Les Questions Socialement Vives vectrices d’un activisme agonistique ?

Aurélia Bérard ,
Jean Simonneaux 
Laurence Simonneaux 

https://doi.org/10.25965/dire.732

Nous avons initié une recherche-intervention, avec un groupe de citoyens d'une petite commune rurale française. Elle s'inscrit dans le champ de l'éducation populaire au politique. Nous présentons, dans cet article, l'apport du cadre d'analyse des Questions Socialement Vives pour une éducation à l'activisme agonistique.

La présentation de la Question Socialement Vive des alternatives au modèle capitaliste, mise en débat par ce groupe lors d'un atelier d'éducation populaire, semble avoir favorisé le débat agonistique dans ce dispositif. De plus, cette recherche exploratoire nous permet d'identifier les premiers indicateurs qui garantissent l'expression du dissensus, étape incontournable pour un activisme agonistique.

We have initiated a intervention-research with a group of citizens in a small rural French town. It is part of a kind of non-formal education « éducation populaire » in politics. In this article,we will present the contribution of Socially Acute Questions for an education to agonistic activism.

The introduction of the Socially Acute Question of the alternatives to the capitalist model, was open the debated in a workshop organized by the group, suggests that an agonistic debate has been promoted. Moreover, this frontier research allows us to identify the first indicators which ensure the expression of dissensus, a requisite step towards agonistic activism.

Sommaire
Texte intégral

Introduction

Nous présentons dans cette publication les fondements d’une éducation visant un activisme « agonistique » en référence à une forme de débat démocratique proposé par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe. Nous cherchons plus spécifiquement, dans cet article, à mettre en avant l’intérêt des Questions Socialement Vives (QSV) dans les dispositifs socio-éducatifs pour favoriser des débats citoyens qui s’inscrivent dans cette visée. Nous avons initié une recherche-intervention en septembre 2015 dans une petite commune rurale française. Dans ce cadre, nous avons accompagné, avec des méthodes d’éducation populaire, un groupe de citoyens qui souhaitaient réaliser des actions citoyennes en dehors de toute sollicitation institutionnelle.

Suite à de nombreuses discussions, les membres du groupe se sont constitués en collectif pour ouvrir le débat, sur les sujets qui les intéressaient en lien avec l’économie, à d’autres participants. Ils ont choisi de réaliser des ateliers thématiques dans le centre culturel de leur commune. Le dispositif didactique élaboré avec ce groupe avait pour objectif de favoriser les débats et de préserver la diversité des points de vue de chacun.

Pour traiter cette question, nous nous référons à la pensée critique et la didactique des QSV. Nous proposons ensuite une catégorisation des formes d’activisme « par le bas », c’est-à-dire initiées par des citoyens et non par des institutions. Puis, nous analysons l’intérêt du traitement par les QSV d’une controverse économique dans le dispositif d’éducation à l’activisme que nous avons réalisé avec ce groupe.

La pensée critique

L’activisme vise à interpeller, interroger et parfois s’opposer à différentes formes de pouvoirs (politique, économique, techno-scientifique…), en s’appuyant sur la pensée critique. Historiquement, la pensée critique est une « pensée raisonnable ». Cela signifie « une pensée qui se base sur des raisons acceptables pour arriver à des conclusions logiques dans les affirmations ou les actions » (Boisvert, 2000, p. 603). Cette approche hypothético-déductive de la pensée critique, peut être assimilée au scepticisme. La théorie critique quant à elle met en lumière les théories sous-jacentes qui influencent les choix individuels et sociétaux. L’objectif est de favoriser la libération des formes d’aliénation et de permettre l’émancipation individuelle et collective (Sauvé, 1997, p. 170-171).

Pour favoriser cette libération des aliénations, il convient de stimuler la réflexion critique et de mettre à nu les jeux de pouvoirs et les intérêts cachés qui limitent les libertés des groupes sociaux. La pensée critique dans laquelle nous incluons l’activisme agonistique vise explicitement cet objectif dans et par l’action politique (Sauvé, 1997, p. 171). L’éducation au politique a pour objectif de favoriser la participation au débat critique sans s’inscrire dans une doctrine. (Mougnotte, 1992). Alexia Morvan a intégré cette forme d’éducation politique à l’éducation populaire (Morvan, 2011). La visée démocratique est centrale dans le développement d’une forme d’éducation à l’activisme agonistique que nous visons ici en nous appuyant sur les QSV dans un cadre d’éducation populaire. Paul Ricœur donne une définition de la démocratie et du rôle de l’état reprise par de nombreuses structures d’éducation populaire que nous partageons. Pour lui, l’Etat ne doit pas chercher à éliminer les conflits, mais doit aider à élaborer des solutions pour permettre le vivre ensemble avec nos différences, en favorisant la participation à la vie politique du plus grand nombre de citoyens.

…est démocratique un état qui ne se propose pas d’éliminer les conflits, mais d’inventer les procédures leur permettant de s’exprimer et de rester négociables. […] Quant à la définition de la démocratie par rapport au pouvoir, je dirai que la démocratie est le régime dans lequel la participation à la décision est assurée à un nombre toujours plus grand de citoyens. (Ricœur, 1986, p. 404)

Sur cette question du conflit, Ernesto Laclau et Chantal Mouffe (1985/2006), précisent que l’antagonisme ami/ennemi conduit à la destruction de l’association politique. A défaut de pouvoir éliminer les conflits, ils proposent de les transformer en un agonisme qui se distingue de l’antagonisme car il ne renvoie plus à la confrontation entre ennemis, mais à celle entre opposants, entre « adversaires reconnaissant la légitimité de leurs revendications respectives » (Laclau et Mouffe, 1985/2009). Le débat agonistique nous paraît intéressant en tant que processus à condition d’en éclaircir la visée pour une éducation à l’activisme agonistique qui reconnaît l’intérêt démocratique du dissensus.

L’éducation à l’activisme et les Questions Socialement Vives

L’Oxford English Dictionary définit l’activisme comme un « intentional efforts to promote, impeded or direct social, political, economic or environmental change » (Bencze et Alsop, 2015, p. 8). L’éducation à l’activisme se situe en dehors de toute forme de guidance, il ne s’agit donc pas de promouvoir un modèle sociétal prédéterminé par les éducateurs. Larry Bencze propose pour cela de favoriser les actions à l'initiative des apprenants (Bencze, 2013). L’activisme permet ainsi de favoriser les initiatives citoyennes dans une société dans laquelle le savoir est « …un élément d’importance croissante pour la légitimation sociale des décisions politiques » (Innerarity, 2010). Les débats socio-scientifiques sont aujourd’hui imbriqués dans les questions politiques. Présentés sous la forme de controverses, ces savoirs pourraient ne plus servir cette légitimation du pouvoir. Il s’agit pour nous d’identifier les invariants des dispositifs socio-éducatifs qui réussissent à distendre ce lien entre savoir et pouvoir. La didactique des Questions Socialement Vives (QSV) permet d’analyser les dispositifs qui intègrent ce type de questions. Les QSV sont essentiellement des controverses socio-scientifiques qui se définissent par le fait qu’elles sont vives dans leur champ de référence et dans la société, c'est-à-dire qu’elles suscitent des débats. Elles sont aussi potentiellement vives dans l’éducation et font aussi souvent l’objet d’une médiatisation qui est souvent à l’origine de la connaissance de la thématique par le grand public. « These questions are ‘acute’ in society, in research and professional fields and in classrooms and often found in the popular media. » (Simonneaux, 2015, p. 104). Les controverses sont souvent effacées dans les médias lorsque la thématique nécessite un consensus politique et social, elles prennent alors parfois la forme de polémiques qui ont peu d’intérêt pour l’éducation à l’activisme agonistique que nous souhaitons développer. Les QSV intègrent cependant l’étude des controverses et des polémiques sans les confondre, en éclairant ces différentes formes de discours. Les controverses scientifiques se distinguent des polémiques sur de nombreux aspects. Une polémique vise la destruction de l’adversaire, tandis que la controverse scientifique fait vivre la construction d’un consensus. En effet, « …la polémique serait considérée comme une guerre verbale. […] L’aspect mis en avant […] serait celui de la destruction plutôt que la construction, inhérente à la controverse » (Mauger-Parat et Peliz, 2013, p. 12).

La didactique des QSV permet d’analyser le changement de paradigme éducatif, d’un modèle répétitif à un modèle compréhensif qui intègre les questionnements sociétaux progressivement au sein de l’école (Simonneaux et Legardez, 2011, p. 3). Les QSV intègrent des controverses issues des « sciences dures » mais aussi des sciences humaines et sociales, telles que les questions économiques (Simonneaux, 2015, p. 104). L’étude des QSV questionne le rôle des experts dans le processus démocratique. Nous considérons que seuls, ils ne peuvent prendre des décisions sur ce type de questions, qui impliquent la participation de toute la société, parfois sur de longues durées. « Les prises de décision sur les QSV ne sont pas réservées aux experts, mais concernent tous les citoyens (consommateurs, électeurs, législateurs, etc.). » (Simonneaux et Legardez, 2011, p. 3-4). Ce cadre théorique permet de contribuer à la culture politique des individus (Simonneaux et Simonneaux, 2014). Les dispositifs éducatifs qui intègrent le traitement de QSV permettent d’envisager que les citoyens seront plus à même de prendre des décisions éclairées sur des sujets socio-scientifiques incertains propres à notre époque (Simonneaux, 2015, p. 100-111).

De notre point de vue, intégrer les QSV dans des dispositifs d’éducation à l’activisme doit passer par un accompagnement socio-constructiviste pour permettre de dépasser le cadre habituel de prescription de l’action. Dans cet objectif, le choix de l’action doit être laissé à l’initiative des participants. La prise d’initiative est donc encouragée par l’éducateur, qui réduira progressivement son rôle, afin de favoriser la dynamique du groupe vers l’action. « Dans la perspective d’un accompagnement socioconstructiviste pour la mise en œuvre d’un changement, l’engagement intrinsèque est une façon d’exprimer sa liberté et suppose un choix volontaire. » (Lafortune, 2008, p. 186-187).

Il ne s’agit pas seulement de questionner une QSV et de conduire des actions citoyennes à partir de cette analyse. L’enjeu du dispositif est de favoriser l’émancipation des participants par la prise d’initiatives, y compris sur le choix de la QSV elle-même. L’évaluation de cette capacité émancipatrice des dispositifs activistes nous semble essentielle.

L’analyse de la participation citoyenne

Nous avons initié une recherche-intervention avec un groupe de citoyens en septembre 2016. Cette approche s’inscrit dans une logique de recherche-action telle qu’initiée aux Etats-Unis à partir des années 1950 (Merini et Ponté, 2008) ; elle a pour objectif la résolution de problèmes concrets. Ce sont des recherches sur l’action qui sont réalisées dans l’action et qui partagent toutes deux une perspective transformative. Les chercheurs qui s’investissent dans cette approche construisent une collaboration forte avec les participants et répondent à des préoccupations qui les concernent directement (Duchesne et Lerebourg, 2012, p. 5).

La visée transformative de la recherche-intervention est explicite, les participants sont donc parfaitement au courant de l’objectif transformatif et sont au cœur du processus. Dans la recherche-intervention, le chercheur s’inscrit « … dans un rapport de proximité en regard du projet, alors qu’en recherche-action, la position du chercheur demeure extérieure à l’objet de recherche » (Duchesne et Lerebourg, 2012, p. 5). La recherche-intervention a déjà été utilisée dans la formation formelle pour adultes à visée transformative ; nous avons adapté cette méthodologie dans le cadre non-formel de l’éducation populaire à destination des adultes, pour accompagner la participation citoyenne « par le bas ».

Dans sa forme institutionnelle, la mise en place de dispositifs participatifs « top-down » est analysée par les échelles d’Arnstein (1969) et l’échelle de Hart (1992). Créée en 1969, l’échelle d’Arnstein est la première échelle de participation citoyenne. Elle permet d’analyser la manière dont les pouvoirs publics informent et mettent en place la participation citoyenne « top-down ». Elle comporte huit niveaux de participation des citoyens et met en avant un continuum entre les dispositifs les plus manipulateurs et ceux dans lesquels les citoyens ont le plus de contrôle. L’échelle de Hart reprend cette échelle de la participation citoyenne initiée « par le haut » (« top-down ») et l’adapte à la participation des enfants.

Echelle d’Arnstein
(1969)

Echelle de Hart
(1992)

Niveau 1

Manipulation

La manipulation

Niveau 2

Thérapie

La décoration

Niveau 3

Information

La politique de pure forme
(Tokenism)

Niveau 4

Consultation

Désignés mais informés

Niveau 5

Conciliation

Consultés et informés

Niveau 6

Partenariat

Projet initié par des adultes, décisions prises en concertation avec des enfants

Niveau 7

Délégation de pouvoir

Projet initié et dirigé par des enfants

Niveau 8

Contrôle citoyen

Projet initié par des enfants, décisions prises en accord avec des adultes.

Tableau synthétique des échelles d’Arnstein (1969) et de Hart (1992).

Ces deux échelles ne traitent pas de l’engagement activiste « par le bas », autrement dit la participation d’initiative citoyenne. Cette forme particulière de participation citoyenne ne dispose pas d’une telle échelle à notre connaissance. Nous relevons pourtant deux formes de participation citoyenne « par le bas » que nous appelons « activisme » ; elles se distinguent l’une de l’autre sans que nous ne souhaitions établir de hiérarchie entre elles. Les deux formes d’activisme que nous avons identifiées ont en commun d’être réalisées par des groupes de citoyens à leur propre initiative. Cependant, leur relation avec le pouvoir et leurs objectifs diffèrent.

Activisme partisan

Cette forme d’activisme regroupe des citoyens qui se réunissent pour réaliser un objectif commun faisant consensus au sein du groupe. Les membres de ces groupes, sans pour autant être tous informés de la même manière sur les objectifs profonds de leurs actions, ont un discours commun sur la thématique qui les réunie. Les moyens d’actions peuvent faire l’objet de débats, pas les finalités ; les personnes qui ont un discours divergeant sont exclus du groupe.

Visée hégémonique

Cette visée est la plus représentative de la définition communément admise de l’activisme et du militantisme. Les membres de ces groupes partagent une vision commune à contre-courant du discours dominant. Cette forme d’activisme est donc en opposition frontale avec l’hégémonie du moment et son discours est l’expression d’un groupe dominé par le pouvoir. Nous pourrions parler d’activismes hégémoniques car plusieurs groupes peuvent avoir une visée hégémonique au même moment ; ils peuvent parfois se confronter entre eux. Ils ont en commun de réaliser des actions en réaction au pouvoir qu’ils souhaitent renverser pour mettre en place leur propre projet politique.

Visée conservatrice

Cette visée n’aspire pas à mettre à mal l’hégémonie du moment, au contraire elle la renforce. Les membres de ces groupes vont dans le sens de cette hégémonie en s’appropriant le discours dominant. Ces groupes peuvent aller plus loin que les propositions émanant des institutions politiques dominantes, mais ils seront toujours en accord avec ce pouvoir. Leurs actions sont en lien avec des sujets d’actualité et vont dans le sens impulsé par les institutions au service de cette hégémonie. Les membres de ces groupes ne sont pas forcément tous conscients d’aller dans le sens du pouvoir. Cependant, bien que leurs actions puissent interpeller des représentants politiques, ces groupes seront toujours en accord sur le fond avec le niveau de pouvoir le plus haut, autrement dit l’hégémonie du moment.

Activisme agonistique

Cette forme d’activisme n’agit pas dans le sens d’un quelconque partisianisme (hégémonique ou conservateur). Elle intègre des citoyens de différents groupes activistes, potentiellement en opposition, dans des débats agonistiques. La convergence des idées n’est pas recherchée dans ces groupes car le dissensus est au cœur du processus agonistique. Cette forme d’activisme ne réagit pas au pouvoir en place mais favorise la réflexion collective sur l’idée même d’hégémonie. Les sujets abordés visent à favoriser l’émancipation des membres du groupe pour permettre l’autodétermination de chacun dans l’engagement citoyen. Les actions réalisées par ces groupes ont pour objectif de favoriser le pouvoir des citoyens sans qu’une quelconque orientation ne soit prescrite même la proposition agonistique elle-même.

Ces deux formes d’activisme « par le bas » sont parfois imbriquées dans des actions d’initiatives citoyennes. Cependant l’activisme partisan à visée hégémonique peut exister sans les autres formes d’activisme. L’activisme agonistique quant à lui, a besoin de plusieurs formes d’activisme partisan pour jouer son rôle de mise en débat des différents projets politiques. Les QSV peuvent être intégrées dans ces débats pour dépasser les polémiques et favoriser le débat agonistique dans lequel l’enjeu éducatif n’est pas la résolution de la controverse. Une bonne connaissance par les participants de la QSV traitée est essentielle pour identifier les jeux de pouvoir.

La QSV des alternatives au modèle capitaliste

Note de bas de page 1 :

 Pascal Riché, Marxiste, libéral, social, chrétien : l’ADN complexe du revenu de base, récupéré le 30 avril 2016.http://tempsreel.nouvelobs.com/economie/20160425.OBS9178/marxiste-liberal-social-chretien-l-adn-complexe-du-revenu-de-base.html

Lors de l’accompagnement de ce groupe de citoyens, la polémique suscitée par le « salaire à vie » dans le groupe a permis de faire émerger la controverse socio-scientifique des alternatives au capitalisme dans le débat. Les controverses économiques ont la spécificité de s’inscrire dans le champ des sciences humaines et sociales qui s’appuient sur des paradigmes de recherche différents. Cette QSV concerne directement les citoyens car l’application d’un nouveau mode de répartition des salaires, que ce soit sous la forme d’un « revenu de base » ou d’un « salaire à vie », aurait des répercutions multiples sur nos modes de vies. Ces deux propositions qui pourraient être des alternatives au capitalisme sont en opposition sur plusieurs points. La proposition d’un revenu de base a la particularité de transcender les clivages classiques de la politique entre la « droite » et la « gauche ». Pour certaines personnes de « gauche », le revenu de base a l’avantage de réunir une grande partie des revendications sociales et d’émancipation citoyenne. Pour les personnes « de droite », favorables à ce projet, il s’agit de limiter l’intervention de l’Etat par ce biais « neutre » qui ne perturbera pas le libéralisme économique et n’orientera pas les choix des individus1. Le revenu de base est ainsi porté par une large représentation politique contrairement au « salaire à vie », qui s’oppose à cette dernière forme de « revenu de base ». Selon Bernard Friot, il s’agit d’une fausse alternative au capitalisme portée par les libéraux eux-mêmes. Cet aspect constitue le cœur de cette controverse économique. Il ne s’agit pas de savoir, pour lui, quelle est la meilleure alternative au capitalisme mais si le « revenu de base » est une alternative au capitalisme.

Note de bas de page 2 :

 Caleb Irri, le salaire à vie contre le revenu de base, récupéré le 20/02/2016.http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/le-salaire-a-vie-contre-le-revenu-156518

« A gauche certains craignent que le revenu de base ne tire les salaires vers le bas et ne pousse à une précarisation plus grande de l'emploi. L'économiste communiste Bernard Friot parle de "roue de secours" du capitalisme. »2 Bernard Friot, le théoricien du « salaire à vie », permet, grâce à sa proposition, d’ouvrir le débat sur le revenu de base, en créant une controverse particulièrement vive en France qui sort de la polémique du « pour » ou du « contre » le revenu de base. Les dispositifs socio-éducatifs portés par le collectif « citoyen singulier.s » traitent de cette QSV.

Dispositif

Note de bas de page 3 :

 Prononcé : collectif citoyen singulier pluriel

Un groupe de citoyens d’une commune rurale française constitué de six personnes a créé le collectif « citoyen singulier.s »3 en janvier 2016, à la suite de l’accompagnement que nous avions initié en septembre 2015. Le groupe a choisi de traiter de questions économiques par la porte d’entrée du « salaire à vie ». Les personnes du groupe n’étaient pas militantes sur cette question et ne connaissaient pas cette proposition d’inspiration marxiste. Cependant, le groupe savait que Bernard Friot viendrait faire une conférence dans leur ville en mai 2016. Ils ont choisi d’organiser trois ateliers ouverts au public en lien avec cette thématique. Leur objectif était de créer des débats citoyens en lien avec cette QSV. Nous les avons accompagnés dans la mise en place de ce dispositif activiste dont l’objectif était de poser des questions pertinentes et/ou impertinentes à Bernard Friot.

Le dispositif était constitué de trois ateliers, tous organisés sous la forme d’une projection/débat, qui ont eu lieu de mars à mai 2016. Les sous-thématiques des ateliers avaient pour objectif d’entrer progressivement dans la thématique. Le premier atelier traitait de la question générale du travail, le second du lien entre énergie et climat par la controverse climatique tandis que le dernier atelier abordait spécifiquement le « salaire à vie ». Nous analysons dans cet article le premier atelier réalisé par le collectif.

Note de bas de page 4 :

 Le marché du travail, récupéré le 22/02/2016.  https://www.youtube.com/watch?v=PwjIVPMPvVI

Note de bas de page 5 :

 Comprendre facilement le travail de Bernard Friot en 10 minutes, récupéré le 22/02/2016https://www.youtube.com/watch?v=cjL1MuE5wpI

Ce premier atelier avait pour objectif d’ouvrir le débat sur la question du travail. Il était organisé sous la forme d’une projection suivie d’un débat. La projection avait pour objectif de présenter la controverse économique en lien avec le salaire à vie. Nous l’avons introduite par l’actualité de la loi El Khomri, puis nous avons présenté la différence entre la proposition marxiste de Bernard Friot et le modèle économique néo-libéral. Pour la vision néolibérale, nous avons utilisé une vidéo de cinq minutes sur le marché du travail4 car il était important que les participants acquièrent un minimum de vocabulaire pour le débat qui a suivi cette projection. Pour la proposition de Bernard Friot, nous avons utilisé la vidéo de « réseau salariat », une association d’éducation populaire qu’il a créée pour diffuser sa proposition d’alternative au modèle économique actuel. Nous avons utilisé la vidéo de présentation de leur site internet que nous avons coupée à cinq minutes, afin d'équilibrer les temps de diffusion de chaque point de vue5. De plus, les membres du collectif ont choisi d’introduire une vidéo de deux minutes de Franck Lepage et une vidéo sur l’avenir du travail qui a servi de point de départ pour le débat.

Cet atelier a commencé par un jeu de connaissance inter-individuelle permettant aux participants de se rencontrer. Nous avons ensuite présenté la méthode du forum aux participants de l’atelier. Cette méthode de débat permet de discuter en petits groupes ; elle a pour objectif d’éviter que certaines personnes s’expriment plus que les autres. A la suite d'une discussion de 40 minutes en petits groupes, les participants ont fait une restitution de leurs échanges devant tous les participants. Ensuite, la discussion s’est prolongée de façon informelle, ce temps faisant partie intégrante de l’atelier. Il a été précisé aux participants, dès le début de l’activité, que le consensus n’était pas recherché, pour aller dans le sens d’une éducation à l’activisme agonistique.

Analyse

Pour le recueil des données, au-delà de notre implication, nous avons enregistré l’atelier et réalisé des entretiens semi-directifs avec les participants de l’atelier qui le souhaitaient. Nous analysons ici le discours des participants du premier atelier pour illustrer le potentiel des QSV à favoriser l’activisme agonistique que nous souhaitons développer.

Nous cherchons à mettre en lumière dans quelle mesure ce dispositif socio-éducatif va dans le sens d’un activisme agonistique. Nous avons observé que lors de cet atelier tous les participants ont pris la parole. Aucun participant avec qui nous avons réalisé un entretien n’a radicalement changé d’avis à la suite de la projection/débat, mais il semblerait que cela leur ait permis de resituer leur propre point de vue sur la question du travail dans la complexité de cette question. Lors du débat, les participants ont observé que différents points de vue se sont exprimés. Julien estime qu’il est intéressant de « confronter » les opinions de chacun sans que l’opposition ne soit systématiquement recherchée. Malgré quelques nuances dans les positionnements des participants, Julien estime que les opinions sur ce sujet font relativement consensus dans ce groupe.

Je pense c’est quand-même bien de […] de confronter des points de vue sans qu’il y ait forcément d’opposition tout le temps, là je sais même pas, je sais même pas, il y avait des gens qui pensaient un peu différemment ça c’était déjà pas mal. (Julien)

Armand pour sa part, dit avoir été en « confrontation » sur le fond avec d’autres participants. La méthode lui a permis d’écouter le point de vue de ces personnes qui était en opposition avec sa perception de la thématique, sans pour autant modifier son positionnement, principe fondateur du débat agonistique.

Ils trouvaient ça simple, ils trouvaient ça bien, moi je suis pas vraiment d’accord avec ça, du coup voilà on étaient un peu en confrontation là-dessus aussi on était pas mal en confrontation sur les énergies […] pour moi c’est une chimère, j’essayais de leur dire, enfin j’essayais pas de leur dire, ils étaient pas d’accord, bon ben voilà. (Armand)

Note de bas de page 6 :

 Pour garantir l’anonymat des participants, tous les prénoms ont été modifiés

Lucie6, quant à elle, a mis en avant l’intérêt du dispositif pour favoriser le débat agonistique en lien avec la thématique du travail. Pour elle, le débat a été enrichi par la projection des différentes vidéos sur le travail, ce qui a permis selon elle d’ouvrir la discussion pour le débat. « C'était pas pour ou contre le travail, c’était vraiment une question qui permet de se poser énormément de questions […] ça ouvrait le débat sur plein de champs » (Lucie)

Elle insiste sur le fait que selon elle, les controverses sont une bonne introduction pour le débat. Cette introduction a rempli son objectif de libérer la parole chez cette participante et met en avant l’importance de la diversité des points de vue en lien avec notre thématique afin de favoriser le débat citoyen sans entrer dans une forme de dogmatisme.

C’était très intéressant d’avoir toutes ces petites vidéos avec ces petites transitions, ces différents points de vue, heu voilà c’était un peu… pas pour se faire une opinion mais c’est vrai que ça permettait d’éclairer un peu les différentes positions que les gens peuvent avoir sur le travail et heu c’était voilà une bonne entrée en matière j’ai trouvé. (Lucie)

Cette forme de débat lui a permis de s’exprimer, alors qu’en général, elle déclare ne s’exprimer pas ou peu dans les débats organisés de façon « classique », en grand groupe. De plus, pour elle, les débats « classiques » ne favorisent pas la participation de tous, il est difficile de s’exprimer lorsque l’on n’est pas un « leader ».

J’ai trouvé très bien qu’on mène pas une discussion un peu en assemblée comme ça ou bien sûr y a des leaders qui parlent et puis moi je fais partie des gens qui justement parleraient peut-être pas ou plus en écoute […] c’est toujours pareil on aurait tendance à justement vouloir regarder une vidéo là pendant une heure et après bon on a nos petites opinions, on parle vite fait et puis on rentre et c’est pas ce qu’il faut et c’est pour ça que c’était bien. (Lucie)

Selon elle, le débat a été agonistique, les antagonismes étaient présents mais ne se sont pas traduits par des échanges amis/ennemis. Lucie met aussi en avant que s’exprimer sur un sujet de société dans la diversité des opinions de chacun amène le débat citoyen, et qu’il a été agréable pour elle d’aborder cette question. C’était donc, pour elle, un atelier propice à la réappropriation citoyenne de ces questions en dehors de toute forme de guidance. Les participants ne sont pas arrivés à une convergence idéologique, ce qui correspond bien à un processus agonistique.

Ça a vraiment permis de discuter et de voir que ben oui en fait on est pas…on est intéressés par les questions même si on a pas les mêmes points de vue, enfin on était quand même assez tous différents que ce soit en âge ou en travail ou enfin donc ça a amené plein de points de vue et c’était agréable de savoir que l’on a pu se réunir on était quoi une petite quinzaine, vingtaine, un samedi après-midi à débattre sur un thème qui est le travail heu enfin sans partager le même point de vue, de sentir qu’il y a des gens qui sont intéressés c’est toujours, enfin voilà, ça a amené du débat citoyen, c’était quand-même agréable de se reposer des questions essentielles. (Lucie)

Elle a aussi exprimé qu’elle s’est sentie autorisée à exprimer son point de vue, même si cela a été difficile pour elle. Les vidéos et le temps d’échange plus long que dans un débat « classique » semble lui avoir permis d’argumenter son point de vue, ce qu’elle n’aurait pas forcément fait si on lui avait posé une question sur ce sujet sans apport d’informations préalable.

…c’est toujours un travail, de reprendre la parole et de se dire que toi aussi t’as des opinions, que t’as le droit de les exprimer et que voilà même si tu les dis mal ou quoi on s’en fout mais voilà c’était vraiment important et voilà c’était très bien de le faire comme ça parce que, comme je t’ai dit, j’aurais pu très bien…. parce que pris comme ça et toi t’as une opinion et heu oui bien sûr, mais non attends là je sais pas. (Lucie)

Pour elle, ce fut un effort de venir à l’atelier mais cela lui a permis de discuter avec des personnes qui ne faisaient pas partie de son cercle de connaissance habituel, au sein duquel les points de vue sur le sujet sont proches. Elle a apprécié échanger avec des citoyens qui ne partageaient pas son point de vue.

C’était un effort mais c’est des questions qui sont intéressantes il faut voilà, il faut que ça vive et que ça se fasse sinon on va toujours discuter entre nous et on n’aura jamais des…on sera toujours d’accord ou on verra pas autre chose quoi, et donc c’était bien. (Lucie)

L’un des participants a exprimé, lors de la restitution à la fin de l’atelier, l’importance pour les citoyens de décider de leur avenir commun. Il exprimait ainsi l’importance de cette co-construction avec tous les citoyens dans une visée agonistique du politique. Selon ce participant, cette méthode a permis de réduire la place de « l’ego » c’est-à-dire de sortir de la relation ami/ennemi. Cela a permis d’aller vers un débat agonistique qui permet de traiter du fond de la question et par conséquent de sortir de la polémique pour entrer dans une réelle controverse.

Nous sommes actuellement dans un état d’être « institué », où nous obéissons à un système ou à des systèmes et qu’il va falloir passer à un état d’« instituant », c’est-à-dire où c’est nous…enfin je+je+…allons décider de ce que pourrait être l’avenir. (Luc)
- Toi personnellement, tu as eu le sentiment de pouvoir exprimer ton point de vue dans ce petit groupe ? (A.)
- A tout à fait. (Luc)
- Et si ça avait été en grand groupe, imaginons, est-ce que tu penses que tu aurais pu t’exprimer de la même manière ? (A.)
- Sur instituant, institué oui sur la notion de temps que j’ai introduite non […] je pense que il y avait là de fortes personnalités dans l’assistance, des gens qui sont engagés [….] comme moi naturellement, souvent je me retire plutôt, non pas que j’écoute pas mais je me mets en position d’écoute plutôt qu’en position d’intervention. J’ai horreur justement de toutes ces discussions où c’est plus l’ego qui s’affronte que l’avancée de la réflexion donc je pense que cette méthode était bien mieux oui que le grand groupe. (Luc)

Cet atelier a permis, selon nous, de favoriser le débat agonistique. Le sujet était adapté à ce type de débat citoyen car il traitait des structures de la société. Différents points de vue se sont exprimés dans des échanges entre adversaires politiques mais non entre ennemis sur une question de fond. A ce stade, nous identifions que la présentation de la QSV avec un support vidéo semble pertinente pour favoriser l’expression des différents points de vue des participants. De plus, il nous semble essentiel que l’animateur soit explicite quant au fait que le consensus n’est pas recherché dans ce type de dispositif socio-éducatif. Il doit selon nous le rappeler à plusieurs reprises durant l’animation du dispositif. La méthode doit également être cohérente avec cet objectif ; aucune restitution univoque d’un sous-groupe par exemple ne doit être demandée. Sous certaines conditions que nous venons d’évoquer, et qu'il nous reste cependant toujours à affiner, les QSV nous semblent favoriser le débat agonistique, élément essentiel d’un activisme agonistique. Nous expérimentons actuellement d’autres dispositifs socio-éducatifs pour un activisme agonistique afin d’identifier les invariants d’une éducation à l’activisme agonistique.

Conclusion

Les animateurs d’éducation populaire qui réalisent ce type d’éducation à l’activisme agonistique sont de plus en plus nombreux en France, sans pour autant abandonner la visée hégémonique d’une forme d’activisme plus « classique ». L’activisme agonistique est difficile à isoler en tant que tel d’autant plus que cette approche est parfois implicite ou inconsciente chez les acteurs qui la mettent en place. Il est essentiel que l’activisme agonistique se dote d’un cadre théorique mais aussi d’outils spécifiques tout en engageant dans le même temps une réflexion sur ses propres objectifs.

Nous poursuivons actuellement notre travail de recherche dans ce sens. Il nous semble que cette forme d’éducation à l’activisme permet de réduire les tensions au sein de la société civile et de favoriser des actions citoyennes en dehors de toutes formes de guidance. Nos premiers résultats montrent l’intérêt des QSV pour favoriser le débat agonistique. Le dispositif de traitement de la QSV, vidéos et débats en petits groupes dans notre cas, paraît être également une condition qui s’ajoute à l’introduction d’une controverse pour un débat agonistique. La méthode d’organisation du débat est, elle aussi, essentielle et doit permettre l’expression de tous les participants. Pour cela, la division en sous-groupe nous semble particulièrement adaptée.

L’activisme hégémonique et l’activisme agonistique engagés dans une praxis, sont susceptibles d’accompagner l’émancipation de la société civile. L’hégémonie actuelle, quant à elle, la dirigeant à marche forcée vers des formes d’actions non critiques, pour son propre maintien sous la forme d’un activisme conservateur fortement dominant dans l’éducation formelle mais aussi présente dans l’éducation non formelle.