Audrey Moutat, Du sensible à l’intelligible. Pour une sémiotique de la perception, Limoges, Lambert-Lucas, 2015.

Verónica ESTAY STANGE

Université Paris 8-Vincennes Saint-Denis

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Texte intégral
Note de bas de page 1 :

 Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain. Un livre pour les esprits libres (1878), tome II, trad. H. Albert, « Le voyageur et son ombre », § 102.

Note de bas de page 2 :

 L’art et le geste, Paris, Alcan, 1910, p. 120.

Note de bas de page 3 :

 Johann G. Herder, Traité sur l’origine de la langue, introduction, traduction et notes de Pierre Pénisson, Palimpseste, Aubier / Flammarion, 1977, p. 103.

Note de bas de page 4 :

 Cf. Marion Colas-Blaise et Verónica Estay Stange (éd.), Synesthésies sonores. Du son au(x) sens, Paris, Classiques Garnier (à par.).

Note de bas de page 5 :

 La main et la matière. Jalons d’une haptologie de l’œuvre d’art, Paris, Hermann, 2018. L’hypothèse tactile comme point de départ pour repenser l’architecture des sens a été également développée par Raúl Dorra dans La maison et ll’escargot. Pour une sémiotique du corps, trad. D. Bertrand et V. Estay Stange, Paris, Hermann, 2013, ch. 3, « Corps percevant ».

« Le sens du goût, qui, disait Nietzsche, est le véritable sens médiateur a souvent décidé les autres sens à partager ses opinions sur les choses et leur a inspiré ses lois et ses habitudes. On peut s’éclairer à table sur les plus subtils secrets des arts : il suffit d’observer ce qui a du goût, à quel moment on sent ce goût, quel goût cela a et si on le sent longtemps »1. Certes, la recherche d’un sens « médiateur » et modélisant s’est souvent tournée plutôt vers le toucher — pour Jean d’Udine, artiste et théoricien du début du XXe siècle, « le toucher a éduqué tous nos sens et s’associe encore à toutes leurs opérations (…) »2 — ou vers l’ouïe — « le toucher ne ressent tout qu’en soi et en son organe, affirmait Herder, la vue nous projette loin de nous ; l’ouïe reste au milieu, au niveau où la communication est possible »3 —, ce parti pris initial pour tel ou tel sens donnant lieu à des argumentations dont la cohérence rend en fin de compte la question indécidable. Cependant, dans le cadre de la réflexion sémiotique sur les sens et le sensible, l’éclairage de certaines modalités sensorielles par d’autres, au-delà de la question de la prédominance absolue de l’une d’entre elles, est une démarche dont la valeur heuristique s’est révélée incontestable non seulement pour l’étude des phénomènes synesthésiques, mais aussi pour la compréhension du fonctionnement de chaque canton sensoriel isolément et dans son rapport à l’ensemble. Ainsi, le complexe perceptif révèle des particularités différentes selon qu’on emprunte la perspective du sonore4 ou, comme dans l’approche haptologique proposée par Herman Parret, celle du tactile5. Contribution à cette exploration transversale, le livre d’Audrey Moutat, dans le prolongement des travaux de Jean-François Bordron, s’attache à démêler la trame de la perception en prenant comme fil conducteur un domaine sensoriel longtemps oublié ou négligé : celui qui se trouve à la croisée du goût et de l’odorat. En montrant comment effectivement « on peut s’éclairer à table sur les plus subtils secrets des arts », cet ouvrage présente le double intérêt de nourrir la recherche sur la perception en en reprenant les questions les plus pressantes de nos jours, et de combler une lacune en ce qui concerne l’exploration des différentes modalités sensorielles.

Note de bas de page 6 :

 Discours prononcé lors de l’inauguration de la Foire Internationale de Bruxelles, le 2 mai 1935, in Proses et poésies diverses, Paris, Gallimard, 1987.

Marqué par l’évanescence, partagé entre l’extrojectif (une odeur qu’on décèle) et l’introjectif (la nourriture qu’on déglutit), le complexe olfacto-gustatif semble se dérober à l’analyse. Il fallait donc trouver une zone de la culture suffisamment stabilisée et solide pour se constituer en corpus d’une telle investigation. Après coup, la réponse paraît évidente : si, dans la société occidentale, il est une activité de dégustation ayant atteint un degré de codification comparable à celui du sonore ou du visuel, c’est celle du vin. « Le vin (…) est le véhicule d’une une triple communion. La communion tout d’abord avec la terre maternelle dont il est issu (…). En second lieu la communion avec nous-mêmes. (…) Enfin, le vin est le symbole et le moyen de la communion sociale. (…) », disait Claudel6. C’est justement en interrogeant cette imbrication entre la perception, la réflexion (voire la réflexivité) et la verbalisation dans la dégustation du vin qu’A. Moutat entreprend de conceptualiser le fonctionnement du goût et de l’odorat sur l’horizon d’une théorie générale de la perception. C’est là par ailleurs l’originalité de cette recherche par rapport aux nombreux travaux en œnologie sur lesquels elle prend appui ; car, dans ce cas, il s’agit moins de contribuer à la connaissance et à l’évaluation de l’objet en question que d’explorer sa co-naissance (perceptive et discursive) avec le sujet au moment même de leur rencontre, entre donation et appréhension réciproques.

Note de bas de page 7 :

 Cf. J.-Fr. Bordron, L’iconicité et ses images. Etudes sémiotiques, Paris, P.U.F., 2011.

En effet, cette recherche repose sur un geste épistémologique qui, face à l’aporie de l’accès au monde « naturel » par le sujet percevant, tranche d’emblée — peut-on d’ailleurs à cet égard faire autrement que de « trancher », que ce soit d’emblée ou dans un deuxième temps, de manière implicite ou explicite… ? Sur la base de la problématique sémiotique de la perception développée par J.-F. Bordron7, elle affirme dès le premier chapitre le « double sens de la sémiose » : du sujet à l’objet — direction communément reconnue —, mais aussi de l’objet au sujet. Tel est le fondement d’une réflexion associée à des analyses fines et rigoureuses, bien que parfois un peu denses en raison d’une certaine complexité terminologique. A la différence de la sémiotique du corps centrée sur l’activité médiatrice et homogénéisante de ce dernier, la sémiotique du sensible ainsi proposée envisage de prendre en compte « le point de vue de l’objet » en remettant en cause « la notion d’intentionnalité, trop souvent admise, à tort, comme un acte unilatéral nécessairement orienté vers l’objet » (p. 29). Cette position a des implications non seulement pour la conception de la perception, mais aussi pour celle de l’énonciation : si « les objets du monde naturel conditionnent, sous forme d’esquisses perceptives, leur propre perceptibilité à l’égard du sujet percevant » (p. 103) — le concept d’esquisse étant entendu, au sens de Husserl, comme une certaine facette à travers laquelle l’objet s’offre à la perception —, c’est parce que, « structures complexes organisées en catégories distribuées par des schèmes, les objets du monde naturel se construisent et s’énoncent d’eux-mêmes » (p. 99).

Certes discutable, ce parti pris se révèle dans ce cas particulièrement fécond. Car c’est en s’attachant à remonter des formulations discursives relatives aux odeurs et aux saveurs vers les « impressions sensorielles originelles », corrélées à la structure de l’objet (conçu comme une « composition d’esquisses ») et à sa « réalité phénoménale », que l’auteur accomplit, par le biais d’une sorte de suspension phénoménologique soigneusement mise en œuvre, deux avancées dans le domaine d’étude spécifique des manifestations olfacto-gustatives. Premièrement, en proposant d’inventorier odeurs et saveurs « selon des similarités perceptives et non plus conceptuelles » (p. 45), elle trace un chemin vers une typologie qui, plus fidèle au sensible lui-même, diffère de celles fondées soit sur un « tropisme hédonique » subjectif — sensation de plaisir ou de déplaisir —, soit sur le rapport entre le phénomène et sa source — critère qui superpose les catégories et les classements organisant l’univers référentiel à celles susceptibles de structurer la perception, en les occultant : les familles d’« objets » ne correspondent pas nécessairement aux familles d’odeurs ou de saveurs… Deuxièmement, en reconnaissant d’une part le caractère approximatif du lexique associé aux odeurs et de l’autre le caractère excessivement simplificateur de l’hypothèse « de quatre corps sapides » (sucré, salé, acide, amer), elle considère odeur et goût comme des configurations complexes qu’il serait non seulement difficile mais également inutile d’aborder à partir d’une approche discrétisante. Elle suggère de les appréhender en termes de saillances, de jeux d’intensités ou de prédominance, et dans une perspective qui considère le paramètre temporel de leur déploiement, le seul à même de rendre compte de leur morphologie évolutive. Si la nature continue et éphémère de ces phénomènes est depuis toujours admise, la nécessité d’une théorie qui, renonçant à construire une sorte de mathématique des odeurs ou des saveurs, repose elle-même sur une approche holistique, dynamique, voire « tensive » au sens sémiotique, est beaucoup moins évidente.

Engagé sur cette voie, ce livre fait appel aux outils de la sémiotique contemporaine afin de rendre compte des plus infimes nuances de son objet. En particulier, il contribue à reformuler et à étendre le domaine de manifestation de l’aspectualité — qui, originellement rattachée aux structures de surface, est aujourd’hui reconnue comme une possible clé pour comprendre les phénomènes esthésiques —, en montrant non seulement comment la dégustation repose dans son ensemble sur un parcours aspectuel (attaque-évolution-finale), mais aussi comment chaque moment de cette séquence se décompose en de nombreux micro-parcours concurrents qui se chevauchent : « la véritable particularité du nez du vin, c’est son inscription au sein d’une sphère pluri-aspectuelle où entrent en concurrence les procès de chacun de ses constituants » (p. 65). Quant au goût, « à l’instar des odeurs », il « fonctionne comme un complexe poly-aspectuel où certaines propriétés apparaissent tandis que d’autres déclinent. Les trois phases ainsi définies (Attaque, Évolution, Finale) relèvent donc du déploiement aspectuel global du goût, dont la réalisation est soumise au déroulement aspectuel de chacun de ses constituants, autrement dit aux procès locaux » (p. 70).

Note de bas de page 8 :

 Cf. V. Estay Stange, « La musicalité dans les arts : une configuration transversale du sensible », in Denis Bertrand et Jean-Claude Coquet (éds.), « Sémiotique. Comment dire le sensible ? », Littérature, 163,2011.

Note de bas de page 9 :

 Paul Valéry, « L’infini esthétique », Pièces sur l’art, Œuvres II, Paris, Gallimard (« La Pléiade »), 1993, pp. 1342-1343.

Nous ne manquerons pas de remarquer la convergence de ces observations avec celles que nous avons développées nous-même à propos de la musique, de la peinture et de la poésie dans le cadre de nos recherches sur la « musicalité » des arts8. En effet, la structure des saveurs et des odeurs ainsi décrite se révèle étonnamment proche de celle des différents systèmes esthétiques que nous avons analysés. Cette coïncidence pose la question, à nos yeux essentielle, du rôle des configurations aspectuelles complexes dans le passage de l’esthésique à l’esthétique. Est-ce dire que le vin est au goût et à l’odorat ce que la peinture est aux yeux et la musique aux oreilles ? Peut-être. Mais c’est dire surtout que les structures qui organisent le sensible non seulement sont transversales aux diverses modalités sensorielles, mais probablement se spécialisent selon les différents domaines de l’activité perceptive — entre « l’ordre des choses pratiques » et « l’ordre des choses esthétiques », pour reprendre les termes de Valéry9. Ce n’est sans doute pas un hasard si l’« achèvement de la forme iconique » correspond à « l’harmonie des senteurs », qui repose sur le « principe de l’accord» (p. 125).

Note de bas de page 10 :

 Ibid., p. 1343.

Note de bas de page 11 :

 Joris-Karl Huysmans, À rebours, 1884.

Note de bas de page 12 :

 « Les commentaires sonores des vins ou la dégustation par l’écoute », inM. Colas-Blaise et V. Estay Stange, Synesthésies sonores, op. cit.

À ce propos, l’absence de la dimension esthétique et de ses fondements sensibles est quelque peu étonnante dans un ouvrage qui prend pour objet la dégustation du vin. Si le critère hédonique devait en principe être écarté comme substrat d’un classement objectif des perceptions olfacto-gustatives, rien n’empêchait d’y revenir dans un second temps, en tant que composante d’une expérience à multiples facettes. Comme dans l’écoute musicale, dans la dégustation du vin « la possession engendre le désir »10, parfois jusqu’à l’ivresse… Le plaisir du goût, ses potentialités sémiotiques, ses rapports avec le plaisir des autres sens, son importance dans le partage et dans la mise en œuvre d’une culture œnologique : autant de questions ouvertes dont nous obtiendrons peut-être la réponse dans de futurs travaux, en faisant ainsi converger, comme le fait Nietzsche, les deux sémèmes du « goût » — la perception d’une saveur et l’appréciation codifiée d’une valeur. En tout cas, concernant le paramètre de la jouissance olfacto-gustative et sa transversalité aux différentes modalités sensorielles, nous pouvons désormais conclure qu’un « orgue à bouche » semblable à celui de Des Esseintes, le héros du roman À rebours11, ne saurait être fonctionnel, comme le prétendait Huysmans, à partir d’équivalences linéaires entre sons et saveurs (curaçao-clarinette, kummel-hautbois, menthe-flûte…) mais seulement sur la base de parcours d’ensemble où le complexe aspectuel, évolutif, jouerait un rôle fondamental : seule l’« ambiance sonore » créée par la flûte pourrait être reconstituée par la menthe, à condition que celle-ci produise une « ambiance gustative » semblable. Des travaux ultérieurs d’Audrey Moutat s’orientent d’ailleurs dans ce sens12.

Enfin, dans l’appréhension, esthétique ou intellectuelle, des objets perçus, on ne saurait oublier le paramètre culturel. Du début à la fin de l’ouvrage, l’auteur ne cesse de le considérer tel qu’il se manifeste dans le discours. Si le discours est en effet le point de départ pour remonter vers la « réalité phénoménale », il est également le point d’arrivée de la réflexion, après que celle-ci a atteint l’épochè phénoménologique. La troisième partie du livre s’attache ainsi à analyser un certain nombre de textes issus de l’œnologie, en mettant en évidence les ponts et les zones de résistance qu’on trouve dans le passage du sentir et du percevoir au dire, et de ce dernier à l’expérience sensible qui sera renouvelée par le destinataire. Cette réflexion, qui apporte des éléments de compréhension des rapports entre perception et langage (verbal), pourrait néanmoins être enrichie par l’introduction d’un concept particulièrement éclairant : celui de semi-symbolisme. En effet, ce phénomène nous paraît expliquer, parmi d’autres, le fait que dans le commentaire de dégustation « les propriétés organoleptiques » « sont décrites grâce à un style cumulatif, où les descripteurs sont apposés les uns aux autres, dans des phrases parfois averbales », de sorte que « la densité informationnelle (…) reconfigure le tempo rapide d’émanation » (p. 79) de ces propriétés. Ainsi, le semi-symbolisme permettrait d’expliquer, du moins en partie, le rapport entre le plan de l’expression verbal et celui des phénomènes olfacto-gustatifs. Encore une fois, on trouverait là une voie possible pour l’approfondissement de la dimension esthésico-esthétique aussi bien des percepts que des discours.

Du sensible à l’intelligible, le livre d’Audrey Moutat nous aide effectivement à entrevoir les « secrets des arts » que le sens du goût est à même de nous révéler.