Vie(s) et diathèses

Jean-François Bordron

CeReS, université de Limoges

https://doi.org/10.25965/as.2654

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : diathèse, formant, forme de vie, vie

Auteurs cités : ARISTOTE, Rémi Brague, Per Aage BRANDT, David Chalmers, Carl von Clausewitz, Etienne Bonnot de Condillac, Jean-Claude COQUET, René Descartes, Jacques FONTANILLE, Edmund HUSSERL, Gottfried Wilhelm Leibnitz, Thomas Nagel, Charles Sanders PEIRCE, Lucien TESNIÈRE, Claude ZILBERBERG

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Texte intégral

1- Les quatre abîmes de l’esprit

Note de bas de page 1 :

 Pour l’ensemble de cette thématique, voir Kant Critique de la faculté de Juger, Traduction et introduction d’Alexis Philonenko, Paris, Vrin, 1974, pp. 7-16.  

La vie se déploie dans des formes biologiques multiples, formes dont les principes d’organisation peuvent sans doute relever d’un déploiement de morphologies, dans l’esprit de Darcy Thomson, ou d’une morphodynamique, dans l’esprit de René Thom. Kant, pour sa part, voyait dans l’organisation un des quatre grands abîmes de l’esprit avec celui de l’existence objective, de l’individualité et de la personnalité1. De fait, l’organisation biologique semble introduire une faille infranchissable qui la sépare du monde physique compris selon les règles du mécanisme classique, règles soumises à la seule causalité transitive. L’organisation biologique introduit une autre forme de causalité qui est celle des causes finales et, plus spécialement, celle de la finalité interne. Du moins est-ce là ce que l’on peut établir comme principe guidant notre réflexion car,

Note de bas de page 2 :

 Opus cité § 65, p.194.

« Pour parler en toute rigueur, l’organisation de la nature n’a rien d’analogue avec une causalité connue de nous. »2

Note de bas de page 3 :

 Opus cité § 66, p.195.

Notre jugement sur la finalité interne des êtres organisés doit, pour cette raison, être soumis à un principe régulateur, c’est-à-dire à une maxime dont l’énoncé prend la forme suivante : « Un produit organisé de la nature est celui dans lequel tout est fin et réciproquement aussi moyen »3. C’est là un principe a priori qui guide notre connaissance mais qui ne l’établit pas comme seule peut le faire l’expérience.

Mais, comme Kant le souligne, l’organisation n’est pas encore la vie elle-même, ce dernier terme restant plus difficile à définir. On peut sans doute soutenir que la vie prise en elle-même est un terme désignant une réalité plus ou moins indéfinissable. On peut la comparer à un flux d’énergie qui vient se déployer selon les formes de l’organisation biologique, un peu comme l’énergie fournie à une machine vient à être contrainte dans son déploiement mais, en un certain sens aussi, réalisée, selon les formes mécaniques que celle-ci lui offre. Même si cette remarque n’est qu’une analogie, elle indique au moins qu’il est difficile de concevoir la vie autrement que comme un flux ou une force qui se réalise selon différents modèles d’organisation. On peut l’assimiler à ce qu’affirme de l’être l’Etranger du Sophiste :

Note de bas de page 4 :

 Platon, Sophiste, 247e, Traduction Nestor-Luis Cordero, Paris, Flammarion, 1993.

Je dis que ce qui possède une puissance quelle qu’elle soit, soit d’agir sur n’importe quelle autre chose naturelle, soit de pâtir – même dans un degré minime, par l’action de l’agent le plus faible, et même si cela n’arrive qu’une seule fois - tout cela je dis existe réellement. Et, par conséquent, je pose comme définition qui définit les êtres que ceux-ci ne sont autre chose que puissance (dunamis)4

Il paraît certain également, du moins dans le cas de l’organisation biologique, que la vie réclame, pour se réaliser, un principe d’individuation. Finalité et individuation apparaissent alors comme les problèmes clés de l’existence biologique.

Mais qu’en est-il lorsque la « forme de vie » ne désigne plus seulement une organisation biologique mais, comme cela est également le cas, une forme sémiotique ? On peut penser que l’abîme qui, selon Kant, sépare le monde physique du monde biologique trouve un équivalent entre le monde biologique et le monde sémiotique (la sémiosphère de Lotman).

Il est frappant de remarquer que ces abîmes ont des traits communs. Tout ce passe comme si le passage d’un niveau à l’autre, du niveau physique au niveau biologique, et de ce dernier au niveau sémiotique, posait nécessairement des problèmes quant au type de causalité qu’il faille à chaque fois supposer pour comprendre les dynamiques qui les animent. Le niveau sémiotique semble requérir au moins une causalité intentionnelle que l’on ne rencontre ni dans le monde physique, ni dans le monde biologique. La finalité interne, propre aux organismes, concerne en effet le rapport des processus biologiques avec l’organisme pris comme une réalisation achevée (une entéléchie). La causalité intentionnelle se rapporte plutôt au monde extérieur à l’organisme, de telle sorte que l’on peut voir là un début de sémiotisation, même pour les être organisés les plus élémentaires. Ainsi l’acte transitif qui consiste à se déplacer pour attraper une proie présuppose une certaine sémiotisation de l’expérience. Le fait qu’une activité se trouve être « à propos de quelque chose d’autre » (aboutness), par exemple à propos d’un objet valeur quelconque, indique déjà le passage de cet organisme dans le monde de la sémiosphère. Nous ne savons pas comment s’effectue ce passage mais nous pouvons essayer de rechercher ce qu’il présuppose.

Notons que si les formes de vie, prises au sens biologique, requièrent un principe d’individuation, les formes de vie, au sens sémiotique, requièrent un principe que l’on peut nommer « principe de personnalité » en référence au quatrième abîme de Kant. De fait, une forme de vie s’accomplit toujours en première personne, même si cette forme peut se trouver être imposée de l’extérieur par des règles collectives qui lui fournissent un « mode d’emploi ». La question est alors, comme nous le verrons plus loin, celle de la conscience qu’un être peut avoir de ce qu’il vit, ou, plus exactement, celle de savoir sous quelles conditions de conscience il peut vivre ceci ou cela.

Nous avons donc distingué trois niveaux, que l’on peut dire ontologiques puisqu’il s’agit de la vie qui est l’un des noms possibles de l’être. Il y a tout d’abord le niveau physique, qui est immanent à tous les autres, et qui répond à ce que Kant appelle l’abîme de l’existence objective. Nous rencontrons ensuite le niveau biologique, qui pose les problèmes conjoints de l’organisation et de l’individuation, second et troisième abîmes. Enfin le niveau sémiotique, qui présuppose les trois autres, mais ouvre un nouvel abîme, celui de la personnalité et de la conscience.

2- La question des diathèses et les formes sémiotiques de la vie

Remarquons tout d’abord que l’intentionnalité, comprise comme la mise en acte d’un rapport à l’objet, n’est sans doute que le fait le plus élémentaire parmi les dispositions générales qu’un organisme peut avoir quant à son milieu ou par rapport à lui-même. La grammaire peut ici nous aider à définir ces premières formes sémiotiques de toute vie, précisément parce qu’elle possède une théorie des dispositions, c’est-à-dire de la « diathèse ».

Note de bas de page 5 :

 Lucien Tesnière, Éléments de syntaxe structurale, Paris, Éditions Klincksieck, 1959, p. 242 sq.

Note de bas de page 6 :

 Il faut ici rappeler la remarque de Tesnière : « (…) le sujet est un complément comme les autres » Éléments de syntaxe structurale, idem, p. 109.

Note de bas de page 7 :

 Voir à ce sujet Frédérique Ildefonse La naissance de la grammaire dans l’antiquité grecque, Paris, Vrin, 1997, et Jacques Julien, « Mode verbal et diathesis chez Apollonius Dyscole » in Histoire Epistémologie, Langage VII/I, 1985, pp. 83-125. Le sens exact de diathèse est sans doute variable, surtout dans son rapport avec le mode. Jacques Julien cite Priscien « Les modes sont les différentes inflexions de l’esprit qui manifestent ses différentes affections », l’affection (affectus) étant ici, selon Julien, la traduction exacte de diathesis. Mais, quelle que soit son expression grammaticale (mode, voix, dispositif actantiel), la diathèse marque bien une « inflexion de l’esprit » ou, plus littéralement, l’une de ses « dispositions ».  

Tesnière5 distingue six formes de diathèses qui sont comme autant d’attitudes fondamentales qui ne se réduisent pas totalement à un rapport sujet-objet. Il vaudrait mieux dire qu’elles sont des façons de disposer l’idée verbale dont le sujet et l’objet ne sont que des compléments6. De ce point de vue, il vaudrait sans doute mieux dire que la diathèse concerne l’attitude de l’énonciateur par rapport à la façon dont il exprime l’énoncé et dont il suppose qu’il sera perçu, le fond dialogique du discours étant ici essentiel. C’est le sens qu’avait, semble-t-il, l’expression antique de diathèse de l’âme, qui est marquée dans l’énoncé aussi bien par les tournures actantielles que par les modes (impératif, subjonctif, etc) et des voix.7 Essayons de voir comment ce partage des diathèses, tel que l’entend Tesnière, peut nous aider à déterminer certaines formes nécessaires à la vie sémiotique telle que nous l’avons située.

a- La diathèse active

Note de bas de page 8 :

 L. Tesnière, Éléments de syntaxe structurale, idem, p. 242 sq.

La première diathèse, dite active8, correspond à une action orientée du sujet vers l’objet. Elle suppose donc, comme toute relation intentionnelle, qu’il y ait comme un pli dans l’espace de l’action autour duquel se distribueront le sujet et l’objet. Mais cela ne suffit pas pour comprendre vraiment la diathèse active. Le pli, en tant que morphologie élémentaire, distribue des places où viendront s’inscrire les compléments de l’action, comme le dit Tesnière, mais pas encore l’individuation biologique et encore moins la personnalisation ou la conscience sémiotique.

Note de bas de page 9 :

 Jean-François Bordron, « Trois ordres de la valeur selon la qualité, la quantité et la relation », Semen n° 32, Presses universitaires de Franche-Comté, octobre 2011.

Pour transformer une position en une situation dans laquelle pourront s’individuer des entités, il est nécessaire de supposer un référentiel qui dise par rapport à quoi quelque chose peut avoir lieu. Ceci est particulièrement vrai lorsqu’il s’agit de statuer sur la valeur inhérente à une situation9. Le principe est celui du templum tracé dans le ciel par l’augure et qui situe tout ce qui peut devenir par là signifiant.

Pour qu’il y ait individuation, il faut constituer un bord, une limite, c’est-à-dire un lieu qui sépare et autorise une identification. Le lieu détermine la situation et fait accéder à une possible individuation. Il y a donc dès le départ une topique qui se construit sur une morphologie, le pli n’étant ici qu’un minimum à partir duquel d’autres figures sont possibles.

Pour que ce lieu devienne une identité de personne, il faut au moins qu’il soit compris comme un intérieur, un « espace du dedans » selon l’expression d’H. Michaux. La notion de diathèse active présuppose en quelque façon ces quatre moments de constitution. Elle les contient en elle comme « ce qui va de soi ». On peut les schématiser ainsi :

(1) Morphologie (pli) -> (2) Référentiel (situation) -> (3) Localisation (individuation) -> (4) Espace interne / espace externe (individualisation).

Il ne s’agit là que d’un premier inventaire des opérations présupposées, ce qui ne dit pas comment elles s’effectuent, mais permet de réfléchir sur leur nécessité et sur la place qu’elles occupent dans la compréhension de ce qu’est une forme de vie.

Remarquons qu’il s’agit essentiellement de schèmes spatiaux auxquels il faut ajouter une relation de dissymétrie qui est le propre de l’intentionnalité. Sans cela, la diathèse serait sans orientation particulière, ce qui peut être le cas mais semble exclu par la notion d’activité. D’où vient cette dissymétrie ?

Note de bas de page 10 :

 Nous avons développé plus spécialement ces points in « Perception et expérience », Signata, Annales des sémiotiques, Presses universitaires de Liège, 2010 et dans « Sémiotique, perception et conscience » (à paraître).

Il semble que l’intentionnalité commence véritablement avec le monde de la perception et de la conscience, donc dans un contexte où l’individualisation doit être acquise puisque l’individuation seule ne paraît pas pouvoir y suffire. Rappelons ici quelques points qui nous sont essentiels pour comprendre le couple perception/conscience d’un point de vue sémiotique10.

On peut considérer que la perception est une fonction sémiotique (sémiose) dans la mesure où ce qui en elle apparaît n’est ni tout à fait le monde perçu, tel que l’on peut le concevoir en tant que « réalité objective », ni tout à fait les dispositions particulières du corps percevant, subjectif en ce sens, mais l’expression, ou plus justement l’entre-expression, de leurs rapports. Cette entre-expression est donc le signifiant de la perception, ce qui nous fait dire que notre rapport au monde est essentiellement médiatisé par des signifiants. Le sens de la perception (on plan du contenu) est alors donné par le rapport entre l’acte de perception (l’énonciation perceptive) et ce qui est visé par elle (son horizon). Nous incluons donc l’énonciation dans la sémantique de la perception puisqu’au fond le sens d’une perception ne peut être autre que « ce que cela nous fait » en tant que nous sommes simultanément source des actes et récepteur de leurs conséquences. Bien sûr cette visée, cette intention de signification, peut être plus ou moins satisfaite selon les cas (Husserl parle de « remplissement »).

Note de bas de page 11 :

 Thomas Nagel, « What is it like to be a bat ? », Philosophical review 4, pp. 435-450, traduction française de Cl. Tiercelin et P. Angel, dans Questions mortelles, Paris, PUF, 1983.

Note de bas de page 12 :

 On peut suivre sur ce point le livre de David Chalmers The conscious mind : in search of a fondamental theory, Oxford University Press, 1996, traduction française de St. Dunand L’esprit conscient, A la recherche d’une théorie fondamentale, Paris, Les Editions d’Ithaque, 2010.

Note de bas de page 13 :

 Théâtre absent de l’œuvre de Descartes.

Tout dépend donc, d’une part de la constitution d’un plan d’expression, d’autre part du fait que nos intentions de sens soient plus ou moins réalisées, ce dont dépendent finalement les sensations, affects, émotions, passions, compréhensions, etc, en quoi consiste précisément « ce que cela nous fait ». Cette expression désigne assez classiquement, depuis l’article célèbre de Th. Nagel11, la caractéristique incontournable de la conscience12. Ce qu’est la conscience demeure un problème et même un abîme au sens de Kant. Mais il n’est pas nécessaire d’imaginer un monde particulier, quelque théâtre cartésien13 selon l’expression des auteurs anglo-saxons, dans lequel se joueraient les scénarios de nos représentations. Il ne nous semble pas, par ailleurs, que le fait de conscience se confonde avec la notion, souvent critiquée, mais, comme nous venons de le voir, topologiquement indispensable, d’intériorité. Il nous suffit de souligner le fait, en lui-même suffisamment mystérieux, que notre rapport au monde, dans la perception, mais aussi dans la pensée, nous "fasse quelque chose". De ce fait élémentaire, aussi difficile à expliquer qu’à éliminer, dépend l’existence possible d’une sémiotisation de notre expérience.

Le niveau sémiotique, que nous avons distingué des niveaux physique et biologique, commence ainsi avec le jeu du plaisir et de la souffrance, jeu que ne peuvent expliquer les seules notions de causalité, d’organisation et de finalité interne. Bien sûr, nous vivons aussi au niveau biologique et également au niveau physique. Mais, quoi qu’il en soit de ce que pourrait être une explication ultime, si cette expression a un sens, nous avons besoin, pour guider notre réflexion, des distinctions que nous venons d’introduire. Elles sont régulatrices.

Il est étrange que ce que nous éprouvons dans le contexte de la perception nous donne le perçu comme distinct de nous-même. C’est le problème classique de Condillac sur lequel nous ne pouvons revenir ici. Mais, quelle que soit la réponse, il faut reconnaître que les plaisirs et les souffrances peuvent être orientés vers une certaine forme d’extériorité. On dira alors qu’il s’agit de rejets ou de désirs avec toutes les accentuations que l’on peut leur supposer. C’est sur cette base que l’on peut comprendre la diathèse active qui nous occupe.

b- Hypothèse épistémologique

Note de bas de page 14 :

 Jean-Claude Coquet, Le discours et son sujet, Paris, Klincksieck, T.1, 1981, T.2, 1984.

Note de bas de page 15 :

 Per Aage Brandt, La charpente modale du sens, Aarhus University Press, 1992.

Il nous faut maintenant dire, avant de poursuivre notre investigation, quelle hypothèse épistémologique nous guide. Nous supposons que les catégories grammaticales, ici la diathèse, coordonnent, voire fusionnent, dans une apparente simplicité, toute une série de présuppositions qui concernent directement nos attitudes vis-à-vis de l’existence. Les travaux de J.C Coquet14 et de P.A Brandt15 sur les modalités ont montré la fécondité d’une telle hypothèse. Ici nous recherchons comment les différentes formes de diathèse peuvent nous aider à comprendre ce qu’est une forme de vie. Nous essayons d’en extraire des saillances élémentaires à partir desquelles il serait possible, sans doute par thématisation, mais certainement par diversifications successives, de générer des formes de vie culturellement attestées. Il s’agit au fond de suivre, dans l’analyse de cette notion, les méthodes qui prévalent dans la sémantique textuelle, mais en partant des catégories grammaticales et non pas lexicales.

c- De la diathèse aux formes de vie

Note de bas de page 16 :

 Nous pourrions ici utiliser la notion de motif, telle que la comprennent Pierre Cadiot et Yves-Marie Visetti dans leur ouvrage Pour une théorie des formes sémantiques, Motifs, profils, thèmes. Paris, PUF, Coll. Formes Sémiotiques, 2001.

On perçoit en effet qu’un certains nombres de traits ou saillances16, présupposés par la diathèse active, préfigurent en quelque façon des attitudes extrêmement générales, mais malgré tout bien déterminées et discriminantes, qui peuvent convenir à certaines formes de vie mais pas à d’autres. Reprenons les traits que nous avons déjà distingués selon un ordre qui va du présupposé au présupposant et ajoutons le moment proprement intentionnel et la dissymétrie introduite qui font la spécificité de la diathèse active :

(1) Morphologie (pli) -> (2) Référentiel (situation) -> (3) Localisation (individuation) -> (4) Espace interne / espace externe (individualisation).

(5) Dissymétrie (sujet/objet) -> (6) Intentionnalité (conscience) -> (7) Finalité.

Note de bas de page 17 :

 Jacques Fontanille, « L’analyse du cours d’action : des pratiques et des corps », Semen n° 32, Presses universitaires de Franche-Comté, octobre 2011.

Si ces sept traits sont nécessaires pour décrire la diathèse active, en tant qu’elle comporte une action finalisée, ils ne se rencontrent pas nécessairement dans toute diathèse et encore moins dans toute forme de vie. Il s’agit ici d’une structure assez spécifique à des vies construites sur des schémas d’action, ce qui n’exclut pas, comme l’a montré en détail J. Fontanille17, la nécessité d’ajustements fréquents. Ainsi la guerre, mode de vie finalisé par excellence, peut être soumise aux aléas de ce que Clausewitz appelle la « friction » et qu’il compare au frottement en mécanique :

Note de bas de page 18 :

 Carl Von Clausewitz, De la guerre, traduction française de Denise Naville, Paris, Éditions de minuit, 1955, p. 110.

Ce frottement excessif, que l’on ne peut, comme en mécanique, concentrer sur quelques points, se trouve donc partout en contact avec le hasard ; il engendre alors des phénomènes imprévisibles, justement parce qu’ils appartiennent en grande partie au hasard. L’un de ces hasards est le temps par exemple. Tantôt le brouillard empêche de découvrir l’ennemi en temps voulu, un canon de partir au bon moment, et un message d’atteindre l’officier qui commande.18

Note de bas de page 19 :

 Nous suivons la conception d’ensemble proposée dans les ouvrages suivants : Jacques Fontanille et Claude Zilberberg, Tension et signification, Liège, Mardaga, 1998 ; J. Fontanille, Pratiques sémiotiques, Paris, PUF, Coll. Formes sémiotiques, 2008 ; Cl. Zilberberg, Des formes de vie aux valeurs, Paris, PUF, Coll. Formes sémiotiques, 2011.

Ce qui nous importe ici est qu’une certaine forme d’état d’esprit, de disposition, que l’on peut dire active et transitive (elle comporte des actants) soit présupposée. On peut ensuite l’enrichir par la thématique, plus ou moins figurativisée, de la guerre avec ses aléas, ses vertus, ses passions, son esthétique, toutes choses que Clausewitz décrit et théorise et qui appartiennent légitimement à ce que l’on appelle une forme de vie19. Mais l’on voit aussi que cette même diathèse peut être thématisée dans des domaines bien différents de la vie pratique. Elle peut servir par exemple à concevoir certaines formes de pensée orientées vers un objet. Il s’agit donc d’un schème général qui peut se réaliser totalement ou partiellement et, comme nous le verrons, se distingue d’autres formes possibles.

Disons, pour nous résumer sur ce point, que le schème complexe de la diathèse se réalise dans un domaine thématique pour peu qu’il y ait entre eux une correspondance possible. Le fait que certaines correspondances soient impossibles montre que la diathèse est bien organisatrice. Diathèse et domaine thématique forment ensemble une forme de vie en puissance. Mais, comme le montre l’exemple suivant, tiré de Clausewitz, celle-ci ne se réalise effectivement que par l’adoption d’un mélange complexe de valeurs esthétiques, éthiques voire véridictoires.

Dans un chapitre consacré au génie guerrier, Clausewitz note en effet que pour l’essentiel, l’énergie dans l’action est un trait caractéristique de ce génie :

Note de bas de page 20 :

 Carl Von Clausewitz, De la guerre, idem, p. 91.

L’énergie dans l’action exprime la force du mobile qui provoque cette action, que ce mobile procède d’une conviction intellectuelle ou d’un mouvement affectif.20

Il s’agit donc bien, dans la vie guerrière, d’une force qui se déploie en direction d’un but, ce qui correspond à un type de diathèse. Cette force est elle-même fondée sur des modalités intellectuelles ou affectives dont Clauswitz résume ainsi les valeurs fondamentales :

Note de bas de page 21 :

 C. Von Clausewitz, De la guerre, ibidem.

De tous les grands sentiments qui remplissent le cœur de l’homme dans l’ardent effort du combat, nous devons reconnaître qu’aucun n’est aussi puissant et constant que l’ambition de l’honneur et de la gloire (…)21

A ces valeurs fondamentales correspond nécessairement une typologie des caractères et des hommes d’actions. Nous ne pouvons présentement qu’en rapporter la conclusion telle que Clausewitz la donne synthétiquement :

Note de bas de page 22 :

 C. Von Clausewitz, De la guerre, idem, p.102.

Si l’on songe, sans vouloir définir de façon plus précise les forces supérieures de l’âme, aux différences qui existent entre les facultés intellectuelles telles que les notions courantes les ont fixées dans le langage, et si l’on se demande alors quel est le genre d’intelligence qui convient le mieux au génie militaire, l’expérience et l’examen du problème nous diront qu’en temps de guerre, c’est aux esprits scrutateurs plutôt que créateurs, aux intelligences étendues plutôt que douées pour une seule spécialité, aux cerveaux pondérés plutôt qu’ardents, que l’on préférera confier le salut de nos frères et de nos enfants, ainsi que l’honneur et la sécurité de la patrie.22

Note de bas de page 23 :

 Le guerrier est ainsi opposé paradigmatiquement au personnage du dandy tel que l’analyse Cl. Zilberberg dont « la forme de vie assortie s’en tient à la seule actualisation et virtualise la réalisation, c’est-à-dire l’action » (Cl. Zilberberg, Des formes de vie aux valeurs, idem, p.79.)

Note de bas de page 24 :

 C. Von Clausewitz, De la guerre, idem, p.51.

Notons par ailleurs que si la guerre suggère ainsi une certaine méfiance vis-à-vis des valeurs morales trop intensives, elle n’en demeure pas moins un mode de vie dont les actions sont tout entières tournées vers leurs réalisations, malgré les virtualisations momentanées dues aux frictions23. C’est ce qu’exprime la formule célèbre : « La guerre est un acte de violence destiné à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté »24.

Il nous semble ainsi que la notion de forme de vie, malgré ses nombreuses espèces possibles, doit contenir en elle les quatre moments suivants :

Note de bas de page 25 :

 Claude Zilberberg (2011) distingue pour sa part les modes d’efficience, les modes d’existence, les modes de jonction, les valeurs.   

Diathèse + Domaine thématique + Valorisation + Mode d’existence = forme de vie25.

En d’autres termes, une forme de vie peut être définie par une stratification, sans hiérarchie particulière, mais basée sur une orientation initiale, ici la diathèse, qui est une sorte de préforme, que l’on peut comparer à un « design » contraignant la structure d’ensemble. Les moments ainsi distingués sont, chacun pour lui-même, ainsi que dans leur rapports, assez variables mais à chaque fois dépendant de la diathèse qui leur donne son orientation. C’est ce point que nous allons maintenant approfondir.

3- Architecture générale des diathèses selon Tesnière

La particularité de Tesnière est de comprendre la diathèse selon la conception actantielle de l’énoncé qui gouverne sa syntaxe. De ce fait, les six genres de diathèse relevés reposent tous sur le rapport des actants entre eux. Mais, comme nous l’avons déjà suggéré, la diathèse en général n’est pas nécessairement un phénomène actantiel, ni même un phénomène intentionnel, dans la mesure où elle exprime aussi un « état de l’âme » auquel le modèle actantiel ne s’adapte que très mal. Nous allons en premier lieu parcourir l’ensemble des diathèses telles que les comprend Tesnière, puis nous explorerons d’autres conceptions possibles pour essayer de comprendre ce qui, dans une forme de vie, relève de l’actantialité mais aussi lui échappe.

a- Les diathèses transitives

Tesnière distingue quatre diathèses transitives auxquelles il ajoute, comme nous le verrons, les diathèses causatives et récessives. Nous avons constaté plus haut un ensemble de présuppositions que l’on peut considérer comme sédimentées dans la notion de diathèse active. Ce qui nous intéresse maintenant est de voir si les autres diathèses, toutes construites sur un jeu entre actants, ont le même registre de présuppositions et dans quelle mesure elles en ajoutent ou en retranchent.

Note de bas de page 26 :

 L. Tesnière, Éléments de syntaxe structurale, idem, p. 243

Il est remarquable que Tesnière éprouve le besoin de représenter les diathèses par des petits schémas26 qui traduisent leur évidente iconicité. Reproduisons tout d’abord les quatre schémas propres aux diathèses transitives :

image

Contrairement à ce que se passe dans un schéma narratif où le rapport entre deux actants est en général marqué par la capture ou la perte d’un objet valeur par l’un des protagonistes, ici le rapport transitif entre les actants se résume en l’expression d’une direction, que l’on peut rapporter à la façon dont le sens du verbe dispose les actants l’un par rapport à l’autre. Plus exactement, le sens exprimé par le verbe se détermine en fonction de l’actant vers lequel a lieu ce que Tesnière suppose toujours être une action.

Regardons tout d’abord le cas de la diathèse réfléchie. L’exemple donné par Tesnière est « Alfred se tue ». Après avoir souligné que, dans ce cas, la même personne est à la fois actant actif et actant passif, il note :

Note de bas de page 27 :

 L. Tesnière, Éléments de syntaxe structurale, idem, p. 242.

Nous dirons alors que le verbe est à la diathèse réfléchie, parce que l’action, qui est partie d’Alfred aboutit également à lui, comme si elle avait été réfléchie par un miroir. Aussi bien dirions-nous de la même façon : Alfred se mire ou Alfred se regarde dans un miroir.27

Ainsi compris, le réfléchi est une synthèse entre l’actif et le passif, synthèse rendue possible par l’action d’un miroir dont la nature exacte reste mystérieuse. Ce miroir est essentiel parce qu’il concentre à lui seul le sens de la diathèse, ce que l’on peut observer en tentant quelques variations sur le sens du verbe, telles qu’elles ne changent rien sur le dispositif en miroir. Ainsi peut-on penser que le verbe « tuer » signifie une action volontaire ou involontaire (un suicide ou un accident), une action ponctuelle ou durative comme dans « Alfred se tue au travail ». Ni le changement modal, ni le fait qu’il s’agisse d’un événement ponctuel ou disposé dans la durée, ne change la direction de la diathèse et l’effet de miroir. Il semble en aller de même si nous changeons le verbe exprimant une action par un autre signifiant une passion : « Alfred s’aime », ou « Alfred ne se supporte pas », comportent le même effet de réflexion.

Notons finalement l’indépendance, selon Tesnière, de la notion de réfléchi par rapport à celle de personne :

Note de bas de page 28 :

 L. Tesnière, Éléments de syntaxe structurale, idem, p. 247.

Mais si la forme du réfléchi est souvent liée à celle du substantif personnel, la notion de réfléchi est en elle-même indépendante de celle de personne. Il peut donc arriver que le réfléchi soit conçu sur un plan nettement différent du non réfléchi et qu’à la différence du substantif personnel ordinaire, lequel comporte les trois personnes, le substantif personnel réfléchi ne comporte aucune distinction de personne.28

Dans cette remarque, Tesnière pense en particulier à la langue russe dans laquelle le substantif personnel réfléchi reste inchangé, quelle que soit la personne.

Les exemples précédents paraissent donc montrer que l’on peut concevoir une forme du réfléchi indépendamment du fait qu’il concerne des formes verbales ou pronominales (les substantifs de personne dans la terminologie de Tesnière). Il semble en aller de même, toujours selon Tesnière, pour les adjectifs possessifs réfléchis de telle sorte que la forme du réfléchi peut être considérée comme une forme autonome, un motif presque figuratif, qui se rencontre dans plusieurs formes linguistiques mais qui peut aussi servir de charpente à un grand nombre de formes de vie.

On comprend en effet que nous ne cherchons pas à assimiler directement cette diathèse, ni aucune autre, à ce qui serait une forme de vie, mais plutôt à montrer que les diathèses en général sont en quelque façon des structures profondes iconiques (et non symboliques), qui sont au point de départ d’un parcours génératif des actions (ou des pratiques) aboutissant, dans une de ses étapes, à la constitution de formes de vie. Il nous paraît naturel en effet de supposer que les pratiques s’enracinent dans des formes, qui sont des motifs presque gestuels, et de toute façon iconiques, comme le sont celles des diathèses que nous examinons ici, plutôt que dans des catégories sémantiques oppositives comme celles que l’on met ordinairement à la base du parcours génératif.

Note de bas de page 29 :

 René Descartes, Méditations, AT, VII, 51, 24.

Note de bas de page 30 :

 Le Duc de Luynes traduit : « Lorsque je fais réflexion sur moi… », ce qui laisse invisible la figure de l’« acies mentis ».

Les structures profondes iconiques, que nous cherchons à déterminer à partir de l’analyse des diathèses, peuvent être organisatrices dans tous les registres sensoriels ou mentaux. Les sensations se réfléchissent comme les pensées, et, en ce sens, il est toujours possible d’introduire un miroir au centre de nos actions. On passe ainsi de l’actif au réfléchi. Il est sans doute inutile de dire à quel point certaines formes de vie sont organisées autour de ce rapport à soi qu’indique le réfléchi. Cela s’entend aussi bien intellectuellement que passionnellement, selon diverses thématisations. Lorsque Descartes, à la fin de la troisième de ses Méditations, écrit « Hoc est, dum in meipsum mentis aciem converto … »29 que l’on pourrait traduire par « C’est-à-dire, lorsque je tourne en moi le regard de mon esprit … »30, il indique la figure même du réfléchi.

Note de bas de page 31 :

 Cette notion de profilage nous semble proche de l’usage qu’en font P. Cadiot et Y.M. Visetti dans leur ouvrage Pour une théorie des formes sémantiques – Motifs, profils, thèmes, ibidem.

On aurait tort de voir dans l’image du miroir une simple métaphore. La flèche sert de la même façon à Tesnière pour représenter la diathèse active. Il s’agit au fond d’une sorte de profilage31 de l’action qui s’exprime aisément dans ces deux figures primitives. Nous ne savons pas pour autant ce qu’est exactement ce miroir, présent aussi bien dans la pensée que dans la perception, raison pour laquelle il vaut mieux lui garder son nom, littéralement, sans masquer l’énigme qu’il indique, ce que nous ferions en le désignant comme une figure.

Note de bas de page 32 :

 L. Tesnière, Éléments de syntaxe structurale, idem, p. 245.

Note de bas de page 33 :

 On peut voir un autre argument en faveur de cette indétermination dans l’existence en latin des verbes déponents qui ont une forme passive et un sens actif.

Tesnière comprend la diathèse passive comme l’inverse exact de la diathèse active. Cela nous semble vérifier l’aspect formel de la diathèse telle qu’il la pense, car le rapport actif / passif est ainsi indépendant du sens que peuvent avoir par ailleurs les verbes et autres éléments morphologiques qui peuvent exprimer des actions. Notons d’autre part que l’actif et le passif peuvent donner lieu, en français, à des interprétations instables dans lesquelles on peut passer aisément d’une diathèse à l’autre. Ainsi dans l’exemple suivant : « J’ai vu manger des chiens »32, la diathèse peut être comprise à l’actif comme au passif. Cette ambiguïté nous semble militer pour une compréhension du passif et de l’actif comme des bifurcations possibles de l’action. Cette indétermination pourrait se comprendre ainsi : un événement a lieu qui vient se stabiliser selon une direction ou une autre, passive ou active. Le schéma suivant permettrait d’unifier l’actif et le passif comme deux conséquences possibles du même événement33 :

image

Il nous semble que ce schéma correspond assez bien à cette impression commune qui suggère aussi bien que les événements viennent vers nous tout autant qu’ils sont la suite de nos actions. On pourrait ainsi comprendre l’actif et le passif comme un espace de variations par rapport auquel pourraient s’évaluer, sous la forme d’une ligne mélodique d’événements, les attitudes fondamentales constitutives de vies diverses. L’aspect graduel de ces variations apparaît alors, ce que n’indique pas la diathèse au sens de Tesnière, mais qui correspond pourtant à l’expression antique de « diathèse de l’âme » sur laquelle nous reviendrons :

image

La diathèse réciproque, qui est la dernière des diathèses transitives, nous semble vérifier l’unité fondamentale de l’actif et du passif telle que nous venons de la mettre en place. Tesnière écrit en effet :

Note de bas de page 34 :

 L. Tesnière, Éléments de syntaxe structurale, idem, p. 253.

La diathèse réfléchie et la diathèse réciproque ont ceci de commun que chacune d’elles combine un procès actif et un procès passif. Mais, dans le réfléchi, le procès actif est, au moins psychologiquement, antérieur au procès passif puisqu’il n’est évidemment pas possible de recevoir un coup avant de se l’être porté, tandis que, dans le réciproque, le procès actif et le procès passif sont simultanés, ce qui peut s’exprimer par les formules suivantes :
Réfléchi = actif + passif (successivement)
Réciproque = actif + passif (simultanément) »34

On peut donc admettre que l’actif et le passif sont des repères fondamentaux, comme dans notre précédent schéma, les réfléchis et les réciproques en étant des combinaisons successives ou simultanées, c’est-à-dire des changements dans l’orientation des événements. Plusieurs possibilités sont à envisager quant au réciproque. Tesnière en considère deux mais il nous semble devoir en ajouter une troisième. L’exemple est le suivant :

Note de bas de page 35 :

 L. Tesnière, Éléments de syntaxe structurale, idem, p. 254.

« Alfred et Bernard se frappent »35

Il est clair que cet énoncé a deux sens possibles. Ou bien Alfred et Bernard, chacun pour soi-même, se frappent (réfléchi pluriel) ou bien chacun frappe l’autre (réciproque). On remarquera cependant que le réciproque est lui-même ambigu car il peut désigner qu’il y a deux actions de frapper, en quelque façon indépendantes l’une de l’autre, ou bien qu’il n’y a qu’un seul combat, les deux directions étant alors, non seulement simultanées, mais également fusionnées. Un énoncé comme « Alfred et Bernard s’entretuent » illustre ce fait. Nous aboutissons ainsi à trois schémas distincts :

image

Ces trois possibilités illustrent le fait que dans une interaction entre plusieurs actants, celle-ci peut représenter soit deux événements bien distincts bien que sémantiquement semblables (réfléchi pluriel), soit deux événements distincts mais dépendant l’un de l’autre, soit finalement un seul événement dans lequel les actions sont fusionnées. Il y a là trois attitudes fondamentales qu’illustre assez bien le verbe « tuer » choisi par Tesnière mais qui sont peut être encore plus frappantes si l’on pense au verbe « aimer ». Entre deux personnes, il peut se faire que chacune s’aime elle-même, que leurs deux amours se croisent sans se confondre pour autant, ou qu’il n'y ait qu’un seul amour. On voit par là que ces différentes diathèses définissent des styles passionnels qu’il est aisé de repérer dans diverses interactions sociales.

Nous venons de décrire les quatre diathèses dites par Tesnière « transitives ». En réalité nous avons obtenu six diathèses distinctes du fait de la division de la diathèse réciproque en trois genres. Pour notre propos, qui consiste à rechercher des structures profondes susceptibles de servir d’armatures à différentes formes de vie, il importe de souligner fortement les traits communs à ces six diathèses. Nous en distinguerons trois.

Le premier trait est qu’il s’agit toujours de schémas comportant une structure actantielle, ce qui n’est pas nécessairement la règle comme nous le verrons.

Le second trait est que les événements qui relient les actants entre eux sont essentiellement polarisés autour du couple actif / passif. C’est là un fait qui a beaucoup de conséquences en ce qu’il restreint considérablement l’univers passionnel, même si l’opposition entre les deux termes est conçue comme graduelle.

On remarque finalement que les actants sont strictement dépendants de l’action qu’ils accomplissent (activement ou passivement), ce qui n’est pas tout-à-fait le cas pour les diathèses dites causatives et récessives que nous allons examiner maintenant.

b- Diathèses causatives et récessives

Les diathèses causatives et récessives se caractérisent par le fait qu’elles augmentent (causatif) ou qu’elles diminuent (récessif) le nombre des actants.

Plusieurs cas de causatif peuvent se présenter selon qu’il modifie un verbe à un, deux ou trois actants. Les exemples suivants illustrent ce phénomène :

a- « Bernard fait mourir Alfred »
On passe de un (mourir) à deux (faire mourir) actants, le second étant l’instigateur.
b- « Charles fait apprendre la grammaire à Alfred »
On passe de deux à trois actants.
c- « Daniel fait donner le livre à Alfred par Charles »
Le passage de trois à quatre actants peut avoir une autre forme dans laquelle le prime actant (initialement, le donateur du livre) reste caché :
« Ernest fait procurer le livre à Alfred par Daniel »
Charles est ici absent.

Le causatif ajoute donc une valence à l’action exprimée par le verbe initial.

A l’inverse, le récessif supprime une valence et donc un actant. Ainsi dans les énoncés suivants, les formes apparemment réfléchies sont en fait des récessifs puisque le réfléchi n’aurait aucun sens :

« Ce livre se vend bien »
« La porte se ferme facilement »
« Le blé se sème en automne ».

Note de bas de page 36 :

 L. Tesnière, Éléments de syntaxe structurale, idem, pp. 260, 262, 263.

Théoriquement, le causatif peut être actif ou passif et porter sur des verbes actifs ou passifs. Finalement une combinaison entre actif, passif, causatif et récessif laisse prévoir un nombre assez grand de possibilités comme le montrent les schémas de Tesnière.36

Dans la perspective qui est la nôtre, l’important résulte surtout de l’opposition entre ces deux diathèses, causative et récessive, et les conclusions que l’on peut en tirer quant aux formes de vie pour lesquelles elles peuvent être organisatrices.

On comprend aisément que, si l’on augmente la valence liée à l’expression d’une action, on augmente aussi la distance qu’il y a entre l’acteur qui dirige cette action et l’action elle-même. Soit deux énoncés :

« Alfred lit la Chartreuse de Parme »
« Alfred fait lire la Chartreuse de Parme »

La distance entre Alfred, prime actant dans le premier énoncé, et l’acte de lecture qu’il accomplit est nécessairement moins grande que celle entre Alfred, désormais instigateur, et la lecture qu’il se contente de faire accomplir. La distance peut encore être augmentée par la même méthode de telle sorte que par rapport à l’événement exprimé par le verbe, la diathèse causative a un effet centrifuge.

Au contraire, la diathèse récessive possède un effet centripète puisqu’elle tend à réduire les valences et même à aller jusqu’à les supprimer totalement de sorte que l’événement exprimé semble s’accomplir de lui-même, comme dans les verbes a-valents. Ainsi :

« On dort »

forme dans laquelle « on » possède à peu près la même valeur de marqueur d’un récessif intégral, que « il » dans « il pleut ». Le latin « dormitur » est, de ce point de vue, encore plus évident.

Ainsi le couple causatif / récessif nous semble offrir la figure des relations centrifuges et centripètes qui éloignent ou rapprochent les acteurs du centre d’un événement en augmentant ou en diminuant le nombre des valences.

c- Structure générale des diathèses à actant(s)

Nous sommes partis de la structure d’ensemble de la diathèse active ainsi disposée, selon un schéma allant des relations présupposantes aux relations présupposées :

(1) Morphologie (pli) -> (2) Référentiel (situation) -> (3) Localisation (individuation) -> (4) Espace interne / espace externe (individualisation).

(5) Dissymétrie (sujet/objet) -> (6) Intentionnalité (conscience) -> (7) Finalité.

Nous avons vu ensuite l’importance de l’opposition actif / passif, qui peut être catégorique du point de vue des diathèses, mais graduelle du point de vue sémantique. Entre les deux pôles de cette opposition, nous avons disposé une ligne d’événements, de telle sorte qu’une forme de vie puisse être tantôt active, tantôt passive, selon l’orientation des événements qui l’animent.

Du point de vue du jeu de la réciprocité entre actants, nous avons vu que trois types de configurations d’événements étaient possibles selon que la réciprocité était comprise comme un double réfléchi, deux événements croisés ou un seul événement commun aux actants. L’important ici est de considérer qu’étant donné une diathèse réciproque portant sur un contenu notionnel (le contenu exprimé par le verbe), trois types d’événements peuvent en résulter. Nous sommes donc dans une diathèse qui tend soit à diviser les événements, soit à les fusionner. Les deux positions extrêmes sont le réfléchi pluriel, qui comporte deux événements sans liaison nécessaire entre eux, et le réciproque fusionné dans lequel il n’y a qu’un seul événement. Dans le réciproque simple, nous avons deux événements mais corrélés entre eux.

Ainsi décrites, les diathèses offrent une sorte de milieu élastique tel qu’un contenu étant donné (le sens d’un verbe), on puisse faire en sorte que les actants agissent ou pâtissent, que le contenu soit compris comme le résultat d’un ou plusieurs événements (réciproques), et enfin que l’actant sujet soit plus ou moins distant de l’événement lui-même, par multiplication des actants intermédiaires (causatif), la possibilité restant ouverte d’un fusionnement avec l’événement (récessif). Ainsi un contenu sémantique, /aimer/ par exemple, peut donner lieu selon la diathèse à une multiplicité de cas correspondant à des attitudes diverses (actif, passif, réfléchi), être considéré comme le fait d’un ou de plusieurs événements, engager diversement les actants selon leur plus ou moins grandes proximité. On peut dire en ce sens que, du point de vue d’un contenu sémantique, la diathèse structure l’apparaître de ce qui va avoir lieu.

Pour comprendre l’importance des diathèses dans le contexte des formes de vie, il est utile de comparer ce que nous venons de dire à leur propos avec le jeu actantiel propre aux syntagmes narratifs. Dans ce dernier cas, les actants sont bien institués selon les sept étapes de notre schéma initial. Mais le rapport des actants entre eux est fondamentalement déterminé par l’existence d’un objet valeur qui est l’enjeu de toutes les actions, directement ou indirectement. Une vie peut être racontée selon les enjeux que se donne l’acteur, ses réussites ou ses échecs. Mais ce schéma finaliste ne dit pas à lui seul ce qui est un événement ou ne l’est pas, quelle est la distance plus ou moins grande de l’acteur par rapport à une action, etc. C’est là au contraire ce que disent les diathèses précisément parce qu’elles sont l’expression de l’instance énonçante qui seule décide comment doit se structurer l’apparaître des événements et des personnes. Mais, lors d’une forme de vie réelle, si l’on suppose que l’instance énonçante coïncide avec le sujet de l’action, il en va de même à chaque instant. Le général de Clausewitz doit décider ce qui est un événement ou ce qui en constitue en réalité plusieurs, quelle est la série des actants à qui il doit attribuer une action derrière l’apparence de celui qui semble l’effectuer, etc. Les diathèses donnent en quelque sorte le grain des événements et de leurs acteurs.

4- La vie dans les plis

Nous recherchons maintenant ce que peuvent être les diathèses si on les considère en dehors du dispositif actantiel de Tesnière. Nous empruntons à Henri Michaux le titre de cette réflexion ainsi que la citation suivante qui en indique le sens général :

Note de bas de page 37 :

 Henri Michaux, Au pays de la magie, dans Ailleurs, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Tome II, pp. 69-70.

L’enfant, l’enfant du chef, l’enfant du malade, l’enfant du laboureur, l’enfant du sot, l’enfant du Mage, l’enfant naît avec vingt-deux plis. Il s’agit de les déplier. La vie de l’homme alors est complète. Sous cette forme il meurt. Il ne lui reste aucun pli à défaire.
Rarement un homme meurt sans avoir encore quelques plis à défaire. Mais c’est arrivé. Parallèlement à cette opération l’homme forme un noyau. Les races inférieures, comme la race blanche, voient plus le noyau que le dépli. Le Mage voit plutôt le dépli.
Le dépli seul est important. Le reste n’est qu’épiphénomène.
37

Quant aux dispositions, ou diathèses, fondamentales, il y a donc deux formes qu’il importe de distinguer. D’une part le noyau, ce qui s’exprime dans l’actantialité transitive, d’autre part le pli et son corrélat, le dépli. Il paraît alors légitime d’opposer les diathèses dont l’orientation fondamentale est donnée par la transitivité et celle dont l’orientation est donnée par un dépli. Nous avons observé plus haut les diathèses transitives, il nous faut maintenant étudier les diathèses par pli et dépli.

Nous avons vu que le pli était la condition préalable pour que viennent se marquer des positions dans lesquelles peuvent s’inscrire des actants, sous certaines conditions. Mais l’actantialité n’est pas le seul destin possible du pli initial. Demandons-nous d’abord en quel sens le pli est une diathèse.

Avant de prendre un sens grammatical, le terme de diathèse possède un usage philosophique que l’on rencontre en particulier chez Aristote, et tout particulièrement dans le Traité des Catégories (8b 25 - 9a 13). Le terme désigne alors l’un des sens possibles de la catégorie de qualité. Aristote oppose nettement les deux premiers sens que sont les états (heixis) et les dispositions (diathesis). Les dispositions se distinguent des états en cela qu’elles sont moins stables, sujettes à changement :

Note de bas de page 38 :

 Aristote, Organon I, Catégories, 8, 9a 7, traduction Tricot, Paris, Vrin, 1969.

L’état diffère donc de la disposition en ce que cette dernière est aisée à mouvoir, tandis que le premier est plus durable et plus difficile à mouvoir.38

Les exemples donnés sont d’une part la chaleur et le refroidissement, d’autre part la maladie et la santé. Une des difficultés du texte d’Aristote est de comprendre exactement ce que veut dire le fait d’être « aisé(e) à mouvoir ». R. Brague en propose le commentaire suivant :

Note de bas de page 39 :

 Rémi Brague, « De la disposition chez Aristote », dans Pierre Aubenque (ed), Concepts et catégories dans la pensée antique, Paris, Vrin, 1980.

Nous saisissons, disons-nous, dans ce que nous proposons d’appeler la saisie diathétique, non point tant la chose qualifiée, ni même la qualité, que le qualifié sans ce qu’il qualifie : le chaud, le froid. Le chaud et le froid sont, avec le sec et l’humide, les quatre qualités qui définissent pour Aristote l’élémentaire. La disposition est l’expérience de l’élémentaire en tant que tel. Elle saisit le qualitatif séparé de la chose qualifiée et de la qualité, le quel (poion) comme tel, la qualité s’affectant elle-même, le tel quel pourrait-on risquer.39

Si l’on suit cette analyse, on voit que la disposition n’est pas une modalité, bien qu’elle indique une possibilité, mais plutôt une qualité sans support d’objet ou de sujet (sans « noyau » au sens de Michaux), une façon pour la qualité d’apparaître. Le sentiment de froid comme diathèse, le frisson par exemple, n’est pas le fait qu’un corps soit froid mais le froid comme saisie, comme prise, comme manifestation possible d’une qualité de sensation. Un état est toujours, d’une façon ou d’une autre, un état de chose. C’est précisément ce caractère chosique qui oppose l’état à la diathèse, du moins telle que nous la comprenons en ce point. Il nous semble que le pli, tel que Michaux l’entend, résonne avec cette qualité pure, en puissance sans doute, mais aussi en manifestation. Le pli est comme la vague :

Note de bas de page 40 :

 H. Michaux, Au pays de la magie, idem, p. 67

Sur une grande route, il n’est pas rare de voir une vague, une vague toute seule, une vague à part de l’océan.
Elle n’a aucune utilité, ne constitue pas un jeu.
C’est un cas de spontanéité magique
.40

On peut prendre cette vague comme l’exemple paradigmatique du qualitatif « tel quel » pour reprendre la formulation de R. Brague.

Note de bas de page 41 :

 Gilles Deleuze, Le pli, Leibniz et le baroque, Paris, Les Editions de Minuit, 1988 (particulièrement p. 124 sq.)

Note de bas de page 42 :

 H. Michaux, Au pays de la magie, idem, p. 184.

Deleuze a vu dans le thème du pli chez Michaux une réminiscence leibnizienne et par là un ancrage dans le baroque41. Il cite une partie du poème Emplie de extrait de La vie dans les plis42 :

Emplie de moi
Emplie de toi.
Emplie des voiles sans fin de vouloirs obscurs.
Emplie de plis,
Emplie de Nuit.
Emplie des plis indéfinis, des plis de ma vigie.
Emplie de pluie.
Emplie de bris, de débris, de monceaux de débris.
De cris aussi, surtout de cris,
Emplie d’asphyxie,
Trombe lente.

Le pli, la voile, la trombe mais aussi la pluie, le cri, sont autant de figures d’une puissance qui se meut, lentement ici, mais avec une grande vitesse d’autres fois. Il s’agit d’une puissance et non d’un actant. Nous sommes dans une logique des forces, une logique des flux qui peut quelques fois prendre la figure étrange de la ligne. Parlant des tableaux de Klee, Michaux a pu écrire :

Note de bas de page 43 :

 H. Michaux, Au pays de la magie, idem, p. 362.

Une ligne rencontre une ligne. Une ligne évite une ligne ? Aventures de ligne.
Une ligne pour le plaisir d’être ligne, d’aller, ligne.
Points. Poudre de points. Une ligne rêve. On n’avait jusque là jamais laissé rêver une ligne
.43

Plus loin il note :

« Temps, Temps…
Une ligne de conscience s’est reformée
. »

La conscience est l’effet du mouvement de la ligne, elle se reforme parce qu’elle s’est déformée. Elle n’est pas un contenant, un théâtre, mais plutôt un dedans parce qu’il y a un dehors, selon la même nécessité. La ligne de conscience passe entre les deux, elle est aussi bien le dedans que le dehors. Elle suit la ligne du pli et du dépli. C’est de ce point de vue sans doute que Deleuze peut rapprocher le pli de Michaux de la perception selon Leibniz :

Note de bas de page 44 :

 G. Deleuze, Le pli, Leibniz et le baroque, Paris, Les Editions de Minuit, 1988, p.125.

Toute perception est hallucinatoire, parce que la perception n’a pas d’objet. La grande perception n’a pas d’objet et ne renvoie même pas à un mécanisme physique d’excitation qui l’expliquerait du dehors : elle renvoie seulement au mécanisme exclusivement psychique des rapports différentiels entre petites perceptions qui la composent dans la monade. Et les petites perceptions n’ont pas d’objet, et ne renvoient à rien de physique : elles renvoient seulement au mécanisme métaphysique et cosmologique d’après lequel le monde n’existe pas hors des monades qui l’expriment, et donc nécessairement plié dans les monades, les petites perceptions étant ces petits plis comme représentants du monde (et non représentations d’objet).44

Notre corps comme objet est donc de nature hallucinatoire ; ce qui existe, ce sont les petites perceptions, les petits plis, et les traits différentiels qui organisent les grandes perceptions et donc la stabilité apparente du corps. Husserl a fait remarquer que l’on ne pouvait pas percevoir notre corps en entier parce qu’il est impossible d’en faire le tour. L’idée est différente mais milite également pour faire du corps une hallucination, l’une des caractéristiques des hallucinations étant précisément que l’on ne puisse en faire le tour.

Chez Michaux, la logique des plis, des vagues, des voiles, des ondes et finalement des cris et des forces, définit les diathèses fondamentales, l’univers bourdonnant des dispositions qui se distinguent de celle de l’actantialité et, en un certain sens, la menace. La grande question devient alors :

Note de bas de page 45 :

 H. Michaux, Au pays de la magie, idem, p. 232.

« Je voudrais bien savoir pourquoi je suis toujours le cheval que je tiens par la bride »45

Tout le problème est donc de savoir s’il est possible de formaliser le type de diathèse qui concerne ici les perceptions mais qui se rapporte également aux affections et autres dispositions que l’on peut avoir comme figure, dessin, motif organisateur de l’existence, dans le même esprit qui nous a fait distinguer plus haut un ensemble de diathèse actantielles.

Remarquons tout d’abord que l’actantialité, pour autant qu’elle organise le récit, et donc la vie telle qu’elle est narrable, est essentiellement une logique de la possession et de la privation, une logique de l’avoir. Il s’agit toujours d’un objet valeur que l’on perd, qui nous manque et que l’on doit obtenir. La logique des plis, des flux, des forces est au contraire une logique de l’être. Il s’agit, comme le dit Michaux, de se déplier.

Pour désigner le flux de l’existence, W. James a proposé l’idée d’« expérience pure » qu’il définit ainsi, abstraitement :

Note de bas de page 46 :

 William James, Essais d’empirisme radical, traduction de Guillaume Garreta et Mathias Girel, Paris, Agone, 2005, p. 90.

"L’expérience pure" est le nom que j’ai donné au flux immédiat de la vie, lequel fournit la matière première de notre réflexion ultérieure, avec ses catégories conceptuelles. Il n’y a que les nouveaux-nés, ou les hommes plongés dans un demi coma dû au sommeil, à des drogues, à des maladies ou à des coups, dont on peut supposer qu’ils ont une expérience pure au sens littéral d’un cela qui n’est encore aucun quoi défini, bien qu’il s’apprête à devenir toute sorte de quoi, riche aussi bien d’unités que de pluralités, mais dans des rapports non apparents, changeant au fur et à mesure mais de façon si confuse que ses phases s’interpénètrent et que l’on ne peut discerner aucun point, qu’il soit de distinction ou d’identité. L’expérience pure, dans cet état, n’est qu’un autre nom pour désigner le sentiment ou la sensation. Mais son flux tend à se remplir de points d’inflexion aussitôt qu’il se produit, et ces parties saillantes se trouvent alors identifiées, fixées et abstraites, si bien que l’expérience s’écoule maintenant comme si elle était criblée d’adjectifs, de noms, de prépositions et de conjonctions. Sa pureté n’est qu’un terme relatif, désignant la proportion de sensations non verbalisées qu’elle renferme encore.46

Le flux de l’expérience est donc habité par des points d’inflexion sur lesquels vient se fixer le langage selon ses catégories. Plus loin, dans le même texte, W. James est encore plus explicite :

Note de bas de page 47 :

 W. James, Essais d’empirisme radical, idem, p. 91.

Les prépositions, les copules, et les conjonctions – « est », « n’est pas », « puis », « avant », « dans », « sur », « à côté », « entre », « près », « pareil », « différent », « comme », « mais » - éclosent dans le courant de l’expérience pure, le courant des concrets ou le courant des sensations, aussi naturellement que les noms et les adjectifs, et ils s’y mélangent à nouveau avec la même fluidité quand nous les appliquons à une nouvelle partie du courant.47

Ces citations nous invitent à étudier en premier lieu la façon dont le langage et ses catégories organisent le flux de l’expérience. Nous continuons donc selon la même hypothèse qui nous a fait chercher dans les diathèses grammaticales des motifs fondamentaux.

Regardons l’idée de « point d’inflexion » proposée par W. James, qui ressemble aussi bien aux petits plis de Leibniz qu’à ceux de Michaux. On remarquera que la perspective de James est bien de rechercher non des éléments se rapportant à des objets ou même à des qualités mais bien à des ensembles complexes, des flux, de petites vagues, si l’on veut, ou de plis que les termes relationnels du langage viennent exprimer. Le rapport avec la notion de diathèse que nous cherchons à définir est manifeste. On conçoit bien qu’un flux puisse s’infléchir mais quelles peuvent en être les raisons ? Elles sont sans doute multiples si l’on songe à un flux particulier. Mais prises abstraitement, il semble que quelques opérations sont à elles seules déterminantes.

Il y a d’abord la fonction d’arrêt que l’on peut attribuer à un écran, à un mur, à des obstacles de toutes sortes. L’arrêt disperse le flux dans d’autres directions mais surtout produit des situations locales, des lieux. La lumière ne donnerait pas d’image si l’écran ne venait l’arrêter. De même le son se réfléchit sur une surface qui en même temps, selon sa forme, le configure.

A l’opposé, on peut situer tout ce qui a une fonction de relance, de diffraction. L’arrêt concentre, la relance crée des multiplicités nouvelles comme le fait un prisme par exemple.

Il existe bien sûr des cas empiriques dans lesquels ces deux fonctions peuvent être coordonnées, sinon confondues. Mais elles sont logiquement opposées.

Relevons encore la fonction de capture pour laquelle l’image traditionnelle est le tourbillon de l’ancienne physique. Mais on peut dire dans le même sens qu’un résonateur capture un son.

Une autre fonction peut être illustrée par l’idée de référentiel. Un élément d’un flux prend sens parce qu’il est situé, dans l’espace et dans le temps. Appelons cela une fonction de repérage. Elle rend les éléments d’un flux, ou plutôt les mouvements qui dans un flux sont faits éléments, interprétables.

Ces quelques fonctions nous semblent suffire pour donner un destin à des points d’inflexion aux sens de W. James. Il faut ajouter qu’elles permettent les opérations de conjonction, disjonction et fusion car elles créent les éléments qui leur sont nécessaires. Finalement nous obtenons une articulation minimale de nos diathèses telles que puissent se marquer des séries d’événements autour desquels peuvent venir éventuellement se greffer des actants.

Il nous faut maintenant définir à nouveaux le centre de notre recherche. Il s’agit de comprendre la notion de diathèse lorsque celle-ci n’est pas, ou pas encore, liée à un schème actantiel. Elle correspond, nous venons de le voir, à une qualité liée à l’énonciation, selon la tradition de la diathèse de l’âme. Comment comprendre une qualité qui n’est pas liée à un support (une chose, un acteur) et qui exprime une possibilité que l’on peut supposer susceptible de plusieurs réalisations ? Nous sommes partis de la notion de pli précisément parce que le pli est une possibilité de déplis multiples comme l’indique le texte de Michaux cité comme point de départ de cette réflexion. Il s’agit, chez Michaux, comme chez James, de comprendre ce que peut être une certaine puissance, qualitative mais non strictement déterminée, qu’il s’agisse de plis ou de flux, deux icônes de la même pensée. Insistons sur ce point. La diathèse n’est ni un état de chose, ni un événement, ni un processus défini. Elle n’est pas non plus une simple modalité tout en relevant de l’ordre de la possibilité. Tout son intérêt réside dans ce statut particulier de la qualité qu’elle exprime et qu’il est difficile de traduire sans l’arrêter sur un état fixe qu’elle n’est pas. Nous venons d’essayer de suggérer son sens en empruntant des figures aussi bien à Michaux qu’à Leibniz et à W. James. D’autres lieux de rencontre, philosophiques et littéraires, seraient envisageables. Il s’agit maintenant d’en donner une définition qui soit le plus possible homogène à la façon dont nous avons défini les diathèses à actants à partir de Tesnière.

Note de bas de page 48 :

 La notion de formant semble avoir plusieurs acceptions dont il est difficile de démêler les intersections. Greimas et Courtés définissent le formant comme « une partie de la chaîne de l’expression correspondant à une unité du plan du contenu et qui, lors de la semiosis, lui permet de se constituer en signe (morphème ou mot) » (Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Hachette, 1993 (1979)). Cet usage est suivi par d’autres auteurs comme J.M Floch, J. Courtés, M. Renoue. Hjelmslev pour sa part conçoit les formants comme relevant de l’usage et non de la norme, de telle sorte que, parlant de la préposition latine sine il peut écrire : « Les formants relèvent de l’usage et non de la norme, et en effet le formant pourrait changer au point de devenir méconnaissable sans entraîner aucun changement ni de la définition morphématique et sémantique de notre proposition, ni du système cénématique de la langue. » On pourrait dire en ce sens que le formant de sine est l’ensemble des sons s, i, n, e en un certain ordre assemblés. Hjelmslev ajoute que l’analyse des formants ne doit même pas tenir compte du fait qu’il s’agit de consonnes et de voyelles entrant dans des paradigmes. Nous sommes donc à un niveau d’analyse qui correspond assez exactement à ce qui nous intéresse ici. Voir L. Hjelmslev « La structure morphologique » (1939) repris in Essais Linguistiques Paris, Editions de Minuit 1971 (pp. 142 sq.) et Alessandro Zinna « La théorie des formants. Essai sur la pensée morphématique de Louis Hjelmslev » Versus n°43, 1986. (p. 91 sq)

Dans la mesure où la diathèse est une qualité propre à l’instance énonçante qui peut se réaliser de façon multiple dans l’énoncé, celui-ci exprimant donc les possibilités de sens qui sont en elle, il nous semble légitime de la comparer à la notion phonologique de formant. Un formant en effet, comme la diathèse, est toujours « formant de … » ce qui signifie qu’il ne réalise sa fonction qu’en étant complété par autre chose que lui même. Phonologiquement, un formant est une bande de fréquences vocales sélectionnées par les résonateurs que l’on trouve dans le pharynx et les différentes cavités buccales. Les bandes de fréquence ainsi sélectionnées, par exemple 300, 2200, 3000 Hz pour les voyelles, sont dites des formants en ce sens qu’ils sont ce à partir de quoi seront formées les articulations sonores ultérieures48. Pour qu’il y ait formant, il faut donc trois choses. D’une part une source d’énergie dont l’énergie vocale est l’exemple paradigmatique. D’autre part une sélection car sinon le déploiement de l’énergie pourrait être une pure dispersion. Enfin, le formant étant constitué, une forme (phonologique dans ce cas) lui donne une articulation particulière par laquelle il prend son caractère d’expression. Essayons d’appliquer ce schème à la diathèse.

La diathèse est une qualité de l’âme en tant qu’elle s’exprime dans l’énoncé. Ce qu’est une qualité de l’âme est en soi indéterminé comme l’est initialement une source d’affect en nous ou même une sensation. Peirce aurait dit qu’il s’agissait d’un pur feeling comme on en ressent dans cet état si particulier qu’il appelle le musement. Mais on peut supposer que cet état énergétique de notre âme (de notre corps, si l’on préfère) subit, par des chemins divers, une sélection qui en précise la nature. Un sentiment de froid, comme nous l’avons vu plus haut, est en ce sens un formant. On voit que le formant correspond alors à une qualité pure qui, redisons-le, n’est pas un état de chose, ni même un événement mais la détermination d’une qualité « telle quelle ». Ce froid peut alors, c’est la troisième étape, devenir un événement (un frisson) ou un état de chose exprimable (« j’ai froid »). On rencontrera alors dans l’énoncé l’expression, sous forme d’état de chose (« j’ai froid »), de ce qui est d’abord, au plan de son énonciateur, un sentiment indistinct (la source perçue d’un déploiement d’énergie), puis une détermination qualitative (le formant). Le schéma suivant résume le développement de ce que nous appellerons maintenant la diathèse à formant, pour la distinguer de la diathèse à actant :

image

Ce schéma signifie qu’entre l’état de l’âme de l’énonciateur, état d’une énergie diffuse sans détermination particulière, et la forme reconnaissable d’un état de chose sensible ou passionnel, s’insinue, comme un élément nécessaire de médiation, la sélection d’un formant à quoi correspond selon nous le terme de diathèse.

On s’étonnera peut-être du chemin parcouru pour essayer de fixer le sens de cette notion. Quel rapport y a-t-il, dira-t-on, entre « la vie dans les plis » dont nous sommes partis et la notion de formant ? La réponse est simple : il s’agit de la même logique. On part d’un état indéterminé, une source d’énergie diffuse, c’est-à-dire un flux, dont on comprend précisément qu’il est fait d’une infinité de plis possibles, comme l’est la surface d’une rivière mais aussi bien la chair vivante d’un corps. La diathèse est la logique du pli et du dépli qu’exprime la notion de formant en ce sens que, comme tel, il n’est jamais achevé mais tend vers des achèvements multiples (des possibles). Le formant est un pli en tant qu’il peut lui-même être mis en d’autres formes, c’est-à-dire déplié encore. La disposition est à la fois le moment où l’on sélectionne une certaine qualité mais où se maintient un certain suspens quant à sa réalisation dans un état particulier. Du point de vue de la vie, qui est ici notre question directrice, il s’agit de comprendre comment, non seulement des états passionnels fondamentaux peuvent être représentés, ce que font les diathèses actantielles, mais aussi comment des changements dans l’ordre de la sensibilité sont possibles, ce que nous attribuons aux diathèses à formant.

Dans ce contexte, il est utile de remarquer que la grammaire actantielle, dans sa version narratologique, modélise le déploiement des actions dans un espace de conflit. Mais, dans le parcours génératif de Greimas, cet espace est fondamentalement contrôlé par la sémantique inscrite à la base du parcours. De la sorte, une fois un programme d’action initié, il devient impossible de modifier la sémantique fondamentale, sauf à faire intervenir un brusque changement dans l’attitude de l’énonciateur. C’est pourquoi cette grammaire présuppose le plus souvent des univers de significations constituées comme le sont les mythologies et les récits fortement finalisés. Mais reste à comprendre comment peuvent s’exprimer les changements de sens, les passions incertaines, les possibilités ouvertes, comme en rencontre dans la littérature, la poésie et l’existence ordinaire. Il nous semble que la notion de diathèse à formant peut nous aider à faire un pas dans cette direction. Il existe en effet une multitude de cas dans lesquels le plan d’expression d’un phénomène sensible n’est pas totalement constitué, de telle sorte que son sens reste lui-même indéterminé, bien qu’il puisse être fortement prégnant.

5- Deux exemples.

Dans un passage de Sodome et Gomorrhe, le narrateur évoque ainsi la cloison qui jadis séparait son lit de la chambre où dormait sa grand-mère :

Note de bas de page 49 :

 Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, Paris, Gallimard, 1954, pp. 124-125.

Pour ne plus rien voir, je me tournais du côté du mur, mais hélas, ce qui était contre moi c’était cette cloison qui servait jadis entre nous deux de messager matinal, cette cloison qui, aussi docile qu’un violon à rendre toutes les nuances d’un sentiment, disait si exactement à ma grand’mère ma crainte à la fois de la réveiller, et, si elle était éveillée déjà, de n’être pas entendu d’elle et qu’elle n’osât bouger, puis aussitôt, comme la réplique d’un second instrument, m’annonçant sa venue et m’invitant au calme.49

Le pouvoir, propre à cette cloison, d’exprimer aussi précisément et subtilement les « états de l’âme » du narrateur et de sa grand-mère est d’autant plus frappant que l’on ne saurait imaginer quelque code qui viendrait en expliquer le fonctionnement. Le narrateur ne décrit aucun son dont la traduction rendrait explicite la nature de l’échange. Il faut donc comprendre qu’il n’y a rien à traduire, rien qui n’ait exactement la forme symbolique d’un langage articulé, mais tout à transmettre, comme nous avons vu plus haut que pouvait le faire une sensation en forme de qualité pure avant qu’elle ne se spécifie en un état reconnaissable. De la sorte, le mur offre une étape passionnelle intermédiaire que nous avons associée à la notion de diathèse.

Un peu plus loin dans le texte, la nature du son se précise, mais il s’agit simplement d’indiquer le nombre de coups frappés sur la cloison, le sens de ces coups ne pouvant évidemment être conclu de leur nombre :

Note de bas de page 50 :

 M. Proust, Sodome et Gomorrhe, idem, p. 215.

Et je ne demandais rien de plus à Dieu, s’il existe un paradis, que d’y pouvoir frapper contre cette cloison les trois petits coups que ma grand’mère reconnaîtrait entre mille, et auxquels elle répondrait par ces autres coups qui voulaient dire : « Ne t’agite pas, petite souris, je comprends que tu es impatient mais je vais venir », et qu’il me laissât rester avec elle toute l’éternité, qui ne serait pas trop longue pour nous deux.50

La longueur même que prend la transposition en langue des trois coups montre, si cela était nécessaire, qu’il ne s’agit ni d’un sens leur appartenant conventionnellement, ni même d’une tentative de traduction, mais d’une évocation libre et pourtant contrainte par leur effet de prégnance. En un mot, les sons portés par la cloison invitent bien à une interprétation mais au sens où l’on dit d’un formant qu’il est « formant de … » c’est-à-dire est une puissance par essence inachevée.

Dans le recueil La vie dans les plis, Michaux propose un ensemble de fragments narratifs dont le caractère le plus constant est d’exprimer un sentiment ou une action sous une forme souvent violente et toujours d’une grande puissance évocatrice. Mais, comme nous l’avons vu pour les coups portés sur la cloison dans le texte de Proust, il est difficile de déduire directement leur sens des actions qu’ils racontent ou des figures qu’ils décrivent. On dira sans doute que c’est là une des caractéristiques obvie des textes poétiques dont l’efficacité consiste à pouvoir susciter un nombre illimité de réminiscences. Mais cette formulation serait trompeuse si elle suggérait une opposition entre un contenu implicite et un contenu explicite. C’est au contraire parce que les textes de Michaux sont parfaitement explicites qu’ils sont susceptibles d’évocations multiples. Il y a donc une tension en eux entre ce qu’ils disent et ce qu’ils expriment. On aimerait dire que le sentiment ou l’affect exprimé a cette caractéristique d’être une qualité « comme telle », disposition qui nous a servi à décrire le formant, sa réalisation dans un récit ou une description étant d’une tout autre nature. Ainsi dans le passage suivant :

Note de bas de page 51 :

 Henri Michaux, Comme la mer, dans La vie dans les plis, Gallimard, 1990, p. 167.

Souvent il arrive que je me jette en avant comme la mer sur la plage. Mais je ne sais encore que faire. Je me jette en avant, je reviens en arrière, je me jette à nouveau en avant.51

On pourrait lire la description d’une impulsion associée au mouvement d’une vague, figure du pli comme nous l’avons vu plus haut. Mais, comme le montre la suite du texte, le sens qu’aura eu cette impulsion reste en retrait dans ce premier passage. Mais c’est précisément cela qui nous importe. Qu’et-ce qui reste en retrait tout en venant s’exprimer ? Le texte continue ainsi :

Mon élan qui grandit va bientôt trouver forme. Il le faut. L’amplitude du mouvement me fait haleter (non des poumons mais d’une respiration uniquement psychique).
Serait-ce un meurtre ? Serait-ce une onde miséricordieuse sur le Monde ? On ne sait pas encore. Mais c’est imminent.
J’attends, oppressé, le déferlement de la vague préparatoire.
Voilà le moment arrivé …
Ça a été l’onde de joie, cette fois, l’étalement de bienveillance
.

Finalement l’onde de joie achève l’attente. Le mouvement décrit depuis la première phrase résume ce que nous cherchons, les diverses étapes d’un dépli. Ici, pour ce cas particulier, il y a d’abord un élan énigmatique, en forme de vague, puis l’exigence d’une forme (« Il le faut ») suivi d’un assez long suspens, enfin une résolution de la tension, au passé (« Ça a été »).On perçoit que ce qui reste en retrait tout au long du texte, c’est le sens de l’élan initial. Ce sens finit par être dit mais seulement « cette fois », donc provisoirement, l’élan restant toujours ouvert à d’autres sens possibles. On comprend que le texte mime en quelque façon le mouvement de la mer depuis la mobilisation de l’énergie initiale, l’élan, et finalement l’exigence de la forme et sa résolution dans « l’étalement de bienveillance » qui le clôt.

Les deux textes cités portent l’un sur des perceptions, l’autre sur des actions, et montrent tous les deux comment un sens, clairement mis en forme, advient sur la base de ce que nous avons appelé une qualité pure, celle-ci étant illustrée d’une part par des sons venant de l’autre côté d’un mur mais sans code, d’autre part par un élan insistant mais initialement sans signification. Mais le son, comme l’élan, par leur prégnance même, sont « disposés » à recevoir une forme qui leur donnera sens. Nous retrouvons ainsi le schéma général de la diathèse comme formant.

Note de bas de page 52 :

 Platon, Sophiste, 247e.

Il nous paraît remarquable de constater que les phénomènes de perception, les affects et les actions, pour autant que nous les concevions comme reçus ou effectués en première personne, comme procède toute vie, suivent un cheminement vers l’expression assez semblable. Les étapes que nous avons essayé de dégager tournent autour du moment central de la diathèse. Celui-ci peut être résumé en disant simplement qu’il condense en lui la sélection d’une qualité pure et l’ouverture à partir d’elle d’un ensemble de possibilités de sens. Si, selon l’expression platonicienne52, l’être est puissance (dunamis), on peut dire que le moment de la diathèse sélectionne en lui une certaine perfection du possible qu’il restera ensuite à manifester selon les incertitudes de l’expression.

6- Synthèse

Nous avons cherché, à partir de la notion de diathèse, un chemin pour comprendre comment la vie, prise au sens biologique, pouvait prendre des formes variées, au sens sémiotique et donc culturel de ce terme. Nous avons fait l’hypothèse selon laquelle les catégories grammaticales recelaient en elles les traits fondamentaux de notre expérience. Cette hypothèse, sans doute contestable, a cependant pour mérite de fournir une voie d’investigation assez convaincante si l’on considère que la grammaire offre un dispositif de structuration puissant et difficilement remplaçable. Il est certain que les formes diverses que peut prendre la vie dépendent de beaucoup d’autres considérations que celles fournies par la grammaire. Il nous semble malgré tout que cette dernière permet de formuler, d’une façon relativement précise, un certain nombre de conditions qui, loin de tout expliquer, tracent cependant une assise à partir de laquelle s’ouvre le champ immense des possibles. Disons, pour utiliser un schème classique, que nous postulons que la grammaire offre à la vie sémiotisée sa structure profonde. A partir de là il nous est apparu que la notion de diathèse, au sens traditionnel de ce terme, précisément parce qu’elle a pour fonction d’expliquer comment s’expriment dans l’énoncé les états de l’âme de l’énonciateur, permettrait peut-être de comprendre la base, à la fois sensible et passionnelle, sur laquelle reposent les choix vitaux. Il s’agit bien sûr des choix « en première personne » et non des contraintes trop évidentes qui peuvent programmer nos vies malgré elles.

La notion de diathèse nous est apparue comme désignant en réalité deux types bien distincts d’expression. La première, que nous avons étudiée sur la base de la grammaire de Tesnière, dépend essentiellement d’une compréhension actantielle de l’énoncé. La logique de l’actantialité suppose une dissymétrie entre le sujet et l’objet, une relation intentionnelle de l’un vers l’autre et, le plus souvent, une finalisation des actions. Ces trois contraintes se manifestent encore plus évidemment dans la version narrative de l’actantialité. Dans ce dernier cas, les actions convergent vers un objet valeur dans une logique de la possession ou de « l’avoir ». L’exemple de la vie guerrière apparaît alors comme paradigmatique. Dans ce contexte, le fait essentiel est l’opposition polaire entre les actions maîtrisées et les actions subies (actif et passif). La distance que le sujet peut prendre par rapport à l’action en cours est également un fait central, de même que son contraire, la quasi fusion avec l’action, comme l’expriment les causatifs et récessifs. Enfin le nombre d’événements exprimés dépend également de certaines formes de diathèse comme le marquent les réfléchis, réciproques et réciproques fusionnés. On voit par là que les diathèses à actants disposent des attitudes fondamentales que l’on peut avoir par rapport à l’action, aux états de chose et aux événements. Il s’agit d’une logique très particulière que nous appelons une logique d’objet, dans la mesure où l’actantialité donne à toute chose la forme d’une entité et donc d’un objet, au sens large de ce terme qui inclut aussi les corps sujets pour autant qu’ils possèdent une certaine unité.

Nous avons ensuite distingué la diathèse comprise comme une qualité particulière de sensation ou de passion conformément à ce que l’on peut appeler une logique des forces (par opposition à une logique d’objet). On dira sans doute que sensation et passion sont inséparables d’acteurs et donc de formes actantielles. Mais c’est là précisément où réside une confusion dommageable à la notion même de disposition. La forme actantielle n’est pas une nécessité ; c'est une possibilité conforme à certaines formes de vie mais pas à toutes. Dans certains cas, la logique des forces et celle des objets coïncident. Mais il faut pouvoir comprendre ce qui se passe dans le cas où une forme de vie ne dépend pas des contraintes d’un jeu actantiel. Nous avons cherché différents points de départ pour nous aider à comprendre les particularités de cette diathèse, beaucoup plus difficile à définir que la précédente. L’idée de « vie dans les plis » empruntée à Michaux, nous a semblé être un bon fil directeur, moins à cause de la topologie que sous-entend le terme de pli que par l’idée de déploiement qu’implique le dépli. Qu’il s’agisse de déplier, comme chez Leibniz, ou d’éprouver les formes diverses d’un flux, comme chez W. James, la forme organisatrice le plus souvent rencontrée est celle du déploiement d’une vague. On reconnaîtra qu’il ne s’agit pas véritablement d’une figure au sens rhétorique mais plutôt d’une structure tout aussi prégnante que celle de l’actantialité. L’un des enjeux de cette logique des forces est de décrire la spécificité des faits esthésiques, définissant une sensibilité générale avant même qu’elle ne se spécifie en des esthétiques particulières, des doctrines morales, des épistémologies. La notion de formant nous semble convenir pour exprimer ce qui est déjà une certaine sélection à l’intérieur de la diversité du monde sensible mais pas encore une structure directement exprimable. Finalement, nous retrouvons dans ce procès en trois temps, la forme d’un déploiement (un dépli) qui semble posséder une très grande généralité dans le monde sensible.