Manipulation et contagion : le discours ambivalent du populisme politique

Ahmed Kharbouch

Oujda, Université Mohamed Premier

https://doi.org/10.25965/as.5982

Index

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Mots-clés : contagion, discours politique, esthésie, lecture vs saisie, logos vs phusis, manipulation, populisme

Auteurs cités : Roland Barthes, Raymond BOUDON, Jean-Claude COQUET, Umberto Eco, Sigmund FREUD, Algirdas J. GREIMAS, Eric LANDOWSKI, Gustave LE BON, Pierre-André TAGUIEFF

Texte intégral
Note de bas de page 1 :

 Jean-Claude Coquet, Le discours et son sujet. Essai de grammaire modale, Paris, Klincksieck, 1984, p. 108.

Note de bas de page 2 :

 Paul Veyne, « Querelle  de méthode », Magazine littéraire, 62, 1972, p. 60.

Discipline soucieuse avant tout « de maintenir son autonomie et sa cohérence conceptuelle et méthodologique »1, la sémiotique s’intéresse davantage aux configurations syntaxiques qu’aux investissements thématiques. Cela peut la rendre rebutante et même parfois triviale aux yeux du sociologue ou du politologue lorsqu’il s’agit d’examiner des tendances ou des comportements politiques. La pertinence sémiotique (qui vise l’articulation du sens dans les ensembles signifiants, quelle que soit la nature de la substance qui les constitue) n’en permet pas moins un gain d’intelligibilité dans la mesure où elle rend possible la mise au jour de distinctions conceptuelles éclairantes pour son objet, par exemple celle (essentielle à propos de ce qui va ici nous occuper) entre « manipulation » d’ordre cognitif et « contagion » d’ordre esthésique. Selon une formule de Paul Veyne, la conceptualisation consiste avant tout « à trouver des mots pour dire ce qui allait tellement de soi qu’on ne le voyait pas ». En effet, pour expliquer, il faut « apprendre à voir », et conceptualiser, c’est toujours voir mieux2.

S’agissant de prendre en considération un objet qui relève de l’idéologie politique, il convient de préciser d’emblée qu’à la différence de l’« analyse du contenu » pratiquée en sociologie, la sémiotique, malgré ses origines linguistiques, n’est ni une technique d’analyse de données ni une « linguistique de corpus ». De quel corpus, du reste ? Pour cerner le « populisme », se limitera-t-on à prendre en considération des articles de journaux ou des interviews de leaders et de sympathisants ? Pourquoi pas, aussi, des enregistrements de meetings politiques ? Ou encore, des ouvrages de spécialistes en la matière ? Toutes ces données constituent différentes manifestations de l’articulation du sens à l’intérieur d’un univers sémantique étiqueté par commodité « populisme politique ».

Note de bas de page 3 :

 Rappelons cette mise en garde de Greimas à propos de la « sémiotique du texte » : « la relation de l’analyste au texte n’est jamais innocente et la naïveté des questions qu’il lui pose est souvent feinte ». Maupassant. La sémiotique du texte, Paris, Seuil, 1976, p. 7.

Avant d’aborder cet univers, soulignons qu’à notre sens, en tant qu’analyste, le sémioticien s’assume lui-même comme sujet participant aux pratiques signifiantes de la société où il vit et que dans son travail, en mobilisant à la fois son savoir acquis au prix de longs efforts et ses intuitions les plus personnelles, il s’engage en tant que subjectivité3. Cela tout en gardant néanmoins constamment à l’esprit que son but est de dégager des distinctions conceptuelles éclairantes, qui permettent d’expliquer mieux la production et la saisie du sens dans un domaine déterminé.

Note de bas de page 4 :

 A l’instar de Claude Lévi-Strauss lorsqu’il postule, à l’attention de l’ethnologue, que « contre le théoricien, l’observateur doit toujours avoir le dernier mot ; et contre l’observateur l’indigène », mettant ainsi en place une science « bien en chair », pour laquelle « corps, âme, société, tout se mêle ». Anthropologie structurale II (1973), Paris, Plon, 1996, p. 15.

Note de bas de page 5 :

 Cf. sur ce point le dossier « Sémiotique et engagement », Actes Sémiotiques, 120, 2017.

Note de bas de page 6 :

 R. Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1970 (1957), p. 8. Barthes tient cependant aussi les propos désabusés suivants à propos du « mythologue », propos qui peuvent s’appliquer parfaitement au sémioticien : « Sa parole est un méta-langage, il n’agit rien ; tout au plus dévoile-t-elle, et encore, pour qui ? Sa tâche reste toujours ambiguë, embarrassée de son origine éthique » (ibid., pp. 244-245). Qui, en effet, préfère lire une analyse sémiotique à un  éditorial journalistique ?

Note de bas de page 7 :

 A.J. Greimas,  « Entretien », Langue française, 61, 1984, p. 127.

De plus, en tant qu’intellectuel « dans la cité » (et non pas confiné dans une tour d’ivoire), l’analyste-sémioticien n’est pas, contrairement à une conception courante de la pratique « scientifique », un observateur neutre face à un objet à décomposer avant de le recomposer, mais un participant qui doit se mettre au diapason du phénomène qu’il veut comprendre4. Dans cet esprit, une pratique proprement sémiotique peut le cas échéant déboucher sur des prises de position militantes5. Si, comme le rappelait Roland Barthes, il n’y a pas de « dénonciation sans un instrument d’analyse fine », inversement, il n’y a pas non plus « de sémiologie qui finalement ne s’assume comme sémioclastie »6. Certes, la sémiotique en tant que telle n’a pas nécessairement, à nos yeux, tant d’ambition militante, et pourtant, conçue comme une école de lucidité dont « l’enjeu idéologique est de mener à une responsabilisation »7, elle se veut une interrogation de chaque instant sur la manière dont la société se met en scène et projette ses fondements culturels dans les pratiques signifiantes dont ses membres sont les agents conscients ou inconscients.


*

Comme dans tout travail à visée scientifique ou du moins rationnelle adoptant le point de vue sémiotique, il s’agit ici pour nous de mettre au jour les traits pertinents d’un objet déterminé, en l’occurrence le « populisme » politique. Ces traits ne sont probablement pas ceux que le sociologue ou le politologue dégagerait en partant des mêmes données, bien que des points de vue différents puissent parfois se rencontrer. A quoi le populisme se reconnaît-il donc, sémiotiquement parlant ?

Note de bas de page 8 :

 Sauf erreur, il s’agit du seul parti politique qui se présente ouvertement comme tel, du moins en France. En Espagne, l’Allianza popular, devenue Partido Popular, parti de droite conservatrice traditionnelle, se désigne comme « populaire » et non comme « populiste ».

Bien que la qualification de « populiste » soit généralement perçue comme péjorative et non pas seulement descriptive — contrairement à des qualifications telles que « de gauche », « de droite », « libéral », « conservateur » ou « socialiste » (encore qu’il soit dans tous les cas difficile d’éviter toute connotation axiologique) —, on constate depuis peu l’apparition de la tendance inverse : aux yeux de certains, cette dénomination est devenue purement descriptive ou même méliorative. Face à ceux qui dénoncent une « dérive populiste », d’autres au contraire saluent par là le « retour du peuple ». C’est ainsi qu’en 2005, pour la première fois à notre connaissance, est apparu en France un « Parti populiste »8.

Note de bas de page 9 :

 Cf. U. Eco, Sémiotique et philosophie du langage, Paris, P.U.F., 1988, pp. 10-12.

Note de bas de page 10 :

 E. Landowski, entrée « Socio-sémiotique », in A.J. Greimas et J. Courtés (éds.), Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, vol. II, Paris, Hachette, 1986, p. 207. Bien que Landowski, principal promoteur de cette sémiotique spécifique, continue de l’appeler « socio-sémiotique », nous estimons que la problématique des régimes de sens et des interactions qu’il propose en particulier dans Les interactions risquées relève en fait de la sémiotique générale étant donné qu’elle offre un appareil conceptuel homogène et général qui peut être repris par toutes les sémiotiques spécifiques et appliqué à tout ensemble signifiant. Sur cette question de dénomination, cf. E. Landowski, « Entretien », in A. Biglari (éd.), Entretiens sémiotiques, Limoges, Lambert-Lucas, 2014, pp. 324-325.

Tandis que la sociologie et la science politique s’interrogent essentiellement sur le pourquoi du populisme et cherchent à en repérer contextuellement les causes, les principes épistémologiques de la sémiotique, et en premier lieu le « principe de pertinence » qui la guide (et qui, on le sait, postule l’articulation du sens en ensembles signifiants), amène en revanche à questionner le comment de ce comportement politique. Aussi essaierons-nous de mettre en évidence un certain nombre d’invariants sémiotiques sous-jacents à diverses occurrences particulières de ce courant. Au regard des distinctions anciennement proposées par Umberto Eco, une recherche de cet ordre relève de la « sémiotique appliquée » et s’inscrit dans le cadre d’une « sémiotique spécifique »9, dite socio-sémiotique, qui prend pour objet le « réel » et le « social », « conçus comme effets de sens »10.

Note de bas de page 11 :

 Sur toutes ces notions (union vs jonction, saisie vs lecture, sens vs signification, contagion esthésique vs manipulation cognitive), cf. E. Landowski, Passions sans nom, Paris, P.U.F., 2004, pp. 95-96 et passim.

Note de bas de page 12 :

 Sur cette opposition, cf. A.J. Greimas, Sémantique structurale, Paris, Larousse, 1966, p. 120.

Relevons en premier lieu le fait que le populisme se développe uniquement dans des contextes où la démocratie est à l’œuvre, ou au moins en question : soit dans des pays de vieille tradition démocratique, soit dans des pays démocratisés depuis peu (comme en Europe de l’est), soit encore dans des pays qui se trouvent sur la voie, problématique, de la démocratisation (Turquie, Afrique du nord). Le populisme est en effet une manière de faire de la politique qui présuppose le jeu démocratique. Pour se développer, il nécessite un espace de débat et a besoin des rituels spectaculaires propres aux régimes démocratiques — meetings mettant en présence les adhérents et le leader, débats médiatisés par la presse, la radio, la télévision, etc. S’agissant d’un phénomène pour ainsi dire purement discursif, il a toutefois ceci de particulier qu’il se développe, ou mieux se propage davantage par la contagion d’effets de sens à « saisir » que par l’articulation de significations précises à « lire » ; par suite, son analyse relève pour une large part de ce que Landowski appelle la logique de l’« union » entre sujets, par opposition à la logique de la « jonction » avec les objets de valeur11. Et sur le plan du contenu, il met en place un univers sémantique « mythique », par opposition à celui de la vie quotidienne, quant à lui dominé par la rationalité « pratique »12. De fait, le discours populiste est souvent décrit comme apportant des solutions simplistes, voire magiques, à des problèmes complexes. Pourtant, pour rendre compte du fait que certains, et même beaucoup y adhèrent, on ne saurait évidemment se contenter d’incriminer un bas niveau intellectuel qui excluerait tout sens critique de la part de ceux que ce discours séduit.

Note de bas de page 13 :

 E. Landowski, op. cit., p. 10.

Note de bas de page 14 :

 Gustave Le Bon, cité par Sigmund Freud, « Psychologie des foules et analyse du moi » (1921), Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, pp. 129-130.

Note de bas de page 15 :

 A.J. Greimas, Sémiotique et sciences sociales, Paris, Seuil, 1976, pp. 96-97.

Les vrais éléments d’explication sont à rechercher d’abord dans la spécificité du comportement politique propre aux régimes démocratiques. Sémiotiquement parlant, ces régimes supposent que le citoyen perde ses caractéristiques d’acteur individuel isolé et se redéfinisse comme un élément englobé dans un agrégat, comme faisant partie d’un actant collectif, à savoir l’« électorat » (envisagé comme un tout, ou vu, partitivement, comme de gauche, de droite, etc.). Face aux sollicitations des mouvements populistes, ce qui est en jeu pour la formation de ces collectifs n’est pas essentiellement le faire interprétatif d’individus particuliers. Ce sont plutôt les caractéristiques de ce que les psychologues appellent une « foule », entité que nous reconnaissons sémiotiquement comme un actant collectif dont la formation procède de ce qu’on peut appeler une « contagion du sens », elle-même « matrice de tout un ensemble de passions interactives et esthésiques »13. De longue date, le concept de contagion a été mis en avant par Gustave Le Bon, qui voyait dans la « contagion mentale » le facteur déterminant du passage de ce que nous appelons aujourd’hui « l’actant individuel » à « l’actant collectif » : au milieu d’« une foule, écrivait-il, tout sentiment, tout acte est contagieux, et contagieux à ce point que l’individu sacrifie très facilement son intérêt personnel à l’intérêt collectif »14. Dans les termes de Greimas, on a là affaire à un actant collectif « paradigmatique » : les adhérents ou sympathisants du populisme relèvent d’« une partition classificatoire d’une collectivité plus vaste et hiérarchiquement supérieure », à savoir l’ensemble de l’électorat, et cette division est « opérée sur la base de critères-déterminations que les acteurs [les individus] possèdent en commun »15. Quels sont ces critères-déterminations ?

Note de bas de page 16 :

 Cf. J.-Cl. Coquet, Phusis et Logos. Une phénoménologie du langage, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 2007, passim.

Note de bas de page 17 :

 U. Eco, A reculons, comme une écrevisse, Paris, Grasset, 2006, p. 157.

Note de bas de page 18 :

 Sur la notion d’« esthésis », forme spécifique de la « sémiosis », cf. A.J. Greimas, De l’imperfection, Périgueux, Fanlac, 1987, pp. 89-92.

Note de bas de page 19 :

 U. Eco, ibid.

Note de bas de page 20 :

 Ibid., p.156.

Dans son introduction au présent dossier, Landowski défend l’idée que « ce qui est à l’œuvre dans les stratégies populistes et explique la force de l’emprise que les leaders de ces mouvements exercent sur les comportements politiques de leurs adeptes, ce n’est pas tant la puissance de conviction d’arguments de nature idéologique » que la prévalence de ce qu’il appelle « la saisie immédiate d’effets de sens produits par les qualités sensibles immanentes aux gens et aux choses ». En d’autres termes, que nous empruntons à Jean-Claude Coquet, le rapport politique de nature populiste se soutient davantage de la dimension de la phusis que de celle du logos16. En effet, le leader populiste s’énonce volontiers sur le mode de l’immédiateté et de la proximité, traits définitoires de la phusis. Le populisme, écrivait Eco, est « une forme de régime qui passe par-dessus les médiations parlementaires pour établir un rapport plébiscitaire immédiat entre le leader charismatique et les foules »17. Dans ses divers comportements politiques, aussi bien verbaux que non verbaux, le leader populiste ne cesse effectivement de convoquer la dimension « esthésique »18 en faisant appel « aux opinions et préjugés considérés comme ancrés d’une manière viscérale dans les masses »19. La recherche de l’immédiateté et de la proximité explique aussi pourquoi le populisme est un « régime médiatique »20 où le leader a tendance à faire état, pourrait-on dire, de sa présence corporelle sur les écrans de télévision mais aussi à faire un usage compulsif des « réseaux sociaux ». Bien entendu, ce n’est pas là le propre du seul populisme politique. Dans le « show » électoral, tous les candidats ont recours à des conseillers en communication qui leur enseignent aussi bien la bonne intonation que la manière de se coiffer. Le propre du populisme n’en consiste pas moins en l’exploitation systématique de la dimension sensible du face à face politique, au détriment au moins apparent de la fonction spécifiquement cognitive.

Note de bas de page 21 :

 Cf. E. Landowski, Passions sans nom, op. cit. (chap. V, « La rencontre esthésique »). Comme pour illustrer cette logique « esthésique », on a vu un (mauvais) roman expliquer que si Mitterrand a emporté les élections de 1981, c’est parce qu’il a su utiliser une mystérieuse « septième fonction du langage » découverte par Jakobson et Barthes ! Cf. Laurent Binet, La septième fonction du langage, Paris, Grasset, 2015.

Corrélativement, l’instance de réception est incitée non pas à exercer un « faire interprétatif » mais à « sentir », non pas à déduire ou inférer mais à éprouver des réactions passionnelles épidermiques. C’est en ce sens que le destinataire du discours populiste, en tant qu’énonciataire construit par ce discours même, est appelé à procéder non pas à une lecture supposant une logique du sens articulée autour de la notion générale de « jonction », bien connue de le sémiotique narrative standard (acquisition ou privation des objets de valeurs), mais plutôt à une logique de la saisie : pour lui, le monde est moins à lire à travers la grille des valeurs à perdre ou à gagner qu’à saisir à travers des sollicitations d’ordre sensible dans une perception continue et diffuse21. La « foule » populiste n’est donc pas appelée à objectiver, par une distanciation critique, des significations construites par le leader ou son parti, mais à les « subjectiver », mieux, à les incorporer en les intégrant à sa propre identité, à son être-au-monde.

Note de bas de page 22 :

 Sur cette distinction conceptuelle, cf. J.-Cl. Coquet, Le discours et son sujet, op. cit., p. 147.

Ceci se vérifie de manière spectaculaire dans la version islamiste du populisme, où la communication entre leaders et supporters engage un rapport empathique (le leader joue toujours sur la « corde sensible ») tout en mobilisant des références culturelles aptes à faire affleurer les passions, à l’opposé de toute distance critique. Le leader d’un parti islamiste au pouvoir dans un pays d’Afrique du nord, s’adressant à la « base » de son parti lors d’un congrès, posait l’alternative suivante (qui, aux yeux d’un observateur extérieur, n’a pourtant rien de politique) : « Que désirez-vous obtenir : des postes ministériels ou l’accession au Paradis ? » On le voit, dans ce type de contexte, la persuasion, conçue comme reposant sur la « passion », l’emporte de loin sur l’argumentation, appuyée sur la « raison »22.

Note de bas de page 23 :

 A.J. Greimas, Du sens II, Paris, Seuil, 1982, p. 122.

Note de bas de page 24 :

 S. Freud, op. cit., p. 147.

Actant collectif dont le faire interprétatif (et par suite l’adhésion aux propositions du mouvement) est déterminé par contagion sensible et/ou pathémique, l’électorat populiste constitue donc bien une « foule » à l’intérieur de laquelle chacun remplit un « rôle pathémique stéréotypé »23 dont il est investi. Or, même si une « foule » rassemble des individus dont chacun a sa propre histoire, leur agrégation produit chez chacun d’eux ce que Freud décrit comme une « modification de son activité psychique » : « son affectivité est extraordinairement exaltée, son rendement intellectuel est notablement limité, les deux processus étant manifestement orientés vers une assimilation aux autres individus de la foule »24.

Note de bas de page 25 :

 G. Le Bon cité par S. Freud, ibid, pp. 137-138.

Quels sont les facteurs déterminants de cette contagion ? La personnalité du leader est assurément un premier élément. Les leaders des partis populistes sont ce que Le Bon et Freud appellent des « meneurs de foules ». Ce type de leader doit présenter un certain nombre de « qualités personnelles » que Le Bon appelle le « prestige », sorte de « puissance mystérieuse et irrésistible » qui « paralyse toutes nos facultés critiques et remplit notre âme d’étonnement et de respect ». Ce « prestige » peut être de deux sortes : soit « acquis ou artificiel », c’est-à-dire « conféré aux personnes par le nom, la richesse, la réputation », ce qui relève sémiotiquement d’une forme de modalisation selon le pouvoir, soit « personnel » : Le Bon évoque à ce propos « un charme magnétique »25 qui, sémiotiquement, paraît se ramener à une forme de compétence esthésique (analysable en termes plastiques et rythmiques) et/ou pathémique (c’est-à-dire d’ordre modal) rendant possible la contagion.

Note de bas de page 26 :

 Sur ces deux statuts actantiels, cf. J.-Cl. Coquet, Le discours et son sujet,  op. cit., pp. 91-93 et 54.

La qualification du leader populiste est donc complexe. Il faut qu’il soit quelqu’un qui a « réussi dans la vie », comme on dit, et qu’en même temps il possède une sorte de charisme non pas indéfinissable mais plus difficile à définir parce que relevant d’une sémiotique du sensible. Et son statut actantiel est, lui aussi, complexe : c’est à la fois, selon la terminologie de la sémiotique des instances, un sujet de droit qui, aux yeux de la « foule » que constituent ses sympathisants, a mené à bien son programme principal (par exemple, devenu millionnaire « en partant de rien », il est propriétaire de vastes chaînes d’hôtels ou de télévision, ou bien, dans un autre type de contexte culturel, a acquis la réputation d’un homme à la religiosité parfaite), et un sujet-destinateur capable de résoudre les crises et de peser de manière décisive sur le destin même de la nation26.


*

Bien que cette analyse qui met l’accent à la fois sur le sensible et sur le passionnel et, en général, sur la phusis, nous semble juste — car on ne peut effectivement pas ne pas tenir compte de la prégnance de la dimension esthésique dont procèdent le « prestige » du leader, son « charme magnétique », la « confiance » suscitée par sa parole et ses comportements, le « plaisir » qu’on prend à le voir et à entendre sa voix… —, il nous semble qu’elle ne doit cependant pas être exclusive. Cela non seulement parce que cette dimension est également présente en dehors des sphères populistes, dans les comportements des partis traditionnels de gauche ou de droite, mais aussi parce qu’elle n’explique pas pourquoi l’électeur croit dans les idées, à l’évidence fragiles, et souvent fausses, que propage le populisme.

Note de bas de page 27 :

 E. Landowski, Passions sans nom, op.cit., p. 117.

Note de bas de page 28 :

 Raymond Boudon, L’art de se persuader, Paris, Fayard, 1990, pp. II-IV. Boudon retrouve ces cadres ou formes de la pensée jusque dans l’argumentation serrée d’un Kuhn ou d’un Feyerabend lorsqu’ils défendent l’idée en vogue selon laquelle la vérité et l’objectivation scientifiques sont toujours relatives.

Pour expliquer l’adhésion d’un électorat qu’on ne peut pas supposer composé uniquement de sots et d’incultes, nous trouvons quelques éléments de réponse dans l’« individualisme méthodologique » de Raymond Boudon. Dans ce cadre théorique de type sociologique qui, si on le traduit en termes sémiotiques, implique avant tout une revalorisation de la dimension cognitive présupposée par les comportement sociaux, les sympathisants des partis populistes, en tant qu’énonciataires dans le « face à face politique », sont les agents d’un vrai « calcul interprétatif et judicatif »27. Cependant, bien qu’il s’agisse de « raisonnements » valides, viennent s’y insérer ce que l’auteur appelle des « a priori banals » qui « déforment les conclusions » qu’on peut tirer d’une argumentation « et engendrent des croyances douteuses ». Ces a priori, précise Boudon, ne sont pas de simples « “préjugés” ou des “prénotions” ; ils représentent plutôt des cadres ou des formes de la pensée »28 ; et du fait que pour l’acteur social ils sont « situés à l’horizon de son argumentation », ils lui apparaissent comme « banals » et « comme allant de soi ».

Note de bas de page 29 :

 De même, dans les années 1950 et 60, de l’échec des projets de traduction automatique fondés sur la prémisse erronée, avancée par les cybernéticiens, qu’une langue est un « code » et que, par conséquent, le chinois n’est que de l’anglais « encodé » en chinois !

Soit, à titre d’exemple de ce genre de « raisonnement » se concluant par l’adoption d’idées fausses et mêmes nocives, les réformes de l’enseignement qui, dans divers pays, par la manière dont elles ont intégré les nouveaux médias et l’informatique, se sont paradoxalement soldées par une baisse de niveau des élèves et des étudiants. Les hommes politiques et les « experts » sollicités se sont pourtant appuyés sur des théories pédagogiques et sociologiques solides. Mais en se fiant à l’idée que l’apprenant a aujourd’hui à sa disposition, sur son terminal, toute l’information qu’il veut, et que par suite ce qu’il doit assimiler, c’est tout au plus la technique permettant d’y accéder et de l’utiliser, on a confondu « information » et « culture » (au sens classique et non ethnologique du terme). Accumuler des « informations » sur Stendhal ne remplace pas une lecture suivie du Rouge et le Noir sous la direction d’un enseignant qualifié, c’est-à-dire doté lui-même d’une « culture ». La croyance en l’idée, utilisée comme prémisse du raisonnement, que la culture n’est qu’un stock d’informations accumulées sur un disque dur consultable à loisir, a conduit les décideurs, défenseurs de l’usage des outils électroniques dans les classes, à formuler des projets réformateurs solidement argumentés mais reposant sur des pieds d’argile29.

Note de bas de page 30 :

 R. Barthes, op. cit., pp. 9-10 et 86. L’argument est souvent repris de nos jours, surtout dans les pays en voie de démocratisation en Afrique du nord.

Sur le plan politique, Roland Barthes, dans sa « sémiologie générale du monde bourgeois », avait déjà mis au jour ce genre de faire cognitif. Il s’agit du « naturel », qui, prenant la forme du « ce-qui-va-de-soi », ne génère que la confusion. Barthes s’était d’ailleurs intéressé expressément au phénomène populiste, incarné à l’époque par le « poujadisme ». Et il le situait entièrement sur le plan cognitif. Le « poujadiste », observe-t-il, se dit doté du « fameux bon sens des “petites gens” », auquel il oppose « les sophismes et les rêves des universitaires et des intellectuels, discrédités par leur seule position hors du réel comptable » : à l’en croire, « la France est atteinte d’une superproduction de gens à diplômes, polytechniciens, économistes, philosophes et autres rêveurs qui ont perdu tout contact avec le monde réel »30. Cela revenait à mettre en présence, dans une structure narrative polémique, deux agents dotés de compétences cognitives opposées : d’un côté le « bon sens » populaire et le contact avec la « réalité », promis au succès, de l’autre des « élites » qui, dépourvues de ces qualités, vont inévitablement à des échecs répétés. Cet axe narratif polémique reste à la base du populisme contemporain. Quand, en Europe, un parti populiste oppose aux « élites » (défenseurs du droit d’asile) le fait que le chômage et l’insécurité (entre autres maux) sont dus à l’immigration ou au flot de réfugiés, le « bon sens » devrait consister à interroger ces affirmations plutôt que de les accepter comme un dogme. Mais si malgré cela elles sont reçues par les sympathisants du populisme comme des prémisses indiscutables, c’est parce qu’à leurs yeux elles sont le résultat d’une argumentation serrée.

Dans l’adhésion aux idées populistes, il ne peut donc pas être seulement question du sentir et de l’esthésis. Pour donner une formulation sémiotique cohérente à l’organisation signifiante qui régit cet univers sémantique, il faut aussi tenir compte des paramètres cognitifs, et tout particulièrement de cette tendance socialement répandue à faire siennes des idées douteuses, fragiles ou fausses et à orienter son engagement politique à partir de telles idées.

Note de bas de page 31 :

 La formule est d’E. Landowski, « Le discours politique », in J.-Cl. Coquet (éd.), Sémiotique. L’école de  Paris, Paris, Hachette, 1982, p. 155.

Note de bas de page 32 :

 L’expression est de Jean-François Lyotard, La condition postmoderne (1979), Paris, Minuit, 1994, passim.

De manière plus précise, l’« a priori banal » qui constitue le « cadre » de la pensée populiste prend la forme d’une « narrativisation du politique »31, ou, comme disait Jean-François Lyotard, d’un « grand récit » qui, à l’instar des mythes des sociétés sans écriture, offre une explication totale et une justification globale à ce qui arrive dans le monde32. C’est cette narration justificatrice et explicative qui fait que le sympathisant ou l’électeur populiste adhère à des croyances que le « bon sens », justement — s’il était bien employé —, amènerait à considérer comme fragiles, fausses et même nuisibles à la démocratie.

Note de bas de page 33 :

 U. Eco, De la littérature, Paris, Grasset, 2003, p. 391.

Ce type de narrations diffuses constitue l’ossature rationalisante de toute idéologie, religieuse ou politique. Comme le relevait Umberto Eco, un discours de ce type non seulement est « narrativement vraisemblable, davantage que la réalité quotidienne ou historique », mais de plus il semble bien « expliquer quelque chose qui, sinon, [serait] difficile à comprendre »33. Cette quête de vraisemblance et d’efficacité explicative atteste à l’évidence que le « grand récit » populiste relève avant tout du régime de la manipulation avec sa syntaxe mettant en interaction cognitive, dans le cadre de la relation intersubjective, le faire persuasif de l’énonciateur (le leader ou le parti) et le faire interprétatif de l’énonciataire, adepte, sympathisant, et éventuel électeur. A une époque où on proclame la « mort des idéologies » en même temps, curieusement, que la « fin des grands récits », le populisme administre la preuve du contraire dans la mesure même où, prônant des solutions simplistes et trompeuses à des problèmes hautement complexes, il a besoin, plus encore que toute autre tendance politique, de ce genre d’explication mythique.

Note de bas de page 34 :

 Le Figaro, 18 mars 2016, « Entretien » avec Vincent Coussedière, auteur d’un Eloge du populisme, Grenoble, Elya, 2012, puis d’un Retour du peuple, Paris, Cerf, 2016.

Note de bas de page 35 :

 « Entretien », art. cit. Dans la version islamiste du populisme (pour ce qui concerne les partis islamistes qui acceptent de participer au jeu démocratique), il s’agit du retour de la « umma » (le « peuple » musulman) dont les valeurs et la souveraineté sont régies par le dogme intemporel. Selon cette perspective, la umma et ses valeurs ont été refoulées par les élites « occidentalisés », et c’est le parti islamiste, avec son leader, qui va rendre possible son retour. Là encore, une « philosophie de l’histoire » qui relève plus de l’imaginaire narratif que des faits historiques structure le populisme islamiste.

Pour dégager les traits sémiotiquement saillants de ce « grand récit », nous allons prendre appui sur un entretien accordé au Figaro par un sympathisant du mouvement34. Le populisme, lisons-nous, « symbolise la résistance de vieux peuples politiques à leur dissolution dans la mondialisation ». Cette affirmation pose d’emblée un univers agonistique, germe d’un récit diffus mais idéologiquement convaincant. « Le peuple a été refoulé par les élites » promotrices de la mondialisation, mais voilà que « le peuple revient s’exprimer désormais sous la forme du populisme ». Ainsi donc, le « peuple », en tant qu’acteur collectif, affirme son identité face à l’acteur collectif antagoniste que représentent « les élites » — cela dans le cadre de cette structure polémico-contractuelle qu’est la démocratie parlementaire. L’enjeu ne se réduit pas à la prise du pouvoir mais concerne surtout l’affirmation d’une identité : le populisme est la forme que le peuple a choisie pour s’énoncer. Lui qui a été nié, il veut devenir sujet de droit, jouir d’une identité bien définie, et persévérer dans son être, ce qui lui permettra de passer contrat et de pratiquer l’échange avec les autres peuples : « les peuples veulent continuer à être des peuples, […] conserver une certaine unité de mœurs, une forme “nationale”, et une souveraineté, une capacité libre de prendre les décisions qui leur importe [sic] »35.

Note de bas de page 36 :

 Pierre-André Taguieff, La foire aux « illuminés », Paris, Mille et Une nuits / Fayard, 2005, pp. 14-15.

Note de bas de page 37 :

 Ibid.

« Refouler » le peuple de la scène du pouvoir — ou inversement le (re)placer sur le devant de la scène : ce schème narratif évoque par son fonctionnement agonistique la « théorie du complot », largement scrutée par les sociologues et les psychologues. « L’idée de complot, écrit le politologue Pierre-André Taguieff, fonctionne comme un modèle d’intelligibilité allant de soi et dont l’usage engendre des bénéfices psychiques. L’application du modèle du complot semble faire entrer dans l’ordre de l’explicable et du rationnel des événements qui paraissent relever du hasard »36. Ce genre d’explication foisonne dans ce qu’on appelle les « sociétés à risque » chaque fois que la conjoncture politique et économique place les citoyens en « situation d’incertitude » face à « l’imprévisibilité croissante des trajectoires individuelles ou du devenir collectif »37.

Note de bas de page 38 :

 Ibid., p. 15.

Ce qui est à retenir pour notre propos, c’est que ces modèles d’intelligibilité qui par nature relèvent du logos, prennent en même temps appui sur la phusis en mobilisant l’affectivité et les passions. De fait, l’attitude cognitive de celui qui adhère à ce type de récit s’accompagne nécessairement, comme dans le cas de la catharsis pour le spectateur de la tragédie antique, d’« affects négatifs où dominent l’indignation, la colère et la révolte, sur fond d’anxiété »38. Ce qui y fait adhérer, c’est l’angoisse, la peur devant l’aspect inexplicable de l’Histoire. C’est ce que Raymond Boudon appelle « l’art de se persuader ». L’explication islamiste de l’Histoire est, elle aussi, de cet ordre. Si les musulmans n’ont plus la place qui fut la leur dans l’histoire mondiale, c’est, leur assure le discours populiste, parce qu’ils ont « quitté le chemin de Dieu » ; il suffit donc de le réintégrer pour que tout rentre dans l’ordre : voilà qui permet au musulman moyen d’apaiser son anxiété devant le présent et de résorber sa peur du futur.

Note de bas de page 39 :

 Cf. E. Landowski, « La politique spectacle revisitée : manipuler par contagion », in A.M. Lorusso et al. (éds.), Lo spazio della politica. Uno sguardo semiotico, Versus, 107-108, 2008.

Ainsi, dans l’univers sémantique du populisme, le logos prend-il appui sur la phusis. La simplicité de l’explication (dimension du logos), alliée à l’apaisement des passions négatives (dimension de la phusis), explique à la fois l’efficacité persuasive de ce discours de nature complexe, « manipulatoire par contagion »39, et le faire interprétatif de ceux qui s’y reconnaissent et adhérent au mouvement. Economie des moyens cognitifs et jeu sur les passions, tels sont les traits sémiotiquement pertinents de ce phénomène politique.


*

D’un côté les « élites » (intellectuelles, sociales, économiques…), de l’autre le « peuple » : c’est donc cette polarisation axiologique qui, prise en charge sous la forme d’un grand récit diffus, assumé comme explication totalisante à la fois du présent et de ce qui y a mené, sert de prémisse aux discours tenus par les protagonistes du mouvement. Arrêtons-nous un instant sur ses structures sémiotiques.

Note de bas de page 40 :

 Max Weber, « Le métier et la vocation d’homme politique  (Politik als Beruf) », conférence de 1919 reprise dans  Le savant et le politique, Paris, Plon,1959, p. 125.

Note de bas de page 41 :

 Sémantique structurale, op. cit., pp. 180-181.

Venant déterminer le terme de « populisme », l’adjectif politique, tel que l’entend Max Weber, fait conceptuellement référence à « l’ensemble des efforts que l’on fait en vue de participer au pouvoir ou d’influencer la répartition du pouvoir »40. En l’occurrence, la visée politique du populisme est une participation directe du « peuple » au pouvoir. De ce programme, au sens aussi bien sémiotique que politique, découlent les linéaments d’un « modèle actantiel mythique » et de son « investissement thématique ». Si nous prenons pour référence la structure dégagée par Greimas pour caractériser l’univers mythique en général (aussi bien celui du « savant philosophe des siècles classiques » que celui de « l’idéologie marxiste, au niveau du militant »41), nous obtenons la distribution actantielle suivante : Sujet : le peuple ; Objet : le pouvoir ; Destinateur : le peuple ; Destinataire : le peuple ; Opposant : les élites politiques et intellectuelles ; Adjuvant : le leader et le parti populistes. Malgré son schématisme simplificateur, cette distribution est riche d’enseignements. Le peuple y occupe à la fois trois positions, celles du sujet de quête, du destinateur qui désigne l’objet visé et du destinataire, bénéficiaire final.

On peut à partir de là dégager la forme narrative globale (la « composition ») du récit présupposé par le populisme. Il s’agit d’une organisation syntaxique recouvrant une relation polémique et un programme d’action relativement simples, qui correspondent à la syntaxe générale des mythes et des contes, celle-là même que certains politologues explicitent en parlant (comme s’il s’agissait du remake d’un film hollywoodien) d’un Retour du peuple :

Note de bas de page 42 :

 Cf. A.J. Greimas, Du sens, Paris, Seuil, 1970, p. 187.

Tandis que le contenu inversé, qui correspond à la séquence initiale, est axiologiquement négatif (puisque le peuple s’y trouve privé de l’objet de valeur, le pouvoir), c’est bien sûr la situation contraire, euphorique, qui correspond à la séquence finale. Cette « inversion des signes du contenu » est rendue possible par une séquence centrale correspondant au « contenu topique » du récit, celle de la confrontation entre l’opposant et l’adjuvant à la quête du peuple42.

Note de bas de page 43 :

 M. Weber, op . cit., pp. 126-127.

Le moteur politique de cette confrontation est la recherche de la légitimité politique, c’est-à-dire, en termes sémio-narratifs, de la qualification actantielle requise pour être habilité à réaliser le programme de base. Max Weber distinguait comme on sait trois formes de légitimation du pouvoir, au demeurant susceptibles d’interférer entre elles. Le populisme se ramène à un mélange (qui, en toute rigueur, va à l’encontre de l’esprit démocratique) entre deux de ces formes idéales. On y trouve d’abord des éléments d’ordre « charismatique » relevant de « l’autorité fondée sur la grâce personnelle et extraordinaire d’un individu »43. Cette forme de légitimité, qui « se caractérise par le dévouement tout personnel des sujets à la cause d’un homme et par leur confiance en sa seule personne » met l’accent sur l’esthésis, ou plus généralement sur la phusis ; elle prend appui sur les passions intersubjectives (le « dévouement personnel », la « confiance ») et sur des caractéristiques qui frôlent le mysticisme et l’ineffable (la « grâce » et le « charisme »).

Note de bas de page 44 :

 Sur le contrat politique et les isotopies génériques qui lui sont liées, cf. J.-Cl. Coquet, op . cit., p. 126.

Note de bas de page 45 :

 Cf. E. Landowski, Les interactions risquées, Limoges, PULIM, 2005, pp. 39 sq.

C’est pourtant elle qui, dans le cas qui nous occupe, se trouve mêlée à une autre forme de « légitimité », celle-là spécifique du régime démocratique, à savoir « l’autorité qui s’impose en vertu de la “légalité”, en vertu de la croyance en la validité d’un statut légal et d’une “compétence” positive fondées sur des règles établies rationnellement ». Cette seconde forme correspond, sémiotiquement parlant, au contrat et à la fiducie. Elle implique à la fois une isotopie politique, modalisée selon le pouvoir (exercer la domination) et une isotopie volitive (la confiance suscitée par la compétence du leader)44 : mélange détonnant entre légalité rationnelle et charisme du leader. Nous constatons ainsi, encore une fois, que nous avons affaire à une pratique politique qui mêle deux régimes interactionnels : la « manipulation », appel à des raisons fondées sur des arguments, et des formes de contagion, passionnelle ou esthésique, proches de l’« ajustement »45.

Note de bas de page 46 :

 Sur cette distinction, cf. Vladimir Propp, Morphologie du conte, Paris, Seuil, 1970, p. 97.

Compte tenu de la prétention du populisme de rendre au peuple le rôle de protagoniste dans les décisions politiques, il semble paradoxal ce ne soit pas l’actant sujet — le « peuple » — qui assume dans cette configuration narrative la fonction du « héros » médiateur entre un avant dysphorique et un après euphorique. Car c’est uniquement à son adjuvant, le parti — et tout spécialement son leader — que revient cet honneur, tandis que le sujet-peuple, cantonné dans la passivité, fait figure non pas de « héros-quêteur » mais de « héros-victime »46. Comment ne pas s’étonner de ce que des formations politiques censées donner au peuple le premier rôle le traitent, en tout cas narrativement, comme un partenaire passif, incapable de mener à bien sa quête par lui-même !

Note de bas de page 47 :

 Sur cette forme polémique de la circulation des objets de valeur, cf. A.J. Greimas, Du sens II, op. cit., p. 39.

Ceci étant, revenons plus attentivement à la configuration syntaxique de cette mise en scène mythique telle qu’elle se trouve présentée dans l’entretien du Figaro que nous évoquions plus haut. Le peuple y apparaît comme une victime trompée par son opposant-décepteur, à savoir les « élites » qui l’ont « refoulé » de la scène du pouvoir. Présenter le peuple comme ayant été l’objet — le patient, la victime — d’un « faire transformationnel » dont l’agent n’est autre que les « élites » présuppose logiquement un état antérieur où les « vieux peuples politiques » avaient « une certaine unité de mœurs, une forme “nationale” et une souveraineté ». Et en même temps, cela implique, comme résultat, un état présent où le patient se trouve privé de son identité de départ. Dans les termes de la « logique de la jonction », le peuple se trouve dépossédé de l’objet de valeur (le pouvoir) qu’il détenait « auparavant »… (Quand au juste ? A quel moment de l’histoire ? N’oublions pas que nous sommes en présence d’une mise en scène mythique.) Les élites ayant en somme accompli de la sorte une « épreuve »47 (analysable comme une dépossession accompagnée d’une appropriation) au détriment des « vieux peuples », elles se trouvent du même coup caractérisées thématiquement comme le « traître » (ou le décepteur).

Structurée de cette manière, la narration ouvre d’elle-même, en bonne logique, la potentialité d’une ultime transformation, contraire — et attendue —, celle d’une contre-épreuve dont le résultat sera le « retour » du peuple, à savoir (comme pour le héros des contes populaires) la restauration de son identité initiale et la réappropriation de l’objet de valeur dont il a été un moment privé. Il s’agit là cependant d’une « épreuve » bien particulière : le mouvement populiste va déposséder les élites du pouvoir, mais sans se l’approprier, car il va au contraire y renoncer, en faveur du peuple. Une fois de plus, tout se passe ici à la manière du conte merveilleux dont le héros ne retrouve la princesse et ne la délivre du dragon que pour la remettre à son père, le roi… qui à son tour la lui donnera en mariage. Seul le roi — ou, dans notre cas, le peuple —, est statutairement à même de légitimer le don final de la princesse — ou, dans notre cas, du pouvoir — au héros (en l’occurrence le leader du parti populiste).

Note de bas de page 48 :

 J.-Cl. Coquet, Le discours et son sujet, op. cit., pp. 80-83.

Par les structures narratives qui l’articulent, le discours populiste relève en fin de compte du plus pur imaginaire féerique, celui des contes de fées. Une telle « narrativisation du politique » suggère une philosophie de l’histoire assez simpliste, sous la forme d’un « processus dialectique »48 structuré par l’alternance entre « refoulement » et retour du « peuple » — entité non définie et peut-être indéfinissable, néanmoins invoquée comme le « moteur de l’histoire ».


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Note de bas de page 49 :

 J.-Cl. Coquet, La quête du sens. Le langage en question, Paris, P.U.F., 1997, p. 164.

Note de bas de page 50 :

 S. Freud, op. cit., p. 136.

La mise en scène d’un conflit entre deux actants visant chacun la réalisation d’un programme contradictoire par rapport à celui de l’autre, qui constitue le contenu topique de la narration populiste, se retrouve, il est vrai, dans tous les discours idéologiques. Des uns aux autres, seul change l’investissement thématique. Jean-Claude Coquet nous explique pourquoi : « comme l’idéologie n’a pas accès au mode de re (…), elle se rabat sur une autre forme de nécessité : la cohérence » donnée au récit qui la justifie49. C’est que, comme le rappelle Freud, « les foules n’ont jamais connu la soif de la vérité. Elles réclament des illusions auxquelles elles ne peuvent renoncer. Chez elles, l’irréalité a toujours le pas sur la réalité »50.

Rien par conséquent de surprenant à ce que la narration mythique que construit le discours populiste soit construite sur des bases simples qui rappellent la structure du conte populaire. C’est le propre des récits idéologiques que d’ordonner les événements en une séquence qui rend possible, en dehors de toute vraisemblance empirique, la mise en avant de la conclusion qu’on veut prouver. Si le peuple doit revenir sur la scène politique, c’est parce qu’après l’avoir occupée (et peu importe si les historiens montrent qu’il s’agit là d’une vision irréaliste du passé), il en a été refoulé par des élites qui, pour mener à bien leur programme néfaste, l’ont dépossédé de sa « souveraineté ». En rendant possible son retour, le mouvement populiste, son leader et son parti, vont lui permettre de se réapproprier ce dont il a été illégitimement privé.

Note de bas de page 51 :

 Sur « prendre » et « donner », prédicats archétypes de la dimension du pouvoir, cf. J.-Cl. Coquet, Le discours et son sujet, op. cit., pp. 113-122.

Note de bas de page 52 :

A.J. Greimas, op . cit., p. 233.

Nous avons donc, et c’est là l’essentiel du contenu topique de cette narration, un programme de capture mené par l’anti-sujet (prendre le pouvoir au peuple), suivi par un programme de don réalisé par l’adjuvant (donner le pouvoir au peuple)51. Le premier programme est axiologiquement négatif car il débouche sur une situation de déséquilibre, tandis que le second tend vers un retour à l’ordre, à une situation d’équilibre. La narration populiste appartient ainsi à cet ensemble dont font partie « les récits mythiques, littéraires, ou simplement les histoires que l’homme se raconte à lui-même » pour se « consoler » de sa condition et qu’on peut dénommer « récits de la restauration de l’ordre social »52. Dans toute narration de type mythique, il importe que le programme axiologiquement positif du don vienne conclure le récit et constituer de cette manière son contenu posé. Ce principe général d’une narration axiologiquement polarisée prend, dans le cas du populisme, la forme exacerbée d’un véritable manichéisme.


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Voulant poser les jalons d’une recherche future plus élaborée, nous avons essayé de répondre à cette question, de nature sémiotique en son principe : comment s’énonce le populisme politique ? — Simultanément comme phusis et comme logos, est-on conduit à répondre. Le populisme relève d’un double régime sémiotique : en s’appuyant sur la « légalité démocratique », il œuvre dans le cadre du régime de la manipulation. Cela revient à dire que, dans les termes de la sémiotique des instances, il opère à l’intérieur d’un univers de l’hétéronomie où le « tiers transcendant » est la Loi (la constitution, etc.). Semblable en cela aux tendances politiques de nature démocratique, il relève par là, pour une bonne part, du logos. Mais en même temps, en réservant une part essentielle au « charisme » du leader et corrélativement à la « confiance » du sympathisant, et en jouant d’une très forte polarisation axiologique, il se déploie dans un univers de l’autonomie ancré dans la phusis. D’où l’importance de la composante « empathique » de cette stratégie ambivalente qui, en définitive, vise surtout à persuader ses destinataires qu’ils se trouvent face à une instance qui leur est sensible — raison de lui être, réciproquement, sensible : à la limite, jusqu’à voter pour quelqu’un parce que sa coiffure ou son sourire plaisent !