Denis Bertrand & Raphaël Horrein (dirs.), « Littérature et surveillance : transversalités sémiotiques », Littérature, n° 204, Paris, Armand Colin, décembre 2021.

Jacques Fontanille

Centre de Recherches Sémiotiques, CeReS
Université de Limoges

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Texte intégral

Le dossier intitulé « Littérature et surveillance : transversalités sémiotiques », dans le numéro 204 de la revue Littérature, regroupe, sous la responsabilité de Denis Bertrand et Raphaël Horrein, les contributions, dans l’ordre de présentation dans la revue, de Denis Bertrand, Raphaël Horrein, Michel Costantini, Jean-Paul Engélibert, Juan Alonso Aldama, Gianfranco Marrone, Maude Bonenfant, Verónica Estay Stange. Dans cette liste, le seul spécialiste de la surveillance (mais certainement pas le seul praticien !), est en l’occurrence Raphaël Horrein, qui a soutenu, l’année qui précède la publication de ce numéro de Littérature, une thèse intitulée « Panopticons, fictions, actualités. Sémiotique de la surveillance, entre littérature et discours social. » Les autres contributeurs rencontrent dans leur propre champ de recherches la problématique de la surveillance, et lui appliquent les méthodes qui relèvent de ce champ de recherches.

On apprend ainsi (par précaution, je devrais dire « j’apprends », peut-être suis-je le seul à bénéficier de l’effet d’une découverte) qu’il existe un champ de recherches spécifique portant le nom de Surveillance Studies, et que son fondateur est David Lyon, un sociologue américain qui a créé et dirigé le Surveillance Studies Center, à l’Université Queen’s à Kingston, en Ontario. La précision n’est pas anecdotique car, pour cette livraison d’une revue d’études littéraires, la référence en arrière-plan, le domaine de recherches principal, est de nature sociologique. Et de fait, on note tout de suite qu’en raison de la composition de ce dossier, ce numéro d’une revue qui s’adresse d’abord à des littéraires fait appel à des domaines de recherches très variés : études littéraires, sémiologie de la littérature, certes, mais aussi sémiotique des pratiques, recherches sur les jeux vidéo, sur les arts et la politique. Il m’est difficile de dire si ce thème peut constituer un domaine spécifique des études littéraires, comme en sociologie, mais, en revanche, il est clair qu’il relève de plein droit, au sens large, de la socio-sémiotique, et même, au sens restreint, d’une socio-sémiotique des interactions.

Car, ce que révèle d’abord l’ensemble des contributions à ce dossier, c’est que la surveillance est d’emblée une interaction, originale dans son régime sémiotique, vertigineuse dans sa récursivité, et particulièrement impressionnante par le mode d’emprise individuelle et collective qu’elle installe. Elle est même si complexe et si ingénieuse que les modèles socio-sémiotiques de Landowski pourraient ici entrer en surchauffe, contraints à bégayer entre programmations systématiques, manipulations en abyme, ajustements divers et retors, et aléas paradoxalement bienvenus, tout en même temps. De fait, et c’est inévitable, les contributions ici réunies mettent plutôt en lumière les modalités de la résistance à la surveillance, que celles de la surveillance en elle-même, en accord avec un topos implicite du type « Il est plus valorisant d’être surveillé résistant que surveillant dominant », et ce d’autant plus que les modalités de la surveillance sont principalement conçues pour neutraliser celles de la résistance. Autrement dit, d’un côté, si on ne connaît pas les modalités de la résistance, on ne peut mettre en place une surveillance efficace, et, d’un autre côté, si, pour résister, on emploie le même type de moyens que ceux de la surveillance, on n’a aucune chance de lui échapper.

Partant donc de cette idée que la surveillance est principalement une contre-résistance, on peut relever quelques-unes des configurations qui en découlent. Bertrand évoque par exemple les combinatoires modales récursives qui constituent le lien entre surveillants et surveillés, entre les variétés du pouvoir voir et du vouloir ne pas être vu : finalement, la surveillance la plus réussie va rechercher la « bonne » combinaison modale, celle qui conduit le surveillé à renoncer à la résistance, et à se laisser surveiller en croyant ainsi échapper à la surveillance. La surveillance ne devient donc une redoutable machine à soumettre que si elle parvient à faire croire aux surveillés que la meilleure manière de ne pas être surveillé, c’est de ne pas avoir l’air de ne pas vouloir être surveillé, et donc de produire au moins le simulacre d’une absence de résistance à la surveillance. Le paradoxe qui fonde l’emprise est à son comble : pour échapper à la surveillance, il faudrait ne rien faire pour lui échapper. Cette configuration est notamment illustrée par Bonenfant, à propos d’un jeu vidéo où il est stipulé que, si on cherche à échapper à la surveillance, c’est qu’on a quelque chose à cacher. D’un point de vue plus pragmatique, Horrein remarque que, pour que la surveillance soit productive en données diverses, il faut abaisser le taux de vigilance des surveillés. Et, en retour, une surveillance qui sait trop bien ce qu’elle cherche devient trop ostensible (cf. le passe sanitaire !), et réactive la vigilance et la résistance des surveillés. La juste mesure, comme pourrait dire Bertrand, c’est que le surveillant n’ait pas trop l’air de surveiller, et que le surveillé ne fasse pas savoir qu’il se sait surveillé. « Avoir l’air/ne pas avoir l’air », c’est le propre des simulacres, ou des modes de manifestation ; pour ceux qui ne supporteraient pas l’inconfort des paradoxes (cf. supra), la situation peut donc être ainsi euphémisée : « Pour bien surveiller, et pour bien résister à la surveillance, la surveillance comme la résistance doivent être le moins ostensibles possible ».

Mais cette configuration présuppose que la surveillance serait elle-même surveillée, par celles et ceux qu’elle vise. Il y a donc une alternative à la simple euphémisation : rendre la surveillance totalement invisible, transparente, ou tellement banale qu’elle se confond sans reste avec la totalité de l’environnement quotidien, ce qui revient à peu près au même. A peu près seulement, car la différence n’est pas entièrement négligeable : la surveillance substantiellement invisible est renvoyée à une transcendance, un au-delà du visible, alors que la surveillance banalisée, diluée dans l’environnement le plus ordinaire, est maintenue en immanence, dans le tout visible.

La réalisation la plus connue du premier cas est le panopticon, une surveillance surplombante, hors champ, inaccessible aux surveillés, même aux aguets, qui est évoqué dans plusieurs des contributions, paré du prestige foucaldien. Il ne faudrait pas négliger la contrepartie du panopticon : pour s’assurer que les surveillés n’y auront jamais accès, il faut d’un côté verrouiller la transcendance, et de l’autre côté maintenir les surveillés absolument en immanence. C’est ainsi que, dans le jeu vidéo étudié par Bonenfant, le dispositif adopté place le joueur en immersion totale dans la diégèse ludique, l’y maintient par toutes sortes de moyens, y compris en le rendant moralement responsable du sort funeste des surveillés dans le jeu, et ce dispositif immersif parvient même à capter, intégré au jeu même, tout le dispositif matériel et logiciel dont le joueur fait usage au quotidien et dans sa propre « réalité » hors-jeu. On sait par ailleurs qu’en matière de jeux (vidéo ou autres), il y a toujours, dans les degrés d’immersion, un seuil au-delà duquel le « sentiment de jouer » fait place au « sentiment d’exister », ce qui a des conséquences non négligeables sur l’adhésion (ou pas) du joueur aux valeurs proposées par le jeu.

Quant au second cas, son expression la plus complète est le malaise permanent de l’espion, vu et détaillé par Alonso. L’espion ne peut pas ignorer que la surveillance (S1) est omniprésente, car il a lui-même pour mission de surveiller (S2), et principalement de surveiller les surveillants. Mais cette surveillance immanente et diffuse (S1) ne peut être repérée que par une épuisante surveillance (S2) des signaux faibles, des indices en mode mineur, qui conduit finalement à soupçonner que toute situation parfaitement et banalement « normale » est justement trop normale pour ne pas être attentivement surveillée : rien à signaler égale tout à soupçonner. C’est un cas sémiotiquement intéressant, car l’opacité maximale de la normalité sous surveillance se confond avec la transparence pure, évoquée par Costantini : dans la transparence, il n’y a plus rien à voir, et plus rien à surveiller, dirait le physicien, parce qu’elle permet de tout voir ; mais si on voit tout, dirait le sémioticien, alors on ne voit rien qu’il faudrait spécialement surveiller, et il faut donc tout surveiller.

C’est aussi un cas limite qui nous enseigne que la résistance à la surveillance échoue si elle emprunte les mêmes moyens que la surveillance, c’est-à-dire si elle joue sur le même terrain, si elle s’exerce dans la même forme de vie ou le même mode d’existence. À cet égard, toutes les formes d’immersion dans l’interaction de surveillance se valent : elles piègent le surveillé dans le monde de la surveillance. Engélibert montre par exemple que la multiplication des stratégies de résistance technologiques, visant à déjouer une surveillance qui exploite elle-même des techniques très sophistiquées, est une impasse. Sa démonstration est très réussie : au lieu de jouer le même jeu technologique que les surveillants, en espérant ainsi vainement leur échapper, il faut inventer une autre « ontologie » que la leur, un mode d’existence auquel ils n’ont pas accès, la furtivité, à l’intérieur duquel toutes les entités, vivantes ou non, humaines ou non, qui souhaitent vivre et communiquer hors surveillance, peuvent réinventer un monde sans surveillants. Technologies ou ontologies de résistance, tel est l’enjeu.

C’est pourquoi plusieurs contributions proposent des solutions qui, me semble-t-il, participent de cette macro-stratégie existentielle : Marrone propose la paresse ; non pas la paresse par défaut, ou par incapacité, mais la paresse comme forme de vie, adoptée non seulement pour transgresser et protester, mais surtout, en « lâchant prise », pour ne plus « donner prise » aux surveillants. Je ne fais rien, circulez, il n’y a rien à voir. La paresse remplit la plupart des conditions de félicité, dans tous les sens du terme, et notamment celle d’une résistance passive indécidable : surveiller les vrais paresseux pour comprendre la signification de leur paresse (incompétence ? inadaptation ? marginalité ? transgression concertée ? forme de vie alternative ? etc.), c’est une tâche ingrate, vaine, sans issue. Mais une autre forme de vie n’est pas automatiquement un autre mode d’existence : la paresse ne rend pas nécessairement « furtif » (cf. supra), et le paresseux court tout de même le risque, sinon de la surveillance, du moins de l’hostilité, de l’exclusion, voire de l’élimination. Le paresseux, à la différence du furtif, a encore un corps qui reste en otage dans la forme de vie collective et normée. Nous y reviendrons.

La création artistique est une autre voie. Elle ouvre elle aussi, par « l’effet de l’art », sur une autre forme de vie, mais dans une configuration qui reste très risquée. Les cas évoqués par Estay Stange sont tous impliqués dans un contexte de violence dictatoriale, où la surveillance n’a pas pour objectif de recueillir des informations sur les citoyens, voire d’exercer une emprise psycho-sémiotique sophistiquée sur eux, une emprise qui pourrait même viser à les convertir et à leur faire accepter la surveillance. Elle a au contraire pour objectif d’éliminer une partie significative de la population, et donc de détecter toutes celles et tous ceux qui doivent souffrir et disparaître. La configuration dominante n’est plus alors la surveillance, mais la censure ; la censure présuppose la surveillance, mais ce n’est pas exactement la même chose que de chercher à échapper à la surveillance et de contourner la censure. Dans un cas, le surveillant doit interpréter la tentative d’évitement de la surveillance, par exemple pour conclure que le surveillé à peut-être quelque chose à cacher, mais sans savoir quoi. Dans l’autre cas, ne pas obéir à la censure, ou la contourner ostensiblement, c’est directement se désigner soi-même comme hostile, comme un adversaire à éliminer. Par conséquent, faute de pouvoir devenir eux aussi des « furtifs », les artistes résistants peuvent juste faire semblant d’obéir, en contournant la censure.

Le fait était déjà sensible dans plusieurs autres contributions, mais il s’épanouit particulièrement dans la contribution d’Estay Stange : la configuration de la surveillance est un domaine d’élection pour la rhétorique, non pas une rhétorique pour persuader, mais une rhétorique pour dire ou faire autrement ce qui ne peut pas être dit ou fait communément : allégories, métaphores, ellipses, cryptage, toutes ces tactiques rhétoriques, en même temps qu’elles contournent la censure (dans l’énoncé), la donnent à voir et la dénoncent ostensiblement (dans l’énonciation). Si ce n’étaient les graves risques encourus, on pourrait parler de rhétorique de la furtivité ; en l’occurrence, la furtivité dans ce contexte porte un autre nom : la clandestinité, avec tout ce que cela comporte de contention spatiale, d’urgence temporelle et de menaces permanentes.

Globalement, on pourrait ici constater une étrange absence, sur l’ensemble du dossier : le corps, les corps, les corps sensibles. Est-ce un effet de corpus ? Sans doute. Est-ce un implicite trop évident ? Peut-être. Le corps est pourtant là, en mode latent, sous-jacent, sans cesse. Bien évidemment, le corps est impliqué dans les cas évoqués par Estay Stange, où, au bout du processus, ce sont des corps qui sont l’objet de la torture et de l’élimination ; et le malheur des artistes résistants, c’est d’avoir encore un corps, ancré dans la forme de vie où il peut être détruit, un corps qui ne peut pas franchir le miroir qui donne accès à l’autre monde, celui des allégories et de la fiction artistique. La différence entre le furtif et le clandestin tient à cela : le corps du furtif est passé dans l’autre monde, mais pas celui du clandestin ; le corps des clandestins, comme celui des paresseux, est toujours en otage dans le monde des surveillants, en attente de représailles.

Note de bas de page 1 :

Je ne vais pas ici résister au plaisir de partager la première définition connue de la notion de « simulacre ». Elle est due à Epicure : « Il y a des répliques, de même forme que les corps solides, mais qui, par leur finesse, sont loin au-delà de ce qui se manifeste aux sens. Il n’est pas impossible, en effet, que se produisent, dans le milieu environnant, des émanations de telle sorte, ni que se trouvent les conditions propres à la confection d’enveloppes creuses et fines, ni que les effluves conservent, dans leur succession, la position et la structure qu’ils avaient dans les corps solides. Ces répliques, nous les appelons simulacres. » (Epicure, « Lettre à Hérodote » (46) dans Lettres et Maximes, Paris, PUF, 1987)

Indirectement, dans la réflexion conduite par Horrein sur l’identification, l’enjeu est aussi le corps. Horrein, en effet, s’intéresse à la surveillance massive dans les sociétés contemporaines, celle qui vise principalement à amasser des données (des « obtenues », écrit-il), à les agréger et les traiter pour dégager des identités. Chacun de nous est ainsi doté d’un double, une réplique dont le corrélat n’est pas un corps, mais un réseau de traits « obtenus » par surveillance, réseau lui-même distribué dans des clusters numériques. Ces répliques sont des « simulacres » nous dit Horrein. Or la première différence entre les acteurs individuels et les simulacres, c’est ici leur ancrage corporel1 : ancrage somatique d’un côté, ancrage numérique de l’autre. Comme il le fait bien observer, l’emprise de la surveillance impose une « identité », c’est-à-dire que l’acteur est sommé d’être identique à son double, tel qu’il est construit par la surveillance. Mais cette sommation se heurte à une irréductible impossibilité : pris en tenaille entre une injonction à être ce qu’il paraît, ou à paraître ce qu’il est, et mis en demeure de « se surveiller » pour contrôler ces équivalences, l’acteur ne peut se défaire de son corps, de sa sensibilité, de ses affects, de tout ce qui découle du fait, non pas d’avoir un corps, car les bases de données peuvent même attribuer des caractéristiques corporelles à une réplique numérique, mais d’être un corps, un corps vivant qui se sent, se ressent, qui éprouve en même temps le monde, soi-même et autrui. À la différence des simulacres, notamment numériques, qui résultent d’une combinatoire spécifique entre des traits génériques, l’identité incarnée est nécessairement singulière et inclassable.

Horrein envisage deux manières de se « réapproprier sa réflexivité », de sortir du piège, un piège qui selon nous repose sur l’indéfectible intrication entre la corporéité et la subjectivité. La première est l’amour, par lequel chacun peut confier à l’autre le trésor de sa propre subjectivité, indissociable du corps qui la porte et qui l’exprime, et maintenant, de l’autre corps qui l’accueille. La seconde est l’écriture, une énonciation singulière qui échappe d’autant plus aux identifications massives par la surveillance qu’elle procède elle-même d’un corps énonçant irréductiblement singulier, qui cherche également à émouvoir d’autres corps, ceux des lecteurs. Nous pouvons pour le moment nous en tenir à ces deux lueurs d’espoir…