Troisième table ronde
la pénétration de la sémiotique dans le monde scientifique, social, économique et politique

Anne Beyaert-Geslin

Denis Bertrand

Paolo FABBRI

Manar HAMMAD

Jean PETITOT

Index

Articles des auteurs de l'article parus dans les Actes Sémiotiques : Denis Bertrand, Anne Beyaert-Geslin, Jean PETITOT, Manar HAMMAD et Paolo FABBRI.

Texte intégral

Jean Petitot

Nous allons commencer cette troisième et dernière table ronde consacrée à “la pénétration de la sémiotique dans le monde scientifique, social, économique et politique”. Il sera question à la fois d'applications de la sémiotique et d'interdisciplinarité. Vont intervenir Anne Beyaert directrice du CeReS de Limoges, Denis Bertrand de Paris VIII, Paolo Fabbri actuellement à la LUISS de Rome, Manar Hammad de Paris III et moi-même.

image

image

Nous allons commencer par l'intervention d'Anne.

Anne Beyaert-Geslin

La sémiotique, la vie sociale et les projets

Pour définir la place de la sémiotique dans la vie sociale, le plus simple est de se référer au Cours de linguistique générale de Saussure, lequel ambitionnait déjà la construction d’« une science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale (et) formerait une partie de la psychologie sociale ». Cette participation à la vie sociales’accorde à une vocation interdisciplinaire. La sémiotique a toujours cheminé aux côtés de disciplines telles que l’anthropologie, la sociologie et la philosophie, notamment. Sa curiosité, encouragée par la nouveauté technologique, l’a continument confrontée à de nouveaux défis qu’incarnent avec une acuité toute particulière les objets électroniques d’aujourd’hui qui nous confrontent à une complexité inégalée. Ainsi redéfinie, la relation de la sémiotique aux autres disciplines dévoile une double orientation qui augmente encore notre intérêt. D’un côté, le renouvellement des corpus ressource la théorie sémiotique, questionne l’édifice conceptuel patiemment élaboré et contraint à un nouvel examen de sa cohérence. De l’autre, la relation procure de nouveaux d’outils à la pratique qui, répondant à une « demande de sens », l’amènent à vérifier sa pertinence vis-à-vis de la « vivacité » sociale et à démontrer son utilité. La confrontation à des objets d’étude nouveaux produit ainsi une double interpellation, qui engage à la fois la cohérence de l’édifice et l’adéquation de la sémiotique aux nouveaux objets.

Cette attention aux théories et aux nouveaux objets et domaines de la vie sociale a donné lieu à un certain nombre de travaux qui ont profité de l’œuvre de précurseurs. Parmi ces éclaireurs, il faut citer Jean-Marie Floch dont les études restent aujourd’hui encore le viatique des sémioticiens d’agence. Son célébrissime carré des valorisations publicitaires doit être situé dans la continuité des propositions de Greimas. Dès Du sens II, celui-ci envisage la question de la fonction de l’objet en termes de signification pour l’usager et oppose les valeurs pratiques et mythiques :

Note de bas de page 1 :

 A.J. Greimas, « Un problème de sémiotique narrative : les objets de valeur », Du sens II, Paris, Seuil, 1983, p. 21.

« Lorsque quelqu’un (…) se porte acquéreur, dans notre société d’aujourd’hui, d’une voiture automobile, dit-il, ce qu’il achète souvent, c’est aussi un peu de prestige social ou un sentiment de puissance plus intime »1.

Note de bas de page 2 :

 A.J. Greimas, De l’Imperfection, Périgueux, Fanlac ed., 1987, pp. 90-91.

Note de bas de page 3 :

 Jean-Marie Floch, Identités visuelles, PUF, 1995, pp. 145-179. On se reportera spécialement aux chapitres intitulés « La maison d’Epicure, Les désirs naturels et non nécessaires d’Habitat » et « Le couteau du bricoleur ».

Note de bas de page 4 :

 J-M. Floch, « J’aime, j’aime, j’aime… », Publicité automobile et système des valeurs de consommation », Sémiotique, marketing et communication, Sous les signes les stratégies, PUF, 1990, pp. 119-152.

La réflexion se poursuit dans De l’Imperfection, où Greimas caractérise la serrure dogon en se fondant sur les trois dimensions de la culture2 : fonctionnelle, mythique, esthétique.Floch reviendra sur ces apports successifs de Greimas dans différentes études consacrées aux objets et à la valorisation publicitaire3 et en proposera la meilleure synthèse dans son article dédié à la marque Citroën4, où il articule les valeurs pratiques et utopiques, critiques et ludiques. Si l’apport de ces catégories pour la publicité a été largement souligné, leur intérêt pour le design semble sous-estimé. Elles permettent pourtant, en situant le débat autour de la valeur, de dépasser le principe fonctionnaliste héritée de Louis Sullivan qui veut que la forme suive la fonction, une antienne dans laquelle les théories du design restent aujourd’hui encore largement immobilisées.

Note de bas de page 5 :

 Peter Stockinger, Analyse des contenus audiovisuels, Hermès science, 2002.

Note de bas de page 6 :

 Ivan Darrault-Harris et Jean-Pierre Klein, Pour une psychiatrie de l’ellipse. Les aventures du sujet en création, PUF, 1993.

La postérité de Floch est florissante puisqu’elle a ouvert la voie au métier de sémioticien d’agence et a donné lieu à différentes formations de Master. Elle ne saurait pourtant faire de l’ombre à des recherches exemplaires comme celle de Peter Stockinger, autour des nouveaux médias5 ou d’Ivan Darrault-Harris, qui a initié le rapprochement avec la thérapie psychiatrique6.

Note de bas de page 7 :

Images et dispositifs de visualisation scientifiques (2008-2010), coordination scientifique Anne Beyaert-Geslin.

Note de bas de page 8 :

 Visible n° 5 L’image dans le discours scientifique : statuts et dispositifs de visualisation (M.G. Dondero et V. Miraglia dirs., 2009) ; n° 6 Techniques de transformation, transformation des techniques (M.G. Dondero et A. Moutat dirs., 2010) ; n°7 Camoufler l’invisible, exhiber l’invisible (A. Mattozzi dir., 2011) ; n°8 Définir l’image scientifique (C. Allamel-Raffin et A. Moktefi dirs., 2012) ; n° 9 Visualisation et mathématisation (S. Badir et M.G. Dondero dirs., 2012) ; n° 10 Rhétoriques visuelles (L. Chatenet et A. Mattozzi dirs., à paraître en 2013) ; n° 11 Images et démonstration scientifiques (A. Beyaert-Geslin, V. Lloveria et S. Shirkhodaei dirs., à paraître en 2013).

Note de bas de page 9 :

 Pierluigi Basso et Maria Giulia Dondero, Sémiotique de la photographie, Limoges, PULIM, 2011 ; Luciano Boi, Morphologie de l’invisible, Limoges, PULIM, 2011 ; Maria Giulia Dondero et Jacques Fontanille, Des images à problèmes. Le sens visuel à l’épreuve de l’image scientifique, Limoges, PULIM, 2012.

Cette implication à la vie sociale a donné lieu à des rencontres interdisciplinaires très fructueuses. Citons notamment l’expertise des discours politiques (Denis Bertrand), une ANR sur l’image scientifique7 qui a réuni des spécialistes de sémiotique visuelle européens et différents scientifiques utilisant l’image. Le projet triennal qui s’est achevée en 2011, a donné lieu à plusieurs publications collectives8 et à trois ouvrages personnels9. Citons également la coopération initiée avec les juristes de l’université de Limoges qui aboutit à une étude sur le site du tribunal pénal international de l’ex-Yougoslavie et à un projet financé par le ministère de la Justice (COJUSEM) sur la sécurisation de la loi. Ce dernier doit permettre deconfronter, au travers d’une étude sémiotique et sémantique, le sens pour les juristes au sens commun et ainsi, poser le cadre d’une interprétation stabilisée de la loi.

Ces deux études témoignent de la place particulière de la sémiotique parmi les sciences humaines, une place que restituent de façon exemplaire les discussions menées à l’institut SHS qui fédèrent neuf laboratoires de la faculté des lettres et des sciences humaines et de la faculté de droit de Limoges. Dans ce concert, les sémioticiens s’imposent comme une instance de dialogue. En contrepartie, la diversité disciplinaire leur permet d’accéder à des corpus nouveaux, ceux des juristes ou des géographes, par exemple. Citons aussi une étude menée actuellement avec les éditions Flammarion sur les ouvrages électroniques utilisés à l’école (Nicole Pignier et Paméla Kline).

Si de tels projets s’inscrivent dans la continuité des études précédentesqui témoignaient d’un souci d’interdisciplinarité et d’une curiosité pour de nouveaux objets d’étude, généralement des objets complexes, une nouveauté apparaît néanmoins qui tient au fait que la relation ne se construit plus nécessairement de théorie à théorie mais de théorie à pratique pour ainsi dire. La sémiotique est de plus en plus souvent sollicitée pour une application sociale.

Note de bas de page 10 :

 Laslo Moholy-Nagy, « Nouvelle méthode d’approche. Le design pour la vie », Peinture Photographie Film et autres écrits sur la photographie, Traduction par Catherine Wermester, Jean Kempf et Gérard Dallez, Gallimard, 2007 (1947), pp. 269-306.

Note de bas de page 11 :

 Peter Sloterdijk, trilogie Globes, Sphères I - Bulles (Pauvert, 2002), Globes, Sphères III - Écumes (2005).

Note de bas de page 12 :

 Bruno Latour, “A cautious Promethea ? A few steps toward a philosophy of design (With special attention to peter Sloterdijk”, Keynote lecture, History of Design Society, Falmouth, 3rd September 2008 http://bruno-latour.fr/articles

Note de bas de page 13 :

 Nous faisons le point sur la question dans Anne Beyaert-Geslin, Sémiotique du design, Presses universitaires de France, 2012.

Une première voie apparaît dans une logique de projet où le sémioticien est appelé à participer à un dialogue interdisciplinaire. Un exemple tout à fait intéressant pourrait être l’univers du design qui se conçoit désormais de plus en plus comme un « surdesign », un design prenant de la hauteur et s’attachant à redessiner, non seulement la relation sujet/objet, mais aussi la pièce, la maison, la ville et toutes les configurations sociales. Cette approche prônée naguère par Moholy-Nagy10, portée aujourd’hui par Andrea Branzi, Peter Sloterdijk11 et Bruno Latour12 semble avoir un écho de plus en plus large dans le monde du design où la participation croissante du numérique semble accompagner une déspécialisation, une globalisation de l’approche des spécialités héritées de la tradition des arts appliqués13. Le design ne concerne plus le design d’objets, d’espace ou la communication visuelle de façon sectorisée, mais s’attache à réadapter les villes et les rapports sociaux. Or dans ce contexte revisité, le designer diversifie ses collaborations. Il rencontre l’ingénieur, son interlocuteur privilégié, mais également l’urbaniste, le sociologue ou l’économiste. Dans ce cadre revisité, la participation du sémioticien devient encore plus essentielle car il se trouve sollicité par le designer, non seulement pour expertiser la demande de remédiation, de la même façon que le sémioticien d’agence est la plupart du temps sollicité pour apporter un remède, régler le problème d’une marque ou d’un objet, mais aussi pour assumer des fonctions nouvelles.

Note de bas de page 14 :

 Alessandro Zinna, « Décrire, produire, comparer et projeter. La sémiotique face aux nouveaux objets de sens », Nouveaux actes sémiotiques n°s 79-80-81, PULIM, 2002.

Note de bas de page 15 :

 Michela Deni, « La semiotica nel progetto », dans La semiotica e il projetto. Design, communicazione, marketing (M. Deni et G. Proni eds.), Milan Francoangeli, 2008 ; Michela Deni, « L’intervention sémiotique dans le projet : du concept à l’objet », MEI n°s 30-31 Objets et communication (B. Darras et S. Belkhamsa dirs.), 2009, pp. 87-97.

Note de bas de page 16 :

 Eric Landowski, Les interactions risquées, Nouveaux actes sémiotiques n°s 101-102-103, Limoges, PULIM, 2005.

Note de bas de page 17 :

 Jacques Fontanille, Pratiques sémiotiques, PUF, 2008.

Dans cette logique de projet qui associe des partenaires de disciplines diverses, l’apport de la sémiotique semble se situer à trois niveaux. Tout d’abord, celle-ci assure une description de la relation sujet-objet d’autant plus indispensable que les nouveaux objets abordés témoignent d’une complexité particulière, impliquent des partenaires de disciplines variées et investissent une échelle de plus en plus grande. En offrant un langage commun aux protagonistes, la sémiotique permet de surmonter l’hétérogénéité terminologique, de définir le problème à résoudre et de poser les arguments du dialogue. Ensuite, elle intervient dans le dialogue entre les partenaires. Elle offre alors des outils de perfectionnement du dialogue collaboratif parce qu’elle permet de reformuler les questions, de circonscrire et de dépasser les stéréotypes, et favorise donc la créativité. Enfin, elle permet de décrire et de valider des résultats. Cette triple intervention se traduit par une participation au faire descriptif, au faire dialogique et au faire projectif.  De nombreux travaux vont dans ce sens, comme l’article de Zinna qui problématise le faire projectif à partir des sciences du langage14, l’ouvrage de Michela Deni15 qui théorise la relation du sémioticien et des designers et propose une méthodologie du projet. Sans oublier le cadre théorique de la sémiotique des pratiques construit parallèlement par Landowski16 et Fontanille17 qui permet de relier différents niveaux de pertinence impliqués dans la signification, du signe à la forme de vie.

Mais cette participation à une logique de projet doit tenir compte d’une reformulation de la demande. Dans la mesure où la relation s’établit plutôt de théorie à pratique et plus seulement de théorie à théorie, ce qu’on demande à la sémiotique c’est en même temps un organon, soit un ensemble de règles pratiques, et des règles qui pourront être intégrées à une pédagogie, à une construction disciplinaire. C’est le cas de la sémiotique appliquée au webdesign pratiquée dans le cadre d’une Licence professionnelle mise en place par des sémioticiens à Limoges. Si ces demandes d’élaboration d’un organon et de participation à la pédagogie sont stimulantes car elles confrontent la sémiotique à une demande d’expertise et à de nouveaux objets, elles ne sont pas exemptes de risques. En effet, elles peuvent procéder d’une représentation très caricaturale de la sémiotique qui limite la demande à quelques recettes, à des formules toutes faites, et occulte à la fois l’exigence disciplinaire et l’exigence de construction disciplinaire de la sémiotique.

Cette demande est porteuse de débouchés professionnels et poursuit l’inscription de notre discipline dans la vie sociale mais nous fait courir le risque du réductionnisme. Il convient donc de maintenir l’exigence de cohérence qui oblige à revoir en permanence notre édifice conceptuel, de même que l’exigence d’adéquation qui incite à expertiser notre propre expertise, mais il faut aussi affronter le risque de la simplification, le risque d’une apparence de scientificité dépourvue d’exigence scientifique. En ce sens, il semble indispensable d’associer à l’interdisciplinarité pratiquée une théorisation de l’interdisciplinarité. Il importe aujourd’hui de théoriser la place de la sémiotique dans les projets.

Jean Petitot

Merci, Anne, pour cette réflexion fort intéressante sur la sémiotique comme méthode interdisciplinaire pouvant intervenir de façon essentielle dans des projets. La différence que vous avez introduite entre une logique interdisciplinaire de projets et des corpus disciplinaires est à mon avis très importante dans tous les domaines de la recherche contemporaine. En France, nous n'avons pas vraiment de culture du projet dans la recherche publique alors que pourtant cela résoudrait la question de l'interdiscipline. En effet, dans un projet, l'interdiscipline n'est plus un luxe de discussion mais une nécessité fonctionnelle, celle d'accorder entre elles des compétences complémentaires. Vous avez expliqué qu'une telle logique est efficace pour la sémiotique mais cela est vrai pour toutes les sciences.

Je passe maintenant la parole à Denis Bertrand dont nous apprécions tous, je pense, les analyses politiques sur la chaîne LCP.

Denis Bertrand

Sémiotique et communication sociale

Le dynamisme, la créativité, la qualité de la pénétration de la sémiotique dans le monde social, économique, médiatique et politique – si nous la croyons effective – sont déterminés par un trait original et marquant de notre discipline. Celui de sa bi-valence : je veux parler des dimensions simultanément spéculative et opérationnelle de la sémiotique. L’une et l’autre, non seulement unies, mais réciproquement motivées.

Etre, d’un côté, une discipline épistémologiquement sourcilleuse, théoriquement fondée, méthodologiquement articulée pour décrire la phénoménalité de la signification et ses modes de manifestation dans les langages, en confrontant ses modélisations à celles des autres approches dans les sciences humaines ; et être, d’un autre côté, une activité analytique immergée dans la réalité concrète du discours, explorant ses pratiques quotidiennes et instituées, assumant leur syncrétisme mouvant, la volatilité mais plus encore les sédimentations des langages, au plus près des pratiques sociales et de leurs effets modaux, c’est-à-dire manipulatoires : telles sont, je crois, les deux dimensions, indissolublement unies, qui font une des particularités de la sémiotique.

J’ai parlé des « usages sociaux ». Je veux rappeler l’importance du concept d’usage chez Greimas, venu de Hjelmslev et corollaire du concept de parole. Ce dernier s’attache à la dimension personnelle, toujours surgissante dans le « je », dans l’« ego » qui dit « ego » et l’est vraiment en se disant tel ; l’usage s’attache à la dimension transpersonnelle, voire impersonnelle, toujours bourdonnante de ses récitatifs qui vont de bouche en bouche, à leur insu. Mais tous deux façonnent, à hauteur égale, l’acte d’énonciation. On peut souligner cette promotion particulière que Greimas faisait du concept d’usage. Elle impliquait un regard éloigné sur la masse parlante dont chaque locuteur n’est qu’un passant éphémère, qui apprend sa langue et l’emprunte, la modifie en la pliant à ses pratiques, puis la lègue à son tour, elle poursuivant sa route. L’usage désigne ainsi la saisie de la dimension inéluctablement collective de la parole, la résultante stabilisée de la praxis énonciative au sein des communautés linguistiques. Là se réitèrent les énoncés, se façonnent les phraséologies, se génèrent les stéréotypes, et se construit le confort rassurant et illusoire des bien entendus. La sémiotique des discours sociaux, du moins c’est un de ses aspects parmi d’autres possibles, consiste à appréhender ce flux incessant de la praxis discursive, en la confrontant aux modèles analytiques élaborés par ailleurs au sein de la théorie. Elle s’attache donc à la communication, telle qu’elle prend forme et se transforme, mais en la soumettant au primat – souvent occulté – de la signification.

Ces deux dimensions, spéculative et opérationnelle, sont étroitement corrélées, mais elles sont aussi très asymétriques : la temporalité de la recherche et son agenda ne rencontrent pas ceux de l’étude de terrain. D’un côté, la longue durée, le devoir d’errer à partir des hypothèses, d’élaborer des modèles, de les contrôler et de les soumettre à la falsification ; de l’autre, une exigence d’efficacité, d’adéquation opportune, de soumission aux circuits de l’échange dans le temps d’une attente immédiate de résultats. Ainsi, entre ces deux dimensions, entre la longue durée de la recherche et la temporalité de l’instant, les études sémiotiques qui investissent le monde socio-économique et le monde médiatico-politique doivent trouver un difficile point d’équilibre.

Aujourd’hui, c’est un jour de mémoire. Il est naturel de commencer par quelques éléments d’histoire. Je veux donc rappeler le travail pionnier de Jean-Marie Floch, le choix qu’il a fait d’abandonner l’enseignement du grec et du latin pour se consacrer exclusivement à l’appréhension et à l’analyse sémiotiques des réalités sociales et économiques à travers leurs langages et leur communication : « sous les signes, les stratégies »… Je me souviens de ses premières études dans la société IPSOS, alors installée rue de Paradis… travail pionnier, car transgressif. Oser la descente dans les soutes, comme il disait, oser se mettre les mains dans le cambouis, pire, oser le sémio-dollar et faire de la sémiotique un métier hors de la recherche pure, en faire une activité rentable, oser l’impur ! Mais c’est aussi un travail pionnier car il a défriché un nouveau territoire depuis occupé et colonisé sans relâche par une petite troupe, assez désordonnée, de sémioticiens. Je dis désordonnée, car il était précisément question d’ordre et de méthode dans ce domaine aussi, à l’origine. On se souvient du projet qu’avait formé Greimas de fonder, avec Jean-Marie Floch qui s’en était chargé un temps, une Ecole ou un Institut de sémiotique, destiné à occuper le terrain de sa pénétration sociale, en formant des sémioticiens opérationnels, des sémioticiens de terrain.

Le risque de cette pratique a été évoqué par Jacques Fontanille, celui d’un « discours sémiotique sur des objets divers, sans fondement épistémologique stable ». Ce risque existe, et on connaît les dérives de la répétition, de la mécanicité et de l’automaticité dans l’emploi des modèles, qui en altèrent la force initiale, où s’épuise leur puissance de questionnement, ou plus encore qui transforment en réponse fermée ce que ces modèles contiennent de questions ouvertes.

Mais il faut se souvenir aussi du contre-poison que Jean-Marie Floch avait élaboré contre ces dérives. Celui de la créativité théorique née des objets d’étude eux-mêmes. L’objet concret – logo, emballage, film publicitaire, scène médiatique, design d’objet technique – n’est pas seulement analysé aux fins de la commande, il est aussi, en lui-même, fondateur de problématique. Il fait naître une question. Il rend possible un développement inattendu de la théorie et de ses modèles. C’est ainsi par exemple que Jean-Marie Floch, surpris de certaines régularités au sein des formes d’expression dans les objets, a été amené à relire, à développer et à reformuler à un niveau plus élevé d’abstraction la distinction wölfflinienne entre vison classique et vision baroque. On en connaît la fortune en sémiotique théorique, avec les reprises de cette distinction par Claude Zilberberg dans la sémiotique tensive.

Je voudrais m’arrêter un instant sur ce point, crucial à mes yeux pour justifier la pénétration de la sémiotique dans le champ social, économique ou politique. Pourquoi la sémiotique viendrait-elle investir une place si bien occupée par la psychologie sociale, la sociologie, la science politique ? Parce qu’elle propose un autre regard. Un regard souvent perçu comme décalé dans le milieu des études. Or il s’agit plutôt d’un regard recentré. Un regard recentré sur l’écran de langage qui filtre tous les vécus d’objets, toutes les appréhensions perceptives, tous les actes de signification. Filtre imperceptible, sous l’évidence du sens qu’on croit naturellement partagé. Marquer l’arrêt sur ce filtre langagier et culturel, le rendre perceptible, en examiner les constituants, en dégager les tenants et les aboutissants, je crois que là se trouve l’apport essentiel et la justification du regard sémiotique porté sur les objets partagés par les sociologues, par les politistes ou autres. Car derrière la perception immédiate et intuitive du sens, se trouvent l’actantialité, la modalité, l’aspectualité et les schèmes narratifs, cognitifs, passionnels, perceptifs qui s’entrelacent dans l’assignation du sens et dans sa communicabilité.

C’est en cela que le regard naïf dont parlait Greimas est surtout un regard qui doit apprendre à se faire naïf. C’est un regard qui doit renouveler méthodiquement, sur chaque objet, une forme de suspension phénoménologique. Mais cette suspension est productive car elle rend possible l’articulation objectivée du sens. Ce n’est sans doute pas là une spécificité de la sémiotique, toutes les disciplines objectivent le sens, mais l’originalité du faire sémiotique en cette matière réside dans la capacité d’extension raisonnée de l’objectivation, sous la forme bien connue des niveaux d’analyse : le parcours génératif en est un modèle opératoire, de la catégorisation élémentaire à l’intégration de la tensivité et surtout des conditions d’intersubjectivité. Et je peux dire, en me fondant sur des enseignements à l’Ecole de la communication de Sciences Po à Paris, qu’il continue à être un guide pénétrant de questionnement sur les objets et les discours. Non parce que ses modèles disposés selon un ordre souvent discuté et critiqué, avec de bonnes raisons, seraient une réponse toute faite à la complexité des questions qui surgissent de la lecture, mais parce qu’ils constituent en eux-mêmes des titres de problème. C’est pourquoi certains de ces modèles, comme l’universel sémio-narratif, sont appelés aujourd’hui à être enrichis et sans doute dépassés.

Les déplacements théoriques qu’a connus la sémiotique depuis le début des années 90 concernent notamment les dimensions sensible, esthésique, interactionnelles. Le sentir a fait son entrée dans les approches sémiotiques. Et ces nouveaux éclairages, qu’il s’agisse des travaux d’Eric Landowski sur les modalités de partage des effets de sens entre les sujets sociaux, ou des développements de l’analyse tensive menée par Claude Zilberberg pour saisir les recouvrements et les polarisations mouvantes du sens, ont contribué à enrichir les études concrètes et à renouveler leurs méthodes. Ils permettent de mieux apercevoir comment, sous le ressassement qui se fige en codes et à travers la multiplication accélérée des productions discursives à l’ère numérique, la construction du social et du politique par le discours est toujours à l’œuvre.

Jean Petitot

Merci beaucoup Denis pour cet exposé. Ce que tu as dit sur une théoréticité qui pourrait émerger des objets eux-mêmes peut être mis en relation avec ce dont nous avons parlé ce matin à propos d'une méthode interdisciplinaire qui serait fondée sur un réalisme sémantique. Dans une certaine mesure, tu nous as parlé d'une méthode expérimentale pour la sémiotique.

Et maintenant je passe la parole à notre ami Paolo.

Paolo Fabbri

Jean Petitot

Comme le temps avance, je passe tout de suite la parole à Manar. J'espère que vous avez tous lu son extraordinaire ouvrage sur Palmyre et si vous ne l'avez pas lu, faites-le.

Manar Hammad 

Du faire en hommage

Commençons par une parenthèse sémiotique ad hoc. L’hommage est un acte de langage public, car il n’y a pas d’hommage privé. La réunion du 27 février 2012 à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, avec ses prises de parole, constituait un tel acte collectif. Dans ce cadre énonciatif, les intervenants ont produit différents énoncés à titre d’hommage. Je voudrais que l’hommage que j’apporte relève d’une catégorie différente, celle du faire : je parlerai de ce que j’ai fait en sémiotique de l’espace. Car la sémiotique se construit, et nous l’avons faite avec Greimas.

La sémiotique de l’espace n’existait pas en 1971. On peut ajouter qu'elle continue à être un domaine peu pratiqué. Parmi les sémioticiens de "L’École de Paris", je peux paraître comme atypique, pour ne pas dire un mouton noir parmi les moutons blancs. La majorité continue de s’intéresser à des textes, même si l’image occupe de plus en plus de monde. Mais qui travaille dans le domaine de l’espace et de l’architecture ? une petite minorité. En 1971, il y avait quelque intérêt pour le "monde naturel" et pour les "langages gestuels". Alors que les travaux tendaient à aborder ces domaines sous l’angle des codes et des signes, Greimas introduisit une nouvelle manière, discursive, pour les analyser. C’est ainsi qu’il signala le rôle métalinguistique des gestes par rapport aux paroles qu’elles accompagnent.

Avant de poursuivre, je voudrais rappeler un premier hommage que nous avons rendu à Greimas de son vivant, lorsqu’il prit sa retraite en 1984. Nous avons été nombreux à contribuer aux deux volumes qui lui avaient été offerts dans le cadre de l’Hôtel de Massa qui abrite la Société des Gens de Lettres. Dans ledit ouvrage, j’avais fourni un article intitulé "Primauté heuristique du contenu", par lequel je mettais en avant l’apport essentiel de Greimas à ce que je faisais en sémiotique de l’espace : sans l’accent mis sur le contenu, l’analyse de l’espace et de l’architecture serait restée handicapée pendant des années. Car les approches qui prennent les différentes expressions (bâtiment, meubles, personnes, lumière…) pour point de départ ne peuvent trouver un dénominateur commun qui permette de les traiter ensemble. Alors qu’en partant du Contenu, il devenait possible de fonder des sémiotiques syncrétiques comparables aux autres sémiotiques. Cette perspective méthodologique et épistémologique a rendu possible le développement de mon travail. Je dois donc à Greimas le cadre dans lequel s’est développée mon activité scientifique. Et je voudrais le redire ici au titre d’une partie de l’hommage que je lui rends.

Note de bas de page 18 :

 L'une des entités administratives ayant succédé en 1968 à l'École Nationale Supérieure des Beaux Arts.

Note de bas de page 19 :

 Je développe ces questions dans l'article "La Sémiotisation de l'Espace", in Nouveaux Actes Sémiotiques 116, PULIM, Limoges, 2013.

Venons donc à mon faire sémiotique. On peut y distinguer clairement un avant et un après séparés par ma rencontre avec Greimas. J’étais encore étudiant à l’Unité Pédagogique d’Architecture Numéro 618 que je faisais de la sémiotique sans le savoir, comme le Jourdain de Molière. C’est Nicole Guénin, Directeur des Études à UP6 (et qui avait connu Greimas à Istanbul, à une époque où ses amis l’appelaient Guy car il corrigeait tous ceux qui prononçaient mal son prénom Algirdas en leur disant GUI, Alguirdas) qui m’apprit que ma manière d’analyser l’espace par le biais du sens s’apparentait à la sémiotique. Elle m’envoya à Urbino en juillet 1971, où Greimas organisait un mois de sémiotique dans le cadre du Centro Internazionale di Semiotica e Linguistica récemment fondé19.

À l’annonce de mon projet de faire une "sémiotique de l’espace", Greimas objecta que « l’espace est, comme le temps, un circonstant de l’action ». Or je voyais les choses autrement : pour moi, l’espace vide était pratiquement un objet que l’on pouvait prendre, donner, et investir de sens. Il a fallu quelque temps pour que Greimas accepte mon point de vue, après des analyses et des démonstrations. Grâce au cadre conceptuel qu’il m’a fourni, et à l’appui institutionnel que constituait la création d’un Atelier de Sémiotique de l’Espace au sein du Groupe de Recherches Sémio-Linguistiques, la sémiotique de l’espace a pu gagner une place parmi les différentes sémiotiques.

En 1972, Greimas est venu participer au colloque "Sémiotique de l’Espace" que j’ai organisé à l’Institut de l’Environnement. Sa contribution, intitulée "Pour une sémiotique topologique", fut publiée dans les Actes du colloque en 1973, reprise en 1976 dans la réédition des dits Actes chez Gonthier, puis dans "Sémiotique et Sciences Sociales". Pour plus d’un sémioticien, ce texte constitue l’acte de naissance de la sémiotique de l’espace. En fait, Greimas y adoptait l’essentiel de mon point de vue sur l’espace et l’intégrait dans le cadre de sa construction sémiotique. Mais la sémiotique de l’espace restait à construire. C’est ce que je me suis employé à faire.

Je rappellerai ici certaines étapes marquantes de cette construction, par lesquelles je démontrais successivement que l’espace pouvait être investi de valeurs descriptives abstraites telles que pur et privé, que les éléments bâtis peuvent être investis de valeurs modales telles que pouvoir faire ou ne pas pouvoir faire, que les modifications des formes de l’architecture sont susceptibles d’exprimer l’élongation de la distance entre les hommes et les divinités, et que les opérations d’aménagement urbain peuvent exprimer l’homogénéisation de la ville et l’absence de conflit entre certaines de ses parties.

Note de bas de page 20 :

 in Le Bulletin X, GRSL-EHESS, Paris, 1979.

En 1979, l’article "Définition syntaxique du Topos"20 établissait que des portions discrètes de l’espace, ou Topos (pluriel Topoï), peuvent circuler au titre de don symbolique entre les acteurs sociaux. Par là, l’espace intégrait le cadre général des structures narratives, ce qui permettait de rapprocher la sémiotique de l’espace des autres pratiques sémiotiques.

Note de bas de page 21 :

 in Actes Sémiotiques IX, 84-85, GRSL-EHESS, Paris, 1987. Étude devenue classique par sa republication quatre fois.

En 1987, l’analyse de "L’Architecture du thé"21 démontrait, entre autres choses, que l’effet de sens "pureté" pouvait non seulement être projeté sur l’espace mais être construit sémantiquement, in situ, par les dispositifs architecturaux et les actes prescrits aux participants de la cérémonie. Cet effet de sens n’est pas trivial, surtout depuis que Paul de Tarse a recommandé l’abandon des complexes rites de purification qui encombraient le judaïsme. Le pur subsiste cependant dans de nombreuses cultures, et s’affirme face à l’impur. L’architecture du thé permet d’en montrer la pertinence et l’articulation, projetées sur l’espace.

Note de bas de page 22 :

 in Nouveaux Actes Sémiotiques 4-5, PULIM, Limoges, 1989. Taduction anglaise en 2002.

En 1989, l’analyse de "La privatisation de l’Espace"22, menée à l’occasion d’une recherche-action dans le cadre du couvent de La Tourette (construit par Le Corbusier à l’Arbresle), démontrait que les effets de sens privé et public ne sont pas des données mais des notions construites, et que leur projection sur l’espace résulte d’interactions rituelles accessibles à l’observation et à l’analyse. Comme était analytiquement établie la ressemblance formelle entre l’espace social et l’espace physique, ce qui permet de fonder l’assertion selon laquelle une société se projette sur son espace.

Note de bas de page 23 :

 in Traverses 46, CCI Centre Beaubourg, Paris, 1989.

Toujours en 1989, l’article intitulé "La promesse du verre"23 complétait les analyses de La Tourette et démontrait, avec force détail, l’investissement modal placé dans les éléments pleins de l’architecture : la plaque de verre interposée entre l’observateur et l’objet permet de voir tout en interdisant de toucher, la moustiquaire permet le passage de l’air tout en interdisant le passage des moustiques… Ainsi opposé au vide (espace du mouvement), le plein (la matière occupe l’espace et ne permet pas de circuler dans le volume qu’elle occupe) apparaît comme le lieu d’investissement des valeurs sémantiques modales, alors que le vide reçoit des valeurs sémantiques descriptives.

Note de bas de page 24 :

 Le sanctuaire de Bel à Tadmor-Palmyre, in Documenti di lavoro e pre-pubblicazioni 276-279, Centro Internazionale di Semiotica e Linguistica, Urbino, 1998.

En 1998, à l’occasion du congrès de l’Association Internationale de Sémiotique Visuelle réuni à Sienne, j’ai présenté une analyse du sanctuaire de Bel à Tadmor-Palmyre24. J’y ai démontré que les transformations de l’architecture (changement d’orientation du temple lors de sa reconstruction, enrobement de la crépis grecque dans un podium romain, l’abaissement du niveau de la surface du tell et le surhaussement du sol dans les thalamoï recevant les statues divines) correspondent à des actes énonciatifs qui modifient les relations entre la ville et l’univers, entre les hommes et les dieux. Par les dispositifs de contrôle de l’accès conditionnel, l’effet de sens sacré est projeté sur les lieux et aspectualisé à différents degrés.

Note de bas de page 25 :

  Éditions Geuthner, Paris, 2010.

En 2010, l’ouvrage "Palmyre, transformations urbaines"25 montrait, parallèlement à l’évolution de la ville et son agrandissement, que certaines interventions sur le tissu urbain, telles que la construction d’avenues à colonnades, fonctionnaient comme des opérateurs sémantiques, effectuant des sutures entre des quartiers aux trames différentes. Comme je démontrais que l’aménagement de certaines inflexions des avenues, tant par des places (en particulier celle du tetrakionion) que par des arcs (l’arc dit triomphal, élevé sur un plan triangulaire) visent à réaliser des soudures entre des éléments d’avenue, masquant les changements d’orientation qui affectent la circulation, et assertant la continuité des avenues connectées.

Par l’analyse des mises en chantier des bâtiments en pierre, comme par l’analyse des inscriptions gravées sur les consoles des voies et des places publiques, je montrais que la ville tout entière bascule (vers l’an 140 de l’ère commune) d’une idéologie complexe dominée par la religion vers une idéologie dominée par la politique. Le fait que ce changement d’isotopie soit repérable dans deux moyens d’expression indépendants valide son identification et produit un effet véridictoire.

Par le rappel de ces résultats et étapes, j’espère avoir montré quelques éléments de ce que le cadre de pensée sémiotique, mis en place par Greimas, m’a permis de faire. Et je pense que le meilleur hommage que je puisse lui rendre, en ces circonstances, c’est celui de montrer ce faire qu’il a rendu possible.

Jean Petitot 

De l’approfondissement mathématique de la rigueur théorique de Greimas

Merci beaucoup. Ce sont vraiment des exemples admirables.

Pour conclure cette dernière table ronde je vais brièvement évoquer en hommage à Greimas, qui a évidemment joué un rôle déterminant dans ma trajectoire de recherche, ce qui m'a le plus motivé dans sa sémiotique, à savoir sa rigueur théorique et la possibilité de l'approfondir mathématiquement.

C'est au tout début des années 1970 que remontent mes premiers contacts, en tant que jeune mathématicien spécialiste de la théorie des singularités et des systèmes dynamiques, avec de jeunes sémioticiens comme Jean-François Bordron, Frédéric Nef, Paolo Fabbri (qui m'a mis en contact avec le DAMS d'Umberto Eco à Bologne) ou Per-Aage Brandt. À partir de là, j'ai travaillé sur trois chantiers. D'abord, les problèmes de formalisation rencontrés par les approches structuralistes. Ensuite, les liens entre la sémiotique narrative et certaines théories linguistiques particulières, essentiellement les syntaxes actantielles et les grammaires casuelles. Enfin, l'approfondissement des liens de la sémio-linguistique avec d'un côté une phénoménologie de la perception et de l'action et d'un autre côté les sciences cognitives et, plus précisément, les neurosciences cognitives.

En ce qui concerne le premier axe de recherche, celui de la formalisation, ce que j'ai appelé le “structuralisme dynamique” ou “morphodynamique” consistait à appliquer l'approche de René Thom à la question des structures élémentaires en sémiotique. Les structures élémentaires jouent en effet un rôle clé dans la théorie sémiotique puisqu'elles justifient la thèse greimassienne que le sens est l'articulation du sens. L'idée initiale que j'ai introduite, et qui a pu peut-être paraître un peu étrange à certains spécialistes de lettres, est qu'une structure élémentaire fonctionne comme une équation fondamentale en physique.

Nous avons tous appris à l'école des équations fondamentales comme l'équation de Newton. Le propre d'une équation de ce type est qu'on la retrouve partout dans son champ de pertinence et que c'est toujours la même. Mais si la physique est intéressante ce n'est pas parce que, quel que soit le phénomène mécanique considéré, on peut y retrouver l'équation de Newton, mais parce que, dans chaque cas particulier, on peut essayer d'intégrer cette équation différentielle. Il existe des myriades de solutions très diversifiées de l'équation de Newton que l'on peut comparer à la diversité des données expérimentales. L'équation est très simple, mais ses solutions peuvent être d'une complexité inouïe. En ce sens, elle est un algorithme génératif permettant non seulement la théorisation, mais aussi, et surtout, la “reconstruction computationnelle” des phénomènes mécaniques.

De la même façon, l'intérêt en sémiotique de structures élémentaires comme le carré sémiotique ou la formule canonique du mythe n'est pas de retrouver partout et toujours des carrés sémiotiques mais de comprendre que, bien qu'apparemment triviale algébriquement, une telle structure possède en fait un nombre considérable de “solutions” différentes pouvant être mises en rapport avec des données empiriques. Mais qu'est donc ici une “solution” ?

Une structure est par définition un ensemble de relations internes entre entités. La première hypothèse est qu'il s'agit de relations internes entre places. On l'a rappelé plusieurs fois aujourd'hui et Deleuze l'a très bien développé. La seconde hypothèse, caractéristique du structuralisme dynamique de René Thom, est de considérer que les places sont engendrées par ce que l'on appelle des dynamiques génératrices internes ou, dans les cas simples, des potentiels générateurs, un système particulier de places correspondant à une dynamique particulière. Ces places peuvent ensuite être occupées par des symboles qui peuvent eux-mêmes dénoter tout un ensemble de choses.

J'ai d'abord montré que cette hypothèse clé était parfaitement vérifiable en phonétique où l'on peut calculer explicitement les potentiels générateurs à partir du traitement acoustique et neurophysiologique des sons émis par le tractus vocal et ses résonateurs dont la forme est contrôlée articulatoirement. Puis j'ai montré qu'elle permettait de résoudre le problème de la générativité des structures élémentaires.

D'abord l'existence d'une dynamique génératrice implique immédiatement que les places n'ont aucun sens à l'état isolé et sont codéterminées par des relations paradigmatiques internes de dépendance réciproque puisqu'elles sont les “attracteurs” de la dynamique interne.

Ensuite, ces dynamiques et ces potentiels étant des entités continues, ils peuvent se déformer et, en se déformant, transformer les relations internes entre les places de la structure, par exemple en inversant une relation de domination. De tels processus conduisent à de nombreuses variantes susceptibles d'évoluer dynamiquement. Par conséquent, les caractères continus, tensifs et dynamiques sont d'emblée constitutifs des modèles.

Enfin, troisième point, l'hypothèse dynamique est intéressante parce qu'il existe une théorie mathématique sophistiquée et aboutie de ce genre de situations. C'est l'apport majeur de René Thom qui a montré qu'il existe des modèles universels, appelés déploiements universels, des déformations non triviales de potentiels générateurs. Ces déploiements sont paramétrés par des paramètres variant dans un espace appelé espace externe, et c'est l'introduction des espaces externes qui permet de définir la notion de solution : une solution d'une structure élémentaire est un chemin dans son espace externe, c'est-à-dire une “projection” du paradigme qu'est la structure sur un enchaînement syntagmatique. Le long de tels chemins se produisent des “catastrophes” (des conflits et des bifurcations) et c'est pourquoi les structures élémentaires peuvent engendrer des scénarii.

Avec ces outils, j'ai pu montrer que les structures élémentaires, du carré sémiotique greimassien jusqu'à la formule canonique du mythe de Lévi-Strauss, étaient bien génératives et possédaient un nombre considérable de solutions.

Voilà pour le premier axe de recherche. Il utilise une forte technicité mathématique qui a un peu effrayé certains sémioticiens mais les idées de base en sont assez simples : partir des fondements du structuralisme, penser les structures et les relations internes comme des dynamiques de places et utiliser les outils mathématiques adaptés pour définir et classer les différentes “solutions”.

Le second axe de recherche concernait les liens entre la syntaxe narrative de Greimas et la syntaxe actantielle de Thom inspirée de celle de Tesnière. Monsieur Bernard Pottier et Wolfgang Wildgen ont aussi beaucoup travaillé les schèmes syntaxiques de Thom. L'idée de base est que l'on peut interpréter les modèles d'interactions entre places comme des schèmes d'interactions entre actants et retrouver ainsi de nombreuses thèses de Tesnière et des grammaires casuelles à la Fillmore. C'est Per-Aage qui a fait le lien d'une part avec la théorie greimassienne des modalités et d'autre part avec les grammaires cognitives américaines, en particulier les approches de Len Talmy et de Ron Langacker. Je me permets de citer à ce propos l'un de mes livres paru l'année dernière chez Peter Lang dans la collection de Per-Aage et Wolfgang Wildgen sous le titre “Cognitive Morphodynamics. Dynamical morphological models of constituency in perception and syntax”.

Cela me conduit au troisième axe de recherche qui ouvre la sémio-linguistique à de nouvelles orientations. L'un des aspects des liens de la syntaxe actantielle greimassienne avec les grammaires casuelles et les grammaires cognitives est l'enracinement des structures actantielles avec leurs modalités dans la sémiotique du monde naturel et la phénoménologie de la perception. Le problème en jeu est celui d'une spatialité immanente des structures. L'espace et le temps sont originaires et n'interviennent pas en fin de parcours génératif comme des structures discursives de surface.

La problématique est fascinante. Je ne donne qu'un seul exemple, relevant de la psychologie cognitive. Cela fait longtemps, au moins depuis les expériences de Heidel et Simmel de 1944, que les psychologues ont montré que les mouvements purement cinématiques d'objets simples comme des cercles, des triangles ou des carrés sont spontanément interprétés par les sujets percevants comme intentionnels, c'est-à-dire comme un ensemble d'actions volontaires et finalisées décrites par des verbes d'action présupposant des sujets animés intentionnels. Cette perception directe d'intentionnalité a aussi été soulignée par des écrivains. Un exemple remarquable est celui du fameux épisode des clochers de Martinville dans “La Recherche” de Marcel Proust où, métamorphosée par l'écriture, la perception objective banale des clochers se convertit en une riche narration actantielle. De nombreuses études contemporaines ont montré à quel point ce mécanisme d'“animacy” et d'attribution d'intentionnalité est cognitivement fondamental, en particulier pour l'apprentissage (son défaut est l'une des manifestations de l'autisme). On peut citer par exemple les noms de Scholl, Tremoulet, Premack, Blakemore, Decety. Tout cela montre que l'enracinement du langage et du sens dans la perception et l'action est d'origine évolutionniste.

Je conclurai ces courtes remarques en disant d'abord que ces recherches s'inscrivent dans une certaine généalogie. Le structuralisme, qu'il soit jakobsonien, lévi-straussien ou greimassien doit beaucoup à la phénoménologie de Husserl et de Merleau-Ponty et c'est pourquoi je le considère comme un élément déterminant du vaste programme de naturalisation de la phénoménologie. Mais il s'inscrit aussi dans la généalogie morphologique qui remonte au moins à la biologie descriptive goethéenne. À la fois Thom et Lévi-Strauss se réclamaient de Goethe et de D'Arcy Thompson. Propp également. Qui plus est, des spécialistes de l'histoire des idées linguistiques ont montré que le structuralisme du Cercle de Prague provient de la morphologie allemande à travers le formalisme russe.

Le dernier point que je voudrais évoquer concerne non plus le problème de l'enracinement du sens dans la perception mais le problème inverse de la sémiotisation de la perception dans les pratiques esthétiques. Dans le domaine des arts plastiques, j'ai travaillé la question de la composition dans les tableaux classiques. Le problème est très simple à formuler. Dans un tableau figuratif qui ressemble à une scène possiblement réelle, les relations entre les figures sont par définition spatiales et donc nécessairement externes. Or il n'y a structure que pour autant qu'il y a des relations de dépendance internes. Selon moi, le but de la composition classique est de convertir certaines relations spatiales externes en relations sémiotiques internes. À défaut d'une telle conversion, la perception demeurerait sans sémiose et l'œuvre manquerait d'une “montée sémiotique” vers l'esthétique.

Il y a plusieurs techniques de composition pour assurer la conversion externe-interne. Certaines sont évidentes et bien connues comme le cadrage (le cadre donne de l'unité structurale aux relations externes ce qui est un début d'internalisation) ou l'usage de schèmes géométriques globaux (construction de la scène en pyramide, en cercle, etc.). J'ai travaillé sur une autre technique, plus subtile, que j'ai appelée la technique de non généricité. L'idée est que si une relation externe est instable relativement au point de vue, c'est-à-dire disparaîtrait si le point de vue était légèrement modifié, alors cette relation externe peut être considérée comme sémiotiquement significative et donc interne. Cela est lié au “principe de Helmholtz” disant que les évènements perceptifs de probabilité très petite sont significatifs. Les évènements stables sont génériques et de grande probabilité alors que les évènements instables sont non génériques et de probabilité infinitésimale. Le fait que trois points soient alignés, que deux lignes (par exemples deux lances) soient alignées, parallèles ou orthogonales, que le contour apparent d'un objet (par exemple la tête d'une figure) soit tangent à une ligne du décor (par exemple une arête de plafond), que deux configurations soient symétriques, etc., sont des éléments non génériques. Des peintres comme Piero della Francesca, Mantegna, Raphaël, Vinci, Poussin, étaient des virtuoses de la non généricité.

J'arrête ici ces quelques remarques sur quelques possibilités d'approfondissement de la théorie de Greimas auquel il est si émouvant de rendre aujourd'hui hommage.