Aspects sonores des bonnes manières de table

Emiliano BATTISTINI

Université de Palerme

https://doi.org/10.25965/as.6863

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : bonnes manières, cinéma, paysage sonore, sociosémiotique, table

Auteurs cités : Roland Barthes, Jean-Jacques BOUTAUD, Joseph COURTÉS, Umberto Eco, Verónica ESTAY STANGE, Jacques FONTANILLE, Algirdas J. GREIMAS, Stefano JACOVIELLO, Eric LANDOWSKI, Claude LEVI-STRAUSS, Youri LOTMAN, Francesco MANGIAPANE, Gianfranco MARRONE

Plan
Texte intégral

1. Introduction : les « bonnes manières sonores » de table

Note de bas de page 2 :

 On comprend par « paysage sonore », l’ensemble des sons d’un environnement. Le néologisme anglais « soundscape », traduit dans les langues latines par « paysage sonore », est dû au compositeur canadien Murray R. Schafer, père des Soundscape Studies. Cf. Murray R. Schafer (1977).

Parmi les règles des bonnes manières à table, le précepte « il ne faut pas faire de bruit en mangeant » (Elias, 1969, p. 229) est l’un des plus anciens, présent dès le Moyen Âge et sans interruption jusqu’à nos jours (Elias, 1969, p. 179). Au cours de l’événement de socialisation à table, la consommation de la nourriture ne va pas sans bruits de différentes natures : depuis les voix (voix parlée, rire, toux, etc.) jusqu’aux sons qu’engendre l’interaction entre les corps et les plats consommés, de la présence éventuelle d’une musique de fond au vaste « paysage sonore »2 enveloppant le lieu du banquet. Que ces sons soient volontaires ou involontaires, nobles ou moins nobles, chaque table demande aux convives de développer une compétence spécifique pour maîtriser sa présence sonore et éviter le surgissement de toute une série de passions susceptibles de perturber le repas (dégoût, honte, impudence, désinhibition, etc.). Certains sons peuvent en effet renvoyer directement à des objets ou à des pratiques jugées profondément malséantes, vraiment gênantes pour les « messieurs » et pour les « dames ».

De plus, le dégoût que suscite la simple « évocation » à travers les mots (Elias, 1969, pp. 149-150) de certaines figures et de certains thèmes, sanctionnés comme « choquants » et « incivils », nous indique que la dimension pathémique des bonnes manières à table montre un degré fort élevé d’intensité. Le fait que la seule écoute de « mots déplacés » puisse déclencher de vives émotions indique à quel point de telles normes se sont « incorporées », « incarnées » dans le corps des thuriféraires du bon ton et combien l’ouïe permet de relier directement le niveau esthésique aux niveaux cognitif et axiologique : le mot « malpoli » manifeste enfin une certaine « efficacité symbolique » (Lévi-Strauss, 1949, pp. 5-27). D’ailleurs, contrairement aux yeux qui peuvent se fermer devant ce qui les dégoûte, les oreilles des convives n’ont pas de paupières : elles restent inexorablement ouvertes et sensibles à tout mot grossier éventuel, à tout bruit indiscret. Cela est également induit par la configuration spatiale propre à la table : « À table, en effet, chacun est contraint à la plus fatigante et souvent insoutenable des relations sociales, le vis-à-vis » (Turnaturi, 2011, p. 82). Du point de vue sonore aussi, les bonnes manières se présentent comme un instrument pour mieux se faire face à table, lieu ouvert au risque (risque d’être sanctionné comme incivil, risque de « perdre la face », etc.), en évitant le plus possible les tensions ou les affrontements qui peuvent surgir pour des raisons de différences d’origine, de classe sociale, d’appartenance politique, etc.

2. Le code sonore de la table noble et bourgeoise

Dans le cadre plus général du « processus de civilisation » (Elias, 1969), on constate l’accentuation de cette « éducation sensorielle » aux bonnes manières à table à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle. Siècle qui a visé, plus que tout autre, la rigueur des mœurs, le contrôle des passions, et donc la maîtrise de la sensualité dont le corps jouit au contact de la nourriture lors des repas. À travers son analyse des manuels de bonnes manières du XIXe siècle publiés en Italie, Gabriella Turnaturi (2011, p. 78) constate que « l’impératif » pour les classes inférieures, lors d’une invitation chez des aristocrates, 

Note de bas de page 3 :

Notre traduction. De même, la traduction en français des citations qui suivent au cours de l’article est nôtre.

était de laisser à la maison sa propre individualité, sa propre culture culinaire, et de garder à l’esprit qu’on allait naviguer dans des eaux dangereuses, tout hérissées d’écueils. Il fallait toujours se rappeler qu’entre nobles le seuil de répugnance, et donc l’inhibition de toute une série de gestes, était plus élevé et plus étendu que celui que le peuple s’appliquait à lui-même et contre lequel il était plus facile de trébucher par inadvertance. L’art d’être à table est donc l’art de se surveiller soi-même.3

En ce qui concerne la dimension sonore, « la civilisation bourgeoise, ainsi qu’elle se configure dans toute l’Europe du XIXe siècle, élève l’absence de bruit parmi ses traits sociaux les plus caractéristiques » (Pivato, 2011, p. 18). En effet, en analysant la production infinie des manuels qui établissent les règles de la coexistence sociale dans le but de distinguer le comportement des élites et d’enseigner aux classes bourgeoises la meilleure façon de vivre en société, on constate un impératif commun : modération, bannissement des excès, sens de la discrétion et de la mesure (Pivato, 2011, pp. 18-19 ; Turnaturi, 2011, p. 42). La tenue doit être surveillée, que ce soit dans les gestes et les mouvements comme dans le ton de la voix, qui ne doit jamais être ni trop haut ni trop bas. Des règles précises sont à suivre dans la conversation, où il n’est pas opportun d’utiliser des expressions grossières, ni d’exagérer dans la prise de parole pour ne pas monopoliser la conversation (Craveri, 2001, p. 495). Les limites assignées au comportement verbal affectent de façon différente les hommes et les femmes : à ces dernières on demande le sens du maintien et le silence, surtout si elles sont demoiselles (Pivato, 2011, pp. 22-27 ; Turnaturi, 2011, pp. 65-66). Concernant leur présence à table, de nombreux manuels conseillent aux dames et aux jeunes filles de se taire avec décence ou, s’il est vraiment nécessaire de parler, d’engager un discours qui exclut la religion et la politique.

De plus, les mêmes manuels « recommandent instamment à tous les convives, de ne pas manger en émettant des sons ni de se moucher à table. Et de limiter également le bruit en croisant fourchette et couteau. Il est, de plus, fermement déconseillé d’entrechoquer les verres pour les faire tinter lorsque l’on porte un toast » (Pivato, 2011, p. 19). Silences et bruits constituent une ligne de discrimination sociale entre les classes supérieures et les classes plus populaires, et ce trait reste valide pour « les cafés » et « les tavernes » :

Les manifestations extérieures ne sont pas les seules à nous donner une idée des contrastes sonores entre ambiances bourgeoises et populaires. C’est ce que confirme la comparaison de deux environnements qui, au cours du XIXe et d’une bonne partie du XXe siècle, ont constitué deux lieux d’identification sociale bien distincts : le café et la taverne.
Le café semble constituer par certains aspects, au moins du point de vue des bonnes manières, le prolongement du salon bourgeois. Les personnes présentes sont plongées dans la lecture des journaux ou dans des conversations à voix basse. Certes, l’usage modéré de la voix dans l’espace public dérive certainement des normes de la bonne éducation, mais cette habitude des classes bourgeoises de ne pas trop élever la voix provient aussi, vraisemblablement, de ce qu’avaient été ourdis précisément là, dans les cafés du XIXe siècle, quelques complots contre les États despotiques. Le café est un lieu « clos », soustrait à la vue des passants par des portes et des rideaux qui en accentuent le caractère privé, coupé du contexte urbain. Toutes les activités se déroulent à l’intérieur du lieu ; et cette caractéristique est une des profondes différences avec la taverne qui, au contraire, s’ouvre sur les rues et sur les places. Mais surtout, les assidus de la taverne, définie comme le « rempart du prolétariat », semblent ignorer les règles de bonnes manières recommandées par les manuels du XIXe siècle. (Pivato, 2011, p. 32).

Note de bas de page 4 :

On doit aux historiens, le renouveau de l’attention au son comme champ d’étude, aujourd’hui objet de recherche des Sound Studies. Par exemple, cf. Jonathan Sterne (2003, 2012).

En effet, dans sa recherche sur les transformations du paysage sonore italien entre les XIXe et XXe siècles, l’historien4 Stefano Pivato nous explique aussi combien les tavernes étaient des lieux exigus, enfumés, bruyants, remplis d’odeurs corporelles fortes, de relents de vin, des mots et des gestes véhéments des joueurs de cartes, des musiciens et des danseurs (Pivato, 2011, pp. 32-35). D’un point de vue sémantique, ce qui ressort de la reconstruction historique de Pivato, c’est une axiologie qui oppose le « café » à la « taverne », figures qui résument en soi toute une série de valeurs contraires :

Café

Vs

Taverne

Fermé

Ouvert

Privé

Public

Bien se tenir

Se laisser aller

Ordre

Désordre

Mesure

Excès

Silencieux

Bruyant

Bourgeois

Populaire

Dans la civilisation du bon ton propre au XIXe siècle – qui restera pour une part en vigueur dans les milieux sélectifs du XXe siècle en arrivant jusqu’à nous – s’applique un code semi-symbolique spécifique, de type sonore, que l’on peut résumer de la façon suivante :

bourgeois : silence : : populaire : bruit

Et, donc, en ce qui concerne la table :

café (ou table bourgeoise) : silence : : taverne (ou table populaire) : bruit

Note de bas de page 5 :

Dans cette étude nous prenons en considération le cas spécifique d'un sujet « mal élevé » et appartenant aux classes inférieures qui participe à une table bien élevée et bienséante, noble ou bourgeoise. L’étape suivante consisterait à inverser les rôles sociaux ici privilégiés : non plus un « vulgaire » chez les « bien élevés » mais un individu « bien élevé » projeté dans un milieu « populaire ». On peut trouver un exemple de ce cas dans le film La vie est un long fleuve tranquille (Chatiliez, 1988) qui présente le chiasme entre les Groseille, famille populaire, et les Le Quesnoy, famille aisée catholique pratiquante.

Évidemment, silence et bruit sont ici à entendre non pas de façon absolue, mais comme des étiquettes linguistiques qui indiquent un niveau respectivement faible ou élevé de stimuli sonores (Battistini, 2014). Si les convives respectent tous la bienséance, le paysage sonore de la table sera perçu comme « silencieux », c’est-à-dire calme, paisible, discret, ordonné, etc. Au contraire, autour des tables où les règles des bonnes manières sont plus souples, ou ne sont pas prévues, le comportement sonore des convives sera plus bruyant, pouvant aller jusqu’à entraîner une situation chaotique. Et lorsqu’un convive « bruyant » est assis à une table « silencieuse », que se passe-t-il ? Pour la bonne raison que tout le monde n’est pas « seigneur » comme l’évêque de Vérone – qui a attendu le départ de son invité pour lui faire remarquer, par l’intermédiaire de messire Galateo, son claquement de lèvres pendant les repas (Della Casa, 1957, p. 10 ; Elias, 1969, p. 174-175) –, plusieurs incidents relationnels peuvent survenir. Cela se produit souvent, comme indiqué dans les manuels de bonnes manières, lorsque des personnes originaires de classes différentes sont assises à la même table et lors de périodes historiques où la mobilité sociale est davantage autorisée et acceptée (Turnaturi, 2011, pp. 31-38, 50)5.

Note de bas de page 6 :

Pour une étude sémiotique sur les films gastronomiques, cf. Francesco Mangiapane (2014).

À travers une étude sociosémiotique (Landowski, 1979, 1989 ; Marrone, 2001) recueillant les analyses de différents textes audiovisuels, notre travail cherche à éclairer les figures et les thèmes liés aux « bonnes manières sonores ». Sans avoir la prétention d’être exhaustif, nous nous sommes donné pour tâche de réfléchir à cette dimension sonore de la table, à partir de quelques exemples d’incidents relationnels « sonores » qu’il est possible de découvrir, notamment dans le cinéma. En effet, les films gastronomiques, ou plus précisément les scènes gastronomiques présentes dans les films, sont des lieux textuels fortement polémiques où, à travers la nourriture, sa préparation et sa consommation, se manifestent des conflits identitaires, sociaux et culturels. Comme l’affirme Gianfranco Marrone (2016, p. 366), « au cinéma, la nourriture n’est presque jamais source du simple plaisir gustatif, et surtout pas de subsistance nutritive, elle se pose plutôt comme un élément narratif essentiel de transformation pour toutes sortes de personnages et de situations relativement variées »6.

2.1. Infraction des » bonnes manières sonores » de la table : quelques exemples

Note de bas de page 7 :

Sur le rôle de la « fille légère » et de la « cocotte » dans la société du XIXe siécle, cf. Turnaturi (2011, pp. 58-61).

Note de bas de page 8 :

Sur la distinction entre silence interconversationnel et intraconversationnel, cf. Fele (2007, p. 87). Sur le silence comme discontinuité dans les prises de parole, cf. Sacks, Schegloff et Jefferson (1974, pp. 714-715). Sur le silence comme signe de gestion d’un désaccord, cf. Pomerantz (1984, pp. 55-101). Sur le silence comme moyen de potentiel refus, cf. Davidson (1984, pp. 102-128).

Note de bas de page 9 :

Par rapport au schéma canonique des passions, il semble que les premières étapes (constitution, disposition, et pathémisation) soient mises entre parenthèses pour arriver directement à celle de l’émotion, c’est-à-dire à la réaction somatique, cf. Greimas et Fontanille (1991), Fontanille (1993).

La scène du dîner représentée dans le film burlesque Signori si nasce (Mattoli, 1960, trad. fr. « On naît gentilhomme ») offre un bon exemple d’incident entre des acteurs issus de classes sociales différentes : Patrizia, actrice et « fille légère », a évidemment un niveau de contenance et de pudeur moindre que celui de ses hôtes7, pour qui les sujets abordant la sexualité sont interdits dans la conversation, surtout à table et de surcroît sortant de la bouche d’une demoiselle. N’étant pas rompue aux bonnes manières, elle en ignore l’étiquette et commet de la sorte une erreur : du point de vue des modalités sémiotiques, elle manque d’un savoir spécifique, le savoir de ce qu’il est permis de dire à table et de ce qui ne l’est pas. Dans ce cas, la figure pathémique de l’embarras s’exprime par un blocage de l’action et de la conversation, ayant pour résultat – et signifiant sonore – un moment de silence qui, comme les analystes de la conversation le montrent8, peut être un outil de gestion du désaccord au moment d’une rupture éventuelle du rapport conversationnel. La réaction pathémique est ponctuelle et immédiate, et l’écoute du mot déplacé impose immédiatement la manifestation de l’émotion : visages graves, regards stupéfaits, durcissement des corps9. La sanction dysphorique de la fille considérée comme « vulgaire » est toutefois ici désamorcée in extremis par l’intervention de son père, Ottone, qui donne un nouveau cadre interprétatif aux mots de Patrizia et laisse penser que tout ceci n’était finalement qu’un malentendu : « la première nuit » racontée sur le mode de la blague n’étant pas la première nuit d’ébats entre deux époux mais celle d’une novice dans un pensionnat de religieuses ! Le bon ton lève alors la charge pathémique des mots inopportuns, au point d’en extraire le seul contenu sémantique susceptible de provoquer un effet corporel spécifique.

Note de bas de page 10 :

Cf. par exemple Roland Barthes (1982).

Un deuxième exemple, plus proche de ce qui nous intéresse, advient lorsque la voix devient un « pur son » au-delà du signifié linguistique10 : c’est le cas du rire. Comme le rapporte Gabriella Turnaturi (2011, p. 80) :

À table on mesure la moralité des jeunes filles, et même les plus irréductibles, qui se permettent de rire et rentrent alors dans le rang. Une scène du film Il Gattopardo est à ce sujet mémorable. Angelica, invitée pour la première fois à déjeuner chez le Prince de Salina, rit à gorge déployée aux audacieux récits garibaldiens de Tancredi. Mais autour d’elle, les demoiselles Salina, très réservées, l’observent pantoises et scandalisées.

Note de bas de page 11 :

Sur le concept de « musicalité » et son utilisation « hors de la musique même », cf. Estay Stange (2014, 2018) ; sur l’analyse de textes musicaux dans une perspective sémiotique et en langue italienne, cf. par exemple Jacoviello (2012).

En effet, dans ce célèbre film de Luchino Visconti Il Gattopardo (Visconti, 1963), ce qui détermine l’incident n’est pas seulement le fait que le rire d’Angelica soutienne les propos explicitement osés de Tancredi, acceptant de fait son avance au détriment de Concetta, mais c’est aussi et surtout la qualité sonore du rire, démesuré par rapport à la situation. Ce rire est si intense et si persistant qu’on peut le décrire en termes musicaux11. Premièrement, il suit un grand développement selon une forme d’arc, avec une partie introductive, un climax au centre et une partie finale. Dans la première partie, le rire est retenu (Angelica met une main devant sa bouche pour essayer de se retenir), mais l’intensité grandit rapidement, atteignant son point culminant dans la partie centrale, puis diminue dans la troisième partie avec des phases descendantes discontinues. Concernant la hauteur du son, le rire reste sur un registre aigu, toujours à partir des fréquences moyennes, pour culminer dans la deuxième partie et enfin redescendre. Bien que la voix atteigne les résonances de tête, le timbre reste assez sombre, définissant une voix de femme qu’on peut juger « sensuelle » dans notre sémiosphère (Lotman, 1999). À bien des égards, c’est tout le corps d’Angelica qui est pris d’une irrésistible excitation, dont le rire est la manifestation majeure : elle se laisse aller sur la chaise, la tête en arrière, la bouche ouverte, les yeux vers le ciel. La structure sonore spécifique de ce rire et le fait qu’une telle excitation provienne, au niveau narratif, d’une allusion sexuelle de Tancredi, teintent ce rire d’un certain érotisme : il pourrait alors être interprété comme une métaphore de l’orgasme. Pour la pudeur et les bonnes manières qu’incarne Concetta, un tel rire est véritablement « vulgaire » et « inadmissible » ; aucune diversion, sous forme de plaisanterie, ne peut ici briser le silence embarrassé des convives et sauver la situation. Ainsi, pour contenir les disputes politiques et étouffer toute allusion narrative graveleuse, en veillant donc à ne pas déraper vers des sujets également proscrits et vulgaires à table, les dames et surtout les demoiselles doivent savoir contenir toute émotion spirituelle, y compris celle du rire (Pivato, 2011, pp. 22-27 ; Turnaturi, 2011, p. 80).

Note de bas de page 12 :

Visible gratuitement sur YouTube : https://www.youtube.com/watch ?v =Fu_q8y-nlDg. La scène du déjeuner dans le club se situe entre la 48’22’’ et 56’.

Note de bas de page 13 :

En acoustique, l’enveloppe sonore indique la variation de l’intensité sonore dans le temps. Généralement elle se compose de quatre phases : attaque, décadence, soutien et relâchement. Un coup de feu et le débouchage d'une bouteille de Champagne partagent une attaque puissante et un bref relâchement, sans présenter de phase intermédiaire. Ce sont donc des sons ponctuels très intenses.

Dans le Western-spaghetti …Continuavano a chiamarlo Trinità (Clucher, 1971), ce sont surtout deux « incidents sonores » qui choquent la clientèle présente « dans le meilleur restaurant de l’État »12, avant même que Trinità e Bambino – les deux gentilshommes gangsters protagonistes du film – achèvent leur repas en frappant le maître d’hôtel pour avoir donné l’ordre de flamber leur dessert, deux crêpes suzettes en l’occurrence. Le premier incident se produit lorsque le sommelier fait sauter le bouchon d’une bouteille de champagne sur une crédence placée derrière les protagonistes. Ceux-ci, confondant ce son avec celui d’un coup de feu, se lèvent brusquement et pointant leur revolver sur le garçon terrifié, éructent : « Ne refais plus jamais ça, l’ami ! » (rappelons-le, ce sont des gangsters, bien plus habitués au bruit des coups de feu qu’à celui du bouchon d’une bouteille d’exception : mais ces deux sons, quoique fort différents, partagent le même type d’enveloppe temporelle13). En découvrant les armes brandies, certains clients se lèvent, d’autres poussent des « Ah » et « Uh » de surprise et de terreur, et puis tout le monde se tait. Le silence, ponctué de quelques bruits de couverts, souligne la tension du moment. Ensuite, une fois les pistolets rangés et les protagonistes rassis, la conversation reprend aux différentes tables. Le gag continue lorsque le sommelier revient à leur table et débouche une bouteille de « Bourgogne rosé » sous les regards attentifs des deux faux agents fédéraux, en cherchant à faire le moins de bruit possible. Il en résulte un léger « pop » : puis un soupir sonore de soulagement du sommelier suivi du signe d’approbation des deux compères.

Un autre incident sonore est celui de leur façon bruyante de manger. En effet, au moment de leur entrée dans le restaurant, l’atmosphère du club est feutrée, et le bruit de conversation des convives est si faible qu’on entend celui des pas des protagonistes lorsqu’ils gagnent leur table. Quand ils commencent à engloutir le plat de service, puis se mettent à mâcher et à avaler si bruyamment que les clients se retournent vers eux, surpris et dégoûtés, le maître d’hôtel baisse les yeux vers le mur et les joueurs de billard dans la pièce à côté s’arrêtent et regardent en direction de la salle à manger. Si cette performance est appréciée par une jeune et belle femme (qui fait signe à Trinità) et par une vieille dame (attirée par Bambino), elle n’est pas du goût de l’homme assis aux côtés de la jolie femme. Après avoir crié « C’est inacceptable ! », celui-ci demande au maître d’hôtel sur un ton péremptoire de « les faire arrêter ! ». Le méchant du film, le propriétaire terrien Parker, commente cette « grossièreté sonore » en souriant, réjoui, et glisse à ses comparses que son plan de corruption « sera plus facile qu’il ne le pensait ». Le bruit de la mastication est tel qu’il est ici sanctionné de façon dysphorique, non seulement comme inacceptable par les élites mais aussi et surtout comme signe de bassesse morale. Ces deux cowboys interprétés par Bud Spencer et Terence Hill, ne se rendent pas compte de la façon grossière qu’ils ont de se tenir à table – ou mieux, ils n’ont aucune capacité de préfiguration des relations et des différents niveaux sociaux inhérents à tout « espace commensal » (Boutaud, 2005, p. 14).

Note de bas de page 14 :

La scène du restaurant è disponible gratuitement en ligne, en version italienne, sur le lien YouTube : https://www.youtube.com/watch ?v =gpWjJOXs-mc

Au contraire, les deux « blues brothers » joués par John Belushi et Dan Aykroyd sont beaucoup plus conscients et, de fait, ils enfreignent les bonnes manières de leur propre volonté pour une raison bien précise. Dans le film culte The Blues Brothers (Landis, 1980), les deux chanteurs « en mission pour le Seigneur » doivent reconstituer leur groupe. Le but est celui de remonter sur scène et récolter l’argent nécessaire pour tenir ouvert l’orphelinat où ils ont grandi et où ils ont appris le blues. Donc, ils doivent retrouver chaque membre du groupe qui, entretemps, s’est reconstruit une nouvelle vie, avec ou sans la musique. C’est le cas d’Alan Rubin, dit Mr. Fabulous, qui de trompettiste est devenu maître d’hôtel d’un important restaurant français de Chicago, le « Chez Paul ». Dans ce cas aussi, bien que les deux protagonistes aient à tous points de vue un comportement inopportun, ce sont les aspects sonores qui jouent un rôle primordial lors de l’infraction aux bonnes manières de la table14 : lorsque, parlant à haute voix, ils émettent un sifflement strident pour appeler le personnel, les autres clients interrompent leurs conversations et, dans le silence, deux serveurs interloqués se demandent « Qui sont ces deux-là ? » ; ils trinquent en entrechoquant fortement leur verre, attirant l’attention étonnée de la table voisine ; ils poursuivent en sirotant bruyamment, sous les regards réprobateurs des autres convives ; quelques-uns se tournent pour les observer, alors que le chef de la famille incommodée et sa femme se regardent étonnés et gênés, avec une expression de dégoût et de réprobation mêlés. C’est aux « bruits inopportuns » que les figures de sanction dysphorique les plus évidentes suivent, à travers les réactions explicites des autres clients. Des réactions qui sont toutes rapides et instantanées.

2.2. « Jeux auditifs » et sujets incompétents

De cette série d’exemples ressortent des redondances sémantiques communes. Une première évidence est précisément la rapidité et l’instantanéité comme aspect primaire des réactions d’infraction à la bienséance. C’est-à-dire que cette infraction des bonnes manières de la table produit des réactions immédiates de stupeur, de dégoût, d’embarras, de désapprobation, et que la « charge pathémique » de telles passions est élevée. De plus, toute une série de figures déclinant le thème de ces réactions apparaissent : celle de l’être attiré, qui concentre le regard et l’écoute, vers le malpoli ; celle du détournement du regard et de l’attention, de celui qui essaie de « se refermer » sur soi-même ; du regard qui s’abaisse au sourire qui se fane dans un visage sérieux et tendu ; de l’éloignement du corps de la table, afin de fuir par embarras et dégoût. En ordonnant ces occurrences spécifiques de figures de sanction dysphorique, il est possible de reconstruire le syntagme passionnel qui sous-tend la réaction à la transgression des bonnes manières de table. Ce syntagme pourrait être décrit dans la façon suivante :

Figures

« repas et conversation interrompus ; bouche bée ; silence ; attention vers le sujet malséant (regard, écoute) ; etc. »

« regard qui s'abaisse ; tête qui tourne ; mains qui se retirent de la nappe ; etc. »

« durcissement du corps ; visage grave, sérieux et tendu ; etc. »

« crier envers le maître d’hôtel ; se lever de la table ; fuir de la table ; etc. »

« communication de sa conduite répréhensible au mal élevé ; etc. »

Passions

étonnement

dégoût / embarras

désappointement / blâme

rage / colère

retour sur soi, retrouver ses esprits

Étapes du Schéma Canonique

Constitution

Disposition

Pathémisation

Émotion

Moralisation

Passé le premier moment de surprise, où l’attention est attirée vers le sujet « mal élevé », tous les mouvements du sujet « perturbé » suivent la direction inverse : du point de vue spatial, celui-ci s’éloigne, prend ses distances, et se détache du sujet « perturbateur ». De manière proportionnelle à l’intensité de l’infraction commise et à sa gravité, la prise de distance ira du simple détachement du regard à la sortie de table, en quittant la salle à manger.

Un autre trait partagé par les convives que dérangent la malséance réside dans le fait qu’il n’y a pas de critique directe envers celui qui enfreint les règles : la sanction passe toujours de façon indirecte, par le recours à un troisième sujet, médiateur, comme le maître d’hôtel, ou par l’interruption soudaine du repas à la manière du Prince de Salina. Ou bien encore, en suivant l’exemple de l’évêque de Vérone et de « messer Galateo » (Della Casa, 1957, p. 10 ; Elias, 1969, pp. 174-175), la sanction est communiquée à l’intéressé dans un second temps, de manière différée ou en privé, comme le fait précisément Concetta, une demoiselle experte en bonnes manières, envers Tancredi et Angelica. Le moment de l’infraction des bonnes manières fait problème parce qu’en cet instant l’opposition entre deux idéologies (au sens sémiotique) contraires devient manifeste : le sujet « bien élevé » s’interdit de répondre directement au sujet « mal élevé » pour ne pas se retrouver sur le même terrain axiologique (exemple paradigmatique : le chevalier ne relève pas le gant du serf). De plus, si la sanction intervenait frontalement, le conflit relationnel s’ouvrirait de manière explicite et le sujet dérangé se retrouverait au centre de l’attention, au même titre que le sujet dérangeant : cela irait contre la nature paradoxale des bonnes manières, qui est d’être en même temps un outil de distinction, de discrétion et d’homogénéisation. Comme l’explique Gabriella Turnaturi (2011, pp. 17-18),

En somme, les bonnes manières naissent sous le signe de la représentation pour être observées, jugées et reconnues. Cependant les « bonnes » manières sont celles qui sautent le moins aux yeux, celles qui rendent le sujet, l’acteur, inobservable, invisible, et qui justement, pour cette raison, le donnent à observer et à prendre pour modèle. Figure qui se fond dans l’action du théâtre social, plutôt que figure qui s’en démarque. Figure non pas excentrique, mais qui se mimétise avec les autres, avec l’autre. Mettre les différences entre parenthèses est la seule façon de parvenir une communication sociale, sans risque de conflit ou de cette interruption soudaine que la diversité toujours entraîne […]. Tous les acteurs, en se comportant selon les règles qu’eux-mêmes se donnent, attribuent un sens et une réalité à leurs actions, alors qu’un comportement excentrique, différent, rompant les règles, brise également cette réalité, […]. Un sujet non « acclimaté », non « mimétisé », est littéralement hors de propos, et crée donc le désordre, le malaise, le sentiment d’irréalité […].

Étant donné cette dialectique d’observation et de dissimulation caractéristique du bon ton, les sujets dérangeurs et dérangés, observateurs et observés, se prêtent à toute une série de « jeux optiques » (Landowski, 1989, pp. 113-136) qui dans notre cas, celui des bonnes manières sonores, peuvent être déclinés en « jeux auditifs ». En présupposant deux actants, dont le premier (S1) est l’observé et le deuxième (S2) est l’observateur, en suivant Landowski, le « simple ‘respect des bienséances’ (un observateur potentiel s’effaçant poliment devant la ‘pudeur’ reconnue chez autrui) » (Landowski, 1989, p. 126) peut être décrit à travers un dispositif élémentaire du type :

S1 : vouloir ne pas être vu ←→S2 : vouloir ne pas voir.

Dans notre cas spécifique de « bonnes manières sonores de la table », cette configuration modale générale de la bienséance peut être déclinée, en face du problème de manger ou boire « en faisant du bruit », de la façon suivante :

S1 : vouloir ne pas être entendu ←→ S2 : vouloir ne pas entendre.

Une telle configuration, sous le signe de la complémentarité des régimes d’audibilité des deux actants, est utile à la description d’une situation pacifiée de « réserve réciproque ». Au contraire, dans nos exemples nous sommes face à des situations de conflit potentiel, au moment de l’infraction des règles de bonnes manières. Dans notre dernier extrait filmique étudié, on trouve par exemple une situation contradictoire dans la scène du restaurant « Chez Paul » des Blues Brothers : ceux-ci enfreignent le bon ton, délibérément, pour embarrasser leur ami, maître d’hôtel, avec la ferme volonté d’être remarqués par les autres clients. Si les protagonistes veulent être entendus (« ostentation ») alors que les autres convives veulent ne pas entendre (« tact »), respectant de fait le bon ton, nous sommes face à une situation évidente « d’exhibitionnisme » :

S1 : vouloir être entendu (« ostentation »)

S2 : vouloir ne pas entendre (« tact »)

« Exhibitionnisme » de S1

Au contraire, dans la scène du restaurant-saloon de …Continuavano a chiamarlo Trinità nous sommes confronté à une configuration de contrariété (opposition), car Trinita et Bambino se comportent selon leur naturel le plus quotidien, ignorant qu’il puisse exister des règles de « bienséance ». Ce qui leur est propre, c’est un « manque d’embarras » qui, au niveau des modalités, peut être décrit par le régime auditif du ne pas vouloir ne pas être entendu. Ce dernier entre en opposition avec le vouloir ne pas entendre des autres convives, car l’objet transmis – le spectacle offert par S1 qui « se donne à entendre » (le repas bruyant des deux cowboys) – obtient le statut d’une anti-valeur pour celui qui le reçoit (S2), comme s’il s’agissait d’un don négatif. Cette situation indique une attitude attentive du sujet écouteur (S2) sur le comportement du sujet écouté (S1) :

S1 : ne pas vouloir ne pas être entendu (« désinvolture »)

S2 : vouloir ne pas entendre (« tact »)

« Pruderie » de S2

La même configuration contrastive des régimes auditifs sert de base à la scène du rire d’Angelica dans Il Gattopardo : bien que l’élan extatique de la fille, qui n’arrive pas à contrôler son propre corps, semble suggérer une modalisation du ne pas pouvoir ne pas être entendue, celle-ci va main dans la main avec le ne pas vouloir ne pas être entendue c’est-à-dire, là aussi, avec son « manque d’embarras » et sa « désinvolture ». Cette dernière se heurte au « tact » des dames et des messieurs, présents autour de la noble table, qui veulent ne pas entendre. Le même phénomène se produit enfin pour Patrizia, la fausse fille d’Ottone dans Signori si nasce, où son propre « manque d’embarras » porte sur le récit de sujets osés à table. L’explicitation de ces configurations modales nous permet de capter, de manière plus fine, les modalités du conflit entre les sujets en jeu autour de la table.

Dès lors, ce qu’ont en commun la soubrette Patrizia, la belle Angelica, les deux cowboys et les Blues Brothers, est le fait d’attirer l’attention lorsqu’ils sont à table, de devenir « visibles » et « audibles », pour les figures excentriques qu’ils sont, différentes des autres, émergeant du groupe de convives. Ce devenir visible et audible, observable et écoutable, se produit car nos « impolis » sont des sujets incompétents du point de vue modal, c’est-à-dire dépourvus de certains aspects de compétence. Ils brisent les règles du bon ton parce qu’ils ne les connaissent pas (Patrizia, les deux cowboys), parce qu’ils ne peuvent pas (Angelica) ou parce qu’ils ne veulent pas les respecter (les Blues Brothers). Bien entendu, chaque manque spécifique de compétence produit des effets de sens différents avec des développements narratifs particuliers.

De plus, la sanction définitive de ces sujets « incivils » dépend aussi du point de vue qui régit la narration globale de l’histoire. En effet, bien que tous nos sujets « malséants » soient porteurs d’une identité différente de celle de la classe élitaire, dotés d’un statut social plus ou moins élevé, voire frappés d’illégalité (Patrizia est soubrette et « fille de joie », Angelica est bourgeoise, les deux cowboys sont des bandits et les Blues Brothers, des musiciens recherchés par la police), ils reçoivent des sanctions narratives qui leur sont propres. Patrizia, les cowboys et les Blues Brothers, bien qu’impolis, sont « purs de cœur », ils sont les « bons » du récit et leur infraction aux bonnes manières est seulement un achoppement secondaire. D’une certaine façon, par le biais de leur transgression des bienséances, ils critiquent l’excès d’étiquette qui caractérise les classes supérieures, en les sanctionnant à leur tour comme « fausses » et « hypocrites » : la table de Pio est bien sûr charitable, mais elle est aussi trop puritaine ; le restaurant-saloon est le repaire du cynique Parker ; et Mr. Fabulous, depuis sa tour d’ivoire, ne comprend pas que les deux Blues Brothers le poussent à réaliser une bonne action. Par ailleurs, la critique du bon ton n’est pas seulement une figure limitée à ces films, c’est un phénomène spécifique interne au « processus de civilisation » lui-même (Elias, 1969). En revanche, pour le personnage d’Angelica le discours est différent, soit parce qu’il ne relève pas d’une comédie ni d’un personnage comique, mais plutôt du genre historique, soit parce que le point de vue narratif n’est pas le point de vue bourgeois mais est en réalité celui, noble et seigneurial, du Prince de Salina. Aux yeux de ce dernier, le « manque d’embarras » d’Angelica est inacceptable.

3. Musiques « bienséantes » et musiques « malséantes »

Dans le corpus de films analysés on doit considérer également le thème de la musique comme fond discret pendant le repas. Dans …Continuavano a chiamarlo Trinità, il se réalise à l’entrée des deux protagonistes dans le restaurant-saloon à travers une musique de piano qui rappelle le genre western. Si à l’entrée de Bambino et Trinità, une telle musique semble diégétique – elle commence dès leur entrée dans le restaurant –, le cours de la scène nous conduit à l’évaluer comme extra-diégétique, car elle se transforme dans le leitmotiv des deux protagonistes. La présence du leitmotiv pendant la scène du restaurant, et spécifiquement pendant les séquences du bouchon de champagne et de leur « repas bruyant », contribue à souligner le comportement grossier des deux protagonistes comme un signe de leur identité spécifique, des cowboys rudes mais chaleureux et bienveillants. En revanche, dans le film The Blues Brothers, le thème de la musique d’ambiance prend corps avec un morceau d’instruments à cordes, avec lequel on entend tamiser le restaurant français huppé « Chez Paul » : la musique classique accompagne de façon discrète le dîner des clients et elle contribue à travers son épaisseur culturelle à connoter le lieu comme « raffiné », « élitaire », « savant ». Ces exemples montrent que si la musique d’ambiance est bien choisie, elle peut avoir le rôle d’actant adjuvant.

Au contraire, si elle est sélectionnée de manière discordante, la musique d’ambiance peut se révéler un puissant opposant et créer des situations polémiques, au détriment du sujet, qu’elle aurait dû au contraire aider. Par exemple, on retrouve la musique en rôle actantiel d’opposant dans le film américain, American Beauty (Mendes, 1999) : vers la moitié du film, un conflit éclate entre les deux conjoints de la famille modèle américaine, au motif que le protagoniste, Lester Burnham (Kevin Spacey), a quitté finalement le travail qui l’opprimait depuis des années. La journée achevée, la famille se retrouve pour le dîner et sa femme Carolyn (Annette Bening), ayant appris la nouvelle, engage une dispute avec son mari : frustrations, tensions et mécontentements tenus sous silence jusqu’à cet instant débouchent alors sur un conflit ouvert. Le mur invisible du bon ton, bouée de sauvetage rassurante contre les désaccords et les querelles, se brise lorsque l’affrontement naît au sein du couple : face au regard consterné de leur fille, les deux parents s’agressent verbalement dans un climax conversationnel. La femme en criant de façon hystérique, le mari avec des expressions vulgaires et ironiques, jusqu’à ce qu’il se lève, exaspéré, une assiette dans la main et qu’après avoir marqué une brève pause, il la jette contre le mur. L’assiette se brise bruyamment juste au-dessus d’une peinture murale. Alors, de façon calme et ferme, toujours en s’adressant à sa femme, il dit : « Ne m’interromps pas, chérie ». À ce geste extrême du mari et père de famille, inimaginable jusqu’ici, la femme se tait, terrifiée, sous le regard étonné de leur fille. Lester s’assoit de nouveau, comme si rien ne s’était passé et reprend le repas, satisfait, dans le silence. Sauf que, au cours de cette lourde pause conversationnelle qui marque la fin du dialogue et l’interruption de la relation, il est dérangé et interrompu une dernière fois par les quelques notes de la musique d’ambiance – une phrase de cordes qui s’élève vers les aigus en guise d’introduction à une prochaine chanson – qui apparaissent de façon claire et perceptible grâce au silence. En effet, durant tout le temps de la dispute, un fond sonore de style « ballad jazz », léger et mélodique, bien que rythmé, a continué à accompagner le dîner, apparaissant de temps en temps dans les pauses de l’affrontement.

Le contraste pathémique entre la musique d’ambiance et la discussion des conjoints ne fait qu’accroître la situation dramatique. On comprend qu’une telle musique ne sera plus appropriée pour donner une apparence paisible à l’agitation de cette famille et peut-être, en réalité, ne l’a-t-elle jamais été. En effet, attiré et perturbé par l’incipit de la chanson suivante, Lester conclut, en pointant la fourchette vers Carolyn : « Encore une chose. Dorénavant nous alternerons la musique au dîner. Parce que franchement, et je ne crois pas être le seul ici, j’en ai marre de ces conneries mélodiques ». Il mange une bouchée et la scène se termine. Évidemment, par politesse Lester n’avait jamais dit à sa femme qu’il n’appréciait pas cette musique pendant le dîner !

Les incidents liés à l’infraction du bon ton de la « musique de table » n’arrivent pas seulement entre les membres d’une même famille, mais on les retrouve également entre différentes familles, surtout si celles-ci appartiennent à des cultures différentes. Dans les deux cas, cela se produit lorsque le fond sonore durant le repas contribue à la construction de l’identité de la personne qui la sélectionne. Et il n’est pas dit que les autres se reconnaissent dans les mêmes valeurs musicales.

4. Spaghettis, ramens, silence et bruit

Si dans le passé les bonnes manières ont été un outil pour gérer et maîtriser les différences de classes sociales à l’intérieur même de la société européenne, aujourd’hui le seuil de la confrontation glisse entre les sémiosphères (Lotman, 1999) culturelles différentes. Comme on le sait, le processus de mondialisation a contribué, en les accélérant, au contact et à l’échange entre cultures qui étaient auparavant éloignées et distantes. Cela vaut évidemment pour la gastronomie.

Comme nous l’avons vu à travers le thème de la musique d’ambiance, le moment de la rencontre interculturelle à table n’est pas sans risques. Les incidents relationnels se produisent régulièrement, parce que les préceptes du bon ton occidental ne sont pas seulement une des nombreuses conventions que la créativité humaine a généré dans ce champ à travers le monde : une fois dépassé le préjugé européocentrique, nous sommes tous conscients aujourd’hui que les règles du bon ton changent avec les sociétés et les cultures, sans que ces dernières puissent être jugées elles-mêmes comme « inciviles » ou « primitives ». En résumé, le « processus de civilisation » (Elias, 1969) dans d’autres parties du monde a pris des formes différentes de celles qui ont été développées en Occident et les règles qui ont trait au comportement sonore des convives rendent tout cela évident.

Une comparaison révélatrice oppose, par exemple, la façon de manger les spaghettis italiens et celle de déguster les ramens japonais. Dans les deux cas il s’agit de pâtes, longues et fines, subdivisées en de nombreuses unités. Si pour les Italiens, à qui il est demandé de suivre les bonnes manières occidentales, il n’est pas possible de les manger en faisant du bruit, à l’opposé, pour les Japonais, les ramens doivent être « mangés en faisant du bruit ». Pour une denrée très similaire, les deux cultures imposent des bonnes manières qui s’opposent diamétralement sur la dimension sonore, entre « faire silence » et « faire du bruit » avec la bouche :

Italie : spaghettis : faire du silence : : Japon : ramens : faire du bruit

C’est sur cette différence culturelle que joue ironiquement une scène de Tampopo (Itami, 1985), célèbre film japonais et premier « western-ramen » (par allusion au « spaghetti-western ») qui a pour sujet la nourriture en général, et plus précisément les ramens. Dans ce film, on voit un groupe de jeunes filles japonaises en séance de formation aux bonnes manières de la table européenne (manger silencieusement les pâtes longues), confrontées à une inversion des valeurs, lorsqu’un convive occidental absorbe des « spaghettis alle vongole » (spaghettis aux palourdes) avec un fort bruit de succion qui, peu à peu, déteint sur les jeunes japonaises, au grand dam de leur formatrice, alors qu’elle les exerce au silence sur le même plat. S’ensuit un imbroglio axiologique. L’enseignante en effet surmonte ses atermoiements et, comme toutes les autres, commence à manger les spaghettis aux palourdes comme s’ils s’agissait de ramens, c’est-à-dire en les aspirant très bruyamment. Le silence de la démonstration des minutes précédentes laisse place désormais à une symphonie d’aspirations bruyantes, ponctuées par les mouvements rapides des têtes penchées sur les assiettes.

À y regarder (et à écouter) de près, nous sommes confrontés ici à un cas de « contagion », caractéristique d’une « logique de l’union », dans laquelle le corps des convives « ne fait pas signe sur la base de quelque code préétabli […] mais il fait sens, immédiatement et dynamiquement – en acte –, sur le mode du corps à corps esthésique » (Landowski, 2004, p. 117). Au moment de manger les spaghettis, les jeunes filles japonaises, élèves des bonnes manières occidentales, subissent la « contagion » de la façon de manger, bruyante et rapide, du client d’origine occidentale : cette contagion se répand ensuite rapidement dans le groupe et enfin emporte également leur enseignante. Tout comme dans le cas du « fou rire » qui éclate pendant une cérémonie funéraire ou académique (Landowski, 2004, p. 117), les situations où les corps doivent être le plus possible mis de côté, manger en faisant du bruit se produit également dans une situation « à caractère solennel » où le bon ton imposerait un devoir-ne-pas-faire. Face au précepte de devoir- ne-pas-faire de bruit en mangeant les spaghettis, la contagion générée par la succion sonore obtient la valeur d’une réaffirmation transgressive, presque érotique, de la coprésence des participants en tant que corps. Donc, si les occidentaux ne respectent pas leurs bonnes manières, pourquoi ne pas profiter des spaghettis à la façon des ramens, c’est-à-dire en faisant le plus de bruit possible ?

Conclusion : bonnes manières de table et bulles sonores

Les éléments du corpus analysés montrent combien la dimension sonore est une composante fondamentale de l’expérience gastronomique et comment, par conséquent, les bonnes manières à table ont formulé des préceptes spécifiques relatifs au comportement sonore des convives. Comme nous l’avons vu, cette dimension peut offrir des « jeux auditifs » et s’imposer comme un champ fortement polémique, où se produisent incidents et affrontements relationnels qui sont aussi identitaires. Dans ce contexte, le bon ton s’affirme comme un outil propre à gérer les différences des sujets et leur conflit éventuel. Pour éviter l’infraction aux règles de savoir-vivre et de politesse – chose qui peut provoquer des effets pathémiques et esthésiques très intenses – le convive doit apprendre à maîtriser sa présence sonore, c’est-à-dire qu’il doit développer une compétence spécifique. Pour le moins, il doit savoir contenir (i) les sons produits par le contact entre son corps et la nourriture (par exemple, la succion ou la mastication bruyante), (ii) les sons produits par l’utilisation des objets de la table (par exemple, les bruits de couteaux et de fourchettes sur l’assiette ou le tintement des verres), (iii) le ton de la voix et les différentes expressions vocales (par exemple, le rire). Ainsi, à bien y écouter, et toute relativité culturelle prise en compte, les bonnes manières à table cherchent à mettre de l’ordre, non seulement dans les relations interpersonnelles entre les convives, mais aussi dans l’expérience culturelle des sons vécue au cours des repas, visant à préserver l’équilibre délicat de la bulle sonore (Fontanille, 2010) qui distingue notre perception auditive. En effet, pendant un repas à une table chaotique et malséante, la bulle sonore risque toujours d’éclater, comme une bulle de savon mais de façon beaucoup plus bruyante.