vision réductrice, cf. Passions sans nom, op. cit., pp. 39-49 et 248-259 ; id., Pour une sémiotique du goût, São Paulo, C.P.S., 2013.

Note de bas de page 99 :

 Sur tout cela, cf. Passions sans nom et Les interactions risquées, passim.

Or cette « présence contagieuse » implique une logique du rapport au monde entièrement différente de la logique de la « jonction » qui guide le sujet de quête seul reconnu par la grammaire narrative classique. Une logique complémentaire était par conséquent à construire. Voilà ce qui m’a conduit peu à peu, à partir des idées de présence et de contagion, à découvrir tout d’abord que la syntaxe de la « manipulation », noyau de la grammaire narrative standard fondée sur le principe d’intentionnalité, n’était pas la limite indépassable de toute réflexion sur le sens mais ne constituait à vrai dire qu’un régime du sens possible, le régime fondamental sans doute dans le cadre de notre culture — sans pour autant être le seul concevable. Puis, une chose entraînant l’autre, à inventer une logique de l’« union » face à la classique grammaire de la « jonction » ; à cerner les tenants et aboutissants de l’expérience esthésique en tant que « mise à l’épreuve », car « éprouver », c’est aussi relever une sorte de défi lancé par l’autre ; par suite à attribuer à cet autre, quelle qu’en soit la nature, le statut d’un co-sujet ; à élaborer le statut de ce co-sujet et à dégager une nouvelle syntaxe, dite de l’« ajustement », propre à permettre aux co-actants, envisagés comme les foyers de « potentiels », de s’accomplir en acte tout en créant le sens de leur interaction même ; à expliciter ce qui distingue les syntaxes du « passionnel » et du « sensible » ainsi conçu ; à découpler les notions d’« esthésie » et d’« accident » (que, dans De l’Imperfection, Greimas n’envisageait qu’en syncrétisme98) ; à assigner au « hasard » (ce fauteur d’accidents) la place qui lui manquait dans le système actantiel (celle de l’actant joker) ; à forger une notion sémiotique de « risque », et au fur et à mesure à formuler à divers niveaux la manière dont s’organise la méta-syntaxe régissant les relations entre les quatre régimes de sens qui venaient d’être soit redéfinis (la manipulation et la programmation) soit nouvellement instaurés (l’ajustement et l’accident, dit aussi « assentiment » face à l’incontrôlable)99.

Note de bas de page 100 :

 De la même façon qu’aux yeux d’un anthropoloque comme Philippe Descola, doit (sauf erreur) être envisagée dès le départ la cohabitation, à l’intérieur d’une culture donnée, de deux (ou plusieurs ?) des « ontologies » (nous dirions des principes de construction du monde vécu, en tant qu’univers signifiant) que son modèle sépare.

Ces régimes, il fallait en effet les interdéfinir sur la base de principes et de relations d’autant plus précis que si, d’un côté, ils ne peuvent être opératoires, comme instruments conceptuels, qu’à condition de se distinguer les uns des autres de la façon la plus nette en théorie, de l’autre il était clair d’emblée qu’on ne les trouverait pratiquement jamais à l’état pur dans l’expérience mais toujours mêlés selon des articulations et des dosages très divers dont il s’agirait précisément de rendre compte, cas par cas,dans leur singularité100. C’est ainsi que s’est opérée au tournant des années 1995-2005 une nouvelle mutation : Greimas n’était déjà plus là pour en juger mais peut-être aurait-il admis que le « socio » sémioticien commençait à devenir sémioticien tout court.

5. Une sémiotique pour temps de crise

Note de bas de page 101 :

 Cf. ici même, Jean Petitot, « Mémoires et parcours sémiotiques du côté de Greimas » (section 6, « Le contexte disciplinaire et institutionnel »).

A partir de là, les choses suivront d’elles-mêmes leur cours : problématique de la présence et de la production du sens en acte, ouverture vers l’intelligibilité du sensible, critique du schéma narratif standard et construction du modèle interactionnel élargi fondé sur la pluralité des régimes de sens. Et aussi, au-delà de ces aspects techniques, prise de position, sciemment idéologique, pour une sémiotique en prise sur la vie. Car dans un monde entré en crise sur presque tous les plans, c’est « la vie » même qui le demandait. A l’intérieur du petit groupe des sémioticiens, la mort de Greimas, en 1992, avait été suivie (et même un peu précédée) de l’éclatement de l’ancien cercle convivial et d’une vraie crise institutionnelle101. Il fallut alors prendre parti, défendre « une certaine idée » du métier de chercheur, et de la sémiotique. Plus globalement, le bouleversement du contexte social, économique, politique (sur le plan local dès les années 90, puis international, surtout à partir de 2001), et bientôt la prise de conscience du péril ultime — écologique — excluait la possibilité d’une recherche cantonnée dans une « tour d’ivoire ». Ainsi, à tous points de vue, la construction du modèle interactionnel s’est effectuée dans un contexte éminemment conflictuel.

Note de bas de page 102 :

 Cf. J.-M. Floch, Identités visuelles, Paris, P.U.F., 1995 ; id., Sémiotique, marketing et communication. Sous les signes, les stratégies, Paris, P.U.F., 1990, en particulier pp. 32-33. E. Landowski, « Régimes de sens et styles de vie », Actes Sémiotiques, 115, 2012.

Note de bas de page 103 :

 Cf. J. Fontanille, Pratiques sémiotiques, op. cit. ; id., Formes de vie, Liège, Presses Universitaures de Liège, 2015.

Esquissé dans Passions sans nom puis systématisé dans Les interactions risquées, ce travail a été entrepris en vue de confronter les unes aux autres les manières dont les cultures ou les individus construisent chacun leur propre monde en tant qu’univers signifiant. Le résultat est un modèle conceptuel (fondé en dernière instance sur la catégorie continuité vs discontinuité) qui transcende les distinctions substantielles que la sémiotique avait initialement empruntées au sens commun pour compartimenter ses terrains d’investigation en les prenant (ethnocentriquement) pour des découpages à valeur universelle (« le religieux », « le droit », « la politique », etc., ou, comme on dit, rel, dro, pol). La socio-sémiotique se démarque par là d’une sociologie empiriste qui conserve ces distinctions comme cadre référentiel de ses enquêtes alors que, sémiotiquement parlant, il s’agirait, à l’inverse, de rendre compte de leur spécificité en les rapportant à d’autre découpages existants. Par son caractère structural et englobant, la problématique des régimes de sens prolonge en revanche le projet que Jean-Marie Floch avait mis en œuvre au cours des années 90 pour rendre compte globalement des « styles » — des « façons de faire » ou des « modes de vie » — des acteurs sociaux102. Et elle rencontre bien entendu la théorie des formes de vie que développe aujourd’hui Jacques Fontanille103.

Note de bas de page 104 :

 Les interactions risquées, op. cit., pp. 76-79.

Note de bas de page 105 :

 Ibid., pp. 79-80.

Pour mettre en rapport ces deux approches, il faut considérer avant tout que ce que le modèle interactionnel propose n’est rien d’autre qu’une syntaxe — une syntaxe de syntaxes. De même que la syntaxe de la manipulation tend, syntaxiquement, vers le régime de la programmation, le développement de la dynamique de l’ajustement conduit syntaxiquement au seuil de l’accident-assentiment. Mais la manipulation ne s’instaure elle-même que comme une échappée hors de la sphère périlleuse du pur aléatoire, c’est-à-dire de la syntaxe de l’accident. Et symétriquement, la syntaxe de l’ajustement n’advient que comme libération par rapport aux pesanteurs d’un monde trop rigidement programmé104. De plus, si tout régime de sens et d’interaction tend ainsi vers un autre régime par implication ou par contradiction, chacun d’eux peut en outre régir, par récursivité, sa propre reproduction105.

Il en résulte que ce serait un contresens que de chercher à superposer terme à terme les régimes de sens qui fondent le modèle interactionnel à telles ou telles formes de vie particulières. Pour des raisons d’ordre formel, il y a quatre et seulement quatre régimes interactionnels de base. Un peu comme il n’y a aujourd’hui, aux yeux des physiciens, que quatre forces élémentaires dans la nature. Il y a par contre une infinité de formes de vie possibles. Du point de vue du modèle, les formes, styles, genres ou modes (« de vie ») particuliers sont autant de résultantes possibles de modes d’organisation spécifiques de la syntaxe inter-régimes.

Note de bas de page 106 :

 Paul Rabinow, Reflections on Fieldwork in Marocco, Berkeley, University of California Press, 1977. Trad. fr. Un ethnologue au Maroc, préface de Pierre Bourdieu, Paris, Hachette, 1988. E. Landowski, « L’épreuve de l’autre », Sign Systems Studies, 34.2, 2008.

Lorsqu’on confronte différentes configurations culturelles réalisées, on doit par conséquent s’attendre à ce qu’elles ne reposent pas toutes sur le même type d’équilibre entre régimes. Cas habituel lorsque se rencontrent deux membres de groupes sociaux distincts, ou simplement de d’âge, de sexe, de formation ou de milieu différent, l’un privilégie, sur tel plan, tel régime que l’autre laissera au contraire dans l’ombre. Dans Un ethnologue au Maroc, l’anthropologue Paul Rabinow relate ainsi les malentendus et déconvenues qui compliquent les relations entre un adepte (nord-américain) de la prudente logique de la manipulation-programmation face à des informateurs locaux plutôt portés vers celle, plus aventureuse, de l’ajustement-accident106.

Note de bas de page 107 :

 Cf. François Jullien, Les transformations silencieuses, Paris, Grasset, 2009.

A beaucoup plus vaste échelle, lorsqu’on observe la manière dont un autre anthropologue, quasi-sémioticien certainement sans le vouloir, à savoir François Jullien, analyse la pensée chinoise classique en faisant apparaître l’écart qui la sépare du geste intellectuel fondamental de l’Occident, il apparaît clairement que la première se caractérise globalement comme privilégiant une pensée de l’ajustement-assentiment107. Le second, valorisant avant tout l’intentionnalité et l’agentivité de Sujets à vocation « héroïque », s’organise au contraire selon les principes propres au régime de la manipulation, tout en tendant vers celui de la programmation (fondée non seulement sur l’établissement de régularités intangibles formulables en termes de « lois » scientifiques, mais aussi, et aujourd’hui de plus en plus, en termes de normes et de normalité sociales).

Note de bas de page 108 :

 « Régimes d’espace », Nouveaux Actes Sémiotiques, 113, 2010 ; « Le temps intersubjectif », Passions sans nom, op. cit

Note de bas de page 109 :

 Jean-Paul Petitimbert, « Lecture d’une pratique et d’une interaction : l’hésychasme orthodoxe », Actes Sémiotiques, 118, 2015 ; id., « Un autre regard sur le fait religieux », Actes Sémiotiques, 119, 2016 ; id., « Anthropocenic Park : “humans and non-humans” in socio-semiotic interaction », Actes Sémiotiques, 120, 2017.  E. Landowski, « Shikata ga nai, ou Encore un pas pour devenir sémioticien ! », Lexia, 11-13, 2012.

Note de bas de page 110 :

 « Voiture et peinture... », art. cit. ; « Régimes de sens et formes d’éducation », art. cit.

Note de bas de page 111 :

 J.-P. Petitimbert, « La précarité comme stratégie d’entreprise », Actes Sémiotiques, 116, 2013. João Ciaco, A inovação em discursos publicitários : semiótica e marketing, São Paulo, Estação das Letras e Cores, 2013. Pierluigi Cervelli, « Fallimenti della programmazione e dinamiche dell’aggiustamento. Sull’autoproduzione dello spazio pubblico in una periferia di Roma », in Oliveira (éd.), As Interações sensíveis, op. cit., 2013.

Note de bas de page 112 :

 Paolo Demuru, Essere in gioco, Bologne, Bononia University Press, 2014 ; id., « Malandragem vs Arte di arrangiarsi : Stili di vita e forme dell’aggiustamento tra Brasile e Italia », Actes Sémiotiques, 118, 2015. Maria Cristina Addis, « Forme d’aggiustamento. Note semiotiche sulla pratica dell’aikido », in A.C. de Oliveira (éd.), As Interações sensíveis, op. cit., 2013.

Note de bas de page 113 :

 Diana de Barros, « Les régimes de sens et d’interaction dans la conversation », Actes Sémiotiques, 120, 2017. Massimo Leone, « Socio-sémiotique des “livres à visages” », Actes Sémiotiques, 120, 2017. E. Landowski, « Avoir prise, donner prise », art. cit.

Note de bas de page 114 :

 « Honoris causa », art. cit.

Le modèle permet donc de cerner et d’expliciter des différences « substantielles », au sens de qualitatives et importantes, entre systèmes de pensée et de pratiques. Mais les outils conceptuels qui permettent de repérer ces différences — c’est-à-dire les caractéristiques relationnelles et actantielles propres à chacun des « régimes » — n’ont par contre, en eux-mêmes, évidemment rien de « substantiel » au sens linguistique du terme : ce ne sont, encore une fois, que des formes syntaxiques. D’où la généralité de leur efficacité opératoire. Le modèle permet par exemple (pour m’en tenir à des domaines explorés au fil des dernières années) d’analyser comment s’articulent entre elles des façons très diverses de construire l’espace, de vivre la temporalité108 ou de concevoir le rapport aux forces terrestres ou aux puissances célestes transcendant les pouvoirs ou l’entendement humains109. Ou de rendre compte des pratiques et des stratégies concurrentes dans un champ d’activité donné — de l’art à la pédagogie110, de la gestion des entreprises aux politiques urbaines111, du sport aux arts martiaux112 ou de la conversation aux pratiques les plus ordinaires de le vie quotidienne113. Ou encore d’analyser la complexité d’une personnalité114. Et bien sûr, comme esquissé plus haut, d’analyser réflexivement nos rapports de sémioticiens à la sémiotique elle-même.

Note de bas de page 115 :

 Sur la notion d’« inhérence », cf. F. Marsciani, « Le goût et le Nouveau Monde », Nouveaux Actes Sémiotiques, 55-56, 1998 ; Passions sans nom, op. cit., pp. 53, 70, 123.

Sur la base de ces études s’est ouverte, une fois de plus, une nouvelle piste à explorer. Que les interactions productrices de sens se jouent sur des scènes communément considérées comme sociales (entre détenteurs de pouvoir et subordonnés, producteurs et consommateurs, électeurs et élus, etc.) ou dans des rapports qu’on ne qualifierait pas comme tels — relations privées de personne à personne ou rapports entre soi et une œuvre d’art, un paysage, un animal, une machine, ou même un texte —, elles supposent toutes (y compris celles d’ordre polémique) une communauté minimale d’appartenance qui, seule, permet de comprendre ce qui rend l’un des interactants potentiellement « agissant » sur l’autre et ce qui fait de l’autre un partenaire « agissable » par le premier (et réciproquement dans beaucoup de cas). Une interaction suppose en effet toujours, de part et d’autre, un minimum de propriétés communes, des qualités, des compétences, une consistance ou des structures, éventuellement des visées (et donc des valeurs) qui, en se répondant par quelque affinité ou quelque rapport d’inhérence, lient virtuellement entre eux leurs possesseurs et les rendent mutuellement interdépendants sur tel ou tel plan115.

Note de bas de page 116 :

 Cf. dans cette direction,Jean-Luc Excousseau,« Objectivité et Subjectivité dans les théories physiques », Actes Sémiotiques-Documents, V, 66, 1985 ; Albert Assaraf, « Quand dire, c’est lier : pour une théorie des ligarèmes », Nouveaux Actes Sémiotiques, 28, 1993 ; E. Landowski, « Les corps conducteurs », Passions sans nom, op. cit. ; id., « Avoir prise, donner prise », art. cit. (III, « Formes de prise »).

Autrement dit, pour que deux acteurs puissent entrer en rapport, il faut que d’une manière ou d’une autre ils soient par avance « enprise » l’un sur l’autre. Mais le régime de prise qu’exerce un aimant sur la limaille de fer n’est certainement pas le même que celui sur lequel repose, par exemple, le « gouvernement des corps » dans une société disciplinaire à la Foucault. Et c’en est encore un autre qui pourrait expliquer le nature de la prise que j’ai sur mon propre corps, pour autant que je le « gouverne ». Si on admet qu’une théorie sémiotique de la « socialité », entendue en son sens le plus large, devrait être une théorie générale du lien entre des éléments quelconques appelés à « faire société » (ne fût-ce, souvent, que pour se combattre) on comprendra que construire une théorie générale des formes de prises soit un objectif à l’ordre du jour116.

Note de bas de page 117 :

 Cf. « Le regard impliqué », Passions sans nom, op. cit.

Dans ces conditions, ce qui rassemble aujourd’hui les chercheurs se réclamant de la « socio » sémiotique, ce n’est pas le fait de travailler tous sur une même classe d’objets empiriques que nous partagerions avec les sociologues, les psycho-sociologues ou les spécialistes de l’« infocom ». C’est bien plutôt un mode d’interrogation sur le sens et un ensemble d’options théoriques qui en découlent. Et c’est aussi une certaine pratique de la discipline, en tant que regard « impliqué », à la fois « existentiellement » et socio-politiquement117. D’abord, à quoi bon « faire de la sémiotique » si ce n’est en rêvant qu’elle finisse un jour par nous éclairer tant soit peu sur le sens de notre propre être au monde ? Certes, personne n’attend de nos analyses la réponse aux problèmes métaphysiques. Mais la sémiotique a pourtant vocation à nous apporter quelque chose, existentiellement. Sa première justification, c’est son pouvoir libérateur. Nos travaux nous forcent à prendre une certaine distance par rapport aux grammaires sémiotiques que nous mettons en œuvre « spontanément » (ce qui veut dire en fonction de notre culture) dans toutes nos constructions de sens. Et ils nous font aussi prendre conscience du fait que d’autres grammaires — d’autres régimes du sens — sont possibles. A partir de là, par un choix relativement éclairé, il est peut-être possible d’en changer.

Note de bas de page 118 :

 Cf. E. Landowski, « Petit manifeste sémiotique en l’honneur et à l’attention du camarade sociologue Pekka Sulkunen », Actes Sémiotiques, 120, 2017.

Changer de langue, c’est changer de vision du monde. De même, comment ne pas être parfois tenté de changer de grammaire sémiotique ? Les obsessions sécuritaires du siècle poussent toujours davantage vers l’utopie d’un monde entièrement programmé, c’est-à-dire réduit à l’insignifiance à force de régularité. En même temps, le sentiment d’impuissance engendré par ce qu’on appelle tantôt « la crise » tantôt « la complexité » tend à imposer la résignation devant l’absurde et l’assentiment face à l’inévitable. Et dans nos sociétés à la fois marchandes et démocratiques, c’est-à-dire doublement fondées sur l’échange, l’économie du sens en vient à se confondre avec une économie tout court. Il y a, dans ce contexte, des raisons proprement sémiotiques pour plaider — sans trop d’illusion — en faveur d’une tout autre grammaire, en son principe même créatrice de sens et de valeur : celle de l’ajustement à l’autre sous toutes ses formes118.

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Note de bas de page 119 :

 Cf. E. Landowski, « Le regard élevé », in H. Parret et H.-G. Ruprecht (éds.), Exigences et perspectives de la sémiotique. Recueil d’hommages pour Algirdas Julien Greimas, Amsterdam, Benjamins, 1985.

Greimas n’aimait guère les discours de circonstances. Les circonstances, et les institutions qui en sont le bon ou le malin génie, le lui ont bien rendu, tenant d’un bout à l’autre cet « étranger » et son discours étrange à l’écart, dans une sorte de non-lieu à la fois prestigieux et périphérique. Ce qu’il nous a appris dans ce splendide isolement ? — Une méthode sûrement. Mais d’abord ce geste, forme pratique du « débrayage » : « Regardez l’autre côté ! ». Et complémentairement celui-ci : « Élevez le regard ! » : analyser l’objet ou, c’est tout comme, organiser sa vie comme un tout en remontant aux niveaux présupposés119. — Quoi d’autre ? — Le sens, comme quête, et le non-sens, comme quasi-certitude. — Et la généralité comme dépassement. La généralité qui transcende et unifie et, ce faisant, autorise en retour les attentions particulières. A l’égard du sensible par exemple. Et de l’imparfait. Et des étranges correspondances qui se tissent entre les choses — le « poétique » au cœur de toute l’entreprise. La généralité qui, en relativisant sans réduire, réserve sa place à l’inattendu. — En un mot, une théorie et une démarche opératoires, et même plus que cela : une éthique et une esthétique de la recherche, un regard et une attitude : une discipline peut-être, en tout cas un style de vie.