Normativité et subjectivité, à partir de Greimas

Anna Maria Lorusso

Université de Bologne

https://doi.org/10.25965/as.5909

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : culture, énonciation, ergatif, institutions, normes, praxis énonciative, sujet collectif, usage

Auteurs cités : Denis BERTRAND, Umberto Eco, Jacques FONTANILLE, Michel FOUCAULT, Algirdas J. GREIMAS, Louis HJELMSLEV, Eric LANDOWSKI, Youri LOTMAN, Patrizia VIOLI

Plan
Texte intégral

Le problème que je voudrais aborder dans cet article concerne la dimension sémiotique qui se situe entre les lois des systèmes et la contingence des actes de parole, autrement dit, entre, d’un côté, l’abstraction et la généralité et, de l’autre, l’individualité et la liberté des actes sémiotiques. Je désignerai ce niveau comme celui des normes (ce que je justifierai par la suite) et réfléchirai sur la manière dont il est traversé à la fois par une dimension individuelle et une dimension sociale, par des éléments abstraits et des éléments concrets, par des composantes normatives et des composantes modélisantes.

Ce niveau, bien que jusqu’à présent plutôt négligé par les études sémiotiques, a en réalité été repéré depuis longtemps en tant qu’objet d’attention pour les sémioticiens. Me concentrant en particulier sur l’œuvre de Greimas, je voudrais montrer de quelle façon il place la dimension structurante de la sémiosis au centre de notre réflexion et comment il nous amène à repenser en profondeur la question de l’énonciation, non plus comme subjective, mais comme une énonciation « ergative ».

1. Le rôle des taxinomies connotatives

En vue de reconstruire l’archéologie d’une réflexion sémiologique sur les normes, revenons donc sur le travail de Greimas. Dans un premier temps, conditionnée par un cliché circulant à propos de son œuvre, j’ai été encline à penser que sa réflexion se trouvait entièrement, ou principalement, située au niveau de la langue, en termes sémantiques et syntaxiques (de Sémantique structurale aux études sur les lexèmes passionnels), avec quelques exceptions représentées par des études de cas placées en tant que telles au niveau de la parole, c’est-à-dire concernant des énonciations singulières (Maupassant et De l’Imperfection). Dans ces conditions, c’est avec surprise que j’ai plus tard été conduite à constater à quel point, en fait, tout le parcours de Greimas est rythmé par un intérêt constant pour un niveau intermédiaire, entre langue et parole : celui des habitudes, des réseaux culturels, de l’historicité qui habite et qui conditionne la vie des actes de parole. J’identifierai ici quelques étapes de ce processus.

1. 1970, Du sens : vers une typologie des cultures

Note de bas de page 1 :

 Cf. par exemple A.J. Greimas, Du sens, Paris, Seuil, 1970, p. 54. (Par la suite, numéro de page dans le texte.)

Le premier moment très important me semble remonter à 1970 avec Du sens. Dans ce livre, Greimas se pose très clairement des questions relatives à la dimension culturelle du sens, dimension non pas abstraite mais historique, liée à des espaces et des lieux bien définis. Quelle que soit la manière, directe ou indirecte, dont à cette époque il a pu avoir connaissance de certains travaux de Youri Lotman (qu’à la vérité il ne mentionne jamais qu’assez allusivement1), il semble en tout cas lui faire écho à plusieurs reprises. Ainsi souhaite-t-il une « typologie des cultures » (p. 54) fondée sur le type de relations structurelles qui lient les signes entre eux ; il souhaite aussi une « typologie des gestes socialisés » qui tiendrait compte de certaines différences au sein des cultures (il mentionne par exemple, à cet égard, les différentes « techniques du baiser », p. 60). Il pense qu’il existe (et que devrait être étudiée, ce qui pourtant n’a pas encore été fait jusqu’à présent) une dimension sémiotique autonome qui, en tant que signification, fusionne les cultures malgré les écarts constatables entre elles en même temps qu’entre les genres et les groupes sociaux.

Note de bas de page 2 :

 L’expression « système local » n’est pas de Greimas. C’est moi qui l’introduis pour souligner la présence d’une organisation systématique mais locale, non universelle et non abstraite.

Il semble que Greimas pense à une dimension opératoire du sens (susceptible de motiver et fonder une typologie des cultures) qui, loin d’être générale ou universelle, et loin d’être idiosyncrétique, vise à intégrer les composantes sociales et historiques, ou les cultures de chaque pays ; en fait, elle recouvrirait ce qui constitue les écarts différentiels qui, dans une culture donnée, définissent le sens. Greimas a en somme à l’esprit des systèmes locaux2, ce qui, bien sûr, est presque un oxymore : des régions présentant des régularités qui ne peuvent pas être généralisées étant donné qu’elles se définissent toujours par rapport à certaines coordonnées, et dont le sens, bien qu’organisé structurellement (différentiellement), se constitue localement.

Note de bas de page 3 :

 L. Hjelmslev, Prolégomènes à une théorie du langage. La structure fondamentale du langage, Paris, Minuit, 1954 (rééd. 2000).

Toujours dans Du sens, Greimas passe alors à la question du « sens commun », objet du chapitre « Pour une sociologie du sens commun », et cela à partir d’une référence très précise : les taxinomies connotatives analysées par Louis Hjelmslev au chapitre 21 des Prolégomènes3. Après avoir noté leur hétérogénéité, il les ordonne en quatre groupes. Deux d’entre eux concernent l’inscription de l’homme dans la société : ce sont d’une part les connotateurs qui établissent des corrélations entre les phénomènes linguistiques et les morphologies sociales (comme dans les langues vernaculaires ou les dialectes), d’autre part ceux qui établissent des corrélations entre des faits linguistiques et certaines classes sociales, en vue, dit Greimas, d’une sorte de « personnologie sociale » (comme pour les visages, dans la caractérologie, p. 101). Les deux autres groupes ont trait aux pratiques de l’homme envers les objets ou les produits sociaux : il s’agit des connotateurs qui établissent la façon dont une langue utilise et valorise les objets sociaux (tels les genres d’écriture, en articulant un système de valeurs dans une pratique sociale particulière) et de ceux qui définissent l’attitude d’une société envers les signes (tels les différents types de styles).

Parmi tous ces genres de connotateurs, Greimas identifie un élément commun : la capacité de « déformation » (p. 99), la possibilité d’établir « un être et un paraître » de la langue. Sans doute y aurait-il intérêt à reformuler ce concept en termes de capacité à re-valoriser, à donner un sens nouveau — par rapport à un certain contexte socio-temporel — à des éléments sémiotiques pré-existants. En effet, alors que « distorsion » a une valeur négative, ce qui paraît ici en jeu est à vrai dire la transformation du sens.

Note de bas de page 4 :

 Notons incidemment que l’étude des relations entre la sémiotique et l’œuvre de Foucault reste à faire.

A partir de cette proposition d’une taxinomie connotative, on peut, selon Greimas, envisager la fondation d’une nouvelle dimension de la théorie sémiotique qui n’a pas encore été étudiée. Comme il le souligne, la dichotomie de Hjelmslev schéma / usage a été insuffisamment explorée (pp. 111-112) ; la sémantique doit s’employer à la clarification des modèles et des types de transformations implicites dans les usages — usages qui ne sont pas seulement, note Greimas, les usages effectivement réalisés, mais aussi les usages non manifestés, les « non-manifestations » (pp. 150-153), les répertoires potentiels. Greimas n’en clarifie pas la nature mais il fait recours à une notion utile bien qu’inhabituelle en sémiotique, celle d’épistémé, empruntée, une fois n’est pas coutume, à Michel Foucault4. L’épistémé, en tant que structure qui définit la hiérarchie des systèmes sémiotiques en question, est ce qui rend compte de l’historicité et de l’évolution de ces systèmes. Sa composante sociale est ce que nous dénommons le « sens commun » : un système axiologique et dialectique immanent aux structures sémiotiques des sociétés prises en considération.

Nous trouvons donc clairement posées dans ce livre certaines exigences qui plus tard deviendront cruciales (nous ne sommes encore, en effet, qu’en 1970) : la nécessité d’aller au-delà de la dichotomie schéma / usages, la nécessité de prendre en compte l’historicité, et celle de travailler sur les systèmes locaux liés aux cultures. Pour tout cela, répétons-le, le point de départ, pour Greimas, ce sont les taxinomies connotatives de Hjelmslev.

2. 1976, Sémiotique et sciences sociales : vers la parole sociale

Note de bas de page 5 :

 Cf. « Sémiotique et communications sociales », in Sémiotique et sciences sociales, Paris, Seuil, 1976, pp. 47-48. (Par la suite, numéro de page dans le texte.)

Note de bas de page 6 :

 « Réflexions sur les objets ethno-sémiotiques », Sémiotique et sciences sociales, op. cit., p. 178.

Quelques années plus tard, en 1976, dans « Sémiotique et communications sociales », un des chapitres de Sémiotique et sciences sociales, Greimas revient sur certaines de ces réflexions tout en faisant à nouveau allusivement référence à Lotman et à Foucault5. Il combine la question des types de cultures, des épistémés et des connotations, en soulignant que, pour Lotman aussi (qui, selon la reconstruction de Greimas, avait esquissé l’idée de culture comme « communication »), « les cultures se définissent […] un peu à la manière des épistémés de Michel Foucault, par des “attitudes” qu’elles adoptent par rapport à leur propres signes » (p. 48). Une fois de plus, ces « attitudes » sont désignées par Greimas comme des attitudes connotatives. Mais dans un texte antérieur dont a rédaction remonte à 1971, il relevait déjà le fait que « le sémioticien soviétique Y. Lotman n’a pas manqué de montrer que ce qui décide en définitive du caractère sacré, didactique ou littéraire d’un texte quelconque, ce ne sont pas nécessairement les propriétés intrinsèques du texte en question, mais bien plutôt des attitudes connotatives du lecteur, inscrit lui-même dans un contexte culturel donné »6.

On a là évidemment affaire à une lecture très personnelle — et peu orthodoxe — de la notion hjelmslevienne de connotation. De fait, Hjelmslev ne considère pas les connotateurs en termes d’attitudes mais en tant que surdéterminations systématiques de sémiotiques précédemment existantes, surdéterminations qui associent de nouveaux contenus (supplémentaires) à des fonctions sémiotiques (dénotatives) déjà formées. Tout paraît indiquer que le filtre lotmanien (plutôt que barthésien) marque la lecture personnelle de Greimas. On comprend qu’il pense aux attitudes à l’égard des signes auxquelles Lotman se réfère pour fonder sa typologie des cultures (rappelons à ce propos sa grande distinction entre cultures grammaticalisées et cultures textualisées). Par là, Greimas déplace l’idée de connotation de Hjelmslev sur un plan qui est bel et bien celui de l’appréciation, de la valorisation. C’est un pas très important.

Un autre aspect mérite d’être souligné dans ces réflexions de 1976 : Greimas pose clairement le problème de la dialectique entre le « social » et l’« individuel ». Il remarque une défaillance sur ce plan : « l’écart considérable qui sépare les deux instances — collective et individuelle — de l’existence sémiotique, ne [prévoit] de place ni pour la parole sociale ni pour les codes individuels idiolectaux » (p. 51). Parole sociale, donc, et codes individuels : il s’agit de dissocier la parole de l’individualité et l’existence des codes de la généralité collective. La parole, idéalement libre, se coagule et se congèle dans les usages en donnant lieu, à travers des redondances et des amalgames répétés, à des configurations discursives et des stéréotypes lexicaux qui peuvent être interprétés comme autant de formes de socialisation du langage : la parole sociale. Les usages (individuels) créent des redondances, les redondances créent des amalgames et des stéréotypes, et ces formations ne sont plus individuelles mais sociales et régulières.

Nous nous trouvons ici exactement au niveau des normes qui m’intéressent.

3. 1983, Du sens II : la circularité du sens

En 1983, dans Du sens II, ces réflexions vont être resituées par rapport à l’espace des passions, selon une ligne de développement qui se terminera clairement dans Sémiotique des passions. Le point de départ est la constatation que les taxinomies passionnelles sont fortement variables par rapport aux cultures. La générosité, par exemple — passion par excellence du XVIe siècle — a perdu toute sa valeur au XVIIe siècle, souligne Greimas. Chaque société trace ainsi ses propres configurations pathémiques, qui reflètent les grilles d’interprétation connotatives. Ces grilles articulent une masse modale autrement informe et rendent possible la communication et la cohésion sociale. En outre, elles articulent l’espace du pouvoir, à propos duquel Greimas cite encore une fois Foucault.

Cette notion de « grille » est très importante ; nous allons la retrouver dans Sémiotique des passions et aurons donc à en reparler. Il est clair qu’elle pose immédiatement la question des connotations dans une perspective qu’on peut définir comme interprétative : les taxinomies connotatives filtrent et mettent en ordre. Elles constituent des composantes axiologisantes, comme nous le disions précédemment, et en tant que telles, elles structurent et donnent de la valeur (au sens structurel du terme).

Dans ce livre, cependant, Greimas soulève aussi un autre point important, lui aussi lié à la mémoire lotmanienne : celui de la circularité. Dans le chapitre « Le contrat de véridiction », en précisant ce qu’on entend par « réalité », Greimas réfléchit au rôle des contextes et à la façon dont ils définissent le statut des textes et des discours. Tout en voulant se situer explicitement dans le cadre d’une sémiotique des cultures, Greimas cherche à renverser l’approche de Lotman : si pour Lotman (et plus tard pour Foucault, selon Greimas) les cultures se caractérisent par leur attitude envers leurs propres signes, ces attitudes, d’après Greimas, doivent être comprises en termes connotatifs. Ce ne sont pas les discours qui sont définis par les contextes culturels, mais les contextes culturels qui sont définis par les interprétations connotatives des discours. Il ne s’agit pas de construire une typologie des cultures mais une typologie d’attitudes épistémiques ou, mieux, des interprétations connotatives des discours. Les épistémés devraient ensuite être analysées en fonction des types de langages connotatifs d’accueil.

Greimas ajoute donc ici un niveau d’articulation supplémentaire dans sa réflexion : aux niveaux des discours concrets (niveau individuel) et à celui des taxinomies connotatives (supra-individuel et soumis à des migrations culturelles) vient se superposer le niveau des épistémés (supra-individuel mais spatio-temporellement défini).

De plus, Greimas introduit une logique circulaire : entre ces niveaux, il n’y a pas de directionnalité fixe, parce qu’il n’y a pas de détermination. Il y a des régularités qui justifient des typologies (des attitudes connotatives) ; il y a des migrations (qui permettent de voir différents types d’attitudes connotatives au sein des épistémés) ; il y a donc des mouvements multidirectionnels entre le local (des textes individuels), le supra-individuel (des taxinomies) et le général. Le supra-individuel est déterminé par le local et il conditionne le général. Mais à son tour le général détermine l’espace des possibilités des discours individuels, et donc les surdétermine. La circularité est complète (tandis qu’on pourrait dire qu’elle était complètement absente, non posée, chez Hjlemlsev).

4. 1991, Sémiotique des passions : la praxis énonciative

Note de bas de page 7 :

 A.J. Greimas et J. Fontanille, Sémiotique des passions. Des états de choses aux états d’âme, Paris, Seuil, 1991. (Par la suite numéro de page dans le texte.)

Tout cela trouvera un espace final de réflexion en 1991 dans Sémiotique des passions, où il est question d’un problème central auquel les auteurs tentent de trouver une solution grâce à la notion de praxis énonciative, qui fait alors son apparition7. Greimas (avec Fontanille, bien sûr) est devenu profondément conscient de la qualité historique et sociolectale des discours. D’où l’idendification et la définition d’une dimension — celle de la mise en discours — qui prend place entre le système de la langue (supra-historique) et l’exercice individuel de la sémiosis.

La mise en discours […] est une pratique historique et culturelle, c’est-à-dire sociolectale (et, dans une certaine mesure, individuelle-idiolectale), des formes qui se figent, se transforment en stéréotypes et sont renvoyées « en amont » pour être en quelque sorte intégrées à la « langue » : elle [la mise en discours] constitue ainsi un répertoire de structures généralisables — qu’on pourrait peut-être désigner comme des « primitifs » par opposition aux « universaux » — qui fonctionnent à l’intérieur des cultures et des univers individuels, et que l’énonciation peut à son tour convoquer dans les discours réalisés. (p. 11)

Ce répertoire de structures généralisables exprime les grilles (taxinomiques et connotatives) que nous avons mentionnées plus haut : les configurations passionnelles « requièrent […] des “grilles” culturelles qui se présentent soit déjà intégrées comme primitifs, soit en cours d’intégration à un sociolecte ou à un idiolecte » (p. 12).

Greimas et Fontanille nous indiquent donc qu’à la base du sens il y a des dispositifs modaux, et que ces dispositifs sont ensuite convertis en dispositions passionnelles plus concrètes qui, grâce aux usages, sont finalement fixés dans des stéréotypes, entrant ainsi dans des taxinomies passionnelles connotatives. Une fois stéréotypées, ces dispositions (devenues de nouvelles taxinomies, ou bien incluses dans des taxinomies existantes) sont renvoyées au niveau sémio-narratif et, en tant que telles, sont elles-mêmes disponibles pour de nouveaux usages : elles peuvent être (re)convoquées.

Les auteurs soulignent qu’il faut éviter la tentation de considérer les actes discursifs individuels comme des opérations isolées. Il arrive en effet que « l’ensemble de ces particularités consitutent un système qui, une fois établi, acquiert de droit un mode d’existence indépendant de l’énonciation : elles sont réalisables — virtualisées ou actualisées — et non réalisées » (p. 87).

Les taxinomies connotatives, ici devenues taxinomies passionnelles (parce qu’elles modalisent les discours et fixent leur valeur thymique, modale et passionnelle), ne constituent pas seulement l’incontournable niveau intermédiaire déjà identifié dans Du sens II, à mi-chemin entre les épistémés et les discours individuels. Non seulement ces taxinomies connotatives représentent des instances de surdétermination du sens, non seulement elles mettent en rapport les actes de parole individuels avec les codes sociaux, mais de plus elles acquièrent un caractère processuel et dynamique : Greimas et Fontanille identifient à ce stade un processus qui relie circulairement la langue et la parole — et cela plus clairement que dans Du sens II, même s’il est vrai que, comme nous l’avons vu, la question y était déjà soulevée. La notion qui exprime ce dynamisme est celle de praxis énonciative. Représentant « cet aller-retour qui, entre le niveau discursif et les autres niveaux, permet de constituer sémiotiquemet des cultures » (p. 88), c’est elle qui constitue l’instance de médiation dialectique entre l’instance sémio-narrative et l’instance discursive (p. 174).

La praxis énonciative sélectionne des segments modaux en fonction de leur activation (de leur « sensibilisation », selon les termes du « schéma passionnel canonique ») dans les usages précédents. Une fois que la praxis énonciative a fait son travail, l’effet de sens passionnel devient un stéréotype, et le stéréotype un « primitif » passionnel au sein d’un usage donné (p. 156). Une fois devenu tel, le stéréotype définit l’imaginaire passionnel à la disposition des individus, et ainsi les affecte. « Les imaginaires passionnels, bien loin de naître dans une éventuelle psyché des sujets individuels, résultent des propriétés du niveau sémio-narratif » (p. 59).

5. La dimension normative et régulatrice de la culture

Le problème reste, bien sûr, de mieux comprendre ce qu’est cette « praxis énonciative ». Les auteurs la traitent souvent comme un sujet (du point de vue syntaxique), comme une force active dans le cercle sémiosique. Mais est-elle ergon ou energeia ? Est-elle un produit, un stockage ou une production ? Je reviendrai sur cette ambiguïté après un nécessaire détour relatif à la notion que Greimas et Fontanille utilisent pour expliquer celle de praxis énonciative : la notion d’habitus, ou mieux d’heksis.

Note de bas de page 8 :

 In P. Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique. Précédé de trois études d’ethnologie kabyle, Genève, Droz, 1972.

Note de bas de page 9 :

 Sémiotique des passions, op. cit., pp. 158-159.

Les auteurs s’intéressent à la notion d’habitus telle qu’employée par Pierre Bourdieu8 parce qu’elle articule en même temps le sensible (le corps), les images du sensible (donc du corps) et les déterminations socio-culturelles9. Le schéma postural sur lequel l’étude de Bourdieu se concentre est un schéma locomoteur, fixé par des habitudes et spécifique à une taxonomie sociale donnée. Toutefois, selon Greimas et Fontanille, Bourdieu (et la sociologie en général) accorde trop d’importance à ce qui est acquis, éludant complètement la réflexion sur ce qui peut être inné et spontané dans la sensibilisation corporelle. Pour cette raison, ils trouvent plus appropriée la notion d’heksis, qui désigne une manière d’être : en même temps une constitution et une habitude, à la fois du corps et de l’esprit. Dès lors, tout ce qui se passe sur le plan de la sémiosis culturelle doit commencer à partir d’une heksis sensible, d’une disponibilité biologique sur laquelle interviennent ultérieurement la sensibilisation et la moralisation. La praxis énonciative ajoute à cette heksis biologique une heksis socio-culturelle, l’ensemble renvoyant à un unique niveau sémio-narratif des « primitifs ». La circularité sémiologique apparaît donc ici encore plus radicale que précédemment : on a non seulement affaire à une circularité entre la langue et la parole —entre système et procès —, mais on postule en outre une circularité qui, grâce à la praxis énonciative (qui sélectionne les formes modelées par les usages et les renvoie à la mémoire sémio-narrative), fait un amalgame entre le culturel et le sensible en « naturalisant » ce qui est culturel et en « culturalisant » ce qui est somatique (comme le montre l’exemple du schéma corporel du fermier kabyle parfaitement décrit par Bourdieu). Dans cette dialectique, le sujet individuel, tout en étant considéré dans sa constitution sensible et dans ses actes de parole singuliers, est continuellement surdéterminé socio-culturellement (pour devenir un sujet social).

Les cultures travaillent ainsi, grâce à leurs taxinomies connotatives, comme des systèmes de sélection et d’inflexion ; elles autorisent ou inhibent la manifestation de certains dispositifs modaux a priori possibles. Par là même, elles jouent un rôle d’ajustement et de codage en incorporant des principes régulateurs qui, toutefois, ne sont pas encore des systèmes axiologiques. Dans cette idée des cultures comme systèmes de sélection, de structuration, d’ajustement, d’uniformisation, il est possible de relever de nombreuses consonnances entre Greimas et Lotman (ce que confirment les citations relevées plus haut). Mais ce qui en ressort avant tout, c’est l’urgence d’une réflexion sur la dimension normative et régulatrice de la culture.

De ce point de vue, deux problèmes restent ouverts. D’abord celui de l’identité du sujet de cette dimension normative, c’est-à-dire du sujet communautaire, collectif (pour reprendre deux des qualificatifs présents dans Sémiotique des passions) de la praxis énonciative (si nous l’interprétons comme une pratique). Ensuite la question de savoir si la praxis énonciative est un dépôt ou une action, un ensemble de stéréotypes ou un ensemble de règles. Les deux options impliquent des conséquences théoriques différentes. On peut les envisager à partir d’une brève réflexion sur la dialectique système / procès.

2. La dialectique système / procès

Par différents biais, nous avons cherché dans ce qui précède à mettre en évidence la manière dont Greimas affirme finalement de manière résolue une circularité entre le niveau sémio-narratif et le niveau discursif. Se traduit de la sorte une circularité radicale qu’il place entre le niveau des usages individuels et la systématisation, sous forme de stéréotypes, des concrétions liées à ces usages (bien que le niveau sémio-narratif et le système ne soient pas exactement superposables, et que le niveau du discours et celui des usages ne soient pas la même chose).

Note de bas de page 10 :

 In Du sens, op. cit., p. 99.

Note de bas de page 11 :

 Cf. J. Fontanille, Formes de vie, Liège, Presses Universitaires de Liège, 2015.

Toutefois, la notion de stéréotype, abondamment utilisée par Greimas, présente deux aspects. En premier lieu, elle renvoie à l’idée de dépôt, d’archive, de cristallisation des rôles. A cela correspondent les rôles thématiques, les icônes figuratives, les associations passionnelles, etc. Si nous prenons comme mot-guide le mot « stéréotype » pour comprendre notre niveau intermédiaire de normes, il semblerait par conséquent que la « dimension autonome » à laquelle Greimas fait référence10, cette dimension « autre » qui fonde la sémiosis et relie l’individu à la vie sociale, soit un vaste répertoire disponible au niveau sémio-narratif — et spécifique à chaque culture —, auquel font appel les actes de parole individuels en partageant ainsi certaines redondances sémantiques, certaines formes, et donc une régularité stylistique. Cette référence à un « dépôt » commun pourrait être aussi à la base de certains phénomènes de mode (à une période donnée, la question centrale devient celle de la légalité, à la suivante, c’est le thème de l’écologie qui domine, à une autre encore, tout le monde parle de « post-vérité » ; de même, à telle période dominée par un style néo-baroque succède bientôt le retour à des formes classiques, etc.). Jacques Fontanille, dans son dernier livre, introduit l’expression bien trouvée de « sémiothèque » pour évoquer la manière dont toute culture dispose d’un dépôt de « formes de vie » qui, dans les pratiques concrètes, peuvent être sélectionnées, exploitées, transformées11.

Cependant, cette première « lecture » du stéréotype chez Greimas concorde mal avec une autre interprétation qui parcourt toute sa réflexion et qu’à plusieurs reprises nous avons déjà mentionnée en passant : celle de « grille », autre métaphore qu’il utilise également à propos des taxinomies connotatives de Hjelmslev. Or les taxinomies connotatives, conçues comme des grilles, ne sont pas des dépôts de déjà-dit mais bien plutôt des filtres permettant la sélection, la mise en valeur, la mise en relation. En ce sens, elles constituent des instances d’interprétation et de gestion du système abstrait du sens.

De ce point de vue, si ce niveau intermédiaire trop négligé par les sémioticiens, qui concerne les effets des usages et les concrétions déposées par la répétition des actes de parole, est fondamental, ce n’est pas parce qu’il offre un « matériau de base » à des actes sémiotiques mais parce qu’il intervient comme un niveau où s’effectue la (re-)valorisation de ces actes, leur mise en ordre, leur hiérarchisation, leur sélection. Il ne constitue donc pas essentiellement un répertoire de formes stockées mais avant tout un niveau de valorisation en acte. Comme l’écrivait Mukarzovsky à propos de la norme esthétique, ce niveau est celui où s’établit la règle selon laquelle la valeur d’une chose est mesurée. Il établit donc la valeur des valeurs et définit des principes de hiérarchisation. Voilà en quoi consistent les grilles mentionnées par Greimas.

Note de bas de page 12 :

 Jan Mukařovský, Estetická funkce, norma a hodnota jako sociální fakty, Prague, 1936. Notre traduction à partir de l’édition italienne, La funzione, la norma e il valore estetico come fatti sociali. Semiologia e sociologia dell’arte, Turin, Einaudi, 1971, p. 94.

La norme esthétique ne doit pas être comprise comme une règle a priori, qui, avec la précision d’un instrument de mesure, indiquerait les conditions optimales du plaisir esthétique ; elle est en revanche une énergie vive, qui, grâce à la multiplicité de ses expressions, organise la sphère des phénomènes esthétiques et fournit une direction de développement.12

Note de bas de page 13 :

 Cf. Y. Lotman, « Sul meccanismo semiotico della cultura », in Y. Lotman et B. Uspenskij, Tipologie della cultura, trad. Milan, Bompiani, 1975, p. 42.

Si nous attribuons aux taxinomies connotatives cette fonction d’interprétation et de modélisation, il devient clair que le domaine des normes concerne tout ce qui organise et régule le passage de la variété des processus à l’uniformité des systèmes. La culture, selon la leçon de Lotman, est un générateur de « structuralité »13 ; cette structuralité est construite, élaborée et en évolution constante sur le plan intermédiaire de normes qui, d’une part, ordonnent le chaos et d’autre part mettent en mouvement des systèmes dont la portée dépasse les actes individuels de parole — cela sans pour autant présenter le degré de généralité de la langue. La fonction socialisante des normes ne réside donc pas dans le fait qu’elles étendent et généralisent les usages individuels ; elles ne les rendent pas dominants en extension ; l’usage d’une personne donnée ne devient pas l’usage étendu à un groupe de plus grande taille. Le fait est que néanmoins, en valorisant certains usages comme légitimes en vertu de l’habitude et de la répétition, les normes marquent des usages déterminés comme plus appropriés que d’autres, créant ainsi des pratiques privilégiées auxquelles les sujets peuvent (et parfois doivent) faire référence pour s’accorder ou s’harmoniser socialement.

Dans cet espace intermédiaire apparaît de toute évidence un continuum en termes de degrés de grammaticalisation. Il va schématiquement i) de pratiques bien établies mais non grammaticalisées qui suscitent des réactions imitatives (ce qu’on peut appeler le niveau des modèles, narratifs, politiques, vestimentaires, etc.), ii) à des formes de réglementation explicites mais pas encore générales (c’est le niveau des règlements, tel que le code de la route ou celui du comportement dans un jardin ou un lieu de culte), iii) puis jusqu’aux règles générales (niveau des véritables lois), et enfin, iv), jusqu’aux règles qui gèrent les règles (soit le niveau des institutions qui décident des règles de gestion de certaines « zones » de la culture : l’institution de la Communauté Européenne ou de l’Eglise, l’institution universitaire, etc.).

Aucune césure ne venant rompre ce continuum, une forme peut facilement glisser d’un niveau à l’autre. Par ailleurs, il n’y a aucun parallélisme, aucune corrélation régulière entre le degré d’explicitation des différentes normes et leur force respective sur le plan social. Ainsi, une règle écrite peut être très définie mais ne revêtir qu’une portée très faible en termes de marquage social : qu’on pense par exemple au code de la route. Inversement, un règlement implicite et faible, dépourvu de sanction formelle, telle une règle d’étiquette comportementale, peut au contraire être fortement clivante sur le plan relationnel. Et le passage d’un niveau à l’autre n’obéit à aucune procédure constante : une norme peut s’imposer aussi bien par une voie narrative (c’est souvent le cas pour les normes de comportement) que par une voie grammaticale contraignante (telles certaines normes de mémoire résultant de décisions gouvernementales unilatérales ou, sous le régime mussolinien, l’imposition, en architecture, d’imiter l’art romain, ou encore d’italianiser le nom des auteurs étrangers, Descartes se trouvant ainsi rebaptisé Cartesio), ou encore par une voie dialectique, à la suite d’un débat démocratique (que ce soit dans le cadre d’une réunion de copropriété ou d’une assemblée politique). Mais ce qui advient dans tous les cas moyennant l’apparition d’une forme quelconque de norme, c’est une réduction de la distance entre l’idiosyncrasie de l’acte individuel et la généralité des codes. Systèmes et procès ne font en effet qu’un. Ils sont circulairement connectés, à la fois parce que tout répertoire — tout « système » — accueille des unités qui ont été dûment triées à la faveur des processus — c’est-à-dire au niveau du « procès » —, et parce qu’aucun processus ne se déroule dans une variabilité totale mais se situe nécessairement dans un espace de possibilités sémantiques et syntaxiques réglées, autrement dit à l’intérieur d’un espace défini par les lois les plus générales du système, ou par les contraintes les plus locales des normes.

Les « primitifs » dont parlent Greimas et Fontanille (issus de la praxis énonciative et de l’évolution des taxinomies connotatives) ne sont donc pas seulement des unités sémantiques dont l’origine échappe à la mémoire ; ce sont des mécanismes d’ajustement et de règlement interne qui fondent la possibilité d’un contrat de compréhension collective. Il s’agit par conséquent de principes régulateurs. L’axiologie collective y est présente sous deux formes différentes : en tant que système de valeurs et en tant que réseau de codes (de bonne conduite et de bon usage), autrement dit de règles. Il en résulte que ces normes ne peuvent pas être seulement un dépôt, une sémiothèque : ce sont avant tout des instances d’évaluation et de réglage qui relèvent d’un niveau de sur-valorisation où s’efface la séparation entre systèmes et procès.

Note de bas de page 14 :

 Cf. E. Landowski, « Due punti di vista per una sociosemiotica », Carte Semiotiche, 4-5, 1988 ; version fr., « Deux points de vue pour une socio-sémiotique », Dilbilim, X, 1993.

Dans notre tradition analytique, peu d’études ont porté sur cet espace de sur-valorisation. Comme l’a noté Eric Landowski, la sémiotique, lorsqu’elle a posé son regard sur la vie sociale et culturelle, a mis essentiellement l’accent sur la dimension micro-sociale en étudiant, de manière souvent irréprochable, les interactions ; en revanche, beaucoup moins d’attention a été portée sur le niveau macro-social des institutions régulatrices des normes (« institutions » étant le terme retenu par Landowski)14. Mais l’étude desdites institutions, ou celle des « normes » — terme que je retiens pour ma part en réservant à celui d’« institution » le sens plus restreint que j’ai indiqué un peu plus haut — implique une remise en question d’un point crucial en sémiotique : le rôle du sujet.

3. Repenser l’énonciation

Note de bas de page 15 :

 E. Landowski, « Interactions (socio) sémiotiques », Actes Sémiotiques, 120, 2017.

Note de bas de page 16 :

 C. Metz, L’énonciation impersonelle ou le site du film, Paris, Klincksieck, 1991.

Note de bas de page 17 :

 J. Fontanille, Sémiotique du discours, Limoges, PULIM, 1999.

Comme l’a indiqué aussi Landowski dans un texte récent où il aborde un certain nombre de thèmes communs avec ceux du présent article15, la sémiotique a toujours été très conditionnée par l’idée d’un sujet fort, autonome, responsable — qu’il s’agise, sur le plan de l’énoncé, du sujet du faire et de l’être, ou, sur le plan de l’énonciation, du sujet du dire. En reprenant les mots de Metz16 et de Fontanille17, je dirai sans hésitation que l’énonciation a été réduite à la personne, et la personne à la subjectivité.

Dans Sémiotique des passions, cependant, comme nous l’avons vu, semble émerger une autre instance. Les auteurs parlent de sujet collectif, de sujet de l’énonciation communautaire ; l’idée de praxis énonciative semble alors conduire au-delà des limites de la parole individuelle et accéder à une dimension sociale. Et pourtant, on l’a vu, ce livre ne tranche nulle part de façon claire la question de savoir si la praxis énonciative est davantage un produit (l’ensemble des usages qui se sont stabilisés comme stéréotypes et comme primitifs) qu’une production (un va-et-vient entre niveaux sémio-discursif et narratif). Quoi qu’il en soit, comme le précise par ailleurs Denis Bertrand, la notion de praxis énonciative met au moins au premier plan le fait que

Note de bas de page 18 :

 D. Bertrand, Précis de sémiotique littéraire, Paris, Nathan, 2000, pp. 55-56.

l’énonciation individuelle ne [peut] être envisagée indépendamment de l’immense corps des énonciations collectives qui l’ont précédée et qui la rendent possible. La sédimentation des structures signifiantes résultant de l’histoire détermine tout acte de langage. Il y a du sens « déjà là », déposé dans la mémoire culturelle, archivé dans la langue et les significations lexicales, fixé dans les schèmes discursifs, contrôlé par les codifications des genres et des formes d’expression que l’énonciateur, lors de l’excercice individuel de la parole, convoque, acutalise, réitère, ressasse, ou au contraire révoque, récuse, renouvelle et transforme.18

Or, si l’indécision entre praxis énonciative en tant que dépôt du déjà-dit (comme « sémiothèque ») et praxis énonciative en tant que va-et-vient médiateur n’est pas résolue, je crois que c’est parce que la théorie globale au sein de laquelle Greimas et Fontanille se placent reste encore liée à une conception très subjective de l’énonciation alors qu’une prise en charge effective du problème de la normalisation des usages et de leur transformation en primitifs requerrait une théorie de l’énonciation centrée non pas sur le sujet mais plutôt sur la notion de positionnement par rapport au déjà-dit.

Note de bas de page 19 :

 Cf. A.M. Lorusso, compte rendu du livre de Jacques Fontanille, Formes de vie, in Actes Sémiotiques, 120, 2017.

Note de bas de page 20 :

 P. Violi, « Il soggetto è negli avverbi », in C. Paolucci (éd.), Studi di semiotica interpretativa, Milan, Bompiani, 2007.

Note de bas de page 21 :

 Sur la notion d’encyclopédie chez U. Eco, cf. Semiotica e filosofia del linguaggio, Turin, Einaudi, 1984 (tr. fr. Sémiotique et philosophie du langage, Paris, PUF, 1988) et Dall’albero al labirinto, Milan, Bompiani, 2007 (tr. fr. De l’arbre au labyrinthe, Paris, Grasset, 2010, rééd. Livre de Poche, 2011).

Il s’agit à vrai dire de regarder les discours dans une perspective supra-personnelle, ou mieux, multi-personnelle. Tout acte de parole exprime (et ne peut qu’exprimer) un ensemble d’usages, de stéréotypes, de normes, de primitifs largement supra-individuels. Certes, chaque discours exprime ce « mélange » de façon unique, mais unique ne veut pas dire subjectif (terme trop intentionnel) : disons donc plutôt que tout discours crée une combinaison locale sui generis. De ce point de vue, il convient de citer ici à nouveau19 la conception ergative du sujet proposée par Patrizia Violi20, conception selon laquelle le sujet, défini par le réseau des formes, des normes, des utilisations qui le précèdent, est plus agi qu’agent. Autrement dit, l’énonciation singulière n’est pas l’origine des discours mais seulement une certaine sélection parmi les possibilités que les systèmes de la langue, les répertoires, les encyclopédies, les usages stabilisés offrent dans un contexte socio-culturel donné (selon une convergence qui me paraît de ce point de vue complète entre la persepctive de Greimas et celle d’Eco21).

Étudier dans ces conditions ce qui est présent entre les actes de parole et les systèmes sémiotiques, entre les processus et les systèmes, cela veut dire faire une sémiotique palimpsestuelle, qui, attentive à toutes les étapes repérables dans des séries de transformations, envisage les systématisations temporaires davantage que les systèmes. Sur le plan pratique, analytique, cela signifie porter son regard aussi bien sur les transformations de certains thèmes ou figures (en construisant des séries homogènes de formes qui traversent la vie sociale) que sur les négociations et traductions de certains stéréotypes, figuratifs ou passionnels, ou, enfin, que sur les histoires récurrentes et la formation de modèles narratifs. (A ce propos, on pense par exemple à l’étude magnifique, bien que non sémiotique, de Jeffrey Alexander sur un modèle de la mémoire particulier, celui de la Shoah, qui aujourd’hui paraît tout « naturel » pour penser le nazisme mais qui a eu un procès de formation précis dont on peut retracer les étapes sur le plan des discours sociaux à partir d’une série télévisée précise, « Holocaust »).

En définitive, il s’agit de se concentrer sur les migrations, les transformations et les réseaux dans le cadre desquels les discours sont produits ; de voir ce qui, dans une culture, agit en tant que « script » de référence, en tant qu’« obligation » discursive, en tant que modèle. Et de voir comment tous ces modèles, toutes ces récurrences prennent une forme plus ou moins grammaticalisée par rapport à tel ou tel espace social donné en se transformant en de véritables règles, lois, statuts ou institutions. Une telle orientation pourrait nous donner une véritable lecture sémiotique de l’espace social, au-delà des textes, des interactions et des cas particuliers, en restituant du même coup à la sémiotique la portée critique, anti-idéologique, qui lui est essentielle.