Stefano Montes & Licia Taverna (éds.), La Mère Sauvage de Maupassant. Parcours méthodologiques dans l’analyse du texte littéraire. Synergies – Pays riverains de la Baltique 5, 2008 (2009), 250 pages

Sémir Badir

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Mots-clés : analyse, méthode, théorie

Auteurs cités : Marri Amon, Jeanne-Marie Barbéris, Paola Cadeddu, Mary Donaldson-Evans, Dominique Ducard, Nijolé Kersyté, Stefano Montes, Alain RABATEL, Licia Taverna, Anu Treikelder, Alain Trouvé

Texte intégral

La revue Synergies est une publication rendue possible grâce à un « programme mondial de diffusion scientifique francophone en réseau » lancé au début des années 2000. Annuelle, elle est sous la responsabilité du Gerflint (Groupe d’Etudes et de Recherches pour le Français Langue Internationale) et compte une vingtaine de collections établies selon des regroupements géographiques. Le présent numéro est la cinquième livraison de la collection « Pays Riverains de la Baltique » qui réunit, outre les chercheurs des trois pays baltes, ceux de la Finlande. Stefano Montes et Licia Taverna, qui en ont coordonné le projet, poursuivent tous deux leurs recherches à l’Université de Tallinn (Estonie).

Ce numéro est composé de onze commentaires d’un seul et même texte, servi en annexe : « La Mère Sauvage », une nouvelle de Maupassant. Les auteurs de ces onze commentaires sont, dans l’ordre de présentation des articles : Mary Donaldson-Evans, Alain Trouvé, Marri Amon, Paola Cadeddu, Dominique Ducard, Nijolè Kersytè, Alain Rabatel, Jeanne-Marie Barbéris, Licia Taverna, Anu Treikelder et Stefano Montes. Le projet inhérent au rassemblement des commentaires est de permettre la comparaison et l’évaluation de différentes méthodes d’analyse textuelle, comparaison et évaluation que le choix d’un texte unique à commenter est censé faciliter.

Toutefois, ce travail comparatif et évaluatif est entièrement dévolu au lecteur. Les initiateurs du projet, dans l’introduction au numéro, ne s’y risquent pas. Bien sûr on comprend la difficulté qui est la leur : outre qu’ils seraient juges et parties (étant eux-mêmes contributeurs), ils seraient amenés à évaluer autant qu’à comparer, car l’un s’enchaîne presque automatiquement à l’autre. De fait, un point de vue « neutre » est doublement impossible : d’une part, parce qu’un tel projet n’a de sens que pour ceux qui y ont de l’intérêt ; d’autre part, parce que, cet intérêt mis à part, l’évaluation appelle des critères épistémologiques sur lesquels, de toute évidence, il n’y a pas de consensus entre les chercheurs ayant participé au numéro, et il y en aurait encore moins si l’on considère, comme il conviendrait de le faire, l’ensemble des « praticiens » vraisemblables d’un texte littéraire — commentateurs littéraires, linguistes, chercheurs en sciences humaines ou « simples » lecteurs, lesquels ne constituent certes pas le groupe le moins hétérogène. L’absence d’un point de vue neutre peut être projetée sur le texte ; celui-ci est supposé « complexe » dès lors qu’il se montre irréductible à un point de vue neutre, ainsi que s’en expliquent Stefano Montes et Licia Taverna dans l’Introduction au numéro :

« un texte est complexe parce qu’il pose le problème irrésolu du rapport entre la méthodologie d’analyse et l’application concrète de celle-ci, entre les catégories générales qui fondent la méthodologie et l’utilisation spécifique qu’en fait le spécialiste, entre le texte-objet et la référence inévitable au reste de la production littéraire de l’auteur, entre le fragment individuel et l’ensemble des parties, entre un sujet qui reçoit (lit, analyse, décode, interprète, etc.) et la culture de son temps » (pp. 9-10).

Du reste, ce n’est pas la première fois qu’un tel projet est tenté et chaque tentative apporte des résultats renouvelés en fonction du texte étudié, des contributeurs, des conditions de rédaction et de publication.

L’absence d’un point de vue neutre vaut également pour le rapporteur du présent compte-rendu. Aussi ne proposerai-je, dans les paragraphes qui suivent, que quelques impressions générales en vue, pour reprendre le titre de l’Introduction au numéro, d’une « épistémologie comparée des impertinences méthodologiques ».

1. Le terme commentaire est sans doute, avec celui d’interprétation, le plus généraliste pour signifier le rapport d’un texte à un autre texte. Dans le projet de ce numéro, les commentaires ont eu pour directive de s’appuyer sur une méthodologie, en conséquence de quoi ils se sont spécialisés en analyses. La directive, assurément, est déjà très contraignante. Il est au moins un contributeur pour l’avoir rejetée et avoir adopté au contraire un parti anti-méthodologiste. Pourtant, sans méthode le commentaire demeure une analyse, pourvu qu’il s’attache à la « lettre » du texte, ce dont l’usage de citations est un indicateur suffisant. Remarquons en passant que le retour massif des analyses non méthodiques dans les études littéraires est perçu, et revendiqué, comme un rejet de la « théorie ». Or, ce qui est rejeté, ce n’est pas le geste théorique dans sa généralité (bien des études littéraires renvoient volontiers aux philosophies les plus hermétiques), mais seulement, en fait, celui qui vise l’explicitation de la méthode. À cet égard, la confusion entre théorie et méthodologie mériterait d’être interrogée.

2. À l’opposé d’une analyse textuelle s’effectuant sans méthode, on trouve des articles où, préalablement à l’analyse, l’auteur présente une théorie, soit linguistique soit discursive, ou encore narrative. Une telle théorie passe pour méthodologique, dès lors que la nouvelle de Maupassant peut être considérée comme un objet linguistique, discursif ou narratif. Pourtant, on lui porte ainsi crédit souvent à trop bon compte. L’application appelle un discours spécifique, où analyse et explicitation méthodologique demandent à être étroitement liées. Faute de quoi, la présentation théorique paraît superflue, ou bien c’est l’analyse elle-même qui semble être une illustration de la théorie, sans portée épistémique propre, et où le texte analysé paraît défavorablement assigné à une fonction strictement instrumentale.

3. Il reste que, même lorsque l’application méthodologique est correctement exploitée, certaines applications donnent du texte une analyse plus satisfaisante que d’autres. Mieux la méthode visera la généralité spécifique d’un objet donné, plus l’analyse paraîtra adéquate. Par généralité spécifique, il faut entendre la classe d’objets permettant de faire contraster avec le plus de pertinence l’objet étudié vis-à-vis d’autres objets. Ainsi, par exemple, une étude des temps verbaux donne moins de chances d’atteindre la généralité spécifique de La Mère Sauvage qu’une étude de la structure dialogique, quand on sait l’importance des points de vue narratifs dans le genre réaliste. Arrivé à un certain degré d’adéquation, la pertinence catégorielle prête toutefois à discussion. Si l’on veut saisir l’originalité de La Mère Sauvage, sera-t-il plus pertinent de mettre l’accent sur le genre de la nouvelle, de prêter attention au thème de la guerre de 70 ou d’avoir une vue d’ensemble du style de Maupassant ? Pour le chercheur en quête de méthode, il ne saurait y avoir d’équanimité devant une telle question.

4. On remarque d’ailleurs que la plupart des contributeurs au volume ne se contentent pas d’exposer et de faire usage d’une méthode. Ils la revendiquent en outre au nom d’une école théorique, d’un courant de pensées, d’une discipline. Autrement dit, pour justifier la pertinence de leur analyse, ils n’entendent pas seulement se fier à l’applicabilité de la méthode mais en appellent également à des valeurs épistémiques témoignant d’une intersubjectivité dogmatique. Le projet du numéro est en partie responsable de l’étalage de ces revendications : chaque contributeur a conscience que son article sera comparé et inévitablement évalué. Il n’en serait pas moins intéressant d’étudier de manière approfondie ces valeurs et croyances épistémiques.

5. Et qu’en est-il alors de l’analyse de La Mère Sauvage ? La comparaison et l’évaluation des méthodes ne suffisent pas à rendre compte des valeurs d’analyse présentes dans les différents articles. La « sensibilité » au texte, en particulier, ne paraît pas pouvoir être inhérente à une méthode particulière, quelle qu’elle soit (ce qui n’est évidemment pas une raison de se garder de toute méthode). Les qualités d’écriture de l’analyse, elles non plus, ne sont pas liées à une méthode spécifique, ni au degré de son explicitation. Par ailleurs on observe que, dans les articles qui ambitionnent d’étudier le texte dans sa généralité spécifique, ce sont souvent les mêmes passages qui sont cités et analysés (l’article de Montes fait heureuse exception). Comment le comprendre ? Même s’il est des points saillants, le genre de la nouvelle ne connaît pas a priori le remplissage. De quoi la comparaison des similitudes entre les analyses rend-t-elle compte ? L’hypothèse culturaliste (à savoir que ces similitudes disent quelque chose de l’esprit occidental contemporain) est sans doute un peu trop courte.