Décalage des interprétations des besoins entre les familles et les professionnels de santé de la famille au Brésil Falta de coincidencia de interpretaciones de necesidades entre las familias y los profesionales de salud de la familia en Brasil : paralelo con los padres y la escuela en Francia

parallèle avec les parents et l’école en France

Cinira Magali Fortuna 

https://doi.org/10.25965/dire.359

Les professionnels de santé de la famille au Brésil sont confrontés à des situations de décalage entre l’offre des activités et l’adhésion des familles. Ils proposent, par exemple, des activités éducatives, de prévention de maladies, de consultations de routine, entre autres. Ce décalage est compris par les professionnels de la santé comme une dévalorisation de leurs propositions et par une incompréhension des bénéfices de ces activités. Cependant, les interlocutrices des familles, en général les mères et les femmes, ne se sentent pas comprises dans leurs besoins et demandes. Par exemple, pour avoir une consultation sans rendez-vous. Dans une école en France, ce processus est aussi présent et les professionnels font des propositions d’activités. Il s’agit des groupes des parents, « café des parents », participation en conseil de classe, etc., sans la participation qu’ils souhaitent. Le décalage d’interprétation génère un monologue entre les sujets qui s’enferment dans une boucle que les professionnels expliquent par les difficultés de compréhension avec les familles et, de leur côté, les parents expriment leurs besoins et l’inefficacité des services. L’effet de cette situation est la production de discours naïfs et de victimisation.

Los profesionales de la salud de la familia en Brasil enfrentan a la situación de los desacuerdos entre las actividades ofertadas y la participación de miembros de las familias en ellas. Proponen, por ejemplo, las actividades de educación, prevención de enfermedades, consultas de rutina, entre otros. Este desajuste se entiende por los profesionales como una devaluación de sus proposiciones y la falta de comprensión de los beneficios de estas actividades. Por otra parte, los interlocutores de las familias, en general las madres, no se sienten incluidas en sus demandas, por ejemplo, tener una consulta sin cita previa. En la escuela en Francia, este proceso también está presente y los profesionales proponen hacer actividades como grupo de padres, café de padres, compartir consejos de clase, etc., sin la participación que ellos querían. La divergencia en la interpretación hace un monólogo entre los sujetos que se cierran en un círculo donde los profesionales explican las dificultades de comprensión de los padres y las familias a la ineficacia de estos servicios. El efecto de esta situación es la producción de los discursos ingenuos y de la victimización.

Sommaire
Texte intégral

Introduction

Dans le quotidien des services de santé et d’éducation il y a une disparité entre l’offre des activités et la participation des usagers. Il y a aussi une discordance entre la lecture que le public et les professionnels font de leurs besoins et problèmes. Cette disparité est produite par un processus de décalage des interprétations dans le même temps qu’il est produit.

Prenant appui sur des recherches menées au Brésil en santé de la famille et en France avec l’école et les parents, ce texte est le produit d’une coopération internationale pendant un stage de post-doctorat à L’université de Cergy-Pontoise.

Au regard du référentiel théorique de l’analyse institutionnelle nous prétendons répondre aux questions suivantes : Comment se produit le décalage d’interprétation d'une part entre les professionnels de santé de la famille au Brésil et les familles et d'autre part entre les parents et l’école en France ? Quels sont les effets de ce décalage ?

Nous allons présenter d’abord quelques éléments en santé de la famille, puis une brève présentation du cadre théorique de l’analyse institutionnelle et de l’institution santé, ainsi que quelques résultats des recherches faites avec les équipes de santé au Brésil. Nous présenterons le croisement des résultats de ces recherches avec les parents et l’école en France. Enfin, nous exposerons les enjeux de la production de ce décalage d’interprétations entre ces terrains.

La santé de la famille au Brésil

Note de bas de page 1 :

 Selon la Conférence internationale sur les soins de santé primaires de Alma Ata en 1978, les soins de santé primaires sont des soins essentiels (curatifs, préventifs et promotionnels) reposant sur des méthodes, des techniques et des pratiques scientifiquement valables et socialement acceptables, rendus universellement accessibles à tous avec la pleine participation de la communauté et à coûts supportables par les pays.

La santé de la famille au Brésil est un modèle d’organisation des services de soins primaires1 (au sens de l’organisation mondiale de la santé) qui prétend surmonter la fragmentation entre les soins cliniques et les prévention et promotion de la santé. Cette fragmentation est sociale et historique et ses racines sont expliquées par Foucault (1992) à partir du débat sur ce processus en trois moments : la médecine d’état, la médecine urbaine et la médecine de la force de travail.

Selon Foucault (1992), cette division s'est produite au moment du passage au capitalisme à la fin du XVIIIe siècle. Le corps a occupé une place importante dans les pratiques de contrôle d’État. En Allemagne La médecine a été normalisée par l’État, c’est-à-dire par le contrôle public des programmes d’enseignement et de l’attribution des diplômes, en même temps que le métier des professeurs a été normalisé en France. Les écoles normales ont pour but d’offrir à tous les professeurs la même formation et le même niveau de compétences. (Foucault, 1982).

Cette division, entre une pratique médicale individuelle et une pratique dans un territoire donné, s’est actualisée dans les services de soins primaires.

Au Brésil, après 1994, le Ministère de la Santé a annoncé l’implantation d’équipes « en santé de la famille » afin d’organiser le travail des soins primaires dans le pays. Ce travail a pour buts d’être la porte d’entrée du système de santé, de promouvoir la qualité de vie, de faire de la prévention de maladies et soigner en respectant l'intégrité des personnes, c’est-à-dire considérer l’ensemble de leurs besoins au-delà des aspects biologiques.

Historiquement, au Brésil, ont été implantés des services divisés entre soins curatifs et préventifs : les soins curatifs dans les hôpitaux et la prévention dans les services ambulatoires. Ce système hôpitaux-centre, visant à porter des soins individuels aux personnes malades, est de forte inspiration américaine. Majoritairement les services de prévention des maladies ont été destinés à des publics spécifiques comme les mères et leurs enfants et surtout aux populations pauvres. Un système qui, aujourd’hui, est nommé « unique » mais avec le challenge de construire un réseau vraiment intégré.

Il est important de tenir compte des enjeux économiques puisque le Système Unique de Santé brésilien, établi comme un droit des citoyens seulement en 1988, a été mis en place pendant les années suivantes dans le cadre d'une politique mondiale néo-libérale où l’état s’éloigne des politiques sociales comme l’éducation et la santé.

Dans le Système Unique de Santé, le guide des actions est l’intégralité des soins, c’est-à-dire l’intégration des actions de prévention des maladies comme la vaccination, la promotion de la santé, ainsi que des activités communautaires des fêtes, promenades, éducation à la santé, etc. et les soins sur consultation pour prévenir les complications ainsi que les soins spécifiques quand la maladie est déjà installée.

Le principe de l’intégralité comprend aussi l’existence d’un réseau des services avec les équipes de santé de la famille et les centres de santé, les ambulatoires des spécialités et les hôpitaux. La coordination de l’itinéraire thérapeutique est une attribution de l’équipe de soins primaires. En d’autres termes, quand une intervention chirurgicale est nécessaire, par exemple, c’est l’équipe de santé de la famille qui doit planifier le parcours thérapeutique dans les autres services de santé.

L’équipe de santé de la famille travaille avec un territoire où elle suit 800 à 1000 familles. Elle est composée au minimum d’un médecin, une infirmière, deux auxiliaires infirmières et six agents communautaires. Ce cadre fait la diversité et la complexité du travail de l’équipe de la santé, qui a été formée pour travailler sur les maladies de façon réductionniste sur le corps et les symptômes.

Donc, l’équipe de santé de la famille a pour défi de répondre à plusieurs demandes de l’État visant à réduire les coûts et à rationaliser les ressources. Il s’agit bien d’une politique néo-libérale de focalisation. Aussi doit-elle répondre aux besoins des familles en considérant la complexité du processus santé-maladie de manière globale.

Les travailleurs de la santé sont confrontés à des situations très délicates où des problèmes sociaux tel que le chômage, la violence, la solitude, les dépendances aux drogues, le vide de vie, qui se manifestent sur le corps sont facilement interprétés comme des maladies essentiellement organiques.

Cadre théorique de l’analyse institutionnelle et l’institution santé

La santé est une institution comme la justice, l’éducation, le langage, les armes, etc. car elle comprend des enjeux, des forces, des règles des normes parfois visibles par ses membres et parfois non.

Elles sont la constitution du tissu social et se produisent à travers l’histoire et le devenir d’une société (Baremblit, 1994). Selon Lourau (1975), l’institution est un mouvement dialectique entre l’institué, l’instituant et l’institutionnalisation.

L’institué est constitué des horaires, du cadre, des normes, des organigrammes, des rituels, des accords, présents dans l’ensemble des organisations. L’instituant c’est la différence, la négation de l’institué, c’est un mouvement modifiant et adaptant des institutions au cours du temps.

L’institutionnalisation c’est le moment où l’instituant s’incorpore. Ceci correspond à une synthèse dialectique une fois que l’institution se dirige vers quelque chose de différent.

Le cadre théorique de l’analyse institutionnelle a été élaboré par des auteurs comme Lourau (1970, 1990), Lapassade (1967, 1983), Lamihi et Monceau (2002) et Monceau (2008a, 2008b, 2011, 2012).

La santé est une institution qui se transforme avec le capitalisme et la science. Elle peut servir divers intérêts comme de contrôle d’État sur les corps et le comportement pour s'assurer de la main d’œuvre, sur l’environnement pour contrôler les épidémies qui menacent le commerce et l’économie des villes. En même temps, elle peut servir à soigner les maladies et prévenir des morts évitables et ainsi retarder la mort.

La santé, comme institution, promet une vie plus longue et avec moins de souffrances.

Son statut lui permet de médicaliser les problèmes sociaux à travers le raisonnement de cause-effet. Par exemple, les problèmes d’accès aux conditions de travail et des salaires suffisants pour vivre, produisent diverses maladies qui peuvent être traitées individuellement, sans toucher à l’organisation sociale ni aux inégalités sociales.

Les professionnels sont attachés à la santé, comme institution, par une division technique et sociale du travail. Le médecin a toujours occupé une place centrale dans les services de santé, surtout après l’institutionnalisation des événements tels que la naissance et la mort dans les hôpitaux.

Ainsi, le travail en santé incorpore divers professionnels issus de différentes formations qui sont rattachés à des institutions diverses comme les infirmières, médecins, psychologues, orthophonistes, kinésithérapeutes, etc.

L’enjeu idéologique de chaque profession et la lutte pour le pouvoir sont des constantes dans l’institution santé.

L’analyse institutionnelle est composée d'un ensemble de techniques pour faire « parler » les institutions sur ses contradictions et mouvements.

En général, ceci se fait à partir d’une invitation en direction des professionnels à un staff. Lors de ce staff il est d’abord fait l’énonciation au collectif de la commande et le problème qui a été identifié par les responsables.

L’analyse de la commande et de la demande, l’invitation à l’auto-gestion et à l’auto-analyse, l’analyse des implications, sont quelques principes de l’analyse institutionnelle (Monceau, 2012).

La recherche avec les équipes de santé de la famille au Brésil : une disparité entre le menu des activités et la participation

Nous avons fait une recherche-intervention entre 2009 et 2011 avec deux équipes de santé de la famille de Ribeirão Preto (Fortuna, 2012). Notre regard a été guidé par les activités collectives réalisées par une équipe au sein des groupes éducatifs. Ceci a constitué une possibilité d’analyser la potentialité des changements des pratiques et la place des usagers dans le service de santé.

Nous avons réalisé 26 rencontres entre une équipe de santé de la famille et les usagers. Chaque rencontre a eu une durée de deux heures, pendant une année, puis huit rendez-vous pendant six mois avec une autre équipe.

Les résultats ont montré qu’une des équipes avait conclu un « accord-cadre » avec une dizaine d’usagers du service afin de les faire participer à l'activité des groupes éducatifs, puisque l’équipe avait besoin de développer cette activité. Les motifs principaux d’une telle démarche furent d’avoir des locaux pour que les étudiants des cours de la santé puissent apprendre à faire cette activité ainsi que de rédiger des rapports pour le secrétariat municipal de la santé.

Pour les usagers impliqués il semblerait que l'un des bénéfices de cette proximité avec l'équipe ait été un accès plus aisé aux consultations.

L’analyse de cette activité par l’autre équipe a démontré l’imaginaire autour de la question de l’adhésion aux travaux de recherche sur la santé, en tant que lieu de promotion de la santé. Cela a été vécu par des professionnels comme un refus de la part des usagers. 

Quand nous avons demandé aux usagers pourquoi ils n’avaient pas participé à ce genre d’activités, ils nous ont dit qu’ils avaient des difficultés pour entendre des conseils qui n'étaient pas appropriés à leurs modes de vie, par le coût financer que cela engendre (par exemple manger des légumes et des fruits, faire des activités physiques trois fois par semaine au minimum, etc.) ; cette culpabilité est véhiculée par ces modes de vie car les travailleurs parlent des méfaits des petits plaisirs, comme boire et fumer, les horaires des activités pendant d’autres activités, comme préparer le repas, la répétition des règles qu’ils connaissent déjà, comme arrêter de fumer, faire des marches, arrêter de manger du sucre, etc. Les travailleurs parlent des méfaits des petits plaisirs comme boire et fumer, répètent des règles que les usagers connaissent déjà, comme arrêter de fumer, faire des marches, manger moins de sucre, etc. Ceci est ressenti par les usagers comme une culpabilisation par rapport à leur mode de vie.

Croisement des résultats des recherches avec les parents et l’école en France

En France, nous avons participé à une recherche à Gennevilliers. Il s’agissait de comprendre l’absence des parents dans les activités planifiées par un des services à travers la question suivante : « où sont les parents qu’on ne voit jamais ? ». Pour les parents, les travailleurs sociaux en milieu scolaire de la mairie et des associations ont proposé plusieurs activités mais ils n’ont pas atteint leurs objectifs.

Les analyses collectives ont montré qu’il y a une présence très forte de l’institution école dans les familles. Par exemple, les horaires des familles sont organisés en fonction des horaires scolaires, des devoirs des enfants qui sont un sujet de tension car les parents ne savent pas aider leurs enfants et que les enfants veulent faire autre chose à la maison, etc.

Un autre aspect a été l’inquiétude des parents concernant le corps de leurs enfants Ils manifestaient cela en examinant le corps de leur enfant après les cours. A ce sujet les professionnels pensent qu’il existe une incompréhension des parents sur leurs métiers et missions.

Si les parents attendent que les professeurs préservent la sécurité physique de leurs enfants, les professeurs attendent que les parents suivent les devoirs et participent aux activités de la vie scolaire.

Nous avons déjà vu que dans le domaine de la santé de la famille il y a aussi des attentes des familles envers les professionnels d’assurer la prise en charge de la douleur et de la phase aiguë de la maladie. De leur côté, les professionnels attendent des familles qu'elles intègrent les discours concernant les mesures qui les privent des petits plaisirs accessibles comme boire, fumer, etc.

Paradoxalement, une vie saine peut paraître une vie vide, stérile, sans aucune possibilité de plaisir et l'offre des travailleurs de la santé est perçue comme un apprentissage par la culpabilisation. Dans leurs discours on considère que les modes de vie des usagers ne sont pas reconnus. Sous cet angle, résister aux groupes éducatifs et aux mesures de privations est une attitude qui n’est pas comprise par les équipes de santé.

Les institutions de santé et d’éducation produisent un entrecroisement dans la vie des familles. Elles sont présentes dans les foyers par des attentes qui ne se rencontrent pas et parfois donnent lieu à des désaccords.

Les enjeux de la production du décalage d’interprétation

Le décalage des interprétations des besoins entre les travailleurs des écoles, ceux des services de santé et les usagers (les parents et les familles, même dans des institutions différentes) parait être produit à un premier niveau par la lecture des problèmes complexes à partir de paramètres simples.

C’est comme si le problème se résumait à des décisions individuelles pour participer et adhérer aux propositions des établissements, que ce soit pour choisir un avenir pour leurs enfants, tant en matière de santé que pour leur devenir scolaire.

Les propositions de la santé et de l’école ne sont pas perçues comme correspondant aux besoins actuels d’une société où l’avenir parait instable. Nous pouvons nous demander : est-ce qu’un jour l’avenir pourra paraître sûr ? Peut-être que non, mais la sensation que le temps passe plus vite, que le désordre, la violence et les malaises sont inhérents à la société actuelle alors que ceux-ci ont toujours été présents à toutes les époques et dans toutes les sociétés et qu'ils sont des moteurs des institutions.

C’est justement cette signification et ce décalage des interprétations qui maintiennent la continuité et le renouvellement des institutions (Monceau, 2011).

Les études d’éducation populaire dans la santé nous montrent que les raisonnements des travailleurs et des personnes des classes populaires sont très différents. Selon Valla (2000), les professionnels invitent la population à faire des « économies », épargner pour le futur quand ils ne pensent qu'à survivre au jour lejour.

Dans les contextes très différents comme le Brésil et la France, l’école et la santé de la famille, nous avons la production d’un monologue entre les professionnels et les interlocuteurs des familles et des parents : les femmes. Il ne s’agit pas de penser à demain mais de vivre au jour le jour.

Le deux services : l’école et la santé de la famille sont composés de professionnels majoritairement féminins. Un rendez-vous entre femmes avec un décalage important entre la demande des usagers et l'offre de services. L’institution famille génère des tensions sur les institutions école et santé : croisement d’univers féminins avec ses valeurs et normes dans un sentiment de crise permanente.

Probablement la croissance des crises permanentes des institutions est la résultante, plus que par le passé, d’une inadéquation entre les offres et les besoins et « cache » les accords et désaccords qui nourrissent les institutions.

Pour Conclure :

L’institution école et santé, au Brésil comme en France, produisent des décalages entre les interprétations. Cela produit des discours de méfiance envers ces institutions de la part des travailleurs et des usagers. Pour sortir de ces entraves ils concluent des « accords cachés », mettent en place des stratégies pour masquer leurs difficultés afin de ne pas apparaître comme famille problématique, etc.

Les mouvements dans ces institutions pour s’adapter à la société actuelle apparaissent comme insuffisants, puisque l’avenir n’est pas le but. Mais la consommation ponctuelle, le plaisir au jour le jour, vivre dans l’instant, augmentent les difficultés pour atteindre un futur meilleur, spécialement dans les classes les moins favorisées.

C’est ce décalage des interprétations qui permet de saisir les enjeux institutionnels.