L’homme éléphant est-il un freak comme les autres ? Etude comparative de Freaks de Tod Browning, et d’Elephant Man de David Lynch

Marion DELAGE DE LUGET 

https://doi.org/10.25965/dire.412

Le freak, au cinéma, est le parangon de la minorité. Comment s’établit la distinction qui permet de dire ce monstre-là ? Deux œuvres, pour répondre : Freaks et The Elephant Man. D’un côté, ce portrait d’une troupe de monstres de foire dans lequel Browning permute les jugements habituels de la doxa afin de mettre en évidence la mécanique de la ségrégation. On pourrait toutefois lui reprocher de ne définir le monstre qu’en renforçant la sempiternelle opposition discriminante d’avec l’archétype. A l’autre extrême, un homme éléphant filmé par Lynch qui n’aspire, lui, qu’à la normalité bien-pensante et bourgeoise. Tournant le dos à une tradition cinématographique représentant un freak revendicatif de sa nature, cet homme éléphant clame son droit à l’anonymat de la normalité. Un freak qui ne plie pas à la règle de l’anormal, forçant à interroger les systèmes qui génèrent et stigmatisent les minorités.

In movies, the freak is the parangon of the minority. How is this monster distinguished? Two films for an answer: Freaks, and The Elephant Man. On the one hand, this portrait of a troop of fairground freaks directed by Tod Browning, in which the usual judgments are swapped with the aim of highlight the mechanics of segregation.  But One’s could however blame Browning for defining the freak only by strengthening the perpetual discriminating opposition between monster and archetype. On the other hand, in David Lynch’s movie, an Elephant Man who only aspires to the right-thinking and bourgeois normality. Turning his back on a long film tradition that always have represented the freak in a spirit of protest, this Elephant Man cries out its rights for normality, with its characteristic anonymity. A freak which does not submit to the rules that usually define what is “abnormal”, thus questioning the systems which generate and stigmatize minorities.

Sommaire

Texte intégral

1 - Introduction

Le cinéma use bien souvent du freak pour signifier la minorité identitaire. Mais comment se dessine et se distingue cette figure, comment dire et donner à voir l’exception à la norme ? Aux antipodes, deux solutions : celle, historique, proposée par Tod Browning dans Freaks, puis le contre-pied envisagé par David Lynch dans son Elephant Man. Nombre de cinéastes ont construit la figure du monstre à l’encontre de celle de l’archétype, par un renversement des valeurs entre ce qui fonde la norme – cette doxa qui illustre la majorité –, et ce qui à rebours caractérise l’exception. Tod Browning est l’un des premiers à le tenter dans son célèbre Freaks, avec la pertinence que l’on sait, mais aussi au risque de résumer parfois le monstre à l’unique position de l’opposition, et d’en faire un concept clos : celui du verso, pour anti-archétype. L’Elephant Man de Lynch n’est pas cette simple contradiction des termes. Même si le film joue de la polarité habituelle, montrant une minorité dénigrée et ainsi distinguée de la généralité, Lynch pointe quelque confusion par des va-et-vient entre deux mondes – les marginaux de la foire, la bourgeoisie – qui apparaissent moins étrangers ou contraires qu’inextricablement entremêlés. David Lynch parvient grâce à cela à un équilibre assez subtil, laissant toujours John Merrick figurer non pas simplement un personnage mis au ban de la société, mais l’entre-deux, trait d’union improbable entre des mondes qui ne sont pas censés être compossibles. Et même si, d’une certaine façon, il montre un homme éléphant toujours davantage conforme – et donc commun –, ce ne sera en définitive que pour mieux signifier combien cette quête de normalité reste vaine. Car l’exception est toujours peu ou prou synonyme de réserve, sinon d’exclusion ; c’est ce que l’homme éléphant de Lynch démontrera à ses dépends, toute la difficulté qu’il y a à passer outre la différenciation, ces catégorisations discriminantes sur lesquelles reposent les schémas symboliques qui régissent les sociétés.  

2 - Freaks de Tod Browning : la suprématie de l’invariant

2.1 - La permutation des acceptions habituelles de minorité et majorité

Le principal reproche formulé à l’encontre du film de Lynch, c’est cette passivité constante de l’homme éléphant, là où une certaine morale attendait une fière revendication du statut monstrueux, et un combat pour la reconnaissance de la différence. Contre toute attente, John Merrick n’aspire qu’à la normalité bien pensante et bourgeoise. Joli pied de nez pour réponse au Freaks de Tod Browning, ce manifeste du quotidien des monstres de foire. Rappelons rapidement : Browning, lui, articule entièrement le portrait des freaks sur un postulat renversé qui échange les points de vue de la doxa. D’emblée, ce sont la belle trapéziste, Cléopâtre, et son amant, le musculeux Hercule, les deux seuls personnages ayant place au sein de la troupe pour d’autres talents qu’une difformité physique ou une pathologie d’exception, ce sont ces deux là qui se voient désignés comme anormaux – en tout cas dépareillant dans l’univers de la monstrueuse parade. Browning les campe comme des personnages retors : ce sont eux les mauvais, qui complotent pour que Cléopâtre séduise et épouse Hans, un lilliputien, directeur de la troupe et tout récemment riche héritier, dans le but de l’empoisonner et de récupérer la mise. Ce sont donc Hercule et Cléopâtre qui sont, ici, stigmatisés, et désignés comme des monstres – pas la femme à barbe, le cul-de-jatte, l’homme tronc ni les sœurs siamoises –, parce que leurs malversations les rendent plus effrayants que les freaks eux-mêmes. La fameuse scène du repas de noce résume le portrait que Browning propose du monstre, cette scène où sera serinée la fameuse chanson à l’adresse de la trapéziste, qu’Hans vient juste d’épouser : « Nous l’acceptons… l’une des nôtres ». Autrement dit, là où l’on distingue généralement le monstre de foire de la foule venue le voir, le freak de l’archétype de Monsieur Tout-le-monde, c’est ici dans ce film, à rebours, à l’aune du monstre qu’on juge la nouvelle venue. Tod Browning joue d’un renversement de la polarité : dans le monde de la troupe de cirque ambulant, il permute les acceptions habituelles de minorité et majorité.

2.2 - Le point de vue du monstre

Eric Dufour, dans son ouvrage sur le cinéma d’horreur, revient sur cette inversion des valeurs : « C’est le cas de tous les films qui jouent sur l’opposition entre l’innocence et la naïveté apparente, d’une part, et, d’autre part, la perversité et la volonté de nuire dissimulées. » (2006 : 88) Selon lui, l’horreur résulte alors de ce que l’être dissemble de l’apparaître, et de cette surprise provoquée par la réversion des termes opposés surgit la figure du monstre, amoral. Comparant Elephant Man et La monstrueuse Parade, Dufour suit cet argument. A propos de l’oeuvre de Browning, d’abord, qui donne le point de vue des monstres :

« C’est d’ailleurs pour cette raison que les monstres, ici, sont montrés et immédiatement montrés. Car il s’agit de banaliser leur apparence ou, plus exactement, d’exhiber l’opposition entre l’apparaître et l’être – voir, dès la première scène, l’opposition entre les phénomènes de foire jouant naïvement dans la campagne et la peur de l’homme ordinaire : celui que, précisément, le spectateur a cessé d’être dès ce moment, puisque le dispositif l’inscrit déjà du côté de la propriétaire du cirque qui protège les monstres comme ses enfants. »

Il poursuit sa démonstration en revenant sur cette scène emblématique qui conclut le film, le repas de noce au cours duquel la jeune mariée repousse, lorsque vient son tour, la coupe de l’amitié qu’on lui tend. Cléopâtre refuse cette marque d’acceptation au sein de la troupe, et injurie l’assemblée des freaks, en vociférant : « Monstres ! ». Pour Eric Dufour, cette scène entérine notre sympathie d’avec la communauté du cirque : parce que la caméra, faisant face à Cléopâtre, « […] occupe précisément ce lieu-là, le nôtre depuis le début du film, donc le camp de ceux qu’on nomme les monstres. » (p. 89)

Note de bas de page 1 :

 « On pourra bien rétorquer que la place du spectateur est celle du médecin humaniste joué par Anthony Hopkins. Cela posé, d’abord ce n’est pas vrai, puisque le docteur découvre le physique de John Merrick dès le début, alors que le spectateur le découvre au bout de quarante minutes, et ensuite, quand bien même ce serait le cas, on est précisément pour cette raison à l’opposé de La monstrueuse parade : occupant la place de la normalité, celle du médecin humaniste, le monstre restera toujours l’autre, pour lequel on aura de la compassion. Et c’est là toute la différence avec le film de Browning, puisque ses véritables héros sont les monstres, de sorte que la place du spectateur est avec eux. » Dufour, E. (2006). Le cinéma d’horreur et ses figures. P.U.F., Paris, p. 90.

Concernant Elephant Man, ce sera – selon Dufour – l’exact contraire : il explique que le film, puisqu’il ne banalise pas la difformité physique, entretient alors à l’inverse ce regard « […] de celui qui va au cirque pour le spectacle, pour voir les monstres. » (Dufour, 2006, p.89) Dufour soutient que si Lynch retarde toujours la découverte du physique de Merrick, c’est pour accroître en proportion, et de façon malsaine, notre plaisir d’enfin le découvrir : « C’est comme à la foire, où on nous fait attendre pour nous faire d’autant plus jubiler. » (p.89) Il en conclut que la forme même du film, Elephant Man, toujours en vis-à-vis du monstre, toujours atermoyant, contredit son contenu bien-pensant, et nous rendrait étranger au monstre. Dans le meilleur des cas, Lynch nous permettrait d’endosser le point de vue du Docteur Treves, que Dufour qualifie de médecin humaniste ; ce qui est pire, finalement, selon lui, puisque cela nous cantonne à un rôle extérieur d’observateur, et bloque toute possibilité d’entrer en sympathie avec l’homme éléphant.1

2.3 - Un contrechamp tout aussi univoque

Dufour oppose donc Browning et Lynch en ce que le premier ferait des monstres les « vrais héros » et conjoindrait le spectateur à leur sort, tandis que l’autre nous maintiendrait en regard du monstre. C’est une analyse tout à fait juste. Mais faut-il limiter la comparaison et la portée de ces deux films à cet antagonisme ? Il faut espérer que le choix ne réside pas seulement entre ces deux issues, le monstre ou la norme. Le film de Browning a cette qualité certaine de donner image – visibilité, donc considération – à une communauté hors norme, et à ce titre peu mise à l’image. Mais malgré l’empathie qu’offrirait cette entame par le truchement d’un regard maternel tout en bienveillance, presque en condescendance, Browning ne définit finalement le monstre qu’en renforçant l’opposition d’avec l’archê : dans la monstrueuse parade, pas d’autre choix, on est soit l’un, soit l’autre. Eric Dufour dit que le film a cette vertu de nous faire prendre place et cause pour les monstres, ce qui peut – il est vrai – être une façon de provoquer l’expérience de l’altérité, mais aussi une autre forme de complétude : doit-on nécessairement être des leurs, c’est-à-dire se plier au même, toujours et encore par opposition aux autres, et à quoi bon changer le point de vue si c’est pour proposer un contrechamp tout aussi univoque.

Car Dufour oublie que Freaks a aussi cette qualité de ne pas proposer de happy end. Entre les deux communautés, pas de conciliation mais une victoire des monstres, traduite par cette mutilation de Cléopâtre, réduite en femme-poule. Le film se termine là : pour protéger Hans, la troupe, solidaire, a fait subir à la trapéziste cette monstrueuse transformation. Cela met un terme à l’idéal de mixité que représentait son union avec le lilliputien, et que les freaks eux-mêmes d’ailleurs, désapprouvaient. Browning ne mythifie pas cette communauté, qu’il montre tout aussi attachée à son identité, à ses canons, ses archétypes. Cléopâtre était venue au cirque pour tenter de s’approprier un héritage, la fameuse somme d’argent cédée à Hans qu’elle convoitait si ardemment qu’elle acceptait même temporairement de passer outre les distinctions, les tabous et sa propre répugnance, en séduisant le nain. La voilà finalement en pleine possession de ce que le monstre avait de plus certain à lui offrir comme legs : digne héritière et, comme les autres, phénomène de foire. C’est le véritable enjeu du film : cette question de la génération du même, de la filiation. Comme l’indiquent les différentes variantes de la fin que Browning réalisa à la demande des studios : une autre version se termine un peu plus tard, avec une scène montrant les retrouvailles de Hans et Frieda après que celle-ci lui a pardonné son infidélité, et quant au tout premier montage, invisible à ce jour, il indiquait également qu’Hercule avait été castré par la troupe vengeresse. Pas de mélange, pas de rencontre. Retrouvailles du couple de lilliputiens pour retour à l’appairage. Eric Dufour a raison de dire que Freaks donne cette chance d’adopter le point de vue du monstre. Insistons juste sur ce que ce point de vue peut, lui aussi, avoir d’exclusif.

2.4 - Retour à une généalogie intraspécifique : résorption de la minorité

En clôture de Freaks, cette curieuse façon d’indiquer que tout reprend sa place : et les monstres entre eux, en bon ordre. La résolution de la question de la minorité se solde donc par un retour à cette généalogie intraspécifique qu’annonçait, déjà, Aristote dans sa Politique :

« Tout d’abord, il est nécessaire que s’unissent par couples les êtres qui ne peuvent exister l’un sans l’autre, tels la femelle et le mâle, en vue de la génération (et ce n’est pas là l’effet d’un choix, mais, tout comme chez les animaux en général et les plantes, c’est une loi naturelle que la tendance à laisser après soi un autre pareil à soi-même) […]. » (Aristote, 1991, t.I, #1252)

Cette tendance à laisser après soi un autre pareil à soi-même, Aristote la présente donc comme prétendument « naturelle » : à partir d’un modèle, idéal, il faut produire du même. La concordance avec la référence vaudra pour critère de réussite, et cet apparentement avalisera l’appartenance à la catégorie.

Force est de constater que tout l’argumentaire revendicatif en faveur de la minorité développé par Tod Browning (et repris par Dufour après lui) repose sur ce fait : le groupe social est avant tout fédéré par la similitude qui existe entre ses différents membres. Browning boucle son histoire avec la disparition de toute minorité au sein de la troupe : une pression et une violence extrême est exercée par la majorité pour que tous plient à la règle qui caractérise cette communauté. Peu importe alors que la règle édictée et prescrite soit celle de ceux qui se voient d’ordinaire exclus car non conformes, ceux qui communément réclament ce droit à la différence de la minorité, le résultat demeure malheureusement égal : discriminant. Au lieu de diversifier les points de vue, Browning se contente d’attester d’un contrepoint. Il rejoint en cela cette suprématie de l’invariant et de la complétude sur laquelle reposent les archétypes sociétaux – rappelons-le, cette suprématie du commun, de l’ordinaire que son film avait justement pour hypothèse de combattre. La marge devient le centre. Et il renverse tant et si bien l’opposition dialectique majorité/minorité, normal/monstre, qu’il conforte finalement le clivage qu’il espérait défaire.

3 - Elephant Man de David Lynch : le droit de déroger à la catégorie

A lire Aristote, le propre de la génération serait donc cette génération du même. Tout part de ce fondamental : le schème de la reproduction de l’espèce est finalisé par la loi de la ressemblance. Cela veut dire que c’est en vertu de cette idée de ressemblance que seront instaurés les critères de l’espèce, autrement dit les principes de classification. Et, en conséquence, le propre du monstre serait de contrevenir à cette homologie – ce qu’il ne parvient d’évidence pas à réaliser dans La monstrueuse parade, où la communauté des freaks force littéralement à l’incorporation, donc à la résorption totale  de tout ce qui lui dissemble. David Lynch, au contraire, pour signifier toute la difficulté que son homme éléphant a à trouver place dans ce système d’obligation au même de l’écrasante majorité, va remettre en question cette solution de l’identification par l’apparentement, en revenant sur les attendus et présupposés qui fondent une filiation.

3.1 - Monstrueuse parenté

La question de la descendance s’est avérée centrale dans le film de Browning, elle est aussi au cœur de celui de Lynch. C’est d’ailleurs pourquoi il met à l’écran un si grand nombre de portraits photographiques dans son Elephant man. Chez les Treeves, au salon, on présente à John Merrick aïeuls et descendance, en passant en revue les cadres trônant sur la cheminée. C’est une lignée, avec ses bienveillants Lares et Pénates. La comparaison esseulant encore davantage le portrait de la mère de Merrick : cette photographie qu’il présente à ses hôtes, quelque peu gêné de ce que chacun s’étonne de la trouver si belle. Car tous s’accordent sur ce point : le fils n’est définitivement pas à l’image de la mère. Et, si la ressemblance ne peut être vérifiée ici c’est forcément, alors, qu’elle incombe au second géniteur – c’est de lui, donc, que l’on augure la bête. L’homme éléphant est d’abord monstrueux de ne pouvoir certifier son ascendance, c’est ce qui l’isole. Et cette façon d’insister sur ce qu’il ne ressemble à personne est bien entendu surtout manière de critiquer le fait qu’il déroge à la généralité.

Historiquement, John Merrick a reçu ce sobriquet d’homme éléphant par analogie visuelle – la neurofibromatose déformant à tel point ses chairs que sa lèvre supérieure pendait, à la façon d’une trompe. Lynch, pourtant, choisit d’appuyer la fable foraine d’une créature hybride. Le film ouvre sur la conception de Merrick : plan serré sur le visage d’une femme, avec laquelle vont alterner puis finalement se superposer des images d’éléphants. Un enchevêtrement que viennent confirmer ces vues en plongée sur la femme qui a chuté, et hurle, allongée sur le dos, bouche grande ouverte pour signifier une autre béance, se débattant pour échapper à l’animal – maintenant cadré très proche – et qui la surplombe, en contre-plongée. Voici donc pour genèse de l’homme éléphant de Lynch : l’accouplement de l’humain à l’animal, et la naissance de cet interspécifique que d’aucuns disent monstrueux. Cette union improbable, le rideau du stand de foire dans lequel Merrick s’exhibe l’affiche même comme pedigree. On y voit un anthropoïde, agglomérat douteux de membres humains et d’autres provenant de l’animal, encadré par deux portraits – une femme, un éléphant – sertis dans des tondos qui surplombent la figure en pied pour mieux signifier l’ascendance (c’est la disposition coutumière des branches généalogiques). Reprenons la théorie d’Aristote : celui qui succède au couple initial doit être un autre soi-même. Ceci affirmant aussi l’obligation d’une certaine analogie entre les géniteurs : femelle et mâle qui ne peuvent exister l’un sans l’autre parce qu’ils ne doivent générer que de l’identique, donc être semblables, assez, pour que le résultat de leur accouplement ne diffère trop ni de l’un, ni de l’autre. Lynch nous délivre donc ici la raison de la condition minoritaire de son homme éléphant : le couple initial n’ayant pas été « correctement apparié », John Merrick représente une variation inédite et non conventionnelle parce qu’abâtardie.

3.2 - L’hybride, par essence non-conforme donc inclassable

Par le montage de la scène d’ouverture du film, puis encore avec ces plans détaillant le rideau du stand de foire, Lynch suggère un de ces accouplements prohibés par les règles religieuses. Mary Douglas (2005) a commenté, dans le Lévitique, les commandements relatifs à la zoophilie. Le texte énonce : « Et à aucune bête tu ne donneras ton épanchement pour en devenir impur et une femme ne se donnera pas à une bête pour s’accoupler avec elle : c’est là une perversion. » (p.72) Selon elle, ce mot, perversion, est « […] une erreur significative du traducteur. L’original, en hébreu, est thebel, qui signifie “mélange”, ou confusion. » (p.72) A l’impératif de la loi aristotélicienne de la ressemblance s’ajoute donc l’impossible reconnaissance du trans-genre. Entre autres préceptes, le Lévitique entérine : pas de croisement non plus entre deux espèces de bétail, pas de culture mêlant deux types de semences en un même sol, pas de tissage, non plus, réunissant des fils de fabriques différentes. En bref, condamnation de toute hybridation. Pourquoi ? Parce que le mélange engendre une indistinction des différences définitoires sur lesquelles reposent l’identification des groupes sociaux, des classes d’objets : générant de l’inédit, il bouscule les catégories en vigueur, et ainsi fragilise la partition sur laquelle repose la position hiérarchique privilégiée de la majorité. En insistant ainsi sur cette hybridation présomptive qui catalogue John Merrick comme homme éléphant, David Lynch souligne cette caractéristique du freak : par essence minoritaire puisque mixte insolite, parfaitement inhabituel. Et donc, puisque inédit, par essence, aussi, inclassable. Voilà pourquoi cette figure du freak dérange, parce qu’elle remet en question ce souci de complétude qui caractérise toute catégorisation, et qui, comme Mary Douglas le rappelle, exige « […] que les individus se conforment à leur classe, et qu’il n’y ait pas de confusion entre les différents groupes d’objets. » (pp.72-73)

3.3 - Tentatives déçues de normalité : l’homme éléphant, jamais à sa place

Et pourtant, Lynch nous montre tout au long du film les efforts soutenus de l’homme éléphant pour accéder à la normalité. Par exemple comment John Merrick récolte, au fil de ses rencontres mondaines, des photos souvenirs de ses invités comme autant de marques d’intégration dans la bonne société : sur son chevet l’image d’une actrice d’une grande beauté, sur le guéridon, près de la fenêtre, encore d’autres portraits de personnes huppées entourent maintenant celui de sa mère. Gages d’amitié, gages de reconnaissance : comme si détenir ces images pouvait suffire à reconstruire l’idée d’une généalogie et témoigner, sinon d’une filiation, de l’appartenance à un groupe. John Merrick s’habille également, à la dernière mode ; il parade, avec gants et couvre chef, en s’appuyant sur sa canne. Il reçoit. Il sort écouter de la musique ou voir du théâtre. Tout pour une vie ordinaire. Une stratégie malheureusement vouée à l’échec, parce que John Merrick redevient un freak dès l’instant où il figure cette volonté d’intégrer la bourgeoisie londonienne.

Reprenons les définitions. Le monstre, c’est celui qui rompt la chaîne de la répétition spécifique, dont on sait qu’elle dépend de la régularité morphologique. C’est la raison pour laquelle John Merrick est d’abord rejeté dans le film de Lynch, pour les mêmes raisons qu’évoquées dans le long métrage de Browning : parce qu’il déroge aux classifications, trop éloigné du modèle du quidam ordinaire pour lui être assimilé. Le monstre, c’est encore celui qui déroge à l’homogénéité du genre. C’est là la prise de risque de cette version de l’histoire de l’homme éléphant par rapport à la logique d’assimilation forcenée qui clôt La monstrueuse parade : John Merrick y sera aussi moqué et renvoyé à sa condition de monstre parce qu’il résiste à tout principe d’intégration. L’homme éléphant contreviendra jusqu’à son dernier souffle à l’homologie établie de chaque groupe social, débordant toujours de la place qui lui est assignée.

L’homme éléphant, montré comme bête de cirque, était cette anomalie biologique. John Merrick, dans sa coquette chambre d’hôpital aménagée en garçonnière, continuera à souffrir du commerce de curiosité. Celui qu’organise à la nuit tombée le concierge de l’établissement (prenant relais sur le premier montreur). Mais aussi cet autre, plus cruel encore, plus avilissant, basé sur l’intérêt malsain de ses fréquentations qui, sous prétexte d’amitié, viennent se repaître du spectacle de l’homme éléphant, en costume trois pièces et foulard de soie, invitant pour le thé. Dans les deux cas, une fascination identique : celle de son physique trouble, non conforme, à laquelle se superpose ensuite le ridicule que génère sa volonté parfaitement utopique d’ascension sociale. Lynch va insister sur le revers, et la déconvenue. L’homme éléphant ne parviendra pas à transgresser les écarts constitutifs entre le beau monde et son apparence de phénomène de foire. De la même façon qu’il échouera, comme bête de scène. Voilà ce qui distingue tant ce film de La monstrueuse parade, le fait que John Merrick ne trouvera jamais ici à endosser pleinement une identité : ni celle, « normale », à laquelle il aspire, ni celle, « monstrueuse », qui lui échoie de par son physique hors norme. L’homme éléphant ne trouve sa place nulle part.

3.4 - Le point de vue du monstre n’est pas celui que l’on croit

Lynch sait malgré tout ce qu’il doit à Tod Browning. Pour preuve cette scène hommage pendant la foire d’Ostende, quand l’homme éléphant, de nouveau maltraité par son montreur, Bytes, profite du soutien et de la protection de la communauté des freaks. Excédé par sa faiblesse physique, et pour le punir d’une mauvaise exhibition – car John Merrick n’assure pas non plus correctement son rôle de monstre –, Bytes a jeté Merrick en cage pour la nuit, avec les babouins. Façon de dégrader encore, s’il était possible, sa position en l’assimilant au monde animal. La troupe viendra à son secours. Une troupe, conduite comme exprès par un lilliputien qui annonce : « On est tous d’accord. On va te sortir de là, tu veux ? » Et d’ajouter : « Ne t’inquiète pas, on s’occupe de Bytes. » Pour cette scène, Lynch reprend l’exact dispositif que Dufour décrit et acclame à propos de La monstrueuse parade. Grâce à la communauté des monstres, Merrick s’échappe. Lynch use donc d’un point de vue très proche de celui adopté par Browning pour, comme l’écrit Dufour, « […] mettre en évidence la véritable abjection, celle qui ne relève pas du visible. » (2006 : 90) Le monstre, c’est Bytes, qui brutalise un malade. Au-delà de cette scène, c’est le concierge, son second esclavagiste, à qui le docteur Treves, apprenant qu’il est cause de la fuite de Merrick, adresse cette vérité : « C’est vous le monstre, pas lui. » Le monstre, c’est celui qui montre, et non plus celui que l’on montre.

Note de bas de page 2 :

 Rien d’anodin : Lynch reprend la belle trapéziste de Browning avec ce personnage que l’on croira jusqu’au bout humain et compatissant – jusqu’à ce que les liens d’amitiés entretenus avec Merrick ne se résolvent dans l’ambiguïté de cette dernière exhibition.

Tout au long d’Elephant Man, Lynch multiplie aussi les points de vue extérieurs sur le monstre : badauds à la foire, ivrognes et filles de joie rameutés par le concierge, médecins, femmes de chambre de l’hôpital, enfants curieux puis terrorisés dans la gare de Londres, bourgeois fascinés par le caractère transgressif de l’expérience, et cette actrice, dans sa loge, costumée en Cléopâtre2 – est-ce assez ? –, la belle qui amadouera suffisamment la bête, non pas pour l’épouser et la dépouiller cette fois, mais tout de même pour un autre tour de dupe : pour la montrer, à son tour, au public de tout un théâtre, comme clou de son spectacle. Bien sûr, ces regards divergent, comme la panoplie de leurs intentions ou présupposés. Mais toujours dans ce film de Lynch jusqu’à cette limite : le monstre, c’est celui par qui l’on distingue. C’est celui qu’on instrumentalise pour mettre en scène et légitimer ce regard discriminant. Si Lynch bloque le point de vue du côté du spectacle, c’est bien pour mettre en évidence que la véritable monstruosité ne relève pas tant du visible lui-même que de la façon dont on rend visible – celle dont on astreint le regard comme celle dont on accepte les œillères.

Et il y a une vraie violence à toujours cantonner le spectateur à ce rôle passif de voyeur, dans ce sens où on l’associe, ici, à la brutalité du montreur esclavagiste pour signifier toute la férocité de regards autoritaires, donc normalisants. Pas d’échappatoire. Pas d’exutoire, semble-t-il. Il est certainement permis, alors, de défendre le point de vue choisi par Lynch, et dévalué par Dufour : si l’image de l’homme éléphant tarde à être révélée, si, comme le dit Michel Chion (2001) dans son fameux commentaire sur l’œuvre de Lynch, cette révélation de l’image du monstre est la principale matière à suspens, c’est en effet pour répéter les conditions du spectacle, parce qu’en afficher expressément les modalités est aussi une façon de les soumettre à la critique. En construisant le film comme un jeu de cache-cache alternant avec une incessante succession d’exhibitions, Lynch expose le fonctionnement des systématiques qui génèrent les monstres. Il insiste : on spécifie et entérine les typologies d’abord d’après des questions d’image et de visibilité. En bloquant la mire sur l’homme éléphant, Lynch oblige le spectateur à faire face : ce regard porté sur l’Autre est un instrument de pouvoir. Le point de vue proposé par Elephant Man interroge quant au principe de reconnaissance de l’altérité. Une telle approche peut, seule, permettre de dépasser le stade de la simple opposition, et fournir les outils nécessaires à la déconstruction.

3.5 - L’homme éléphant, irrémédiablement en marge

Contrairement à ce qu’avance Dufour, la communauté des freaks de Browing fonctionne exactement en société parallèle. Avec ses lois propres, dirait-on. Avec des lois qui, comme toutes lois, posent des limites exclusives, des lois qui recréent une nouvelle obligation au même, des lois qui donc stigmatisent d’autres monstres. Jamais en tout cas, chez Lynch, on ne retrouve ce point de vue archétypal du monstre. Surtout que Merrick, lui-même, est rien moins qu’hésitant. Sur l’embarcadère, à Ostende, alors qu’il s’apprête à monter à bord, le nain lui adresse pour dernier salut : « Au revoir, et bonne chance. Et Dieu sait si, nous, on en a besoin. » De ce nous de la communauté, Merrick en est donc exclu. Il est ce monstre qui quitte enfin la foire mais pourtant voyage cagoulé, honteux de sa condition. Il est ce monstre qui ne s’assume, à visage découvert, qu’en habit, contrefaçon outrée, lors des soirées mondaines. Eric Dufour aurait trouvé dans ce tiraillement entre John Merrick et l’homme éléphant cette opposition entre l’apparaître et l’être qu’il attendait du film lui-même. La clef, ce sont ces moments où Merrick pavane, main sur le pommeau de la canne, dans ses complets neufs, parodie grotesque des dandys de la haute société : parce que c’est ainsi qu’il se montre et qu’il se revendique, en habit. Pourrait-il y avoir allusion plus directe à l’inanité de cette croyance selon laquelle on pourrait déduire de l’aspect extérieur d’une personne ou de sa mise une quelconque connotation identitaire réellement essentielle.

Et pourtant, l’homme éléphant implore : « Je suis un être humain ». Lynch donne à un Merrick terrorisé, acculé dans les toilettes publiques d’une gare londonienne, face à une foule qui gronde et menace, l’occasion de cette fameuse réplique, pour ultime moyen de défense. Dans ce contexte, c’est une phrase qui relève moins de l’affirmation que du désir, ce désir d’être reconnu comme étant de l’ethos. Souvent, chez Lynch, les personnalités singulières ou déviantes sacralisent ainsi la notion d’appartenance à un groupe. Et se heurtent à cette contradiction : ce modèle vers lequel ils tendent, ce modèle qu’ils imitent, cet ethos idéalisé qui joue comme pôle d’attraction est aussi, en même temps, un pôle de répulsion, inatteignable. Le film, Elephant Man, montre exactement ce double processus : plus John Merrick acquiert de reconnaissance, plus sa position devient centrale au sein du groupe, plus son statut social s’améliore, et plus il est, en fait, isolé et vulnérable. Plus il retombera bas. Voilà ce qui arrive à John Merrick : plus il participe de l’ethos et plus la bonne société va multiplier les occasions de le dépouiller de sa dignité humaine. Plus l’homme éléphant parait comme tout le monde, plus il est un corps étranger. Plus il est l’abject, l’hétérogène, ce que le système ne peut assimiler sans subir de modifications structurelles, et qu’il doit donc rejeter en marge pour perdurer, inchangé.

4 - Conclusion : le droit de ne pas être un freak comme les autres

Note de bas de page 3 :

 Il s’agit de la scène du théâtre précédemment citée, dans laquelle l’actrice principale, lors des saluts, invite les spectateurs à applaudir John Merrick. L’homme éléphant confiera ensuite au docteur Treves combien cette soirée aura été plaisante – une sorte d’apothéose de sa vie mondaine.

Cet impossible de la conformité, John Merrick en mourra. Il enfreindra le principal interdit lié à sa particularité physique pour enfin réaliser ce qu’il annonce comme son rêve le plus cher, se coucher et s’endormir « comme tout le monde », allongé dans son lit. C’était annoncé de façon prémonitoire dès la première visite de Treves, au tout début du film : John Merrick, de par sa constitution, ne peut supporter pareille position sans que le poids de sa tête ne lui rompe les cervicales. Lynch fait donc de la mort de l’homme éléphant son ultime pas vers la normalité : John Merrick meurt de vouloir réduire un écart incompressible, cet écart d’avec la norme qui lui confère son identité physique de monstre. Mais aucun paroxysme. Juste un geste d’une banalité aussi émouvante qu’affligeante. John Merrick, à la fin du film, va tout simplement se coucher dans son lit. Il s’allonge, et met ainsi fin à ses jours. Gisant. C’est une posture magnifique, parce qu’on ne sait trop si elle traduit la morgue ou le désenchantement : soit il est las, et accomplit ce geste en conscience ; soit il est enhardi, grisé par le succès de sa dernière sortie mondaine,3 et alors il est simplement imprudent. Au final, c’est égal : ce qui le sépare de la norme, le monstre ne peut dans tous les cas le résorber que par sa disparition.

Tout à l’inverse de ce que Dufour avance, Michel Chion défend ainsi le film de Lynch: « Cette bonne volonté dans l’être pareil, le “dormir comme tout le monde”, le “prendre le thé comme tout le monde”, est pourtant bouleversante. Si l’on peut s’énerver de la soumission de Merrick, on ne peut le critiquer de ne pas être un révolté, ou plutôt d’être celui dont le seul moment de révolte aura été pour réclamer d’être comme les autres : “an human being”. » (2001 : 72)

Réclamer d’être comme les autres, et jamais, nulle part, ne trouver satisfaction. Avec Lynch, le problème du monstre se pose un instant à contre-courant.D’une part, John Merrick est cette physionomie hors norme qui porte le doute sur son humanité ; de l’autre, il est cette exception qui ne se plie pas non plus à la règle du genre de l’anormal. Pourtant, qu’elle est légitime la revendication qui le porte, celle d’avoir tout simplement le droit d’être reconnu, non plus autre mais l’Autre. Quitte, pour cela, à déroger derechef à la catégorie, et à ne pas être un freak « comme il faut » : « Quoi qu’il en soit – nous dit Michel Chion –, Elephant Man ne fait de John Merrick ni une victime sacrificielle (genre Quasimodo), puisqu’il meurt dans son lit, ni un révolté prométhéen. C’est peut-être cela qui a pu gêner : le non-respect d’une tradition, finalement contestable, qui refuse au pas-comme-les-autres le droit à l’anonymat de la normalité. » (p.73)