Populisme et esthésie.
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Eric Landowski

Université de Vilnius

https://doi.org/10.25965/as.6021

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : ajustement, aléa, confiance, esthésie, interaction, joker, populisme, propagation, régime (de sens et d’interaction)

Auteurs cités : Claude CALAME, Paolo DEMURU, Yvana FECHINE, Jacques FONTANILLE, Algirdas J. GREIMAS, François JULLIEN, Jean-Paul PETITIMBERT

Plan
Texte intégral

1. Expliquer le populisme ?

Note de bas de page 1 :

 Bien que toute leur activité politique les présuppose, à commencer par leurs ambitions électorales comme le souligne Ahmed Kharbouch dans sa contribution au présent dossier.

De la Grande-Bretagne à l’Italie, de la Pologne ou de l’Autriche à la France ou aux Pays-Bas, du Brésil et de l’Argentine aux Etats-Unis, pratiquement tous les pays occidentaux ont été affectés ces dernières années à des degrés et avec des effets divers par la vague « populiste ». Sans discuter de la justesse ou de l’impropriété de ce terme au regard de la théorie politique nous le prendrons ici tel qu’on le trouve aujourd’hui en circulation : comme une étiquette appliquée à divers courants à forte teneur nationaliste qui ont en commun de se présenter comme les défenseurs des intérêts du « peuple » (sous-entendu, celui de chez soi) et de préconiser (ou de prendre) à cet effet des mesures qui non seulement vont souvent à l’encontre des principes du jeu démocratique1 mais qui de surcroît menacent l’équilibre des relations internationales. A ce titre, le phénomène mérite l’analyse, notamment du point de vue sémiotique.

Note de bas de page 2 :

 Sur le jeu entre ces divers facteurs, voir, à titre d’exemples entre mille autres, tirés du seul journal Le Monde, J. Rupnik, « Il y a des courants populistes ailleurs, mais en Europe centrale, ils sont au pouvoir » (Entretien), 8-9 mai 2016, p. 13 ; A. Salles, « Face aux populistes, les digues européennes s’érodent » (Analyse), 25 mai 2016, p. 3 ; P.A. Paranagua, « L’Amérique latine en proie aux populismes de droite et de gauche », 30 juin 2016, p. 24 ; Pierre Rosanvallon, « Nous vivons un basculement démocratique » (Entretien), 3 mars 2017, p. 18 ; A. Frachon, « Au nom du peuple » (Chronique), 3 mars 2017, p. 21 ; J.-P. Stroobants, « Le grand malaise des Néerlandais “fâchés” » (Reportage), 10 mars 2017, p. 3 ; E. Illouz, « Le populisme émotionnel menace la démocratie » (Entretien), 26 juillet 2017, p. 24.

Il est vrai qu’il existe tant d’études en la matière que tout paraît avoir été dit. Un regard sémiotique peut-il apporter quelque chose de plus ? Les interprétations des politologues et des sociologues reprises et diffusées par la presse combinent en général trois facteurs explicatifs : l’actuel « raz-de-marée » tiendrait à ce que le pouvoir de séduction de l’idéologie (facteur de base) diffusée par les mouvements en question se trouve décisivement renforcé de nos jours à la fois par l’impact négatif de l’évolution socio-économique (deuxième facteur) sur la clientèle politique visée et par diverses données conjoncturelles (troisième facteur) coïncidant avec les moments de leurs plus grands succès électoraux2.

Note de bas de page 3 :

 C’est une analyse portant sur ce genre d’éléments que nous avons précédemment tentée à propos d’une autre figure éminemment « populaire », à la marge du politique stricto sensu, en cherchant à saisir les fondements scénographiques de la popularité mondiale de Diana Spencer, alias « Lady Di », princesse de Galles intronisée, en 1997, « princesse du peuple » à la suite de sa mort accidentelle. Cf. « Diana, in vivo », in E. Landowski, Passions sans nom, Paris, PUF, 2004 (chap. 10).

Ces interprétations passent en revanche pratiquement sous silence un quatrième élément (à moins que ce ne soit le premier ?), dont la sémiotique devrait, elle, tenir compte et, de par sa nature, être à même de montrer la portée et d’éclairer les mécanismes. Cet élément qui lui aussi est certainement pour quelque chose dans la ferveur que les Johnson, Le Pen, Grillo, Trump et autres suscitent auprès de populations si nombreuses, c’est tout simplement la forme particulière de leur mise en scène : à la fois la manière, en grande partie commune à eux tous, dont ils se présentent publiquement, comme personnes singulières, et le type de lien, quasi intime, qu’ils parviennent par là à établir avec leur auditoire non pas indépendamment de ce qu’ils ont à proposer mais pour ainsi dire en deçà3.

Note de bas de page 4 :

 Sur le dernier point, voir par exemple M. Hatzfeld, « Le désordre politique actuel attise le mépris des jeunes des cités pour la présidentielle », Le Monde (Débats et analyses), 12-13 mars 2017, p. 24.

Mettre en lumière ce qui se passe et ce qui se joue dans ce rapport en acte — cerner de quelle manière précise des liens quasi interpersonnels immédiatement et intimement éprouvés se nouent à l’intérieur d’un espace pourtant aussi peu intime que celui de la communication politique de masse, avec son caractère médiatisé et le plus souvent unilatéral —, ce serait, conformément à l’un des grands principes hjelmsleviens qui fondent l’approche sémiotique, rendre compte du phénomène par un type d’explications en immanence, c’est-à-dire fondé sur les données constitutives de l’objet même — sur la relation même entre la source et la cible des pratiques de mise en scène « populiste ». Par là, ce serait aussi apporter des éléments de compréhension complémentaires par rapport à ceux que fournissent les approches les plus courantes, puisque de leur côté elles ont pour trait commun de faire au contraire appel à des données contextuelles extrinsèques, qu’il s’agisse de l’incidence de facteurs d’ordre structurel comme le chômage ou l’immigration, ou événementiel comme les « affaires », les attentats ou d’autres accidents survenant, si on peut dire, « à point nommé », ou encore de la sociologie de l’électorat dans son ensemble, ou même des attitudes psychologiques propres à tel ou tel groupe socio-économique ou classe d’âge particuliers4.

2. Crise de confiance

Prenons néanmoins comme point de départ la thèse, très largement admise, qui se dégage des études sociologiques ou politologiques disponibles. Bien que ces travaux ne visent que des explications de caractère externe, ils ne manquent pas de fournir chemin faisant des indications sémiotiquement très suggestives. Electeurs de Donald Trump ou partisans du Brexit, du Mouvement Cinq Etoiles ou du parti de Mme Le Pen (ou leurs semblables dans d’autres pays), les supporters des mouvements populistes seraient tous, d’une manière ou d’une autre, des « perdants de la mondialisation » et des « exclus de la révolution numérique ». Leur vote serait, autrement dit, ici et là l’expression d’un même genre de frustrations liées au changement technologique et économique global, partout aggravées par un même ressentiment à l’égard d’« élites » jugées incapables ou même supposées peu soucieuses de résoudre les problèmes engendrés par ces évolutions.

Note de bas de page 5 :

 Sans bien entendu que ce rejet de principe exclue la reprise, par les partis politiques « classiques », des thématiques les plus chères aux « populistes », en particulier en matière de sécurité et de législation anti-immigratoire.

En termes de sémiotique narrative, on a là affaire à une crise « fiduciaire » : c’est la perte de confiance dans le personnel politique et dans les institutions en place qui, ayant éloigné des formes de participation politique traditionnelles une masse de citoyens déclassés sous l’effet de la conjoncture mondiale, a conduit une partie d’entre eux vers l’abstention et poussé les plus indignés, les plus révoltés ou les plus résolus dans les bras de personnalités rejetées par la « classe politique »5. Pour ceux qui rêvent d’écarter du pouvoir les représentants d’un « establishment » tenu pour responsable de leur injuste sort, quoi de plus logique en effet que de se rallier à des « outsiders » qui s’en proclament les ennemis, au nom du « peuple » justement ?

Cette vision en noir et blanc ne paraît pourtant pas suffisante. Mis à part des cas relativement exceptionnels de ralliement en quelque sorte mécanique à un camp par simple rejet du camp opposé (logique d’exclusion qui peut au demeurant jouer dans les deux sens), il ne suffit pas en général de se défier de l’un pour se confier à l’autre. Il y faut en plus, presque toujours, un minimum de motifs positifs, un élan, une séduction, certaines affinités assez fortement ressenties pour attirer. Cependant, si on voit bien comment la confiance se perd (par exemple comment celle qui a été placée dans un dirigeant peut être rompue pour cause de non-conformité entre les engagements qu’il a pris sur un mode quasi contractuel et ses réalisations effectives), il est moins simple de discerner comment elle se gagne. Surtout quand il s’agit, comme cela arrive de plus en plus fréquemment, de l’accorder non pas à des professionnels de la politique connus de longue date mais à des postulants nouveaux, issus de la « société civile » et de ce fait restés trop éloignés des fonctions de représentation et de gouvernement pour qu’on puisse savoir au juste ce dont ils seraient capables, en bien ou en mal, s’ils accédaient au pouvoir.

Or, pour attirer vers eux, c’est précisément de cette sorte de virginité politique que se prévalent la plupart des candidats populistes, de même, d’ailleurs, que d’autres nouveaux venus, jeunes, brillants et politiquement d’un autre bord mais proches d’eux en termes de stratégies de séduction (et par là même, de « régime interactionnel » — nous reviendrons sur cette notion). Leur art consiste en effet à tourner en vertu cardinale leur relative absence d’expérience, leur non-professionnalisme et leur distance par rapport aux mœurs, au langage, à l’esprit même des sphères politiques établies. Cela, qui serait rédhibitoire s’il s’agissait d’entrer dans un quelconque autre type de carrière, n’empêche par contre en rien de nos jours (ou n’a pas empêché dans un passé récent) de devenir maire d’une grande métropole (Londres, Rome, São Paulo), gouverneur (en Alaska), conseiller fédéral (en Suisse), président de commission parlementaire (en Finlande), chef de gouvernement ou premier ministre (en Italie, en Grèce, en Hongrie, en Pologne, en Lithuanie, en Australie) ou même président (aux Etats-Unis). De fait, se présenter, de bonne foi ou non, comme politiquement novice, comme quelqu’un qui n’a jamais été mêlé aux intrigues de la « politique politicienne », qui ne dépend d’aucun parti, qui n’a aucune part de responsabilité dans les fautes des gouvernements précédents, c’est se donner l’allure d’un brave citoyen« comme nous », étranger aux compromis et aux faux-semblants du « système » mais en revanche victime ou, pour le moins, observateur outré par ses errements, ses injustices, ses tromperies.

Cette insistance sur l’appartenance au monde des humbles par opposition à celui des puissants, au « peuple » par opposition aux privilégiés, et en même temps, car dans la bouche des populistes cela va généralement de pair, sur l’enracinement (d’ordre civil ou, à l’occasion, ethnique) dans la communauté des gens du cru par opposition à des étrangers vus comme des accapareurs d’emplois et des promoteurs d’insécurité, tout cela va dans le même sens. Gages de solidarité avec le bon peuple et de complicité avec les indignés, ce sont apparemment, pour ce type paradoxal de politiciens anti-politiciens, les meilleurs moyens de construire figurativement une image de soi réconfortante aux yeux de toutes sortes de « perdants » : celle de candidats dignes de confiance puisqu’à les voir et à les entendre tout donne à croire qu’une fois au pouvoir ils ne risqueront de trahir ni les victimes de la globalisation ni les « laissés-pour-compte » de la fête digitale qui mettent en eux leurs espoirs de revanche. Ni, convient-il d’ajouter à titre accessoire, les esprits attardés qui, dérangés par la féminisation sociétale rampante dont s’accompagnent les grands bouleversements en cours, aimeraient trouver sur l’échiquier politique quelque force qui y résiste tant soit peu mais n’en trouvent aucune hormis eux, justement, les « populistes », « incorrects » jusque sur ce point-là.

3. Vers l’esthésie

Note de bas de page 6 :

 En universalisant le nom du parti populiste finlandais, « Les vrais Finlandais ».

S’il est vrai que la confiance que ces nouveaux candidats parviennent à inspirer repose pour une part décisive sur des éléments du type qu’on vient d’évoquer, c’est-à-dire qui tiennent à leur personne même — à leurs caractéristiques identitaire (la qualité de « vrai autochtone »6), existentielle (la peur de l’envahisseur, la crainte du changement, le ressentiment social) et politico-biographique (la possession d’un « casier politique vierge » et la position « hors-système » ) —, alors il faut en bonne logique admettre que la confiance des électeurs n’a pas en l’occurrence pour condition première et nécessaire le fait qu’ils auraient consciencieusement étudié puis approuvé en connaissance de cause les tenants et aboutissants de la politique que leurs candidats favoris s’engagent à mener sur le plan international, en matière économique, sociale, etc., une fois au pouvoir. Peut-être d’ailleurs les électeurs dont il s’agit sont-ils ou se croient-ils encore moins que d’autres à même de jauger et de juger en ces matières souvent présentées comme très techniques. Peut-être même n’en ont-ils pas le souci. Si c’est le cas, le fait que cela ne les empêche pas de savoir qui applaudir renforce l’idée que le contenu précis des programmes proposés n’est pas le critère principal de leur choix. — Bien sûr, il ne s’agit là que d’une supputation, d’une hypothèse. Qu’il y ait lieu de la retenir, ou non, elle met en tout cas en jeu plusieurs distinctions d’ordre sémiotique utiles à la poursuite de l’analyse.

D’abord celle, élémentaire, entre deux niveaux de pertinence. Il s’agit en premier lieu du niveau figuratif où, moyennant un nombre aussi élevé que possible d’apparitions sur les scènes médiatiques les plus diverses, se construit l’« image » du candidat, son « rôle thématique » (ou thématico-figuratif), par définition stéréotypé. C’est en l’occurrence la figure d’un opposant radical, issu « du peuple ». Faisant contraste avec ceux des politiciens installés, qui incarnent le « système », son parler, ses attitudes, ses gestes, son style vestimentaire (comme relevé en détail par Pierluigi Cervelli) mettent en pleine lumière son extériorité foncière à leur monde, et par là fournissent une sorte de garantie in concreto de la radicalité de son opposition : face aux « élites », sa différence est « dans sa peau », et tout est fait pour qu’elle saute aux yeux.

A l’opposé, le second niveau de pertinence est de nature abstraite, en sorte que l’appréhension des significations qui s’en dégagent demande en principe de véritables efforts de lecture. C’est le niveau du contenu propositionnel des discours de campagne proprement dits, dans lesquels les candidats présentent et défendent leur programme, leur profession de foi, leurs « valeurs » comme on dit (habituellement en haussant le ton), leurs « idées ». Recourant traditionnellement à des notions d’ordre philosophique, historique, technique, etc., il requiert en général un minimum de compétence encyclopédique et quelque disposition à suivre un raisonnement. Or, à vrai dire, à y regarder de près, ce qu’on relève surtout, sur ce plan, chez les populistes, c’est l’inarticulé, que ce soit sous la forme d’une « vaghezza » généralisée et de l’appel au « bon sens » (Franciscu Sedda et Paolo Demuru) ou d’« a prioris banals » allant de pair avec le plus grand flou doctrinal et les à-peu-près historiques d’un « grand récit » construit suivant les règles du conte merveilleux (Ahmed Kharbouch) — auquel peut-être, d’ailleurs, personne ne croit, tout en faisant semblant (Juan Alonso).

Note de bas de page 7 :

 Pierre Rosanvallon, Le Monde, art. cit.

L’hypothèse que nous faisons dans ces conditions consiste à postuler — avec bien d’autres observateurs — que le premier de ces niveaux prévaut sur le second : l’image globale qu’on a de la personne l’emporterait en tant que facteur de persuasion sur le détail de ses propositions. C’est du reste ce que pensent probablement aussi les candidats en question puisque, de fait, comme le résume un éminent historien et sociologue, « le cœur de leur campagne, ce n’est plus le programme mais leur personne »7. Hypothèse par conséquent peu risquée, mais qui a le défaut d’être peu discriminante étant donné que, si elle est juste, elle s’applique aujourd’hui certainement bien au-delà de la seule sphère « populiste ». Mais ce n’est pas tout.

Car, heuristiquement, l’« image » ne suffit pas. Le terme implique l’idée d’une distance entre un sujet qui regarde et ce qu’il voit. Or, en politique, il ne s’agit pas seulement de regarder, de constater et de juger pour, ensuite, décider. L’adhésion politique n’est pas le fruit d’une froide observation suivie d’une réflexion qui mènerait à une décision — pas plus que la sympathie ou l’antipathie, qui ne lui sont d’ailleurs nullement étrangères mais font partie des ingrédients qui la rendent possible ou tendent à l’exclure. Elle est bien plutôt de l’ordre de l’élan « sans raison », « spontané », peut-être même « irrépressible » comme c’est le cas, dit-on, dans le rapport amoureux. Ou plutôt, il s’agit d’une impulsion qui a bel et bien des raisons (rien donc ici à qualifier d’« irrationnel »), mais des raisons éprouvées plutôt que raisonnées — des raisons, des motifs peut-être même des causes qui relèvent par nature d’une dimension autre que celle où plane le regard détaché du sujet en train d’examiner un objet ou une image en les mettant à bonne distance pour en évaluer « en toute objectivité » les qualités.

Voilà donc, en somme, qu’après avoir hypothétiquement admis que la confiance et l’adhésion ne procèdent pas nécessairement d’une approbation réfléchie face à des idées, des propositions, des programmes discursivement articulés en termes clairs et précis, nous sommes maintenant amené à envisager qu’elles ne découlent pas non plus nécessairement de jugements positifs portés d’une manière détachée, réfléchie et comparative sur une série d’« images » posées à distance et mises en concurrence, chacune sur son panneau électoral comme si c’était un concours de beauté. A l’opposé, ne se pourrait-il pas qu’elles se nouent autour ce qu’il y a de moins réfléchi, sur la base de sentiments d’affinité immédiatement éprouvés impliquant une proximité immédiatement ressentie à la faveur d’expériences vécues plus ou moins intensément et qui se situeraient par définition sur un plan de pertinence autre que cognitif ? Les éléments ne manquent pas pour étayer cette nouvelle hypothèse. Car ce « ressenti », cet « éprouvé », ce « vécu », on peut effectivement les voir se développer face au tribun populiste au moins de deux manières différentes et complémentaires.

Note de bas de page 8 :

 Cf. E. Landowski, « Assimilation vs Exclusion » Présences de l’autre, Paris, P.U.F., 1997 (ch. 1, « Quêtes d’identité, crises d’altérité »).

Note de bas de page 9 :

 Voir — sur grand écran — le célèbre film de Leni Riefenstahl, Le triomphe de la volonté, 1934.

D’un côté, sur le mode d’humeurs partagées. Du moins l’une des composantes essentielles de l’ethos populiste est-elle sans nul doute de cet ordre. C’est la xénophobie : ni un parti pris idéologique ni une option raisonnée mais une compulsion de rejet à base émotionnelle et même somatique (« viscérale »). Sachant que pour un leader sans scrupule c’est un puissant facteur d’agrégation autour de sa personne que de donner à ses supporters l’occasion de communier avec lui dans la haine des autres parce qu’ils sont différents, on comprend l’intérêt que les démagogues (étymologiquement, les « conducteurs du peuple ») ont à exciter les pulsions à connotation tant soit peu raciale, même si elles ne sont nullement l’apanage des couches « populaires »8. Et il est clair que lorsqu’elle a pour ressort le partage du sentiment exacerbé de différer ensemble face aux « autres » au point de « ne pas pouvoir les sentir » — ce qui veut dire les exécrer en tant que corps jusqu’au fond de son propre corps —, la confiance dans le leader, ou plus précisément en ce cas la dévotion au chef campé en officiant d’une sorte de rituel de malédiction, ne tient plus à rien d’autre qu’à l’« éprouvé » le plus brut (et le plus brutal), à un pur sentir. Sur ce point, le modèle insurpassable est évidemment le discours de meeting hitlérien, où ce qui compte n’est pas tant le propos qui cherche à motiver la haine en tant que passion fondée sur des raisons de haïr, que ce qui la fait vivre en tant que motion somatique contagieusement induite par le ton, le geste, le rythme, en un mot la fantastique dynamique corporelle de l’orateur9.

Mais d’un autre côté, on sait bien que la confiance se fonde aussi, plus pacifiquement (en principe) qu’avec ces pulsions destructrices, sur la reconnaissance, l’affirmation, l’exaltation des similitudes entre soi. Le plus élémentaire dans cet ordre d’idée, c’est la certitude que fondamentalement on est, soi-même et l’autre (le candidat ou le déjà chef), « du même bord ». Du plan sensible, voilà qui nous ramène vers le plan cognitif de « l’image » et du rôle thématique. Or, en matière de construction d’image (et de « simulacres », notion dont la contribution de Juan Alonso montre l’efficacité analytique), un des nombreux talents des leaders populistes (conseillers en communication aidant, s’il le faut) est de savoir fort bien se faire passer pour « proches » de leur clientèle. Par exemple, si malgré leur notoriété on peut les voir à tout bout de champ se comporter « comme tout le monde » dans leur vie de tous les jours (telle que mise en scène pour les grands et petits écrans), comme des gens qui partagent les soucis des « vrais gens » (et leurs blogs sont là pour le confirmer à jet continu), n’est-ce pas parce qu’ils en font effectivement partie ?

Note de bas de page 10 :

 Sur ce thème, cf. A. Frachon, « Chaque saillie présidentielle contre la presse et Hollywood soude un peu plus un noyau dur de fidèles », Le Monde (Chronique), 7 juillet 2017, p. 21. Plus généralement, sur le bon usage de la vulgarité en politique, cf. E. Landowski, « La vedette et le bouffon », Présences de l’autre, op. cit. (ch. 7, « Régimes de présence et formes de popularité »).

Note de bas de page 11 :

 Sur les logiques de l’invention et de la répétition, cf. Y. Fechine, « Pour une sémiotique de la propagation : invention et imitation sur les réseaux sociaux », Actes Sémiotiques, 121, 2018.  

Note de bas de page 12 :

 Bouffon ? Clown, histrion ? Toute une lignée professionnelle, des plus petits aux plus grands — Grillo, Coluche, Ubu, Falstaff — atteste que ces termes n’ont ici rien de déplacé ni d’excessif.

Et quand bien même certains d’entre eux jugeraient-ils de meilleure tactique d’adopter un profil socio-professionnel plus « haute de gamme » (à la Trump par exemple), en contrepartie — manière de rester paradoxalement tout proches malgré l’énorme distance alors évidente —, ne s’expriment-ils pas en toute circonstance avec la même simplicité sans détours et le même langage familier que « vous et moi » ? Comme le souligne Pierluigi Cervelli à propos du cas italien, certains en rajoutent même sur ce plan, passant de la familiarité à une grossièreté qu’on dirait calculée pour faire délibérément scandale (aux yeux des autres) tout en faisant jubiler leurs fidèles10. L’exercice doit cependant atteindre vite ses limites car si dans un premier temps, par son incongruité, une provocation éhontée, « insensée » comme on dit, fait effet (de sens) en faisant rupture par rapport à une régularité de comportement attendue, elle perd inévitablement son piquant dès qu’elle devient systématique : à l’usage, répétée à la façon d’une imitation de soi-même, la petite déviance (verbale ou autre), devenant régulière, donc prévisible et à son tour presque attendue, perd sa part de non-sens-qui-faisait-sens et tombe dans la simple insignifiance11. Le savoir-choquer est donc un savoir-faire qui ne va pas tout à fait de soi, mais il n’en fait pas moins intimement partie des compétences requises par le rôle thématique du bouffon12.

Note de bas de page 13 :

 Cf. G. Courtois, « Les affaires n’altèrent pas l’image de Marine Le Pen », Le Monde, 8 mars 2017, p. 7.  Plus généralement, J. Harsin, « La post-vérité a une histoire », Le Monde (Entretien), 4 mars 2017, p. 7.

Compte tenu de la prégnance des simulacres résultant de ces divers montages scénographiques — dont découlent certains des aspects les plus marquants et les plus « porteurs » de la figure-type du politicien en question : vivre et parler « comme nous », partager nos phobies, avoir le courage de le montrer quitte à faire scandale —, on comprend de mieux en mieux que leur crédibilité puisse ne dépendre que très secondairement de la faisabilité de leurs projets, de la cohérence des idées qu’ils exposent ou même de la simple véracité de leurs propos. A contrario, c’est là ce qui fait que, comme le relèvent notamment Juan Alonso et Ahmed Kharbouch, ni la démagogie flagrante de beaucoup de leurs promesses ni la fausseté manifeste de certaines de leurs assertions ne peuvent sérieusement leur nuire13. On peut trouver à cela encore deux genres d’explications en termes sémiotiques.

Note de bas de page 14 :

 Dans un domaine voisin, c’était ce que montrait déjà Pierre Bourdieu dans Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982.

La première, sémiotiquement « standard » si on peut dire, est que pour des affidés il ne peut y avoir ni discours mensonger ni parole délirante dans la bouche de celui qui les guide. La valeur épistémique des énoncés qu’il profère est garantie d’avance par la compétence d’énonciateur du vrai qui lui est inconditionnellement reconnue14. Elle ne représente d’ailleurs qu’un des attributs découlant du statut actantiel d’exception que lui confère son alliance avec les fidèles. Certes, l’hyper-compétence qui lui est ainsi attribuée (quasiment celle d’un destinateur transcendant descendu sur terre) ne semble plus inclure aujourd’hui le pouvoir de guérir les maladies, mais il s’en faut de peu ; en tout cas, pour toutes les autres misères du peuple, elle garde, comme Ahmed Kharbouch le met en relief, le pouvoir d’un vrai remède magique.

Note de bas de page 15 :

 Cf. E. Landowski, « Sincérité, confiance et intersubjectivité », La Société réfléchie, Paris, Seuil, 1989 (ch. 9).

Mais revenons à l’aspect proprement énonciatif de cette compétence investie dans la figure du guide. L’alliance dont elle procède met en place une instance du dire vrai qui, en vertu de son statut, n’a pas à faire acception des données propres aux situations concrètes. L’« infaillibilité », du reste, n’a jamais été, nulle part, une affaire d’ordre référentiel. Dès lors, face aux propos, même les plus aberrants, de celui qui a été investi du pouvoir de dire le vrai, aucun démenti, aucune réfutation, aucun « fact-checking » ne pourront être crus ni même entendus. Non pas qu’on les juge à leur tour faux mais parce qu’ils ne sont tout simplement pas pertinents en tant qu’actes de langage : s’agissant de la parole du Guide (tout comme, ailleurs, de celle du Maître), au tribunal des fidèles l’argutie n’est pas même recevable. C’est la confiance que les supporters placent dans leur homme providentiel sur la base d’une sympathie première éprouvée à fleur de peau qui emporte l’adhésion à ce qu’il énonce, et non l’inverse15.

Note de bas de page 16 :

 Cf. id., « Ce que “parler veut dire” : sous le blabla, la présence », in id., « La politique-spectacle revisitée : manipuler par contagion », Versus, 107-108, 2008.

Quant à la seconde explication, fondée sur le jeu des simulacres dans un double « faire-semblant » — explication plus retorse que la précédente, plus purement sémiotique peut-être, et aujourd’hui probablement plus juste dans toute une série de contextes socio-culturels —, c’est avec davantage de surprise qu’on la découvrira plus loin, en lisant la contribution de Juan Alonso. Ne la dévoilons pas : ce serait nuire au plaisir du texte. Mais en tout cas l’une comme l’autre solution de ce problème de véridiction paraît montrer que l’essentiel se joue désormais en deçà du discours — vrai ou faux, cru ou pas, qu’importe en définitive ! du moment que ce n’est plus le facteur déterminant16.

Note de bas de page 17 :

 Qu’on pense par exemple aux effets de sens relevés par Greimas à propos de la diction recto tono dans le chant grégorien. Cf. De l’Imperfection, op. cit., p. 95.

Note de bas de page 18 :

 Cf. E. Landowski, « Avoir prise, donner prise », Actes Sémiotiques, 112, 2009.

A défaut peut-être de fournir une « explication » en bonne et due forme, un tel constat indique au moins la place d’un vide à combler. A la faveur d’un changement radical d’« attitude épistémique » qu’analyse Juan Alonso et d’une « fluidification » du sens que Franciscu Sedda et Paolo Demuru mettent en avant, il aura fallu qu’une certaine forme de discursivité faite de rigueur argumentative perde peu à peu sur la scène politique des pays démocratiques sa prégnance d’autrefois (sauf crise exceptionnelle car, on y a fait allusion, le pionnier et maître absolu ès scénographie de style populiste est apparu dès les années 1930) pour qu’à côté d’elle mais aussi, en partie, à sa place, l’esthésie en vienne à jouer un rôle si important. A vrai dire, que l’efficacité du discours puisse dans certains contextes être moins affaire de démonstration que d’intonation, on le savait, et savait en tirer parti depuis longtemps17. Bien sûr, cela ne veut pas non plus dire qu’aujourd’hui le pouvoir d’incantation des orateurs populistes soit à lui seul suffisant pour emporter l’adhésion de n’importe quel auditoire. Leur discours ne peut avoir prise que sur ceux qui par avance leur donnent prise virtuellement ne serait-ce que parce que la vision qu’ils ont, à juste titre ou non, de leur propre situation (sans doute elle-même formée pour une part à la lumière d’autres discours populistes) les prédispose à croire aux solutions miraculeuses que promet le démagogue vu comme un sauveur. Sans un minimum de conditions psycho-sociologiques de cet ordre, le charme n’opèrerait pas. Mais pour peu qu’elles soient réunies, il y a de fortes chances qu’il s’exerce presque aveuglément18.

Alors, en place ou en guise d’arguments, le timbre d’une voix, une gestualité reconnaissable, un ton, un regard, une expression physionomique singulière (ou même une bizarrerie vestimentaire, ou capillaire), mais surtout un rythme, un port, une « hexis », et subsumant tout cela la vertu contagieuse d’une forte « présence », tout cela peut servir de points de cristallisation pour la formation de liens éprouvés comme si c’était véritablement de personne à personne et les yeux dans les yeux. Comme avec la « touchante Diana » que nous n’avons pourtant jamais vue qu’en papier.

4. Quelques concepts analytiques

Même si on laisse de côté les déterminations externes envisagées comme des variables sociologiques, les dimensions pertinentes à prendre en compte du point de vue sémiotique sont, on le voit, multiples, et qui plus est hétérogènes. Nous en avons rencontré de trois sortes : cognitive, passionnelle, sensible. Envisageons-les à présent de manière un peu plus systématique.

4.1. Le cognitif, le passionnel, le sensible

Sur le seul plan cognitif, au moment d’une élection, les décisions individuelles peuvent faire intervenir, à des niveaux hiérarchiques différents, des choix idéologiques, des options entre des valeurs, des évaluations comparatives portant sur les qualités des candidats (tels que leurs images construites permettent de les appréhender), et des interprétations assorties de jugements sur les programmes et les argumentations développées pour les défendre. Toutes ces opérations engagent des procédures de lecture — lecture de textes, d’images, du monde en général. Cela suppose à la fois l’existence de données observables (de « manifestations ») articulées ou articulables en éléments différenciés (qui les rendent potentiellement signifiantes), et de la part du « lecteur » la capacité de repérer ces éléments distinctifs de façon à en dégager pour son propre compte une certaine signification. La distinctivité constitue par conséquent, sur ce premier plan, le principe fondamental permettant l’émergence de la signifiance.

Note de bas de page 19 :

 Cf. A.J. Greimas et J. Fontanille, Sémiotique des passions. Des états de choses aux états d’âme, Paris, Seuil, 1991. Entre autres exemples d’analyses journalistiques touchant cet aspect, cf. A. Lemarié et al., « Les quatre principaux candidats ont usé du refrain de l’antisystème, mais chacun y met un contenu différent, reflet des angoisses supposées de son électorat », Le Monde (Récits de campagne), 20 avril 2017, p. 11 ; T. Garton Ash, « Le dédain, terreau du populisme allemand », Le Monde, 7 octobre 2017, p. 7 ; H. L’Heuillet, « Il y a une jouissance nouvelle de la haine », Le Monde (Entretien),  20 octobre 2017, p. 3.

Mais en même temps interviennent très probablement des états d’âme comme l’espoir ou au contraire la crainte et l’angoisse, ou encore l’indignation, le mépris, le dégoût, la haine et la rage, toutes variables relevant de la dimension passionnelle (ou « pathémique ») dont la grammaire narrative rend compte essentiellement en termes de combinaisons modales19. Ces combinaisons sont infiniment diverses mais elles supposent toutes la capacité de distinguer au moins l’« aimable » du « haïssable », l’« utile » du « nuisible », etc., de les discerner et de les hiérarchiser en se donnant de la sorte des raisons d’espérer, de craindre, de haïr, et ainsi de suite. Le passionnel, dans la mesure où il s’appuie ainsi, au départ, sur le principe de distinctivité, reste sous la dépendance du cognitif (à la différence du sens « éprouvé » sur le strict plan sensible, qui émane, lui, « sans raison » de la pure sensation). Ce qui détache néanmoins le passionnel du pur cognitif, c’est évidemment le fait que les évaluations, interprétations et jugements effectués par le sujet passionné sont orientés par une visée, une intentionnalité directrice.

Note de bas de page 20 :

 Le terme, dans son acception sémiotique, a été introduit par A.J. Greimas. Cf. De l’Imperfection, op. cit., passim.  

Enfin, dernier facteur, intervient, sur le plan sensible, cet « éprouvé » qui donne lieu aux effets d’entraînement, de contagion, d’emprise, d’attraction ou de répulsion immédiates dont on a vu qu’ils sont particulièrement exploités dans le contexte politique qui nous occupe. Sur ce plan, les manifestations ne se présentent plus comme ayant des significations à lire ou comme étant chargées de valeurs à mesurer, à comparer, à hiérarchiser : le contact avec les qualités sensibles fait sens d’emblée, un sens qui est de l’ordre de celui qu’on saisit par exemple en éprouvant les propriétés tactiles, plastiques et dynamiques, d’une poignée de main — ferme, nerveuse, énergique ou au contraire molle, moite, inconsistante, etc. Situées en deçà du cognitif aussi bien que du passionnel, ces variables ne relèvent que de l’esthésique20. Et le principe de signifiance qui entre alors en jeu, celui dont naît du sens, n’est plus un principe de distinctivité mais de sensibilité.

Selon divers dosages, chacun de ces éléments apparaît au fil des contributions ici réunies. Est-il possible de les ordonner théoriquement d’une manière tant soit peu opératoire dans l’espoir de cerner leur part relative dans le cas complexe de l’adhésion à un mouvement politique ?

4.2. Principes d’intelligibilité et régimes de sens

Note de bas de page 21 :

 Et d’où aussi, plus généralement, l’idée de « sémiotisation du contexte » et la possibilité d’une « sémioti­que des situations ». Voir, dans le présent numéro, Claude Calame, « Éco-anthropologie et sémiopoiétique : de la poésie rituelle grecque aux défis idéologiques et pratiques du présent » (en particulier section 3, « L’instance d’énonciation et la communication interprétative »). Cf. aussi E. Landowski, La Société réfléchie, op. cit. (ch. 8, « Quelques conditions sémiotiques de l’interaction »).

Note de bas de page 22 :

 Cf. A.J. Greimas et J. Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979 (entrée « Idéologie »). Voir aussi N. Kersyté, « La conception de l’idéologie dans Sémantique structurale et au-delà », communication au congrès de l’Association Internationale de Sémiotique, Kaunas, 2017 (à par.).

Pour cela, point n’est besoin de mettre en doute l’idée communément admise que les comportements (politiques ou autres) sont sous-tendus par des visions du monde — des « idéologies » — très diverses quant à leurs contenus. (Et, faut-il ajouter, assumées dans des contextes précis, d’où la nécessaire prise en considération de certaines variables structurelles et conjoncturelles en tant que données sémiotiquement pertinentes dès lors qu’elles sont lues par les acteurs eux-mêmes comme porteuses de signification21). Néanmoins, la perspective sémiotique amène aujourd’hui à admettre que ces idéologies, qui, en tant que projets, convertissent, comme expliquait Greimas, les systèmes de valeurs (ou axiologies) en schèmes d’actions22, ne sont jamais premières. Elles-mêmes sont sous-tendues par un nombre beaucoup plus restreint de principes très généraux de compréhension de la vie et de construction du sens, ou principes de signifiance. Bien qu’ils soient eux aussi foncièrement distincts les uns des autres, ces principes présentent, à la différence des idéologies, le grand avantage heuristique de se prêter à être sémiotiquement articulés entre eux.

Note de bas de page 23 :

 Cela à raison des fondements épistémologiques « naturalistes » de cette culture, pour reprendre un terme de l’anthropologue Philippe Descola. Cf. Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005, passim (640 p.).

Le premier à introduire (premier parce que de fait placé au premier rang dans notre culture23) part de l’idée que « le réel est rationnel » et veut par conséquent que tout en ce monde procède de quelque détermination accessible à l’entendement. C’est ce que nous appelons le principe de régularité.

Note de bas de page 24 :

 Cf. E. Landowski, « Shikata ga nai », Lexia, 11-13, 2012.

S’y oppose catégoriquement la vision selon laquelle tout ce qui est et tout ce qui arrive est au contraire l’effet du hasard (figure par excellence de l’irrégularité), accident sans raison, imprévi­sibilité, ou, selon les contextes, fatalité inconnaissable ou encore décret insondable de la « providence »24. Nous appelons ce deuxième principe de compréhension du monde principe d’aléa ou (plus disgracieux mais préférable pour la cohérence morphologique des termes du modèle) principe d’aléatoriété.

Note de bas de page 25 :

 Certes, parmi les sciences, même (et à vrai dire surtout) les plus « dures », cette position n’est plus aujourd’hui la seule.  Cf. J.-P. Petitimbert, « Régimes de sens et logique des sciences. Interactions socio-sémiotiques et avancées scientifiques », Actes Sémiotiques, 120, 2017.

Note de bas de page 26 :

 Cf. De l’Imperfection, op. cit.

Note de bas de page 27 :

 Cf. Massimo Leone, « De l’insignifiance », Actes Sémiotiques, 119, 2016.

Selon l’un et l’autre de ces principes, la question de savoir comment les choses signifient ne va pas sans paradoxe. Ils débouchent en effet tous les deux sur des régimes de signifiance à valeur négative. Selon le premier, le monde présente des régularités qui font que toutes sortes de phénomènes sont explicables, prévisibles de manière en principe certaine, mais qui en tant que telles ne signifient rien. Les sciences de la nature parviennent ainsi à dégager des lois dont la subtilité éblouit les savants, mais conformément à l’épistémologie la plus classique, les mêmes savants se gardent de leur attribuer la moindre signification. Pour eux, l’ordre du monde ne veut rien dire25. C’est là une possibilité qui en vaut bien une autre pour faire signifier l’existence et répondre à la question, chère à Greimas, du « sens de la vie » ! De même, bien que sur un tout autre terrain, celui de nos petites affaires quotidiennes, Greimas pour sa part associait d’ailleurs la régularité (en l’espèce, la « routine ») à la production de significations « désémantisées »26. Cette première manière de « sémiotiser » négativement le monde fonde le régime de sens aussi banal que paradoxal de l’insignifiance27.

Note de bas de page 28 :

 A propos de cet « excès », cf. P. Demuru, « A experiência do sentido, o sentido da experiência : semiótica, interação e processos sócio-comunicacionais », Galáxia, 37, 2018 (à par.).

L’autre régime de sens paradoxal est celui de l’insensé. Alors que ce qui produit l’insignifiance est la régularité (ou pour le moins son excès), c’est son contraire, l’irrégularité, qui (du moins portée à son comble) produit l’insensé. Ce régime de sens a par suite pour principe de base, comme on peut s’y attendre, le principe d’aléatoriété. En déterminant un monde sans lois où tout peut advenir sans rime ni raison, c’est l’activation de ce principe qui conduit au non-sens, à l’absurde ou pour le moins à l’inexplicable parce que dépassant l’entendement humain (comme dans l’expression « credo quia absurdum »). La négativité ne tient donc plus ici à un manque comme dans le cas de l’insignifiance où on avait affaire à l’absence d’un sens qu’on attend et qui fait défaut, mais à un excès, à savoir la présence aveuglante, étourdissante, affolante du non-sens28.

A l’insignifiance et à l’insensé ainsi interdéfinis s’opposent deux régimes de sens à valeur positive respectivement fondés sur les principes de distinctivité et de sensibilité déjà introduits. La distinctivité, en permettant la « lecture », conduit à un régime de sens où les choses ont de la signification, à la manière des mots sur une page de texte. La sensibilité permet de son côté la « saisie » des qualités sensoriellement perceptibles de telle sorte que des choses font sens sur le mode immédiat de l’« éprouvé ».

Ces quatre régimes de sens une fois articulés selon la syntaxe d’un seul modèle englobant (construit selon la formalité du carré sémiotique, auquel nous ajoutons une composante dynamique, d’où son allure elliptique comme on verra ci-après), on peut y investir des déterminations supplémentaires relevant de la syntaxe actantielle, ce qui a pour effet de les transformer en autant de régimes d’interaction.

4.3. Des régimes de sens aux régimes d’interaction

Le régime de sens envisagé plus haut en premier, où la régularité génère l’insignifiance, implique, si on le traduit en termes actantiels, l’existence d’agents dont le comportement se ramène à l’exécution d’algorithmes immuables découlant de leur soumission à une forme ou une autre de déterminisme (physique, social, psychologique, etc.), ce qui fait d’eux des acteurs (humains ou non) par construction dépourvus de toute autonomie, des « non-sujets » se comportant comme des objets ou quasi-objets « programmés ». C’est le régime interactionnel de la programmation.

A l’insensé, fondé quant à lui, en tant que régime de sens, sur le principe d’aléatoriété, correspondent en revanche deux types d’interactants corrélés. D’abord un agent ordinairement appelé « le hasard » mais que nous rebaptisons « actant joker » parce qu’il peut remplir tous les rôles, adopter tous les comportements sans obéir à aucune régularité et qu’il a prise sur tout mais ne donne prise à rien ni personne. Face à lui, on trouve des acteurs quelconques, actantiellement caractérisés comme démodalisés. Car si le hasard ne dicte aucun devoir, en contrepartie face à lui on ne peut rien, de ce qu’il « décidera » on ne sait rien et mieux vaut dans ces conditions ne rien vouloir. Nous désignons en conséquence ce régime interactionnel-là ou bien comme celui de l’assentiment à l’accidentel, à l’imprévisible, à tout ce qui dépasse les pouvoirs et même l’entendement des hommes — ou bien tout simplement comme celui de l’accident.

Du côté des régimes de sens à valeur positive, nous avons d’abord reconnu celui qui est fondé sur le principe de distinctivité. Rendant possible la « lecture » du monde en tant qu’« ayant de la signification », ce principe permet l’émergence de sujets de raison et de volonté, motivés dans leurs projets aussi bien que dans leurs passions, en un mot, « intentionnels ». C’est de la conjonction du principe de distinctivité (sur le plan de la signifance) et du principe d’intentionnalité (sur le plan modal et syntaxique de l’actantialité) que naît ce qui a été reconnu de longue date comme le régime interactionnel de la manipulation (qui, à l’époque, ne pouvait d’ailleurs pas être considéré comme un « régime » particulier, puisque c’était le seul envisagé), où les rapports entre agents volitivement et cognitivement compétents sont orientés par la quête des « objets de valeur » et régis par le contrat et l’échange.

Enfin, de façon analogue, la superposition du principe de signifiance assis sur la sensibilité et d’un dernier principe d’ordre syntaxique qu’il nous faut en ce point introduire — le principe de disponibilité — détermine la nature du quatrième et dernier régime interactionnel à envisager, celui de l’ajustement. Par « disponibilité » nous entendons une caractérisation modale et actantielle à l’opposé de celle qui définit le sujet dans le cadre du régime de manipulation. Le manipulateur est essentiellement un être vorace, un agent qui sait ce qu’il veut et qui manipule autrui dans l’intention de l’obtenir. Le sujet de l’ajustement est au contraire un acteur qui ne veut rien a priori, si ce n’est vivre et s’épanouir. Il ne sait guère ce qu’il doit faire ni ce qu’au juste il pourrait faire. Comme le Yorrick de Laurence Sterne qui nous a servi de modèle, c’est un être ouvert à ce qui se présente, disponible au présent même.

Et, seconde caractéristique essentielle à la définition de ce régime, pour qu’il y ait « ajustement », il faut que cette disponibilité qui est avant tout une disponibilité vis-à-vis de l’autre, soit réciproque. Régime ouvert, l’ajustement permet alors d’envisager la vie comme un processus de co-création de sens, libre de tout système de signification et de valeurs arrêté comme de tout guide transcendant. N’étant donc ni programmée par de rigides déterminismes (comme dans la programmation) ni soumise au pur hasard (comme sous le régime de l’accident-assentiment) ni suspendue au vouloir d’un « destinateur » proche ou lointain (comme dans le cadre de la manipulation), la vie y est conçue comme se développant dans l’immanence des rapports entre des entités interdépendantes, suffisamment sensibles les unes aux autres et mutuellement respectueuses de la nécessaire autonomie de tout existant pour parvenir chacune à s’accomplir moyennant l’accomplissement corrélatif du potentiel propre aux autres. On se doute que ce n’est pas particulièrement le cas dans l’univers du populisme !

Note de bas de page 29 :

 Cf. Les interactions risquées, Limoges, PULIM, 2005. Pour une présentation abrégée, cf. « Socio-sémiotique », in D. Ablali et al. (éds.), Vocabulaire des études sémiotiques et sémiologiques, Paris, Champion, 2009.

Tel est en résumé le modèle de base29. La présente réflexion sur le cas particulier du populisme nous a conduit à y apporter ici quelques précisions, explicitations et ajouts.

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5. Danger de l’esthésie

Ce qui paraît caractériser le plus généralement les stratégies de mise en scène populiste qui nous occupent, c’est (nous y avons insisté tout au long) la prévalence qu’elles accordent au principe de sensibilité. De ce point de vue, elles tendent donc vers un régime d’interaction du type « ajustement ». Mais de ce régime, elles ne mettent en œuvre qu’un principe, à l’exclusion de l’autre, qui en constitue pourtant un fondement non moins nécessaire. Il y a beaucoup de sensibilité dans le populisme, et pourtant rien qui relève à proprement parler de l’ajustement. C’est de cette déviation que découle à notre sens ce qu’il présente de plus inquiétant.

Note de bas de page 30 :

 « Potentiel » au sens développé par l’anthropologue François Jullien. Cf., entre autres, Les transformations silencieuses, Paris, Grasset, 2009 ; id., De l’Être au Vivre, Paris, Gallimard, 2015.

Note de bas de page 31 :

 Cf. E. Landowski, « L’épreuve de l’autre», Sign Systems Studies, Tartu, 34.2, 2008.

Si le principe de sensibilité est une condition nécessaire de ce régime interactionnel, il n’en est pas la condition suffisante. Pour qu’il y ait ajustement, il faut certes « de la sensibilité », plus autre chose, à savoir une profonde disponibilité vis-à-vis de l’interactant. Qu’elle procède d’un mouvement spontané, d’un principe éthique ou d’un calcul intelligent et lucide dans un contexte où règne l’interdépendance entre les existants (humains et autres), cette disponibilité est faite de respect de l’autre (quelle qu’en soit la nature), de son intégrité, de son autonomie, de son potentiel propre30. Mais outre le fait que ce régime ne se réduit pas à la mise en branle de la sensibilité, la sensibilité elle-même ne se réduit nullement à la dimension d’une emprise corporelle. Au contraire, à la base de toute relation intersubjective épanouie, il y a aussi un rapport de sensibilité mutuelle sur le plan psychique. La sensibilité à l’autre y est d’ordre aussi bien intellectuel que somatique. La distinction même serait d’ailleurs souvent difficile à tenir : qu’on pense seulement au rapport amoureux, ou d’amitié31. Le métaterme « ajustement », tel que nous le définissons pour notre propre usage, sert donc à désigner une configuration syntaxique et une dynamique processuelle bien précises, où c’est indistinctement « corps et âme » que les interactants, en se relançant l’un l’autre, créent ensemble de l’inédit. Plus généralement, la catégorie même ici en jeu, Corps / Âme ou Matière / Esprit, n’a guère de pertinence en termes sémiotiques, et nombre de nos travaux visent précisément à la dépasser en articulant le sensible et l’intelligible au lieu de les opposer.

Note de bas de page 32 :

 Réserve que nous avons déjà souvent exprimée. Cf. « La politique-spectacle revisitée », art. cit. ; « Mas­ses thymiques en mouvement », Passions sans nom, op. cit., pp. 210-213 ; Présences de l’autre, op. cit., p. 242-244.

Note de bas de page 33 :

 Cf. Passions sans nom, op. cit., pp. 130-133.

Note de bas de page 34 :

 Cf. P. Demuru, « A experiência do sentido... », art cit.

Note de bas de page 35 :

 Cf. E. Landowski, « La politique spectacle revisitée. Manipuler par contagion », art. cit. ; id., « Le triangle émotionnel de la publicité », Semiotica, 163, 1/4, 2007.

Par contre, mobilisée toute seule, la sensibilité peut conduire au pire, et cela davantage encore sur le plan des interactions politiques que sur tout autre32. Subordonner l’instauration du pouvoir aux principes du sentir et de la présence en acte risque d’ouvrir la voie aux pires formes d’asservissement en transformant la collectivité des sujets en une « masse thymique » indifférenciée, amorphe et malléable. En introduisant sous le nom de « contagion » la dimension sensible parmi les variables de la relation intersubjective, nous avons dès le départ distingué à son propos deux types d’usages possibles, l’un bilatéral, l’autre unilatéral33. Paolo Demuru a récemment approfondi cette indispensable distinction34. L’usage unilatéral, c’est l’emprise, la domination, l’annihilation de l’autre par absorption ou fusion. L’exploitation du sensible peut alors être mise au service de la « manipulation », non pas toutefois au sens établi par la sémiotique narrative classique, où elle est définie comme de l’ordre de la persuasion et débouche sur le contrat, mais selon l’acception usuelle et péjorative du terme : soumettre l’autre à soi en jouant sur son corps, comme dans l’hypnose (qui le réduit à un non-sujet programmé), ou sur ses pulsions, comme le fait constamment la publicité en « faisant désirer » par contagion sensible35. C’est exactement de cela que les propagandistes populistes jouent aussi, à leur manière.

Note de bas de page 36 :

 Pour une typologie des modes de propagation concernant les formes discursives (thèmes, figures, tournures verbales, images, etc.), cf. Y. Fechine, « Pour une sémiotique de la propagation », art. cit.. Sur la propagation par contiguïté et l’alastramento, cf. E. Landowski, « Pour A », in Y. Fechine et al. (éds.), Semiótica nas práticas sociais, São Paulo, Estação das Letras e Cores, 2014 et id., « Les corps conducteurs », Passions sans nom, op. cit., pp. 113-124.

Parce qu’il échappe aux grilles de classification politologique classiques, on dit souvent du populisme qu’il ne représente qu’un « courant » (de l’opinion). Le mot est bien choisi. Il faut le prendre comme une excellente métaphore. Car la force de ce « courant politique », c’est bien d’être comme « le courant » — électrique — qui, dit le dictionnaire, se déplace « dans un conducteur ». A sa façon, le tribun populiste « électrise » effectivement les foules, et son fil conducteur, ce sont les corps à travers lesquels se diffuse sa puissance énergétique. En sorte que la ferveur populiste progresse bientôt d’elle-même, d’un corps à l’autre, rhizomatiquement, dans tous les azimuts. Pour désigner métalinguistiquement un tel mode de propagation entre des corps sensibles et, de ce fait, « conducteurs », la langue portugaise offre un terme particulièrement adéquat, alastramento : ni empathie d’ordre cognitif ni contagion virale mais expansion par contiguïté des éléments touchés, à la manière d’un incendie de forêt36.

Note de bas de page 37 :

 Notamment dans des pratiques aussi diverses que celles qu’implique la recherche scientifique, la conversation, l’éducation, le sport, la prière ou l’interaction avec le milieu écologique. Cf. respectivement J.-P. Petitimbert, « Régimes de sens et logique des sciences », art. cit. ; D. de Barros, « Les régimes de sens et d’interaction dans la conversation », Actes Sémiotiques, 120, 2017 ; P. Demuru, « Malandragem vs Arte di arrangiarsi : Stili di vita e forme dell’aggiustamento tra Brasile e Italia », Actes Sémiotiques, 118, 2015 ; J.-P. Petitimbert, « Lecture d’une pratique et d’une interaction : l’hésychasme orthodoxe », Actes Sémiotiques, 118, 2015 ; id., « Les traductions liturgiques du Notre Père », Actes Sémiotiques, 117, 2016 ; id., « Anthropocenic Park : humans and non-humans in socio-semiotic interaction », Actes Sémiotiques, 120, 2017.

Note de bas de page 38 :

 Cf. en particulier J. Ciaco, A inovação em discursos publicitários : semiótica e marketing, São Paulo, Estação das Letras e Cores, 2013 ; P. Cervelli, « Fallimenti della programmazione e dinamiche dell’aggiustamento. Sull’autoproduzione dello spazio pubblico in una periferia di Roma », in A.C. de Oliveira (éd.), As Interações sensíveis. Ensaios de sociossemiótica, São Paulo, Estação das Letras e Cores, 2013 ; J.-P. Petitimbert, « La précarité comme stratégie d’entreprise », Actes Sémiotiques, 116, 2013 ; A. Catellani, « L’entreprise responsable et ses parties prenantes : entre “manipulation” et co-construction de sens », Actes Sémiotiques, 122, 2018.

Note de bas de page 39 :

 Cf. J. Fontanille, « La coopérative et son territoire », in Jacques Fontanille et Nicolas Couégnas, Terres de sens. Essai d’anthroposémiotique, Limoges, Pulim, 2018 (à par.).

Note de bas de page 40 :

 Cf. E. Landowski, « Petit manifeste sémiotique », Actes Sémiotiques, 120, 2017 ; C. Calame, Avenir de la planète et urgence climatique. Au-delà de l’opposition nature / culture, Fécamp, Lignes, 2015.

A l’opposé, la dynamique des rapports sensibles, lorsqu’elle se développe entre des instances respectueuses de leur autonomie respective devient créatrice de sens et de valeur et par là même libératrice dans toutes sortes d’activités37. Y compris en matière de conduites stratégiques, comme l’ont déjà montré de nombreuses études sur les politiques de gestion des collectivités38. Jacques Fontanille, à son tour, vient d’en donner un exemple lumineux à propos du fonctionnement des coopératives, en montrant quelle révolution culturelle et politique le recours à une syntaxe d’ajustement en bonne et due forme est susceptible d’introduire dans l’univers de la production et de la gestion économiques39. Le régime de l’ajustement a donc sa place à part entière dans le champ politique. Débouchant sur une écologie du sens, il offre même, selon nous, une voie de réflexion alternative sur les principaux problèmes sociétaux de notre temps40 ! — A condition de respecter sa syntaxe.

Pendant longtemps (à notre petite échelle) a régné une parfaite concordance entre le régime sémiotique de la manipulation et celui, juridico-politique, de la représentation, ou « démocratie représentative ». Comme le héros du récit sémiotique canonique, l’électeur-citoyen idéal était, actantiellement, un sujet autonome, doué de volonté et de raison. Conscient de lui-même et de ses intérêts, il décidait de tout en connaissance de cause, sachant peser le pour et le contre et estimer la juste valeur des « valeurs ». Même ses emportements passionnels obéissaient à une forme de rationalité qui les rendait sensés et grosso modo prévisibles (tel l’enchaînement qui conduit de l’espoir à la déception, de la déception à la colère, de la colère au désir de revanche). L’homo politicus (et son proche compagnon, l’homo œconomicus), à l’instar de l’homo semioticus était en somme, essentiellement, un actant-sujet cognitivement compétent — un esprit « intelligent ». Puis est apparu, d’abord dans la théorie, non pas son contraire (car un sujet sans discernement ni volonté propre, c’est-à-dire stupide, ne serait qu’un non-sujet, un actant-objet bon pour le régime de la programmation) mais son complémentaire : un sujet incarné, « sensible », perméable (corps et âme) aux qualités esthésiques du monde et en particulier des figures humaines qui se présentent dans son entourage.

Selon l’acception ainsi donnée à ces termes, il va de soi que nous sommes tous des êtres sensibles et intelligents. Contrairement à ce que la candidate démocrate à l’élection présidentielle nord-américaine de 2016, Hillary Clinton, eut un jour la maladresse d’insinuer, les électeurs séduits par la rhétorique « à fleur de peau » de son adversaire populiste ne faisaient bien entendu pas exception. Le fait qu’ils étaient immédiatement sensibles aux charmes incantatoires et capillaires de leur héros, et qu’en contrepartie ils ne pouvaient pas supporter la morgue de sa rivale en tous points « comme il faut » (de la chaussure à la coiffure) ne les empêchait certes pas, par ailleurs, d’évaluer cognitivement, comme tout un chacun, divers aspects moins « épidermiques » de la situation. Il n’en reste pas moins qu’une stratégie électorale, de même qu’une politique de communication à plus long terme peuvent s’appuyer préférentiellement sur l’une ou l’autre de ces facettes de notre commune compréhension du monde. Elles ont beau être en toute circonstance indissociablement à l’œuvre l’une et l’autre — d’où l’irréductible ambivalence que souligne particulièrement l’analyse d’Ahmed Kharbouch — on ne parlerait pas de populisme si les grands et petits bouffons de notre temps n’avaient pas depuis longtemps fait à cet égard leur choix.


*

Post-scriptum.

Dans tout ce qui précède comme dans les articles qu’on va lire, il n’est pratiquement question que du « populisme » tout court. Nous n’avons pas cru nécessaire de mettre les points sur les i en écrivant « populisme de droite ». L’expression nous aurait paru faire pléonasme.

Note de bas de page 41 :

 Cf. J. Butler, « Le populisme de gauche doit servir une démocratie plus inclusive », Le Monde, 16-17 avril 2017, p. 22 ; Ch. Mouffe, « M. Mélenchon, le réformiste radical », ibid. Egalement P.A. Paranagua, « L’Amérique latine en proie aux populismes de droite et de gauche », art. cit.

Il se trouve néanmoins qu’on entend à présent parler de « populisme de gauche »41. Compte tenu du fait que ce qu’on appelle « la gauche » s’inscrit à notre sens, par définition, dans la lignée émancipatrice des Lumières, et que par ailleurs toutes les analyses que les contributeurs du présent dossier ont pu faire ou dont nous avons pu avoir connaissance conduisent à conclure que ce qu’on appelle communément « populisme » va exactement dans le sens opposé, l’expression populisme de gauche nous a semblé, elle, une contradiction dans les termes, un oxymore. Mais puisqu’elle a cours, ne fût-ce que marginalement, nous ne pouvons pas l’ignorer. De quoi s’agit-il donc ?

Note de bas de page 42 :

 Cf. Sémiotique. Dictionnaire, op. cit., entrée « Programme narratif ».

Pour autant que nous comprenions, il y a là, sémiotiquement parlant, confusion entre deux types de « programmes narratifs »42. Pour les populistes tout court — qui se cachent rarement d’être des gens de droite — le populisme, c’est le programme de base : c’est la mise en œuvre même de la politique que « demande le peuple ». En revanche, sous la plume des penseurs et penseuses populistes « de gauche », le populisme ne semble revendiqué qu’à titre de programme d’usage : comme moyen de conquête du pouvoir et non comme substance de la politique à appliquer une fois élu (politique qui, elle, devrait, supposons-nous, aller à l’opposé de celle que mèneraient des populistes tout court).

Le raisonnement stratégique paraît alors des plus simples : si la « droite populiste » gagne, c’est que ses méthodes sont efficaces. Suivons l’exemple ! Faisons, nous aussi, du populisme, encore plus de populisme que la droite, et « le peuple » nous installera, nous de gauche, à sa place ! — Pour faire alors une politique de gauche ? se demande-t-on.

Si on se le demande, c’est que ce serait là une bien drôle de pirouette, et même du jamais vu. Car sur le terrain de la politique il ne peut pas y avoir de programme d’usage pragmatiquement et idéologiquement séparable du contenu politique définissant le programme principal. Il n’y a pas de moyens, de méthode, de tactique, de stratégie neutres par rapport à la finalité. La pratique de conquête du pouvoir, avec ses méthodes, son style, son régime de sens, est déjà en elle-même une pratique politique de plein droit et qui, en tant que telle, engage le sens (la signification et l’orientation) de la suite. Par quel miracle la bonté des fins (« de gauche ») garantirait-elle en l’occurrence, par exception, l’innocuité des moyens en eux-mêmes pervers qu’on se propose d’emprunter à l’adversaire pour accéder au pouvoir et, une fois en place, être enfin en mesure de réaliser une politique de gauche ? A supposer qu’on arrive au but, s’il restait encore des gens « de gauche » parmi les arrivants, ils ne pourraient selon toute vraisemblance que constater et déplorer (à leurs risques et périls) que l’idée même des finalités imaginées au départ s’est étiolée en chemin puis complètement dissoute, contaminée par le poison du programme d’usage choisi. — Ou bien faut-il supposer que pour la gauche populiste la politique se réduit à la prise du pouvoir ? On voit mal alors ce que voudrait dire « de gauche ».

En attendant de mieux comprendre, nous considèrerons donc qu’en matière de populisme le populisme tout court est suffisant, et même déjà plus qu’il n’en faut.