Les relations avec les parents de collégiens décrocheurs

variations à partir de deux approches monographiques

Maryan Lemoine 

https://doi.org/10.25965/dire.366

Alors que des élèves sont engagés dans des processus de décrochage scolaire, qui créent inquiétudes et tensions, leurs parents peinent à trouver, ou à prendre une place dans les démarches alternatives proposées dans les collèges. Deux monographies d’établissements, au sein desquels s’est décliné un dispositif académique de lutte contre le décrochage, permettent d’observer, pour les interroger, les manières par lesquelles les acteurs scolaires suscitent, entretiennent ou acceptent le dialogue avec les parents de ces collégiens décrocheurs.

L’approche de type ethnographique montre non seulement les conditions et les contraintes qui se font jour, dans chaque configuration, mais aussi les ajustements et les acquis, qui, au fur des cinq années de l’étude, contribuent à renforcer et qualifier les relations entre les professionnels et les parents au bénéfice d’un meilleur accompagnement, voire d’une prévention affinée du décrochage. L’analyse croisée de l’évolution des démarches au sein des deux établissements, fait alors apparaitre des conceptions éducatives différentes. Ce qui peut éclairer les écarts que cela produit, à l’échelle des collectifs, en termes d’appropriation.

En effet, le retour dans les deux collèges, cinq ans après, permet de pointer les apports et limites de ces démarches, en termes de pratiques et de culture d’établissement. Là, où dans le premier collège, un fort investissement d’un premier cercle de spécialistes répondait à des situations très difficiles, le départ de ces acteurs emporte avec lui les capacités de mobilisation et de dialogue avec les parents. Dans le second collège, la circulation des élèves et des informations orchestrées par les CPE, entraine une mobilisation plus large des acteurs. Cela crée des situations de travail et de formation entre pairs qui ont entretenu et amplifié mobilisation et démarches, jusqu’à faire du dialogue avec les parents de collégiens décrocheurs, un des fondements de la culture de ce collège.

Sommaire
Texte intégral
Note de bas de page 1 :

 Guigue M. (dir), Bruggeman D., Lemoine M., Lesur E. , Tillard B. (2013) Les déchirements des institutions éducatives. Jeux d’acteurs face au décrochage scolaire. L’Harmattan, coll. Savoir et formation, Paris.

Note de bas de page 2 :

 In Plazy V. et Potié L. (coord) (2008) Réflexion croisée. Parents professionnels sur le décrochage scolaire, Mission Régionale Rhône Alpes d’Information sur l’Exclusion. Les apports du Collectif Paroles de femmes : « De parents démissionnés, à parents citoyens », p32-35, apportent un exemple sur les démarches entreprises avec ATD afin de dépasser ces catégorisations

Inquiets, tendus, parfois « ballotés », de professionnels en services, plus ou moins identifiés par eux, des parents de collégiens décrocheurs témoignent des difficultés qu’ils ont à se faire expliquer ce qui se joue voire à se faire entendre, dans « un monde scolaire stressant », fait de tensions fortes et d’enjeux importants pour les acteurs de l’école mais aussi pour eux et pour leurs enfants1. Outre la peine qu’ils ont « à tenir le coup », pour préserver ou maintenir, malgré tout, la relation avec leur fille ou leur fils, ces mères et ces pères se sentent alors démunis, et certains se disent « démissionnés »2. Quand des décisions sont prises pour intégrer leur enfant dans un dispositif, dans ou hors de l’établissement scolaire, ils observent parfois que seule leur adhésion est recherchée, là où ils attendaient de pouvoir faire un choix, voire de participer à l’analyse, à l’élaboration de propositions, comme aux ajustements.

Note de bas de page 3 :

 De plateformes académiques en missions départementales et régionales, les acteurs scolaires et les collectivités sont désormais mobilisés sur les mots d’ordre de lutte contre le décrochage, sans que les enjeux ne soient toujours posés et les pratiques toujours aménagées.

Note de bas de page 4 :

 Les Assises Nationales de l’Education Prioritaire interrogent ainsi, à l’automne 2013, cet enjeu de la bienveillance. Des colloques récents envisagent de nouvelles perspectives tels celui de mars 2013 à l’Université de Nice, Sophia Antipolis : « Du décrochage scolaire à la réussite : le rôle des alliances éducatives ».

Note de bas de page 5 :

 Au sein de l’Ecole Nationale de la Protection judiciaire de la jeunesse, ou dans l’Education Nationale notamment.

Ces situations et ces enjeux font l’objet de travaux de recherches, de préconisations et de formation depuis bien des années, mais maintenant que le « décrochage » est devenu une thématique médiatisée, en même temps qu’un enjeu plus affirmé des politiques publiques3, le regard se porte de manière plus précise sur les environnements de travail et les manières d’appréhender ces situations. Ainsi les apports de la « bienveillance », la recherche des « alliances éducatives », les stratégies « d’accrochage scolaire » ont donné lieu, ces dernières années, à des travaux scientifiques4 et sont désormais envisagés et mis au travail, avec des acteurs scolaires, éducatifs et sociaux5.

Note de bas de page 6 :

 Selon Garfinkel, cité par Chapoulie J.M. (1994) « E.C.Hugues et le développement du travail de terrain en sociologie » in Revue Française de Sociologie, 598.

Pour cet article, l’approche compréhensive est privilégiée afin d’étudier comment, « localement et quotidiennement à travers les faits, paroles et gestes »6, professionnels des collèges et parents parviennent à travailler ensemble, et comment des démarches inscrites dans un espace-temps donné et des interactions entre certaines personnes peuvent, ou non, être poursuivies dans la durée, alors que les acteurs changent.

Note de bas de page 7 :

 Dans le cadre d’un travail de thèse : Lemoine M. (2009) Collégiens décrocheurs et effets décrocheurs dans les établissements. Incidences sur les pratiques des acteurs et sur le fonctionnement des collèges, Thèse en Sciences de l’Education, Université Charles de Gaulle, Lille3

Note de bas de page 8 :

 Pour saisir comment cette démarche s’est élaborée et les apports dans les établissements voir Lemoine M. (2010) « Faire médiation au collège: les apports de Démission Impossible, un dispositif qui investit les marges de la scolarité. » Connexions, ARIP-ICS, n° 93,pp 133-143

Nous appuyons ce propos sur des données recueillies lors d’une recherche antérieure7, fondée sur une enquête de terrain de type ethnographique, effectuée de manière longitudinale de 2001 à 2006. Aux observations dans les établissements, se sont ajoutés le recueil de discours en situation, la collecte de traces et de dossiers, lesquels ont ensuite été croisés afin de repérer et d’analyser un certain nombre d’« effets décrocheurs » au sein de quatre collèges situés dans le bassin minier du Pas-de-Calais, où un dispositif départemental, Démission Impossible (DI), se trouvait impliqué pour repérer des collégiens en très grande difficulté et aider les acteurs locaux à raccrocher certains de ces collégiens engagés dans des processus de décrochage scolaire8.

Note de bas de page 9 :

 Careil Y. (1994) Instituteurs des cités HLM. Radioscopie et réflexion sur l’instauration progressive de l’école à plusieurs vitesses. Paris, PUF. L'auteur plaide pour ces approches très ancrées qui nécessitent de labourer profondément le terrain, en mobilisant une infinité de sources et de documents. Il évoque pour le choix de son échantillon, l’aspect méthodologique qui s’appuie sur un tri progressif, élaboré à partir d’une connaissance très fine du terrain et des publics enquêtés, p 65.

Note de bas de page 10 :

 Pour cet article nous avons complété ces monographies initiales par trois journées d’immersion durant l’année scolaire 2011-2012. Ces retours furent l’occasion d’observer les collèges considérés dans leurs relations ordinaires ou plus appuyées avec les familles, à la lumière de ce que nous avions pointé et analysé plusieurs années auparavant. Ils nous ont également permis d’avoir accès à des documents relatifs à des actions plus récentes, ainsi qu’aux discours de plusieurs acteurs, déjà rencontrés, ou plus récemment impliqués.

Note de bas de page 11 :

 Monceau G. (2008). « Implications scolaires des parents et devenirs scolaires des enfants », in Kherroubi M.,(dir.), Des parents dans l’école. Ramonville Saint-Agne, Érès, pp. 38-87.

Note de bas de page 12 :

 Becker H. S. (1986). « Biographie et mosaïque scientifique », in Actes de la recherche en sciences sociales, 62-63, pp. 105-110.

En revisitant ces approches hyper-contextualisées9 et en les complétant par des données plus récentes10 nous proposons deux monographies d’établissement en Éducation prioritaire, qui présentent chaque année entre une demi-douzaine et une dizaine d’élèves engagés dans des processus de décrochage. Il s’agit ainsi de présenter et d’analyser, à travers la mise en œuvre de ce dispositif dans chaque configuration scolaire, comment ces relations entre parents et professionnels s’instaurent, sont poursuivies, enfin quels effets cette implication parentale11 peut avoir sur les situations, dans chacun des collèges étudiés. Nous veillerons à ce que ces monographies s’interpellent, s’interrogent mutuellement et nous interrogent à nouveau. Nous utiliserons à chaque fois une étude de cas, pour éclairer le propos. Enfin, nous exposerons les apports en suivant une intention de H.S. Becker : « chaque pièce ajoutée à la mosaïque enrichit un peu plus notre compréhension de l’ensemble du tableau. Quand beaucoup de morceaux ont été placés, nous pouvons voir, plus ou moins clairement, les objets et les individus dans le tableau ainsi que leurs relations réciproques12 »

Note de bas de page 13 :

 Garfinfel H. (2007), Recherches en ethnométhodologie, Paris, PUF. L’approche microsociale que propose l'ethnométhodologie valorise le point de vue des acteurs et les mises en action en contexte.

Ainsi, partant de l’idée que « la réalité sociale se construit (…) selon des processus et des spécificités tels qu’il convient de les observer en situation et de les interroger pour approcher le sens de ce qui s’opère »,13 nous pointerons d’abord, dans chaque configuration, quelles places sont faites, laissées ou conquises par les parents ? Quels rôles sont attendus de leur part, ou leur sont attribués ? Enfin nous regarderons à travers les initiatives qu’ils prennent ou pas, le degré de leur engagement et la réception qu’en font les acteurs scolaires ?

Puis revenant cinq ans après l’enquête initiale, nous envisageons à travers une approche croisée de l’évolution des dynamiques relationnelles entre professionnels et parents, dans les deux établissements, de distinguer, dans ces cheminements différenciés, les acquis en termes de pratiques, et ce qui participerait des choix organisationnels, de la capitalisation des expériences et de leur diffusion.

1. Au collège Moulin: les parents cantonnés dans des relations avec des spécialistes

Des parents ordinairement peu invités à s’investir, malgré des situations préoccupantes.

Le collège Moulin est situé à la périphérie de la ville et ses quartiers de recrutement connaissent un vieillissement important de leur population. Ce qui explique en partie la baisse progressive des effectifs en deçà des 500 élèves en fin d’études. On y constate également un absentéisme important en nombre d’élèves, comme en intensité. Si la situation excentrée semble un élément explicatif pour des élèves à l’assiduité fragilisée, il apparaît également, au cours de nos entretiens, que la plupart des membres du collège ont tendance à minorer cet absentéisme, tant dans son importance que dans ses degrés. Nous constatons en effet combien l’euphémisme est fréquent : « pas souvent là », « quelques absences », « ne vient pas toujours », sont des locutions souvent mobilisées alors que les situations apparaissent clairement plus problématiques.

Note de bas de page 14 :

 Voir J. P. Payet (1997) Collèges de banlieue. Ethnographie d’un monde scolaire. Méridiens, Paris. « Klincksieck ». C’est ainsi que l’auteur nomme tous les espaces temps scolaires en dehors de la scène qu’est la classe.

On retrouve ce recours à l’euphémisme concernant des élèves qui se signalent par un comportement inadapté et par des perturbations. Ici, au sujet des mesures prises à leur encontre, les élèves, comme la Conseillère principale d’éducation (CPE) et les professeurs, ne parlent pas d’exclusions de cours ou de punitions, mais plus volontiers d’«  option couloir » ou d’« option perm ». Celles-ci semblent même si utilisées qu’elles rendent, parfois, la salle de permanence difficile à maîtriser, de même que la circulation et le bruit dans « les coulisses14 » durant les heures de cours.

Au fil de l’étude nous notons enfin, un nombre non négligeable d’élèves de 4e/3e qui choisissent de ne pas participer à certains enseignements. Ce qui nous interroge sur un lien entre ces pratiques d’exclusion temporaire, et d’autre part l’absentéisme, perlé à lourd remarqué dans des processus de décrochage souvent bien engagés. Néanmoins, nous constatons que ces formes d’absentéisme et de perturbations n’entraînent pas une forte mobilisation ni en direction des parents ni, de leur part, dans le travail ordinaire des professeurs principaux et de la CPE

Ce sont ces éléments, perçus comme des « symptômes » d’une vie scolaire dégradée, qui amènent le principal adjoint à contacter le chargé de mission du dispositif DI. Nous observons alors que la volonté d’associer les professeurs principaux des élèves concernés ne se concrétise pas par une relation accrue avec les parents. De même, si la CPE, l’Assistante sociale (AS), et la Conseillère d’orientation psychologue (COP) sont investies, ce n’est cependant que ponctuellement, pour des questions très ciblées, exclusivement en rapport avec leurs missions, et quasiment jamais de manière filée.

Quand les parents sont vus, ce n’est donc que pour partager des impressions, pour les informer des mesures décidées par le collège, y compris des sanctions, pour les « mettre en demeure », selon le mot d’un Assistant d’Education (AE), « en demeure » de faire venir leur enfant, mais très rarement pour leur demander de participer à quelque démarche que ce soit. Nous comprenons que le repérage et les prises en charge pédagogiques et éducatives permettant d’envisager une réponse aux situations de décrochage, sont plutôt ici l’affaire d’un premier cercle, certes très actif, mais aussi assez réduit.

Une matrice protectrice…

Note de bas de page 15 :

 En cessation progressive d’activité, il n’a que dix heures de cours par semaine mais passe une trentaine d’heures hebdomadaires dans l’établissement. Habitant un quartier proche, militant associatif, il évoque à plusieurs reprises sa jeunesse et ce qu’il observe de commun chez certains des jeunes. On peut penser que c’est une forme d’homologie de condition, certes décalée dans le temps, qui mobilise son attention et explique cet investissement exceptionnel.

Aux côtés du principal adjoint, s’activent un professeur de technologie, en poste à temps partiel15 et deux assistants d’éducation qui assurent au quotidien, au fond de la salle de cours de l’enseignant, puis dans « l’ancien laboratoire de technologie », l’avancée des activités pédagogiques. Les élèves, pris en compte, y sont regroupés en mini classe, à quelques mètres du bureau de la CPE. L’écoute est, dans toutes les occasions, privilégiée. Les emplois du temps sont aménagés de telle sorte que les trois, quatre ou cinq élèves soient présents au collège les jours de présence du professeur et de ses deux « adjoints ». C’est à l’intérieur de ce cercle que se développent les relations avec les parents.

La mobilisation de ces quelques acteurs s’effectue ici selon un double objectif : proposer des parcours scolaires alternatifs à des élèves engagés dans des processus de décrochage et vider les couloirs, pour recouvrer le calme au niveau de la vie scolaire. Ce qui peut expliquer, comme nous le constatons, que ce sont plutôt les perturbateurs et autres décrocheurs de l’intérieur que les absentéistes qui font l’objet de ces prises en charge. Certes, si certains d’entre eux sont aussi l’objet d’attention, nous observons, au fil des années, que l’absentéisme a tendance à se durcir.

Les actions du dispositif sont très ancrées « géographiquement », dans un espace particulier du collège. On peut penser que ce quasi statisme rend bien plus difficile d’aller chercher et raccrocher ceux qui fuient résolument, que de « détourner » pour « les canaliser », dixit le professeur de technologie, ceux qui perturbent par leurs éclats. Nous observons d’ailleurs que ces lieux sont appropriés par les élèves et surtout, au fil des années, et des situations travaillées, qu’ils sont assez vite bien identifiés et maîtrisés par les parents. Au bout de quelques rendez-vous, il n’est pas rare que ceux-ci s’y rendent, même sans passer désormais par les bureaux d’accueil et d’administration, comme si leur enfant relevait d’un régime particulier. L’absence de remarque à ce sujet, de la part des acteurs du premier cercle comme de la CPE, renforce encore cette impression que cela est communément admis.

Note de bas de page 16 :

 Au double sens d’écouter/entendre, et d’envisager/entendre.

Note de bas de page 17 :

 Levivier A.P. et Tourilhes C. « La recherche-action dans le travail social. A propos des espaces intermédiaires d’expérimentation.» www.arifts.fr/PDF/Publications/JE_2013.02.08/Conference_Levivier-Tourilhes.pdf Les auteures les envisagent comme éphémères, dans leurs perspectives de travail mais nous constatons qu’il en est autrement dans le cas du collège Moulin.

Cette organisation spatiale et temporelle, et les relations presque électives qui s’instaurent, nous amènent dès lors à envisager le présent fonctionnement comme celui d'une matrice protectrice. Protectrice, d’une part pour les collégiens concernés, qui sont scolarisés à l’écart. Ce qui réduit ou élimine les tensions potentielles. Protectrice également pour le reste du collège et de ses acteurs qui, dans leur grande majorité, n’entendent16 plus parler de rien, à partir du moment où ils « émettent » un élève vers la salle de techno, donc vers « le dispo », comme ils le disent. Protectrice enfin, car elle permet et semble préserver de bonnes relations avec les parents. Assurer dans la continuité, les échanges et le dialogue avec eux, y compris quand des situations difficiles se présentent, se fait dans cet espace-temps « intermédiaire »17 qui s’institutionnalise peu à peu, avec ces acteurs « spécialistes » mûris des expériences.

Au total, seuls le professeur et les deux AE proposent du travail scolaire, visitent régulièrement les élèves sur leur lieu de stage, tiennent à jour les conventions, assistent les élèves et les familles pour les choix d’orientation et l’instruction du dossier. Nous observons de manière fréquente qu’ils vont même jusqu’à participer aux rencontres avec la COP, voire à assumer, en son absence les missions d’écoute, de conseil et d’élaboration du dossier d’orientation auprès de l’élève et de ses parents.

… qui facilitent les relations avec les parents, jusqu’à les suppléer, parfois.

Cette déclinaison du dispositif DI qui se fait à Moulin sous la forme d’une mini-structure, à l’intérieur de la structure supérieure qu’est le collège, autorise même à envisager des démarches dont nous ne trouvons pas l’équivalent ailleurs. Une situation, certes très particulière, voire extrême, permet de l’illustrer et agit comme un analyseur de ce tout ce qui peut se déployer ici.

Ainsi le principal adjoint entend parler par un éducateur d’un garçon de 15 ans, sans établissement, du fait combiné de l’interdiction de séjour de sa commune d’origine, suite à une mise en examen dans une affaire de mœurs, et de la rumeur qui l’accompagne. Son père et cet éducateur cherchent, depuis plusieurs mois, un collège où l’inscrire. Et, malgré les démarches effectuées auprès de l’Inspection d’Académie, comme de plusieurs principaux, ils sont sans solution, jusqu’à ce rendez-vous avec le professeur de technologie, le principal adjoint, et jusqu’à l’inscription qui s’ensuit.

Le père nous indique quelques semaines plus tard, qu’il n’y croyait plus, et marque même son étonnement du fait que personne n’ait posé de « questions embarrassantes » à son fils comme à lui, et qu’on est de suite « entré dans le vif du sujet. » Le professeur de technologie nous explique qu’il n’a « pas à se préoccuper des questions et des problèmes judiciaires des élèves, mais à trouver des réponses scolaires (…) chacun son boulot ». Les parents n’étant pas résidents du secteur, l’élève est en famille d’accueil, en placement familial spécialisé, dans un quartier proche du collège. Comme il est invité, à l’instar de beaucoup d’autres, à chercher un terrain de stage, il se trouve, très vite, comme sa famille, en difficulté car il n’a pas de connaissance ni de relais sur le territoire.

Nous observons alors comment, à la demande du professeur, l’un des deux AE fait une recherche préalable puis accompagne l’élève et son père. Si les acteurs scolaires se mobilisent, ils ne remplacent cependant pas le père et attendent son déplacement au collège afin de concrétiser l’engagement en stage. Nous constatons ensuite, au fil des mois, que les demandes de l’éducateur et du père sont toujours étudiées avec attention, et dans le souci de répondre, de proposer des rencontres afin de faire avancer les sujets. Nous voyons aussi qu’ils sont systématiquement tenus au courant des évolutions et des quelques petits problèmes qui émaillent le parcours du garçon. Si les acteurs du premier cercle contactent, pour une question pratique, la famille d’accueil, ils en informent aussi le père et l’éducateur. En retour ceux-ci apportent des informations sur les échéances judiciaires, ce qui permet aux acteurs scolaires d’adapter la progression pédagogique. Les informations circulent donc entre les différents pôles de la vie de cet élève. Si certaines d’entre elles, relevant des aspects judiciaires, ne sont pas partagées, cela ne semble pas entraver le déroulement de cette prise en charge.

Nous remarquons enfin que le dossier d’orientation, préparé au fil des rencontres entre l’élève, son père et l’encadrement du collège, est repris en main à quelques jours de l’échéance, après avoir connu une suspension dans son instruction du fait de l’éloignement professionnel temporaire du père. Il est finalement porté directement par le professeur de technologie. A sa demande, le blocage administratif sur la signature est même levé afin de permettre le traitement informatique dans les délais. Le professeur indique alors, en substance, que c’est la finalisation d’un parcours satisfaisant qui a guidé cette manière de transiger car cela devait primer sur les impératifs administratifs. L’élève quitte le collège en fin d’année avec une orientation prononcée en LP.

Cette situation, pour exceptionnelle qu’elle soit, montre cependant la volonté des acteurs scolaires et leur capacité à travailler, à parité et dans la continuité, avec le père et l’éducateur. Cette capacité à tenir compte des obstacles et sinuosités du parcours de l’élève tient non seulement à l’engagement du professeur, à l’esprit de travail et à l’organisation de ce premier cercle, mais aussi à la participation et aux actes du père, de l’éducateur, qui incitent à et soutiennent la mobilisation et l’adaptation des acteurs scolaires. Il nous semble que la force de l’engagement des acteurs est rendue possible par une conception ouverte des enjeux éducatifs et par une volonté de coopération, qui favorisent ensemble le développement de pratiques repoussant les limites de l’activité ordinaire.

2. Au collège Lagrange: qualifier les collectifs au travail, pour mieux accompagner élèves et parents.

Une mobilisation et une organisation lisibles dans et hors les murs du collège.

Le collège Lagrange est situé au carrefour de deux cités ouvrières et d’un ensemble de grands immeubles, assez rares dans cet environnement urbain essentiellement constitué de corons. Il accueille environ 800 élèves et ses effectifs sont stables sur la période. Ce qui en fait un des gros collèges du secteur. Il connaît un absentéisme perlé assez important, notamment en 4e/3e, qui, selon des membres de l’équipe éducative, s’expliquerait, en partie, du fait de la structure ouverte, peut-être trop « éclatée » du bâti. Ce qui rendrait les allers et venues difficilement contrôlables.

En tout cas, cet élément est présenté comme important par les deux CPE, quand il s’agit de parler des enjeux de la vie scolaire. Elles évoquent assez souvent les rappels aux parents, qu’elles font sur ce point, de même que les appels qu’elles reçoivent, elles aussi, à ce sujet, de la part de certains parents inquiets de savoir si leur enfant est bien (venu) au collège. Il en résulte une forte sensibilisation dans et hors les murs, ce qui n’est pas sans lien, nous semble-t-il, avec la capacité de mobilisation collective, constatée ici.

Note de bas de page 18 :

 Expression qu’il utilise lui-même.

De plus, bien que son bureau soit éloigné du bâtiment des cours, de la salle des profs et de la vie scolaire, nous observons combien le principal est en prise avec la réalité quotidienne, à la fois pour les atteintes au règlement intérieur, tout comme pour les enjeux d’organisation pédagogique. S’il pilote à distance et délègue, il voit aussi venir vers lui, régulièrement, les CPE ou des enseignants qui lui rendent compte ou le consultent. Il apparaît même, pour les situations qui deviennent conflictuelles, comme une figure tutélaire, incarnant le « juge de paix18 », selon une répartition tacite des rôles.

Ainsi des élèves et leurs familles sont, en de rares mais notables occasions, pressés de « traverser la cour », signifiant alors que l’affaire va désormais être connue et tranchée par le chef d’établissement. Ce recours, exceptionnel, est ancré dans les pratiques et l’est aussi, très certainement, dans les esprits. Nous observons, en effet, au fil des années, que quand cette expression « traverser la cour » est prononcée, elle n’appelle que très rarement une explicitation pour les élèves ou leurs parents.

Les CPE activent le travail en réseau pour enrôler les parents et les acteurs scolaires.

Ce sont les CPE qui étudient en premier lieu les situations et proposent éventuellement les premières démarches. Celles-ci nous semblent agir telles des vigies, repérant à travers des indices particuliers : retards, renvois de cours, absences (dont les motivations et degrés sont systématiquement interrogés), les conditions de parcours devenus chaotiques.

Dès lors, les CPE émettent des signaux d’alerte en direction des parents, qu’elles invitent fréquemment à les rencontrer, et des professeurs, notamment principaux, pour requérir des compléments d’information. Elles collectent ainsi, avec le même intérêt et la même constance, les remarques comme les demandes et les inquiétudes des parents et des professeurs. Et l’on comprend, à voir comment cela s’opère, que l’étude de la situation de l’élève et de ses évolutions est pensée et appréhendée ici, comme un point de rencontre au cours duquel s’affinent diagnostics, propositions et « plans de bataille » pour mobiliser les uns et les autres selon des objectifs décidés en commun.

A certaines heures, souvent autour des récréations, nous voyons combien le bureau des CPE, le couloir et les salles attenantes à la vie scolaire sont comme une ruche où les parents et les professionnels, scolaires, éducatifs et sociaux, viennent porter et recevoir des informations, puis se réunissent afin d’échanger ensemble pour décider d’une prise en charge, faire le point, envisager les étapes à venir.

Au fil d’un parcours les CPE interviennent pour des régulations d’ordre éducatif et organisationnel après avoir associé, très tôt, à leurs initiatives les enseignants et les parents. Elles veillent enfin à transmettre les décisions vers les parents non présents, vers les éducateurs et les autres professionnels intéressés. Enfin, elles se chargent de tenir à jour l’agenda des rencontres, de rappeler les rendez-vous, de collecter et renvoyer les documents.

Nous notons assez vite qu’une salle située dans le couloir de la vie scolaire devient bientôt le point de passage, puis même un lieu de référence identifié pour ceux qui relèvent du dispositif ou y participent : élèves, parents, professeurs tuteurs... Point éventuel de rencontre pour les réunions, au début de l’étude, elle est équipée ensuite d’un tableau sur lequel les emplois du temps des élèves sont affichés, puis de quelques casiers dans lesquels ils peuvent trouver leur cahier journal ainsi que des documents actualisés.

Les réunions avec les partenaires et les familles se font désormais là. Les élèves peuvent y déposer des travaux, des questions, des fiches à remplir. C’est ici qu’ils rencontrent prioritairement leur professeur référent ou l’AE qui les aident au travail. Ce lieu est réellement investi et nous observons que sa dimension de cadre, comme sa fonction symbolique, semblent influer sur la qualité des prises en charge, comme sur l’appropriation des démarches par les parents qui s’y retrouvent parfois, à discuter à plusieurs, entre les rendez-vous.

Note de bas de page 19 :

 Nous observons que ce mode opératoire incite d’ailleurs à la création de binômes prof/AE afin d’assurer la poursuite des travaux et la continuité des aides en direction de certains élèves. L’ensemble de ces choix est le plus souvent discuté et expliqué à la fois avec les élèves et avec les parents.

Mais ce lieu n’est, en fait, qu’un espace parmi tous ceux que fréquentent les élèves. Nous voyons, en effet, s’initier des emplois du temps à la carte élaborés avec les professeurs. Composés sur la base d’un maintien de cours dans la classe d’origine, auxquels s’ajoutent des participations à des cours dans d’autres classes, et à des « prises en charge » spécifiques, menées par des AE, ces emplois du temps19 visent à équilibrer les temps collectifs et plus individualisés pour les élèves.

Viser la complémentarité.

Pour appréhender de manière plus précise ce qui s’élabore ainsi dans la continuité avec les familles, nous nous arrêtons sur la situation d’une jeune fille inscrite en 3e. Très absentéiste, elle vient après un grand frère qui a présenté, quelques années auparavant, le même « profil », sans qu’il soit possible d’enrayer le processus de décrochage. La mère et le père, séparés, peinent, non seulement à la faire revenir au collège mais semblent aussi peu enclins à répondre aux sollicitations de l’établissement, encore plus à s’investir malgré les invitations de l’une des CPE.

Note de bas de page 20 :

 Goffman, E. (1973). La mise en scène de la vie quotidienne – Les relations en public – tome 2, Minuit, Paris

C’est alors, durant plusieurs mois, un travail lent et complexe, fait à la fois de constance et de « tact », afin de préserver la relation, d’aider l’élève et la mère à « garder la face » et à « faire face »20. Tour à tour deux professeurs et un AE sont investis dans la démarche d’accompagnement, chargés de proposer des activités pédagogiques adaptées à l’élève, à la demande et sous la houlette de la CPE. Celle-ci informe régulièrement les parents des évolutions et enjeux, d’abord par téléphone puis à l’occasion d’entretiens qui deviennent bientôt bimensuels.

Au bout de deux mois nous notons que la CPE ne participe plus systématiquement aux rencontres, laissant le professeur principal en « tête de ligne ». Une orientation se prépare dans les métiers de bouche. Le professeur visite la jeune fille sur son lieu de stage, dans un restaurant proche du collège, et discute des premiers éléments d’évaluation. La mère rapporte à cette occasion les informations qu’elle a elle-même recueillies auprès du restaurateur. L’assistante sociale accompagne bientôt la mère à la gare afin de repérer avec elle le quai à emprunter pour le futur déplacement de sa fille vers le CFA. En fin d’année l’élève concrétise ce projet, en obtenant un contrat d’apprentissage, après avoir obtenu son Certificat de formation générale.

Ainsi nous voyons que cet engagement s’opère de manière collective en visant la complémentarité des acteurs tenant compte, y compris, des apports de la mère qui sont suscités, intégrés et étayent la démarche. Il nous semble que cette manière de faire a permis de remettre en confiance la mère, vis-à-vis de sa fille comme vis-à-vis du collège, et qu’elle participe dès lors à la réifier dans son rôle de parent d’élève.

Nous observons l’année suivante que cette relation « normalisée », selon les mots de la CPE, autorise assez tôt des rencontres, à la demande de la mère, avec le professeur principal du petit frère arrivé en 6e. La maman exprime alors à la CPE, avec une forme de soulagement, sa tranquillité et sa confiance : « j’ai pas eu peur de demander, hein ! », dit-elle, au moment de rencontrer ceux qui pourraient avec elle contribuer à soutenir le parcours scolaire du plus jeune.

3. Analyses croisées: apports, limites et prolongements.

Des lieux dédiés…

Note de bas de page 21 :

 Augé M. (1992). Non Lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, Le Seuil, Paris.

Ce qui ressort d’abord de ces deux démarches, très contextualisées, c’est qu’elles s’appuient de manière résolue, sur une implantation spatiale affirmée, identifiée, enfin plus ou moins ouverte sur le reste de l’établissement. La salle de technologie et le labo attenant au collège Moulin, comme la salle du couloir de la vie scolaire à Lagrange, sont ce que Marc Augé21appelle des « lieux » au sens anthropologique du terme. Ces lieux, il les oppose aux « espaces interchangeables », car non signifiants : « les non-lieux », qui seraient, dans l’environnement scolaire, les espaces transitionnels et de passage tels que les couloirs ou encore les salles empruntées une seule fois, à l’occasion d’un rendez-vous.

Note de bas de page 22 :

 De Certeau M. (1990). L’invention du quotidien, t1 Les arts de faire, Gallimard (1980, 1e édition), Paris.

Il nous semble que cela revêt d’autant plus de sens pour les élèves difficiles ou en difficulté dont nous parlons qu’ils ont, soit erré fréquemment et sur une longue période dans ces couloirs, afin d’éviter d’aller en cours, soit été exclus des salles de cours. Les inscrire alors dans un espace appropriable, même de manière transitoire ou partielle, ne serait-il pas aussi les réinscrire dans leur scolarité ? Cela peut aussi être la possibilité offerte aux mères et aux pères de visualiser et de connaître ces espaces de travail de leurs enfants et peut-être de « braconner »22ainsi quelques traces de ces activités scolaires qui ont fait défaut depuis si longtemps. Alors, on peut imaginer que ces recueils furtifs peuvent être l’occasion d’échanges dans le giron familial et constituer des manières de reprendre, en quelque sorte, le fil des discussions sur des sujets scolaires.

Note de bas de page 23 :

Comme en témoigne avec une amertume teintée d’angoisse une mère rencontrée durant l’enquête initiale.

Dans le même temps cela signifie pour les parents la certitude d’un accueil à venir, quand ils se présentent à un rendez-vous. Un accueil, et non pas une attente, dans un espace indéfini, à la vue de tous, devant des bureaux dont les portes s’ouvrent et se ferment à plusieurs reprises avant que votre tour arrive23. Nous rappelons ainsi les parents qui s’y rendent sans passer par les bureaux, ou ceux qui s’y croisent et trouvent l’occasion de discuter de leurs propres expériences.

Il s’agit donc bien, dans les deux cas, d’un lieu physique, « habité », que l’on occupe pour des tâches déterminées et claires aux yeux de tous : tâches pédagogiques, mais aussi de régulation. Lieux dédiés aux échanges à dimensions éducatives, ces espaces permettent certainement à chacun, notamment aux parents, d’exprimer ainsi leurs compétences relationnelles dans un environnement où les codes sont, en quelque sorte, peu à peu maîtrisés. Ils découvrent en ces occasions qu’ils ne sont pas tout seuls à vivre ces situations et qu’ils peuvent en parler dans un espace, d’une certaine manière, protégé.

…qui ne disent pas la même chose.

Note de bas de page 24 :

 Peeters H. et Charlier P. (1999). « Contributions à une théorie du dispositif », in Le dispositif, entre usage et concept. Revue Hermès, n°25, pp15-23, Paris.

Note de bas de page 25 :

 Peeters H. et Charlier P. op cit

Mais il y a en même temps à distinguer et à interroger cette distinction entre les déterminants des lieux de ces deux collèges. Entre la « matrice protectrice » fondée dans l’unicité du lieu au collège Moulin et la proposition du collège Lagrange qui, au delà de la salle attenante à la vie scolaire, fait que d’autres espaces sont empruntés, il nous semble qu’il y a en effet un écart de pratiques, d’intention, de sens. Peeters et Charlier soulignent que le dispositif est « la concrétisation d'une intention au travers de la mise en place d'environnements aménagés »24. La déclinaison du dispositif DI ne peut donc s’envisager sans prendre en compte les conditions de cette mise en œuvre. A travers ces aménagements, qui « procède(nt) à des mises en ordre qui soutiennent l'action »25, nous pouvons donc lire des conceptions de la grande difficulté, de son « traitement », enfin des relations avec les parents qui relèvent de logiques finalement assez éloignées.

A Lagrange, les élèves sont amenés à se déplacer dans d’autres espaces du collège, ils continuent à fréquenter la bibliothèque, les salles de classe. Les parents, s’ils sont plutôt reçus dans la salle dédiée, peuvent l’être également par l’AS dans son bureau ou être invités à continuer à rencontrer les autres professeurs lors des réunions parents-professeurs ordinaires. Cette circulation des uns et des autres les maintient dans l’établissement et implique une vigilance partagée.

Note de bas de page 26 :

 On voit bien que c’est le principe d’éducabilité et les valeurs qu’il recèle, qui conduisent les acteurs du premier cercle à l’accueillir et à s’investir.

Si la circonscription du lieu est un atout à Moulin, en matière de protection, y compris pour envisager un travail scolaire et éducatif avec un élève, qui n’en est peut-être pas (plus) un, aux yeux d’autres professionnels scolaires26, elle l’est aussi pour ce qui est de la localisation et de l’identification des ressources humaines disponibles, dans un environnement scolaire éloigné à plusieurs titres des repères de l’élève et de son père. Mais il nous apparaît que cette proposition est, en quelque sorte, de l’ordre de la clôture. Et nous remarquons alors, au fil des années, en regardant l’ensemble des situations de collégiens décrocheurs pris en charge dans ce collège, qu’il est bien difficile pour eux, dans ce cadre, de revenir après un séjour prolongé vers l’ordinaire de la classe. Les élèves et leurs parents sont l’objet d’une attention toute particulière, mais dans un registre de spécialisation qui les éloigne finalement du droit commun.

Une (trop) forte incarnation des démarches ?

Certains parents viennent devant la salle du professeur de technologie afin de le solliciter d’une année sur l’autre, quand un de leurs cadets semble connaître des difficultés qu’ils pensent relever de son intervention. Ils l’ont clairement identifié et il semble apparaître alors comme un recours.

Note de bas de page 27 :

 Dubet F. (2002). Le déclin de l’institution. Paris, le Seuil.

Le fait est que les démarches, les pratiques et les relations dépendent, dans les deux établissements, d’acteurs très investis, lesquels incarnent, en quelque sorte, le message, l’action et ses régulations dans des contextes où les rapports ordinaires entre l’école, ses acteurs, l’élève et ses parents sont défaillants et parfois douloureux. Ces dimensions nous ramènent alors à la figure décrite par F. Dubet de « l’homme institution », portant seul le « programme institutionnel », perdu27.

Certes, dans les deux cas, les acteurs qui leur sont associés ne sont jamais très nombreux à intervenir en même temps et ils opèrent toujours en fonction de stratégies et de choix édictés par le « chef de file ». Mais, pendant qu’à Moulin le faible nombre d’intervenants (le professeur et les deux AE, puis, très occasionnellement, la COP, la CPE) se redouble d’une stabilité qu’on pourrait dire « teintée » d’inamovible, au collège Lagrange les « attelages » « d’accompagnement » sont variables en fonction des élèves, de leur classe, des binômes AE/profs qui s’instaurent, se poursuivent ou se recomposent au fil des exercices.

Alors qu’à Lagrange la circulation, même modulée, des élèves, se double nécessairement d’une circulation plus fluide des informations afin d’assurer, dans la durée, la prise en charge pédagogique et éducative aménagée, à Moulin, l’affaire, dans les mains de quelques uns, ne nécessite que très peu, voire pas d’échanges avec l’extérieur de la « matrice ». Pour les parents il en résulte, à Lagrange, une plus grande variété d’interlocuteurs et, pour eux comme pour le collège, des possibilités accrues quand il s’agit d’envisager la poursuite d’une relation de confiance hors des prises en charge spécifiques. Ce que montre le « réinvestissement » qui se produit avec la mère pour le petit frère.

Dès lors, si l’incarnation est dans les deux cas un des ressorts de la mobilisation et de la qualité des relations avec les familles, il nous apparaît cependant que le modèle de Moulin s’engage dans ce que nous pourrions considérer comme un degré supplémentaire, celui d’une personnification de la relation. Personnification qui passe d’abord et avant tout par la figure du professeur de technologie. Ce qui le rend littéralement incontournable et peut-être irremplaçable. Ce qui, en tout cas, risque de nourrir un phénomène de dépendance à son égard de la part du collège, des élèves en demande, enfin des parents.

En guise de conclusion: ce qui participe de la culture des établissements

Si le travail de coopération entre les professionnels et avec les parents est à géométrie variable, les démarches se retrouvent toutefois dans l’idée qu’on n’y catalogue ni ne convoque les parents, mais que l’on recherche plutôt leur participation, leur contribution, leur adhésion. Et quand parfois des élèves et des parents se montrent non participatifs ou récalcitrants, les acteurs privilégient l’écoute et l’accompagnent d’un travail d’explicitation plus approfondi encore. Ce qui est visé est bien de travailler à partager des idées et des valeurs afin de construire une adhésion et un soutien à la démarche. Nous constatons à travers ces pratiques diverses comment le statut et le rôle d’éducateur des parents sont non seulement respectés mais aussi parties intégrantes de la démarche initiée.

L’observation sur la longue durée, celle de l’enquête initiale puis à l’occasion du retour, cinq ans après, montre que les évolutions dans les deux établissements n’ont pas eu les mêmes effets, ni laissé des traces aussi marquantes ici ou là.

Au collège Moulin la sédimentation progressive des expériences ne s’est finalement opérée que pour les acteurs du premier cercle et, au cas par cas, pour les parents qui ont participé aux interactions qui les concernaient. Tout contribuait alors, à l’échelle de cet établissement, à institutionnaliser cet espace intermédiaire et à inscrire ces pratiques dans un enfermement des relations entre les seuls spécialistes, les élèves qu’ils prennent en charge et leurs parents. Malgré l’efficacité de réponses de plus en plus outillées et soutenues par une forte cohésion des quelques membres du premier cercle, l’absence de porosité de celui-ci s’est traduit par l’auto renforcement du système, mu par des forces tout autant internes qu’externes.

Le dialogue avec les familles n’a donc jamais été vraiment partagé dans la durée. Par conséquent, s'ils demeurent pour partie au sein du collège, les collégiens décrocheurs ne sont plus pris en compte et en charge que par une infime partie, très spécialisée, des acteurs, elle-même marginale. On pourrait avancer qu’ici les élèves récalcitrants ont, en quelque sorte, été « recyclés » tout comme le dialogue avec les parents des élèves décrocheurs. Rien n’est diffusé non plus en matière de résultats et de savoirs d’expériences. Il n’y a donc pas eu d’apports à la culture de l’établissement ni d’influence sur les pratiques collectives et le fonctionnement ordinaire.

Les données recueillies plus récemment ont encore renforcé cette analyse. En effet, suite aux départs conjoints du principal adjoint, muté, et du professeur de technologie, en retraite, les activités envisagées et planifiées n’ont pas été entreprises. Les assistants d’éducation, fragilisés car désormais sans appui, n’ont pas été en situation de reprendre à leur compte le fonctionnement. Ils ont d’ailleurs été appelés à voir leurs tâches redéfinies autour de fonctions de surveillance, avant de quitter le collège.

Malgré les apports évidents et les réussites pour ce qui est du maintien dans la scolarité de nombre d’élèves, comme en matière de qualité du dialogue avec les familles, ce système très resserré a donc été abandonné sans que d’autres manières de faire ne se déploient. Car les connaissances et les savoirs faire acquis en situation, tout comme les modalités d’organisation, n’ont été maîtrisées par personne au delà des initiateurs. Les collégiens décrocheurs ne sont plus, ici, pris réellement en compte, encore moins pris en charge.

Il reste cependant, dans le discours de la CPE, des traces de ces démarches, comme des pointages, par défaut, de l’expérience antérieure. Nous l’entendons regretter le départ du professeur de technologie quand elle évoque le côté « trop prescriptif » ou « le manque d’écoute » des enseignants envers les parents des élèves en difficulté. Pour les parents, enfin, il n’y a pas eu non plus de capitalisation possible. Tout reste à construire de nouveau, y compris dans la difficulté.

Au collège Lagrange, il en va autrement, même si, là aussi, des départs d’acteurs clés ont eu lieu.

Nous observons d’abord, au fil des années de l’enquête, que les pratiques initiales se sont trouvées enrichies de nouvelles mesures, allant dans le sens de la prévention et de l’accompagnement précoce. Ainsi des élèves, repérés comme fragilisés à la fin du printemps, se voient inscrits dans les classes de professeurs déjà très investis pour prévenir et/ou anticiper les prises en charge qui pourraient devenir nécessaires. Ce faisant, les élèves sont en quelque sorte « fléchés » afin d’assurer le repérage et d’éviter les trop longues dérives. De potentiels tutorats sont alors préconçus, fondés sur un diagnostic précoce des difficultés et sur les savoirs compilés par l’expérience collective. Nous pointons que les interconnaissances professeurs/élèves/parents sont privilégiées dans ces montages, sauf dans les cas où des incompatibilités sont apparues à l’usage.

Les CPE, au centre de ces déclinaisons, font circuler l’information et les savoirs, anticipent, cooptent même des acteurs, donnent enfin du sens à ce qui s’opère, notamment en martelant qu’il s’agit d’« accompagner, accompagner, accompagner ». Parce qu’elles n’accaparent ni ne réduisent son fonctionnement à leurs seules considérations, elles permettent en outre l’appropriation des démarches par les collectifs au travail. Il apparaît, en effet, qu’elles ne décident pas de tout. Au contraire, elles sollicitent l’investissement des enseignants et encouragent des contributions ciblées dans le cadre d’un travail collaboratif dont elles sont les pivots. Les prises en compte et les prises en charge ne sont jamais de la responsabilité d’un seul, ou d’un cercle restreint, mais l’affaire d’acteurs qui s’épaulent, se forment et recomposent leurs coopérations au long des exercices, selon les situations présentées.

Organisé par et autour d’acteurs pivots, ce fonctionnement accorde donc une centralité organisationnelle au repérage, au traitement de la difficulté, enfin au dialogue continué avec les familles des élèves en difficulté. La circulation fluide de l’information assure la participation des uns et des autres et favorise la répartition des tâches d’accompagnement, enfin les inter-changements dans la durée. Ce qui confère à cette déclinaison du dispositif DI un mode d’appropriation selon des dimensions et une dynamique bien différente de ce qui a été observé et analysé dans l’autre collège.

Alors que les CPE et le principal ont quitté, depuis plusieurs années, le collège, nous constatons lors du retour dans cet établissement, que les sollicitations et l’enrôlement de nombreux acteurs, selon des investissements variables ont permis de redistribuer les fonctions au fil du temps, d’enrichir et d’affiner les pratiques. Ainsi cela a contribué à faire connaître les activités, à l’échelle de l’établissement, pour les mettre en œuvre avec de nouveaux parents, et à les ancrer dans le fonctionnement du collège. Si ce sont d’autres professionnels scolaires qui organisent les démarches, et ont contribué encore à les adapter aux nouveaux besoins, nous reconnaissons et pointons, dans certaines des actions « innovantes » qui nous sont alors présentées, des éléments mis en œuvre et enracinés depuis une décennie, en réalité.

Les acteurs actuels n’ont visiblement pas tous la mémoire de ces activités initiales mais ici s’est déployée et enrichie au fil du temps, comme une marque de fabrique, une culture du dialogue avec les parents qui demeure un point fort, reconnu, approprié et partagé dans et en dehors de cet établissement.